PLANCHE, Gustave (1808-1857) : Lajournée d’un journaliste (1832). Saisie du texte et relecture : S. Pestel pour lacollection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux(20.V.2009) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx :nc) de Parisou le livre des cent-et-un, Tome VI, publié à Paris: Chez Ladvocat en 1832. Lajournée d’un journaliste par Gustave Planche ~~~~ Lejournalisme est une royauté nouvelle, la plus jeune à coup sûr detoutes celles qui couvrent aujourd’hui l’Europe ; plus vivace et plushardie, plus souple et plus alerte que toutes les cours et tous lescabinets qui se liguent sans pouvoir se soutenir, qui prodiguent lesserments et les parjures, les protestations de franchise et lesarrière-pensées sans réussir à se tromper ; elle est née le jour où lavieille royauté a reçu le premier coup, le coup mortel qui a blessé àmort, en 1789, sa légitimité de quatorze siècles. Et cependant quoique née d’hier, elle n’a pas moins de courtisans queses soeurs aînées. Faudrait-il en conclure qu’elle est réservée au mêmesort ; que l’aveuglement et l’ignorance la menacent, comme les majestésauxquelles elle succède, d’une mort prochaine et désastreuse ; qu’elleentrera comme elles dans l’oubli et le néant ? Je ne sais. Mais si nosyeux ne suffisent pas à prévoir de si loin la catastrophe qui doitdénouer sa vie, au moins pouvons-nous contempler à loisir, et dans sesplus secrets détails, cet élément de la société moderne, inconnujusqu’à la fin du dernier siècle, que Lesage et La Bruyère n’auraientpas oublié dans les Caractères ou le Gil Blas, s’il y avait eu deleur temps une classe d’improvisateurs appelés journalistes, prêts àtoute heure à prendre la parole, à faire de la colère ou de la pitié,de l’admiration ou de la sympathie, de l’indignation et du dédain, surtous les hommes et toutes les choses qui passent devant les yeux avecune rapidité kaléidoscopique. La journée d’un journaliste est singulière et ne ressemble à aucuneautre ; elle est pleine et rapide, pensive et hâtée, distraite etconcentrée, sérieuse et dissipée, mêlée de courage et d’insouciance,d’inquiétude et d’apathie, laborieuse et active au-delà de toutes lesprévisions, mais parfois aussi ressemblant assez bien à l’oisivetéofficielle, aux bras croisés des philosophes du dix-huitième siècle, oudes rhéteurs d’Athènes et de Rome. A son réveil, le journaliste ne peut pas, comme les heureux du siècle,promener sa rêverie sur l’emploi de sa journée, jeter la plume au vent,comme on dit, et se demander indolemment s’il ira gagner l’appétit deson déjeuner dans une promenade à cheval, ou s’il attendra midi enpromenant paresseusement ses yeux sur les feuilles humides d’un livrenouveau, sans s’imposer aucune autre tâche que celle de le trouverennuyeux ou amusant, de le fermer et de le jeter de dépit ou de dégoûtà la trentième page. Il a son grand et son petit lever comme les majestés de Windsor ou deVienne. Il donne audience, écoute les solliciteurs, accueille ourépudie les demandes. Il subit des tortures qui ne sont qu’à son usage,et dont l’ingratitude des lecteurs ne lui tient pas compte. C’est pourlui que la vanité, sorte d’épidémie morale qui n’a jamais exercé surles cervelles humaines d’aussi déplorables ravages qu’aujourd’hui,réserve ses formes les plus douloureuses et les plus affligeantes. Ilprête une oreille docile aux conseils d’un auteur qui déguise sonorgueil et son intolérance sous le masque de la prière. « J’ai eu, ditle suppliant, d’une voix humble et douce, l’intention de renouveler laface de la littérature. Scott n’a pas compris le parti qu’on pouvaittirer du quinzième siècle. J’ai voulu montrer ce qu’il y avaitd’énergique et de grand dans le moyen âge. Quant au style, je n’enparle pas. C’est une affaire à part, et qui ne fera pas question.Ivanhoé n’est pas écrit. J’ai donné à mon livre une valeur épique.» Et ne croyez pas qu’on puisse répondre à ces impertinentessuppliques, autrement que par le silence le plus impassible. N’espérezpas qu’on déroute cette arrogante hypocrisie qui relève la tête aumoment où vous croyez qu’elle va fléchir le genou. Je ne sais qu’unmoyen de mystifier dignement ces courtisans d’une nouvelle espèce, quicroient vous fléchir en brûlant eux-mêmes l’encens qui manque à leurdivinité, c’est de les écouter jusqu’au bout. Si vous avez lamaladresse de les interrompre quand ils récitent leur panégyrique, vousêtes perdu sans retour, votre matinée est dévorée. Ou bien c’est la visite d’un candidat politique, qui n’a pas, poursiéger à la chambre, d’autres titres que son extrait de naissance, etle bulletin de ses contributions... ; dans l’embarras de trouver unmoyen plausible pour émouvoir celui dont la parole doit le condamner oul’absoudre, lui retirer ou lui donner les voix toutes-puissantes aprèslesquelles il soupire, il énumère timidement tous les nomsrecommandables qu’il a pu coudoyer dans le monde, et qui souvent n’ontjamais fait connaissance qu’avec sa mémoire. Si vos souvenirs, précis et multipliés comme ceux de Périclès, leramènent aux premières années de sa vie, aux apostasies de toutessortes, à l’aide desquelles il a successivement occupé les premiersemplois sous deux ou trois gouvernements contradictoires, il vousparlera, soyez-en sûr, de son dévouement au pays, de ses principesinflexibles, de sa conscience rigoureuse et sévère. Il vous expliqueracomment et pourquoi il a dû préférer le sacrifice momentané de safierté personnelle à l’avenir de la nation, et peut-être de l’humanité.Sous l’Empire, il s’est conservé pour les Bourbons ; sous laRestauration, il s’est maintenu pour l’avènement de la monarchierépublicaine. Il n’a jamais eu devant les yeux qu’une idée grande etféconde, le bien public ; le reste, trahison ou fidélité, service oumépris des personnes, ne mérite pas ses regards. Il ne se repent pas ;il ne cherche pas à s’excuser ; il se vante et se déifie. Sans lui, lareprésentation législative doit demeurer incomplète ; au besoin il vouslaisse, avant de vous saluer, un programme détaillé des promesses qu’iladresse, en forme de circulaire, aux électeurs de son département. Ici encore le silence et l’approbation de la lèvre et du regard sont laseule arme que vous puissiez opposer aux flots de son éloquence. Nel’arrêtez pas ; prenez patience. Il faudra bien qu’il se taise. Saparole finira par se figer dans son gosier. Heureux, trois fois heureux, si, après avoir prêté l’oreille à ces deuxcandidats, vous n’avez pas à subir le début anticipé d’un héritier deMolé ou de Talma. S’il vous arrive de province un acteur à la voixcreuse et sourde, muni d’une lettre de recommandation ouverte, qu’il arelue plusieurs fois en montant l’escalier, dont il a calculé avecconfiance la valeur et la portée, tenez-vous bien, et gardez-voussurtout de plisser votre front, de froncer le sourcil, de serrer leslèvres, et de témoigner en aucune manière votre impatience. Nel’éconduisez pas ; et, s’il vous propose gracieusement de vous donner,à l’instant même, un échantillon de son débit, répondez : oui, comme unhomme charmé et curieux. S’il écorche et déchire en lambeaux le Misanthrope ou Andromaque, ne craignez pas de lui dire que Molièreet Racine lui devront un nouveau triomphe ; autrement il ira direpartout que vous êtes vendu à son chef d’emploi, que vous touchez uneprime sur les appointements de l’acteur qu’il vient doubler. Midi sonne. A peine avez-vous le temps de regarder le ciel, de compterles nuages qui flottent à l’horizon. A l’oeuvre ! voici que la journéecommence. Il faut monter sur le trépied. Feuilletez les gazettes del’Europe. Parcourez les colonnes du Globe et du Courier, triez lesinjures que Wellington jette à lord Grey, gargarisez votre mémoire desscandales que les réformistes ne ménagent pas à leurs adversaires ;n’oubliez pas, dans cette lecture à la course, où les minutes sontcomptées, la vanterie de la gazette impériale de Nicolas, ni lescaquets jactantieux des publicistes d’Augsbourg. Préparez lesentrailles de votre cerveau, déblayez les avenues qui pourraientralentir la marche de vos pensées ; car le sacerdoce que vous avezchoisi ne permet ni cesse ni repos. Ce n’est pas demain ni après-demainque vous devez parler et donner votre avis ; vous ne pouvez pas, commeles honorables du Palais-Bourbon ou du Luxembourg, attendre huitjours pour prononcer votre harangue, et consulter l’écho de votrecabinet sur l’harmonie et la sonorité de vos périodes. Si, pour parler,vous avez besoin de mettre en usage la maxime du philosophe grec, si,avant de tremper votre plume, vous récitez seulement les vingt-cinqlettres de l’alphabet, jetez votre plume, brisez-la, jetez au feu lepapier qui attend votre volonté pour ranimer les haines, pour éteindreles jalousies, renouer des amitiés languissantes, rallumer lesenthousiasmes attiédis. Mettez vos gants ; assurez-vous du noeud devotre cravate ; passez la main dans vos cheveux, prenez votre canne ;allez comme un oisif inutile promener votre figure aux Tuileries ou auxboulevarts : vous ne serez jamais journaliste. Si vous n’avez pas meublé à l’avance votre mémoire de plusieursmilliers de volumes, si vous ne pouvez pas, en tournant la dernièrepage d’un livre, formuler un jugement précis et net, n’essayez pas,comme le font quelques intelligences rétives, qui meurent à la tâched’épuisement et de lassitude, n’essayez pas de feuilleter laconversation de vos amis et les rayons de votre bibliothèque. N’allezpas entamer la lecture de Clarisse ou de Tom-Jones, pour commencerune comparaison laborieuse et pédantesque. La Bibliopée, qui rivaliseavec les machines de Birmingham et de Manchester, vous débordera, et seraillera de vos efforts. Avant de glisser le couteau d’ivoire entre les feuillets du premierchapitre, prenez la mesure de vos forces ; faites le recensement de voslectures précédentes ; dressez la statistique et le dénombrement devotre pied de guerre ; relevez militairement les idées valides et vivesque vous pouvez sacrifier et dépenser librement, sans concevoir aucuneinquiétude pour la lutte du lendemain. Mesurez la profondeur de voslignes de bataille ; et, si vous n’avez pas sous la main tous lesparallèles, toutes les citations historiques, toutes les dates, toutesles biographies dont vous prétendez composer votre avant-garde ; sivous n’avez pas en portefeuille dans votre cerveau tous les nomsillustres de villes ou de héros dont vous espérez garnir vos bastions,quittez la partie, croyez-moi, formez à loisir le plan d’un livre oud’un poème ; écrivez pour l’Académie des Inscriptions quelquedissertation érudite ; relisez le programme des jeux floraux ;concourez pour le prix de Beaune ou de Cambrai, mais sortez de la liceoù vous ne savez tenir ni la lance ni l’épée. Une fois que vous avez mis le pied sur les marches de la tribune, vousn’avez plus à reculer ni à délibérer. Il ne s’agit plus, comme auxtemps de vos études latines, de caresser amoureusement une phrase, decomposer votre style comme une mosaïque, en dérobant une ligne aux Catilinaires, une épithète à la la Guerre de Jugurtha ; d’emprunterle début d’une page à Tacite, et la péroraison du Pro Milone. Le journaliste n’a d’enseignement et de maître que ses improvisationsquotidiennes. Le temps lui manque pour calculer la parure de sa pensée,pour imposer à ses idées une coquetterie invitante et lascive. Chaquefois qu’il écrit, il doit croire qu’il parle, il doit se placer face àface avec son auditoire idéal, ne pas craindre les redites et ladiffusion. Demain, ce soir même n’est rien pour lui ; il faut qu’ilfasse abnégation de lui-même et de sa vanité ; qu’il abdique sapersonnalité d’écrivain, pour ne garder que celle de sa pensée. Peuimporte, pour la tâche qu’il entreprend, qu’il manque de grâce et depureté, pourvu qu’il porte coup, qu’il blesse ou qu’il sauve, qu’ilrenverse ou qu’il édifie. Ce qui serait une profanation dans l’art littéraire, ce qui serait unefolie pour une idée long-temps méditée, et qui prétendrait à la durée,à la consécration, est une nécessité, un devoir impérieux, une foisqu’on s’est dévoué à la presse quotidienne. Dans cet abîme sans fond, où tant d’éloquences se sont enfouies sanslaisser un nom qui pût les révéler à la postérité, dans ce gouffreavide qui a dévoré tant de Mirabeaux que nous ne soupçonnons pas, on acompté parfois des gloires illustres, qui ne dédaignaient pas laprodigalité et qui risquaient l’oubli, en ne tenant compte que du butqu’ils voulaient atteindre, Fielding et Châteaubriand, deux génies quel’Angleterre et la France s’envient mutuellement. Qu’ils se consolent donc ceux que la presse épuise et moissonne, quiagissent sur les destinées du pays, qui le conseillent et legouvernent, sans recevoir en échange les mesquines flatteries quiforment l’apanage du moindre conteur ! Qu’ils se consolent devant cesgrands exemples ! Car depuis quarante ans les plus hautes et les plus durables gloires,les noms les plus imposants, ont mis leur plume au service du pays etde leur volonté. Tous les hommes d’énergie et de caractère, d’ambitionet de savoir, avant de siéger dans nos assemblées, ou dans lesconseils, avant de soulever et de contenir sous le vent de leur parolela foule qui ne refuse jamais son obéissance quand elle devine lasupériorité, et qui se trouve ailleurs que dans la rue ou dans unsalon, parmi les législateurs comme parmi les écoliers, les plushabiles ministres et les premiers orateurs des parlements de Londres etde Paris ont été journalistes. Ne croyez-vous pas que celui-là gouverne vraiment son pays, qui tousles jours pose et soutient une thèse, interpelle sur leur conduite lescabinets de l’Europe, invoque la lettre et l’esprit des traités qu’onviole ou qu’on prétend éluder, donne aux plus sérieux enseignements uneforme populaire et vive, et se place par l’indépendance publique de sesopinions et de sa vie au-dessus de tous les pouvoirs qu’il censure ;qui peuvent le contrarier, mais non pas lui imposer silence ? Sans doute, et ce serait folie de le nier, sans doute, ce règne a commetous les autres son aveuglement et son ivresse. Dans son ardeur decritique, dans son enthousiasme de principes, il lui arrive parfois defranchir les limites de la vérité possible et réalisable, de résoudresur le papier, de trancher d’un trait de plume les difficultés quevingt-quatre heures de gouvernement lui montreraient comme insolublespour quelque temps, de conseiller des manoeuvres et des négociations quiremettraient tout en question, et joueraient sur un dé la destinée despeuples. Cela est vrai. Mais n’en peut-on dire autant de bien des harangueslégislatives ? Êtes-vous bien sûrs que chez les excellences, ledespotisme oratoire soit plus rare que, chez les journalistes, lesdéclamations libérales ? Pour mon compte, vous me permettrez d’endouter. Je ne sais d’impartiales et de sensées que les intelligences quidépensent vingt-quatre heures par jour à délibérer sans exprimer jamaisleur avis, sans jamais rencontrer ni contradiction ni puissance, quivivent dans une contemplation éternelle, en dehors de l’espace et dutemps. Mais soyez riche, l’or vous enivre. Soyez aimé, vous devenez fat. Soyezministre, vous devenez sourd à l’opinion publique. Soyez journalisteéloquent, vous croirez à la toute-puissance et à la souveraine sagessede vos paroles. C’est une triste vérité, mais qu’il faut reconnaître : il n’y a desages que ceux qui ne sont pas ; que les sagesses qu’on rêve et qu’onne verra jamais. La science elle-même, la plus profonde et la plus étendue, porte à latête comme le rum et les bonnes fortunes. En Allemagne, il y a desprofesseurs de chimie qui espèrent créer dans leurs creusets des corpsorganisés, une rose, un cheval peut-être, une femme, qui sait ? onperdrait son temps à compter les folies. Achevons l’inventaire de la journée. Le soir, qui, pour les oisifs eux-mêmes, est une heure de délassementet de repos ; le soir, qui clôt leur journée autour d’une table de jeuou d’une théière, ou dans une loge aux Italiens, le soir est, pour lejournaliste, l’occasion et l’heure d’une tâche nouvelle. Il faut qu’ilse rende au théâtre pour écouter le nouveau chef-d’oeuvre, et cettetâche ne promet pas de s’épuiser prochainement. Si Moïse eût vécu denos jours, je m’assure qu’il eût mis au nombre des fléaux qu’ilinfligeait à l’ingratitude publique, les couplets qui glapissent tousles soirs entre les murs de nos théâtres, et qu’il n’eût pas oublié nonplus les mille formes poétiques ou frénétiques, que l’adultère,l’inceste et le viol prennent tous les soirs, pour distraire, à cequ’on dit, notre satiété, pour surprendre et concentrer notre attention. Le public bourgeois, le public sensé, le public qui a femme et enfants,ne va plus guère au théâtre que pour entendre Paganini ou madameMalibran, ou pour contempler à loisir la danse gracieuse et pudique demademoiselle Taglioni, la pudeur grave et antique de ses attitudes,pour étudier dans cette figure italienne, si chaste et si voluptueuseà-la-fois, le secret des danses merveilleuses de Corinthe et d’Athènes.Mais de pareils bonheurs ne sont qu’une exception rare et violente dansla journée d’un journaliste. Comme il écrit jour par jour l’histoire del’esprit et de la sottise publique, il n’a pas un moment à perdre. Ilfaut qu’il suive à la trace le retentissement d’une pointe, d’unquolibet, ou d’une tirade, comme le basset le gibier, ou comme lepicador la mule qu’il vous a louée ; il faut qu’il assiste au partagede toutes les curées littéraires, qu’il compte les blessés et lesmorts, qu’il dénombre, comme fait Homère au second livre, pour lesvaisseaux de la flotte grecque, toutes les idées glorieuses et puresque l’ineptie et la cupidité dérobent effrontément et flétrissent surla scène, toutes les inventions sérieuses et recueillies, nées dans lesilence et la méditation, et qui viennent expirer à la lueur de larampe, s’imprégner d’huile et de poussière, et rendre l’âme entre unmanteau de serge et une couronne de carton. Et, pour que rien ne manque à sa joie, il a suivi les répétitions de lapièce qu’il écoute ; il sait ce qu’ont coûté les dents du jeunepremier, et les cheveux de l’amoureuse. Il sait par coeur toutes lesaventures de l’ingénue, toutes les querelles qui divisent le père nobleet le scapin. Il a compté, sur ses doigts, avant que la toile se lève,toutes les mailles du tamis dramatique par lesquelles a dû passer lenouvel ouvrage avant d’arriver sur la scène, armé de toutes pièces,avec une cuirasse de soie, un poignard de bois, une voix enflée etcreuse, un langage qui dérouterait bien d’autres sagacités, ma foi, quecelle de M. Jourdain, qui ne ressemble ni aux vers ni à la prose, sortede parole indisciplinée, qui se joue avec une égale licence des lois dela grammaire, de l’analogie des images, de la déduction logique desidées, de toutes les règles enfin dont se compose une langue. Il sait,jour par jour, comme le télégraphe, quand, pour la première fois, unlivre, qui n’y songeait pas, est devenu l’objet d’une convoitisedramatique, quand il a été dépecé par deux ou par trois chasseurs deces sortes de proie ; qui a coupé les scènes, qui a donné le dialogue,qui a brodé les tirades, qui a fourni la couleur locale, les motshistoriques. Aussi, dès que le pied de l’acteur a frappé sur les planches les troiscoups solennels, dès que l’orchestre a laissé dormir en paix lasymphonie de Mozart ou d’Haydn, qu’il écorche depuis vingt ans, aumoment où le plaisir des badauds commence, le journaliste se résignecourageusement au supplice de ses réminiscences. Il reconnaît, dans lavoix enrouée d’une duègne, dont l’accent n’est guère plus intelligibleque celui d’une chatte enrhumée sur une gouttière, le premier chapitred’un roman publié il y a quinze jours, et qui espérait échapper à cetteodieuse profanation. Dans les fanfaronnades d’opéra-comique débitéespar un officier mal à l’aise dans son hausse-col, et fort embarrassédans le ceinturon de son épée, qu’il ne peut remettre au fourreau sansinterrompre son débit, il retrouve une scène ingénieuse et concisedestinée par son auteur aux lectures patientes. Il n’a pas même la ressource d’une dame spirituelle qui s’ennuyaitd’une sonate, et prenait son plaisir en patience. Chaque fois qu’ilentre au théâtre, il y a cent contre un à parier qu’il va voir l’exécutiondramatique d’un livre. Car, par une singulière application de lathéorie d’Adam Smith sur la division du travail, il y a aujourd’huideux parts bien distinctes dans la littérature, l’art et l’industrie.Les artistes trouvent une idée, la creusent, la décomposent, lareconstruisent à leur guise pour lui donner plus de valeur et debeauté. Quand ils ont achevé les dernières ciselures de leur statue,bronze ou marbre, ils lèvent le voile, et disent : « Venez voir. » Lafoule inattentive passe, et oublie. Viennent ensuite quelques hardis maraudeurs qui fondent sur l’ignorancel’impunité de leur fraude. Ils fabriquent une misérable copie, qu’ilsaffublent de clinquant, d’oripeaux et de pierres de couleur. Ils luimettent du fard au visage ; ils la hissent sur le théâtre, et disent :« Voilà mon ouvrage. » Or le public encourage de ses battements de mains, de sa présence, deson rire et de ses lèvres béantes, cette piraterie littéraire. Iloublie l’art, et applaudit l’industrie. Il ne lit pas, et se contented’aller voir l’histoire qu’on lui fait, d’écouter les passions qu’onlui récite. Si Paris, comme on le dit, rappelle la patrie de Périclès,pour dieu ! qu’on me dise où est le peuple d’Athènes ? Si ce tableau paraissait exagéré, si l’on m’accusait d’assombrir àdessein les traits de cette esquisse, je répondrais franchement que jesais plusieurs exceptions aux généralités que je viens de montrer, maisqu’elles sont loin de suffire à prouver l’inexactitude de mon récit. Ily a sans doute en France quelques génies dramatiques que je n’ai pasbesoin de nommer. Les traditions de Talma et de Molé ne sont pasabsolument perdues. Messieurs Ligier, Bocage, Frédérick et Lockroy,mademoiselle Mars, madame Dorval, mademoiselle Léontine Fay,mademoiselle Jenny Vertpré, madame Albert, sont là pour répondre. Mais il est malheureusement trop vrai, pour les journalistes surtout,placés de manière à tout voir par leurs yeux et de près, que le théâtreest arrivé à une déplorable décadence. Après les lions, sont venus leséléphants. J’imagine que nous verrions bientôt les poissons en scène,si les brochets pouvaient jouer un rôle ! Attendons ! Au sortir du théâtre, mon héros, puisque aussi bien j’écris labiographie d’une de ses journées, n’est pas quitte encore des exigencesde sa profession. Ne croyez pas qu’en mettant le pied hors de cetteespèce d’άγορά, qu’on nomme les coulisses, il puisse rentrer chezlui, et oublier dans de paisibles rêves les tumultueuses études qui ontdévoré toutes ses heures. Détrompez-vous ! Il a maintenant un autrerôle à jouer. Son épreuve quotidienne n’est pas encore achevée. Onzeheures sonnent : il faut qu’il aille dans le monde pour se mêler auxcauseries, aux médisances et aux calomnies ; il faut qu’il prêtel’oreille au bruit imperceptible encore des réputations politiques etlittéraires qui vont naître ce soir, grandir pendant trois jours, pourexpirer peut-être la semaine prochaine. Le voici qui entre dans le salon. Il a beau faire pour passer à ladérobée, saluer simplement, sans guinderie et sans manière, lamaîtresse de la maison, s’asseoir, sans mot dire, près d’un ami quil’aborde, il ne réussit pas à déguiser son arrivée. Il est bientôtentouré de prévenances et de questions, de compliments et de prièrescomme pourrait l’être un ministre. Quoi qu’il arrive, depuis onzeheures du soir jusqu’à trois heures du matin, il faut qu’il subissejusqu’au bout sa destinée de journaliste ; au milieu de la danse, de lawalse et du galop, au plus beau morceau d’un duo, d’une symphonie oud’une sonate, il faut qu’il accueille, le sourire sur les lèvres,toutes les apostilles qui lui arrivent, en robe de gaz et en souliersde satin, avec des fleurs dans les cheveux et des perles au cou ; ilfaut qu’il trouve pour toutes ces jolies suppliantes, des promesses etdes protestations d’indulgence ; qu’il distribue à toutes ces têtesdont l’importunité ne lui laisse pas un instant de répit, desespérances intarissables ; et s’il lui arrive de manquer de présenced’esprit, comme je l’ai vu récemment, s’il complimente un député surles vers d’un poète, ou le poète sur le discours d’un député, necraignez pas qu’on rie, qu’on plisse même ses lèvres en signe demoquerie. On y met plus de réserve et de modestie. On ne s’étonne pasqu’il y ait quelque désordre dans un cerveau où les souvenirs sontentassés pêle-mêle, comme les parures dans l’arrière-boutique d’unfripier. On le ramène peu à peu à des idées plus précises. Il ne prendpas même la peine de s’excuser. Le député se rejette sur ses vers dejeunesse, le poète sur ses vues politiques ; tout s’arrange et seconcilie. C’est un rude métier, vous le voyez, et qui ne devrait tenter personne.Mais une fois qu’on a en main la parole, une fois qu’on a pris place àla tribune, on y renonce difficilement. Une fois que le clavier de lapensée s’est mis d’accord avec la gamme élevée de cette existence, on agrand’-peine, croyez-moi, à changer les habitudes de l’instrument. Et si vous me demandez quelle moralité je prétends tirer de cette faceparticulière de la vie parisienne, ce que j’en pense, et ce que j’enveux conclure ; je répondrai par les paroles de l’Écriture : « Contristata est anima mea. » En effet je ne sais rien de plus triste et de plus amer que ceperpétuel dévouement, ce tourbillon au milieu duquel l’âme n’a pas uninstant de repos. Ce que j’ai dit ne s’applique peut-être pas à plus dedouze personnes à Paris. Mais qu’importe ? Notre vie est ainsi faiteque ceux qui ne réalisent pas encore le portrait, aspirent à leréaliser. Sont-ils fous ? Sont-ils sages ? Je ne sais : ils suiventleur étoile ; leurs pieds sont endurcis aux ronces du sentier. Ailleursils trouveraient peut-être des cailloux aigus et tranchants, quirouvriraient de nouvelles plaies. Ils ne veulent pas abandonner larécompense de l’épreuve, la puissance et l’autorité. A vrai dire, je ne crois pas qu’il y ait au monde une manière dedépenser ses facultés plus ruineuse et plus hâtive, pas même la royautéou le Conseil. Prenez dans le passé tel homme que vous voudrez, habileet hardi, improvisateur infatigable, penseur encyclopédique ; prenezVoltaire, Beaumarchais ou Diderot, d’Aubigné, Pascal ou Bossuet, et jedéfie qu’au bout de cinq ans ils n’aient pas épuisé le meilleur de leurverve et de leur éloquence. Donc, vous tous qui enviez le sort d’un journaliste, qui le prenezinnocemment pour un homme privilégié, réservé au plaisir, aux joies devanité, plaignez-le ! Toute sa vie n’est qu’un perpétuel holocauste.Chaque jour qu’il ajoute aux jours précédents emporte une de ses pluschères illusions. Il sait bien souvent de l’histoire ce que lapostérité n’apprendra pas, le prix qu’on a payé tel article d’untraité, tel succès éclatant auquel Paris croit sincèrement. Il a vufaire le génie d’un musicien, la grâce d’une danseuse ; à trente ans,il est sexagénaire. Mais si, par impossible, on se retire à temps de ce monde d’exception,de scepticisme, de tristesse et d’incrédulité, si, après avoir faitprovision de désabusement et de défiance, on rentre dans la vieordinaire, on y apporte, croyez-moi, quelque chose d’impassible et deréfléchi, de sentencieux et de grave ; quoi qu’on fasse et qu’on tente,on ne ressaisit pas sa jeunesse évanouie. On garde au visage et au coeurles rides que la réflexion y a mises. Les cheveux ont blanchi, commedans une nuit de jeu et de ruine, comme autrefois les cheveux d’unereine, la veille de sa mort. Alors il ne faudrait jamais dire son âge :personne ne vous croirait. GUSTAVE PLANCHE. |