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PERLET, Adrien(1785-1850) : Le directeur d’unthéâtre de province (1841). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (19.XII.2013) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 6 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. Le directeur d’unthéâtre de province par Perlet ~ * ~Ramasser les épis dédaignés deses mains. Et pour comble d’infortune, il lui faut encore acheter ce droit aumoyen d’une somme annuelle fixée arbitrairement par son seigneurféodal. Dans de telles conditions qui ne laissent d’autre perspectiveque la fatigue, les privations, la misère… on juge ce que le pauvretenancier doit déployer de génie inventif, de ruse, de diplomatie pourparvenir à composer une troupe !... Ce Talleyrand des coulisses estd’ordinaire un ancien détestable acteur retiré, que la perte totale desa mémoire et les rigueurs du public ont jeté malgré lui dans lacarrière administrative. Il possède communément un nom de comédie :Blinval, Dorival, Surville, Merville, Dercour, Floricour, Rosancour.Prenons ce dernier. Rosancour a cinquante ans. Sa taille est au-dessousde la moyenne ; son embonpoint est extrême. Il décrit en marchant undemi-cercle convexe, tant sa tête se porte fièrement en arrière, tantson abdomen est proéminent. Son allure est pleine de verdeur ; sous lesverres de ses larges besicles, son œil émerillonné, brillant d’un feutant soit peu lubrique, et son teint très-haut en couleur, attestentqu’il n’est l’ennemi ni de Comus, ni de Bacchus, ni de Vénus. A lamanière dont il pindarise ses mots, dont il fait rouler les r, à lasonorité presque métallique de sa voix, on devine que cet homme a dûremplir jadis les rôles de maître, les héros. Le mélodrame était à coupsûr son genre de prédilection. A part les dames auprès desquelles ilest galant à la façon de M. Prud’homme, on le trouve en général plusinsolent que civil. Il manie bien l’épée, et vous l’entendrez au caféciter complaisamment les affaires où il fit mordre la poussière à sesennemis. Jamais homme n’en eut un plus grand nombre : tous ceux qui lesifflaient, c’est-à-dire tous les spectateurs, étaient ses ennemis. Iltient beaucoup du Robert Macaire ; son aplomb, sa jactance, sesmanières aisées contrastent singulièrement avec la vétusté, la pénuriede son costume. Toutefois il n’est pas fourbe par tempérament, commeRobert Macaire ; s’il trompe, c’est par nécessité. Malgré son habilefaconde et le luxe de promesses qu’il déploie pour séduire ses acteurs,il ne parvient jamais à réunir que les plus détestables ou les plusrécalcitrants, sorte de soldats volontaires qui, ne pouvant supporteraucun joug, aucune discipline, s’enrôlent dans ces espèces de corpsfrancs, qu’ils abandonnent sans façon, dès que le double butin des écuset des applaudissements ne répond pas à leurs espérances. Les recettessont-elles passables, il y a parmi eux rivalité effrénée d’amour-propre; avec les cheveux ils s’arrachent les rôles (les bons s’entend) ; pourles rôles secondaires, personne n’en veut, à plus forte raison desmauvais. Le public déserte-t-il le théâtre, tous menacent d’en faireautant et d’aller chercher fortune ailleurs, si bien que, dans l’un etl’autre cas, le pauvre Rosancour est dans une égale perplexité, soitpour les contenir soit pour les retenir. Au milieu de ces continuelsdiscordes, le répertoire reste toujours le même, et le public demandedu nouveau. C’est dans cette situation critique que Rosancour développetoutes les ressources de sa brillante imagination. Nul n’est plus fortdans l’art de dénaturer les titres des anciens ouvrages. C’est ainsiqu’après avoir représenté plus de vingt fois l’Abbé de l’Épée,n’ayant pour son dimanche aucune autre pièce à sa disposition, il lefit afficher sous le titre du Muet mystérieux, ou le Combat del’Ange et du Démon. Une autre fois c’est la tragédie d’Hamletannoncée sous celui de l’Urne funéraire, ou le Fils assassin parpiété filiale. Il n’est pas moins habile dans l’annonce des ouvragesnouveaux ; s’agit-il d’une pièce burlesque, où Arnal se montre toujourssi prodigue d’excellentes bouffonneries, vous lirez sur son affiche lesréflexions suivantes : « Le succès de gaieté qu’obtient à Paris cetouvrage est sans exemple au théâtre. Cinquante représentationsconsécutives sont loin d’avoir satisfait la curiosité publique. Dèscinq heures, la salle du Vaudeville est envahie par une foule immense,dont plus de la moitié s’en retourne avec tristesse, après avoir tentévainement d’y pénétrer. Et comment, en effet, ne pas désirer voir unouvrage où le fou rire s’empare de tous les spectateurs depuis lapremière jusqu’à la dernière scène ? A ceux qui désespèrent encore cheznous de la gaieté française, nous dirons : Allez voir cette pièce ;mais elle ne plaît pas seulement par le rire qu’elle provoque, onl’apprécie aussi pour les saillies, les allusions fines, spirituelleset piquantes dont elle abonde. C’est à la fois la pièce des amateurs dela franche gaieté et des personnes instruites et difficiles ; c’est, enun mot, la pièce des gens d’esprit. Nous sommes donc certain d’y voiraccourir tous les habitants de cette ville. » Est-ce au contraire d’unsombre drame de Victor Hugo, ou d’Alexandre Dumas qu’il s’agit ?Rosancour ne se montre pas moins éloquent. « Jamais, s’écrie-t-il(toujours sur son affiche), la terreur et le pathétique n’ont étépoussés aussi loin que dans cet admirable ouvrage, le chef-d’œuvre d’unauteur à qui la France en doit déjà tant. Ce n’est pas à nous qu’ilappartient de le juger, nous laissons s’acquitter de ce soin des plumesplus dignes et plus éloquentes (ici sont rapportés les articleslaudatifs des journaux de Paris) ; nous nous bornerons simplement à cetavis aux dames : Venez, leur dirons-nous, venez au théâtre avecconfiance, vous y trouverez des émotions dignes de vos âmes nobles etsensibles ; venez, vous y trouverez un enseignement moral dans lapeinture des passions énergiques et désordonnées que votre tendre sexene cesse d’inspirer au nôtre ; peinture saisissante et vraie qui, pourvous glacer un moment d’épouvante et vous arracher d’abondantes larmes,ne vous en rendra que plus chères, de retour dans vos familles,les douceurs d’une vie honnête, innocente et paisible. Venez, enfin,vous y trouverez aussi des chaufferettes et des boules d’eau chaude ;car le directeur, toujours jaloux de justifier la confiance dont lesdames l’honorent en visitant son spectacle, n’a rien négligé pourqu’elles y fussent agréablement et commodément placées. » D’autre part,ce Rosancour est un véritable Procuste dramatique : il coupe, iltaille, il tranche sans pitié, même dans les chefs-d’œuvre de la scène.Il en supprime une scène, un acte, un, deux, trois personnages, suivantl’état du personnel de sa troupe, que de subites désertions réduisentparfois à deux ou trois artistes. Un jour, il fit jouer Michel etChristine sans le rôle de Michel ; toute la pièce se passait encorrespondance. A chaque instant, un personnage muet venait prendre,pour les porter à Michel, les lettres que Christine écrivait sur lethéâtre, en se les dictant à haute voix. L’instant d’après, le mêmepersonnage reparaissait, apportant la réponse de Michel, lue égalementà haute voix par Christine. Le dialogue et les couplets de la pièceétaient conservés dans ces lettres, grâce à l’ingénieux moyen suivant :Ma chère Christine, vous me dites dans votre dernière « que vous voulezsavoir mon secret. » Je vous répondrai que « je ne peux pas vous ledire, puisque vous voilà mariée. » Sans doute vous me direz : «N’importe ! je veux le savoir. » Je vous répondrai : « Ça ne se peutplus, vous dis-je ; vous aimez votre mari, vous l’adorez, rien nemanque à votre félicité… » Peut-être, Christine, me direz-vous : « Vousai-je dit cela ?... » Oh ! alors, je vous répondrai : « Il seraitpossible ! vous ne seriez pas heureuse… il ne me manquait plus que cechagrin-là. Votre mari est brutal… il vous bat, peut-être… Dieu ! sij’osais lui chercher querelle ! » Il me semble, Christine, vousentendre me dire : AIR de Céline. Eh bien ! si votre ancienne amie Conserve encor quelque pouvoir. Confiez-lui, je vous en prie, Ce secret qu’elle veut savoir. Oh ! si en effet, Christine, vous me disiez cela, avec quel éland’amour je vous répondrais : Suite de l’air. Puisque votre cœur le désire, Mes secrets, les voilà…. mais jevois Qu’à présent il faut vous lesdire….. Vous les deviniez autrefois. Ainsi de suite jusqu’à la fin de la pièce. Aucune difficulté n’arrêteRosancour : il a des ressources pour tout, et comme Napoléon, il trouveque le mot impossible n’est pas français. Pour la distribution d’unouvrage, il a recours, s’il le faut, à la transmutation des sexes,c’est-à-dire qu’il fait d’un oncle une tante, d’une sœur un frère, etc.; ou, si le sexe des personnages est conservé, ce sera un jeune-premierqui fera l’ingénue, ou la duègne qu’il affublera en vieillardcacochyme. Il ne redoute aucunement la colère du public. Dans les joursorageux, au plus fort de la tempête, il voit d’un œil calme s’agiterdevant lui les flots tumultueux du parterre. Les injures, lesapostrophes, les coups de sifflets, ne l’émeuvent guère… il en a tantreçu dans sa vie ! Sans avoir de l’esprit, Rosancour s’exprime avec unecertaine facilité. Ce qu’il dit est toujours on ne peut plus commun,mais ses phrases se succèdent sans interruption. Il ne reste jamaiscourt, grande qualité aux yeux d’un parterre de province ; et, comme savoix a de la puissance, qu’il parle avec un aplomb incroyable, il finittoujours par apaiser son public, auquel il prodigue les éloges les plusoutrés et les protestations les plus touchantes de zèle, de dévouementpour ses plaisirs, et de reconnaissance inaltérable pour labienveillance dont on l’honore, et dont il n’a d’autre désir que de serendre digne. Mais où Rosancour est surtout curieux à voir, c’est dansses rapports avec un acteur de la capitale, lorsqu’à force de démarcheshumbles et serviles, de promesses dorées, de flagornerieshyperboliques, il est parvenu à traiter avec lui de son congé. Avantl’arrivée du grand artiste, comme il se trémousse dans sa petite ville! comme il feint de multiplier ses ordres à son régisseur, pauvre hère,véritable maître-Jacques dramatique, cumulant les fonctions derégisseur, d’acteur, de secrétaire, de souffleur, d’inspecteur général,etc. Il faut l’entendre pérorer au café. On fait cercle autour de lui. « Nous allons voir, dit-il, comment les habitants de cette villerépondront aux sacrifices inouïs que je fais pour varier leurs plaisirset leur donner Floridor, le fameux Floridor de la Comédie-Française. Sicelui-là ne fait pas chambrée complète chaque soir, c’est à ne plusleur montrer désormais que les géants, les bêtes ou les marionnettes dela foire. – Mais, lui dit-on, comment votre troupe pourra-t-elleseconder M. Floridor dans la tragédie ? non-seulement elle chantel’opéra, mais par la perte de vos premiers sujets… ̶ J’aipourvu à tout, » répond Rosancour avec une assurance que dans le fonddu cœur il est loin d’éprouver ; car, il ne peut se le dissimuler,depuis six semaines lui et les siens ne vivent que de M. Floridor.Boucher, boulanger, marchand de vin, imprimeur, lampiste, employés detous genres, n’ont continué le crédit que dans l’espoir d’être payés duprésent et de l’arriéré sur les recettes produites par le grandFloridor… Et s’il refusait de jouer avec les débris d’une si détestabletroupe, que devenir ?... « Bah ! dit Rosancour en lui-même, nousverrons ; la Providence est grande, et je trouverai bien encore quelquetour dans ma gibecière. » Floridor arrive. Rosancour, avant de serendre à son hôtel, et pour donner à sa visite une certaine importance,se fait précéder par son régisseur, qui vient humblement prendre lesordres du grand artiste pour le choix des pièces de début et l’heuredes répétitions. Lorsqu’il croit s’être fait suffisamment désirer,Rosancour se présente, mais avant d’entrer il fait grand bruit surl’escalier. Tout l’hôtel est sur pied. On l’entend crier : « Où est-il,où est-il notre grand acteur ? » On lui indique l’appartement ; il s’yprécipite essoufflé comme s’il était venu en toute hâte. « Eh ! levoilà ! le voilà !... Pardon, mille pardons de ne m’être pas trouvé àvotre débotté… Je sors de chez monsieur le préfet, de chez monsieur lemaire, qui m’avaient fait demander. La santé… le voyage ?... Je vousavais envoyé mon régisseur ; êtes-vous content de l’appartement qu’ilvous a choisi ? Il avait reçu mes instructions positives à cet égard.Du reste, c’est le meilleur hôtel de la ville, où descendent les richesétrangers, les princes. Si cependant il vous manquait quelque chose,dites-le-moi, et sur l’heure… » Floridor, étendu sur un sofa, répond fort négligemment à cette vivesollicitude. Rosancour, qui s’est approprié de son mieux, tout enparlant, et pour se donner un air cossu, fait sonner quelques pièces decent sous mêlées à beaucoup de clefs qu’il porte dans les deux goussetsde son pantalon. « Vous aurez, dit-il, à vos représentations, la plus bellesociété…L’annonce de votre arrivée que j’ai faite hier moi-même authéâtre, entre deux pièces, a produit une sensation impossible àdécrire. Ah çà ! sous quel titre vous annoncerai-je ? Je n’ai rienvoulu prendre sur moi dans la crainte de vous déplaire. – Comment, sousquel titre ? Parbleu, mon cher, ce n’est pas difficile : M. Floridor,sociétaire et premier sujet de la Comédie-Française. – Cela va sansdire, mais croyez-vous que ce soit assez ? – Je ne vous comprends pas.– Avec votre admirable talent, votre immense réputation, sans doutecela devrait suffire ; mais dans ces petites villes de province, ilssont si arriérés, si bêtes… D’ailleurs, tous les artistes de votrethéâtre, même les plus médiocres, lorsqu’ils voyagent, usurpent cetitre de premier sujet. – Qu’y faire ? je n’en saurais cependantprendre d’autre. – Non ; mais ne pourrions-nous pas le compléter ? Si,par exemple, après avoir annoncé M. Floridor, sociétaire et premiersujet de la Comédie-Française, nous ajoutions, successeur de Talma,seul héritier de sa gloire : qu’en dites-vous ? – Cela sent un peu lecharlatanisme, et je le déteste. – Pas plus que moi... mais c’est lepublic qui nous y pousse… il est si peu connaisseur de sa nature que sinous ne lui disons pas d’avance que vous êtes un sublime tragédien, lesuccesseur de Talma, il est capable, en vous voyant jouer, de ne pass’en douter ; - Faites comme vous l’entendrez, mon cher ; monrépertoire, du moins, est-il tout prêt ainsi que vous me l’avez mandé ?– Oui ; mais nous serons obligés de faire quelques transpositions. –comment, ne pourrai-je débuter par Hamlet ? – Mon Dieu non, madameSaint-Victor, qui devait jouer Gertrude, m’a planté-là… au mépris d’unengagement, c’est une horreur ! – Madame Saint-Victor ? Je crois laconnaître. – Oui. Elle a joué Jocaste avec vous, il y a trois ans, nousa-t-elle dit, lorsque vous fûtes à Maubeuge. – mais non… c’était, s’ilm’en souvient, une madame Saint-Ernest qui remplit ce rôle. – C’est lamême. A cette époque, elle était avec Saint-Ernest. L’année dernière,c’était madame Bercour, cette année, c’est madame Saint-Victor. – Paroù donc débuterai-je ? –Je ne vois guère que Sémiramis qui puissealler. – Qui donc jouera Sémiramis, puisque votre madame Saint-Ernestou Saint-Victor vous a quitté ? – C’est la petite Fanny, la fille dumaître de musique, ma première Dugazon. – Votre Dugazon, elle est doncjeune ? – Dix-sept ans au plus, jolie comme un cœur. – Mais c’est unemystification, Sémiramis jouée par une enfant de dix-sept ans ! – Quevoulez-vous, je n’en ai pas d’autres… D’ailleurs, vous vous effrayez àtort, nous la grimerons. Elle est très-intelligente. MadameSaint-Victor ne manquait pas de talent, j’en conviens, mais vous savezcombien elle était arrogante, susceptible ; pas moyen de lui faire uneobservation… celle-ci au contraire est pleine de bonne volonté : ellevous écoutera, et suivra vos conseils avec une soumission aveugle ;c’est une petite cire molle que vous pétrirez à votre guise. – Et Assur ! qui jouera Assur ? – Oh ! pour celui-là, soyez tranquille, j’enréponds… C’est Dorgeville. – Dorgeville n’était-il pas à Lyon l’annéedernière ? – Précisément. – Oh ! le misérable ! c’est lui qui nous afait siffler le dénoûment d’Iphigénie en Aulide, dans son récitd’Arcas, dont il n’a pu dire deux vers ; mais il ne jouait à Lyon queles confidents ? – Il tient ici l’emploi de premières basses-tailles.Encore une fois je vous réponds de lui ; le public l’aime à la folie.Dernièrement, il nous a joué le rôle de Lepeintre jeune, dans Renaudinde Caen ; il y a fait crever de rire. – Mais quel rapport ce rôlea-t-il avec celui d’Assur ? – Il s’en tirera bien, vous verrez… Voussavez ce que c’est qu’un acteur aimé… il a planté la foi ici. Le publiclui passe tout. – Dites donc plutôt que c’est lui qui passe tout aupublic ; il ne sait jamais un mot de ses rôles. – On y est habitué…D’ailleurs, ce n’est pas lui, c’est vous qu’on viendra voir et admirer…Ne vous préoccupez donc pas autant de votre entourage, et venezrépéter. » Il entraîne Floridor au théâtre. Dans la rue, Rosancour nemarche près de lui que le chapeau à la main, et dans l’humble attituded’un courtisan qui ferait les honneurs de ses domaines à quelque princedu sang. Néanmoins son regard, où brille un noble orgueil, semble direaux passants : Le voilà, le phénomène que je vous ai promis. Arrivés au théâtre, Rosancour donne l’ordre de sonner la répétition.Aussitôt le portier fait retentir dans la rue une énorme cloche, etl’on voit alors sortir lentement des estaminets et cafés voisins desindividus pâles, défaits, mal vêtus, en casquette et la pipe ou lecigare à la bouche. Ce sont les artistes de Rosancour. Bientôt arriventles dames en costumes inqualifiables. Tout ce monde-là, d’un air dolentet ennuyé, répète ou plutôt ânonne, estropie, écorche, le rôle à lamain, les beaux vers de Voltaire. Le même acteur remplit deuxpersonnages ; le souffleur quitte son trou, où sa femme le remplace,pour revêtir la tunique à longs plis du vénérable Oroès. Rosancour mêmea dû se charger du rôle de Mitrane. Malgré ces expédients, l’ombre deNinus n’a pas d’interprète. Floridor est furieux ; Rosancour le calme.« Nous aurons une ombre, lui dit-il, ̶ Et comment ? – Cetteombre n’a que quelques vers à dire ; je ferai costumer un figurantd’une manière convenable, je me tiendrai derrière lui dans la coulisse,et je lirai le rôle. Notre homme n’aura seulement qu’à ouvrir la bouchede temps en temps et à faire quelques gestes. Soyez tranquille, je lestylerai d’avance, et le public ne s’apercevra de rien. – C’estdécidément une mystification ! s’écrie Floridor avec une colèreacadémique semblable à celle qu’il déploie dans Achille. A-t-on pupenser que je risquerais de compromettre ma réputation en me prêtant àde pareilles jongleries ? Je déclare qu’à l’instant même je fais mettreles chevaux à ma voiture et m’en retourne à Paris. – Vous n’en ferezrien, lui dit Rosancour d’un ton ironique et résolu ; vous avez l’âmetrop bien placée pour cela, et vous ne voudriez pas ruiner de pauvresartistes… vos camarades… Dans tous les cas une indemnité leur seraitdue ; nous l’avons même stipulé au traité qui nous lie… elle est detrois mille francs. » Attéré par cette réponse, le malheureux Floridorse résigne, et la représentation est donnée le lendemain. Les deuxpremiers actes marchent sans encombre, mais au troisième, à l’instantsolennel où sort du tombeau, en présence de toute la cour de Sémiramis,l’ombre de Ninus, on voit paraître un individu drapé à l’antique, avecdes serviettes et des nappes grossières, d’une blancheur équivoque, etdont les plis ne cachent ni les liteaux bleus et rouges, ni lesinitiales du propriétaire. Cet individu était un sapeur de la garnison.On avait si bien enfariné sa figure, sa barbe et surtout ses épaissourcils, qu’il semblait avoir au-dessus des yeux deux panoufles depolichinelle. Il fait un pas en avant, lève les bras au ciel, roule degros yeux à gauche, à droite, ouvre une énorme bouche, la referme etl’ouvre encore, sans qu’on entende une seule parole en sortir. Lepublic rit d’abord de cette bouffonne pantomime, puis il s’enimpatiente et siffle. L’ombre de Ninus, indignée de cet accueil,disparaît aussitôt, après avoir fait militairement un demi-tour àdroite. Rosancour, averti par le bruit, accourt et reconnaît sa bévue.Occupé ailleurs, il a manqué la réplique, et l’ombre de Ninus estdemeurée sans voix. S’avançant alors vers la rampe d’un air humble etmortifié : « Messieurs, dit-il au public, votre sévérité est juste etlégitime ; mais peut-être l’acteur qu’elle vient de punir aurait-iltrouvé grâce à vos yeux, si vous aviez pu savoir que l’émotion seule aparalysé ses moyens au point de le priver totalement de l’usage de laparole. Oui, messieurs, c’est la crainte de paraître devant un publicjustement cité pour être le plus connaisseur du département, qui aproduit en lui ce singulier phénomène. Il se serait bien rassuré si,comme moi, dans mille circonstances, il avait pu être témoin de votrebonté, de votre indulgence sans égales. J’ose espérer, messieurs, quevous voudrez bien en donner aujourd’hui une nouvelle preuve, en nouspermettant de continuer une représentation où M. Floridor est jaloux deconquérir vos couronnes, qui seront pour lui ses trophées les plusglorieux. » A la faveur de cette flagornerie, l’ouvrage est écouté jusqu’à la fin.Le surlendemain, aucune pièce du répertoire de Floridor n’étant prête,Rosancour fait afficher la seconde représentation de Sémiramis(généralement redemandée). La foule se porte au théâtre. On attendsurtout avec impatience la scène de l’ombre. Toutes les mesuressemblent cette fois avoir été prises pour en assurer la bonneexécution. Le souffleur a rassuré Floridor en lui disant : « Je seraidans la coulisse avec une brochure, et si par hasard M. Rosancour n’estpas à son poste, je lirai pour lui. La grande scène arrive ; le mêmesapeur est transformé en ombre de Ninus. Il entre sur le théâtre etfait sa pantomime convenue ; mais Rosancour, sans avoir été vu dusouffleur, s’est placé dans la coulisse au-dessus de celle où se trouvecelui-ci, et lorsque l’ombre doit dire : Tu règneras, Arsace ; Mais il estdes forfaits que tu dois expier : Dans ma tombe,à ma cendre il faut sacrifier, etc., on entend deux voix distinctes sortir à la fois de sa bouche : la voixclair du souffleur et la basse-taille de Rosancour, disant ensemble lesmêmes vers. A ce duo inattendu, le fou rire gagne si fort et sigénéralement les spectateurs, qu’il devient de toute impossibilité decontinuer la pièce. L’argent est redemandé ; on se bat au parterre ; lecommissaire fait évacuer la salle, et Rosancour, abandonné des siens,regagne à pied la capitale. Dans toutes les villes qu’il trouve sur sonpassage, le théâtre est toujours pour lui une auberge assurée, et dontil sort, contrairement à l’usage, la bourse plus ronde qu’avant d’yêtre entré ; car il y a parmi les comédiens une confraternité, unesorte de franc-maçonnerie qui doit les absoudre de bien des fautes etdes travers. Ne plaignez pas trop Rosancour : sa vie de bohémien n’estpas sans attraits ; il commande, il règne, et le pouvoir, quel qu’ilsoit, flatte toujours notre orgueil. Il dit : Mon théâtre, mes acteurs…et quand les infirmités de l’âge l’auront contraint d’abdiquer,lorsqu’il aura obtenu pour retraite le poste de concierge ou desous-contrôleur d’un théâtre de Paris, il se posera en victime du sort,et saura, en rappelant que pendant trente années il faut à la têted’administrations dramatiques, faire plaindre et respecter en lui unemajesté déchue. PERLET. |