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POMMIER, Amédée (1804-1877): Les musées enplein vent (1832).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque André Malraux deLisieux (12.VI.2008)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome huitième,publié à Paris : Chez Ladvocat en 1832.
 
Lesmusées en plein vent
par
Amédée Pommier

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On doit regardercomme un des plus notables agréments de Paris toute la jouissance qu’onpeut s’y procurer pour rien. C’est une des villes du monde où le pauvres’amuse le plus, et, parmi ces plaisirs qui s’offrent gratis à unchacun, les boutiques de gravures occupent incontestablement un rangfort distingué.

Les boulevarts, les passages, les quais, particulièrement le quaiVoltaire et le quai Malaquais, sont des espèces de galeries populaires,d’expositions permanentes, où les amateurs trouvent sans cesse à serécréer. Ce n’est pas comme le Louvre et le Luxembourg qui ne s’ouvrentau public que le dimanche ; ce n’est pas comme le salon des peintresmodernes qui revient une fois tous les trois ou quatre ans : lesmagasins d’estampes sont là tous les jours et pour tout le monde. Pointde suisse ni de factionnaire qui vous observe ; s’y arrête qui veut ;personne n’est repoussé, pas même celui qui porte une casquette au lieud’un chapeau, une veste au lieu d’un habit. Je ne connais guère deplaisir moins aristocratique et qui réalise mieux, pour un moment, lachimérique égalité des philosophes. Le millionnaire est coudoyé par lemendiant, l’homme de génie supplanté par le garçon perruquier : en unmot, c’est un nivellement parfait, une promiscuité plus quesaint-simonienne.

Une seule chose m’intrigue, je l’avoue, quand je songe à un magasind’estampes : comment le marchand peut-il vivre ? Ou je me trompe fort,ou ce commerce-là doit donner de maigres profits. Je comprendstrès-bien qu’un marchand de comestibles étale ses denrées, son gibier,ses volailles, ses pâtés, ses poissons, ses fruits : s’il s’adresse àla vue, c’est pour tenter un autre sens ; il sait bien qu’on ne mangerapas tout cela avec les yeux. Mais une gravure, c’est différent ; toutce qu’on peut en faire, même quand on la tient, c’est de la regarder.Or, je le demande, est-il probable qu’on ira l’acheter, lorsqu’on estlibre de la voir tant qu’on veut, sans qu’il vous en coûte un sou ?Tous les promeneurs se sont fait une douce habitude de cette jouissanceéconomique ; ils vont de boutique en boutique, de station en station,et quand ils ont bien regardé, ils s’en retournent pleinementsatisfaits ; cela ne leur laisse aucun regret, aucun désir.Remarquez-le, les curieux sont toujours en grand nombre : quant auxacheteurs, on n’en voit point, et c’est précisément là ce quim’inquiète et m’embarrasse. A moins que la province n’offre de largesdébouchés, c’est pour moi un problème que l’existence du marchandd’estampes.

Du reste, si le marchand n’est pas heureux, le passant par compensationl’est infiniment. Je suppose que mon lecteur a plus d’une fois passédans la rue du Coq, devant la boutique du célèbre Martinet. C’est làqu’on peut juger quel attrait a pour l’homme la représentation delui-même. Il n’y a presque pas un individu, jeune ou vieux, homme oufemme, désoeuvré ou appelé par ses affaires, qui ne s’arrête un momentpour contenter sa curiosité, ou qui du moins ne jette en passant uncoup d’oeil scrutateur sur ces vitres bariolées de figures. Aussi lapresse y est-elle toujours fort grande. Comme ce musée se trouve dansun quartier singulièrement fréquenté, on s’y précipite avidement, ons’y dispute les places. Il faut faire queue si l’on veut voir, il fautattendre son tour ; et, lorsqu’à force de persévérance et de poussadeson s’est faufilé au premier rang, lorsqu’on a fini son examen, c’est unautre travail pour sortir de là : on se trouve cerné, bloqué,emprisonné par une épaisse muraille de badauds qu’il faut démolir àcoups de coudes, de genoux et d’épaules, avant de continuer sa route ;car le Parisien est d’une patience mirifique, dès qu’il y a quelquechose à voir ; il attendrait des siècles derrière vous, plutôt que des’en aller sans avoir vu. Et notez que, parmi les regardants, il setrouve parfois de minutieux observateurs qui, sans pitié pour leprochain, restent des heures immobiles devant une gravure, l’étudientdans tous ses détails, la savourent avec une lenteur allemande, sans sesoucier le moins du monde des malheureux qui aspirent à leur succéder.

Il n’y a qu’un moyen à Paris de circuler librement, même dans la foulela plus compacte ; voulez-vous que je vous donne ce beau secret ? levoici : c’est d’être maçon, c’est d’avoir ses habits de travail, uneveste et un pantalon tout blancs de plâtre. Ces vestes et cespantalons-là sont bien connus, je vous en réponds, des élégants quivont à pied. C’est une espèce de fléau qui fait trembler tout le monde: aussi du plus loin qu’on aperçoit un maçon, chacun s’empresse-t-il dese détourner et de lui laisser le passage libre ; il n’a jamais besoin,lui, de s’écarter de sa route ; sans crier gare, il se fait faireplace. La presse est-elle grande, on se tient à distance ; on faitcercle autour de lui comme autour d’un pestiféré. Il peut, tout endéjeunant, regarder à son aise les caricatures ; personne ne le touche,et, s’il veut se retirer, il verra le flot de l’assistance s’ouvrirrespectueusement devant lui. La cause de tout cela est sa redoutableveste, épouvantail des habits propres, attendu que qui s’y frotte, jene dirai pas s’y pique,mais s’y blanchitinfailliblement ; et, àcoup sûr, il y a tels de nos fashionables qui aimeraient beaucoup mieuxêtre piqués, blessés même, pourvu qu’il n’y parût pas, que de voirainsi leur beau drap, noir ou bleu, poudré à neige en pleine rue.

La foule, suivant moi, est un grave inconvénient qui gâte le plaisir.Aussi n’est-ce pas chez Martinet qu’il faut s’arrêter : il y a tantd’autres étalagistes dont les cartons sont bien fournis, et chezlesquels on peut badauder plus à son aise. Quelques spectateurs, fortbien ; mais il ne faut pas de cohue. Quelle suprême félicité, une foistous les mois, de rôder, de faire sa ronde, de passer en revue ladevanture du magasin d’estampes, pour se tenir au courant desnouveautés ! Quelle variété d’objets ! des gravures au burin, deslithographies, des aquarelles, marines, paysages, monuments, vignettes,caricatures ! tout se présente pêle-mêle et dans un piquant désordre :croquis informes, boutades d’artistes, assortiments de portraits,compositions grotesques, diableries, scènes de caserne et deguinguette, archives de nos moeurs, de nos ridicules, de nos opinions,de nos révolutions. Les anciennes célébrités et les notabilitéscontemporaines, les princes, les députés, l’Institut, M. Enfantin etPaganini, le duc de Reischtadt et le duc de Bordeaux, tous les temps,tous les partis sont là, confondus, forcés de se souffrir et de vivreensemble.

Ce serait chose curieuse de suivre l’historique de la caricature, et devoir les révolutions que ce genre a subies dans notre siècle. Quelleimmense différence, pour les idées et pour l’exécution, entre ce qui sefaisait sous l’empire et ce qui s’est fait depuis la restauration !Comme nos anciennes charges paraissent plates et insipides auprès desdélicieuses et bouffonnes esquisses d’Henri Monnier, des têtesd’animaux de Grandville, métempsycose si plaisante, et des innombrablesbambochades, des tableaux si naturels et si fins du grand artisteCharlet !

Mais, il est temps de le dire, la description de toutes ces oeuvresd’art, que chacun connaît et peut voir encore tous les jours, n’estpoint le but spécial de ce chapitre. Une pensée plus grave m’occupaitlorsque je l’ai entrepris : c’est ici, à proprement parler, uneréclamation au nom de l’honnêteté et de la décence publique ; c’est unréquisitoire, un acte d’accusation encore des hommes coupables quel’autorité semble craindre de réprimer. Tout le monde comprend déjà ceque je veux dire, car tout le monde les a vues ces compositionslicencieuses qu’on étale ouvertement dans Paris et qui nous inondentdepuis quelque temps.

La vérité exige que nous en fassions la remarque : c’est depuis juillet1830 qu’on s’est mis à outrager ainsi publiquement les moeurs ; non queje veuille tirer de cette date et de ce rapprochement aucuneconséquence fâcheuse pour notre révolution ; je ne prétends pas luifaire porter la responsabilité de tout le mal qu’on peut commettre enabusant de la liberté qu’elle nous a donnée ; mais il n’est pas moinsvrai que l’invasion de ces estampes scandaleuses coïncide avecl’établissement du nouvel ordre politique. Depuis long-temps on n’avaitosé porter à ce point l’indécence et le cynisme, et pour retrouverpareil déréglement, pareil oubli de toutes les lois de la pudeur, ilnous faudrait, que sais-je ? rétrograder jusqu’au directoire, jusqu’audix-huitième siècle, jusqu’à la régence.

De tout temps, en effet, il s’est trouvé des malheureux que le besoinou une imagination dépravée poussait à déshonorer leur plume ou leurburin par des productions licencieuses ; mais le public n’en étaitpoint scandalisé, et si un marchand se hasardait à vendre des gravureslibres, du moins il les vendait en cachette, sous le manteau.

Maintenant, au contraire, les peintures les plus immodestes paraissentà découvert, et cela est venu si subitement qu’il est difficile de n’enpas être frappé. Pour ma part, je doute que l’autorité ait fait sondevoir en tolérant si long-temps un pareil dévergondage. Elle laissepublier les gravures qui l’attaquent et la vilipendent elle-même, et decela on peut la louer, bien que dans ces derniers temps la caricaturepolitique soit descendue aussi à d’étranges licences, et qu’elle n’aitpas craint de faire usage de personnalités ; mais bien certainementl’autorité a le droit d’empêcher qu’on ne blesse, comme on le fait tousles jours, la pudeur et le morale, et ce n’est pas dans cette occasionqu’on l’accuserait d’employer l’arbitraire et de gêner la libertéindividuelle. Tous les honnêtes gens, je l’affirme d’avance,l’appuieraient de leur suffrage, et il n’y aurait qu’un cri pourapprouver sa conduite.

A son défaut, c’est à nous, particuliers, de faire la police, et jevais l’essayer ici. Je suis même surpris, je l’avoue, de n’avoirentendu encore aucun moraliste, aucun journal élever la voix pourflétrir les excès dont je parle. Il est impossible qu’on ne les ait pasremarqués ; il est impossible également qu’on les approuve. Pourquoidonc se taire ? Serait-ce qu’on regarde cela comme une chose de nulleimportance ? Dans ce cas, je pense bien différemment, et c’est pourcela que je prends la parole. Je me porte dénonciateur des outragesqu’on fait chaque jour à la décence ; je cite les coupables au tribunalde l’opinion, dont nous sommes tous en tout temps justiciables. Si onles a laissés tranquilles jusqu’ici, je vais leur payer les arréragesde blâme qu’on leur doit. Il ne faut pas que de semblables exemplespuissent être donnés impunément ; il faut que la pudeur publique trouveun organe et un défenseur, de peur que, si aucune protestation ne sefaisait entendre, nous ne parussions tous de connivence avec lesdélinquants.

Certes, ce serait un grand, un effroyable malheur, si les estampes dontje parle exprimaient la pensée générale, s’il fallait expliquer leurapparition par un besoin correspondant des esprits, si elles aveint étéprovoquées et inspirées par la corruption intime de nos coeurs, sienfinon les exposait chaque jour avec l’approbation tacite du public. Dansce cas, je les regarderais comme le plus sinistre des présages.

Mais, je puis bien le dire ici sans être démenti, des gravures libres,publiquement mises en vente, sont de nos jours quelque chose d’étrange,d’intempestif, une sorte d’anachronisme moral.

Il s’en faut bien que tout le monde applaudisse à une pareilleimpudeur, et il suffit, pour s’en convaincre, d’observer l’impressionque les passants en reçoivent : j’ai vu plus d’une fois de bonsbourgeois, des pères de famille, d’honnêtes citoyens portant l’uniformede la garde nationale, que ces estampes scandalisaient profondément, etqui confiaient hautement à tout ce qui les entourait l’impression deleur vertueuse indignation.

Ainsi donc le désordre que j’attaque est loin d’avoir l’approbationpublique. J’aime à croire, au contraire, que ce sont là des excèspurement individuels ; j’aime à supposer, dans ceux qui s’en rendentcoupables, de l’irréflexion, du vertige. Quelques écervelés, qui nesavent pas mesurer les conséquences des choses, n’y voient peut-êtrequ’un badinage, que des joyeusetés pardonnables à la rigueur. Peut-êtreaussi, dans notre siècle industriel où le lucre est la règle de tout,n’est-ce là qu’une spéculation mercantile, une entreprise comme uneautre, qu’on espérait voir prospérer et donner de gros bénéfices.J’ignore si on en trouve effectivement le débit, de ces dessinseffrontés ; mais ce que je sais, c’est que le plus brillant profit etune triste chose, lorsqu’il résulte d’un travail déshonnête,lorsqu’auteur, éditeur, acheteur son obligés, pour ainsi dire, d’entreren complicité de crime et en partage d’ignominie. Je ne conçois mêmeguère les marchands comme j’en ai remarqué quelques-uns, qui ont desfilles, des jeunes personnes, et qui n’en exposent pas moins derrièreleurs carreaux des images libidineuses.

Eh quoi ! les promenades seront donc désormais des endroits dangereux,où mille embûches attendront l’innocence et la pudeur ! Un père, unemère devront craindre que leurs enfants, à peine échappés des lisières,ne soient fatalement impressionnés par des images lascives ! Quelleécole, en effet, pour ce premier âge à qui l’on doit tant d’égards, queles gravures qui se publient depuis quelque temps ! quels instituteurspour lui que de pareils artistes !

Non, cela ne peut être toléré. Nous avons tous des filles, des soeurs,des épouses, des mères que nous voulons qu’on respecte. Laissons àl’enfant son ignorance et à la femme sa modestie. C’est un scandale quecelle qui n’y voit point de mal, contemple ingénûment ces coupablesproductions ; c’est un autre scandale que celle qui comprend, jette enpassant un furtif regard sur ce qu’elle n’ose envisager en face. Unhomme même, ne craignons pas de le dire, un homme ne peut se défendrede quelque confusion à l’aspect de ces figures impudiques. Grande esten effet la différence entre les conduites privées et les principesostensibles et publics.

Que peut penser un étranger, un Russe, un Allemand, qui se promène pourla première fois dans Paris, et qui ne voit dans nos magasinsd’estampes que des compositions libres et des groupes lascifs ?

Quelle idée veut-on qu’il prenne de nous ?

Malheureusement c’est à qui, dans ce genre, ira le plus loin : il y aémulation ; on enchérit les uns sur les autres ; car il est de lanature de l’homme d’avancer toujours, dans le mal comme dans le bien.Aussi Dieu sait où l’on en viendra, si cette licence n’est promptementréfrénée. De coupables artistes ont trouvé moyen de rendre indécentsles sujets naturellement les plus chastes. S’ils représententl’intérieur d’une famille, une scène de ménage, ils y impriment lecachet de l’immoralité ; on sent que c’est la main du vice qui asouillé, en le traçant, le portrait de la vertu. Tout a été pollué pareux, les caresses conjugales, la maternité, l’allaitement ; on ne peutregarder, sans que la rougeur de l’embarras et de la honte vous monteau front, les compositions même où ils ont mêlé des enfants, innocenteset saintes créatures, dont ordinairement la présence purifie tout !

L’intrépidité du vice est poussée si loin, qu’il y a, si je ne metrompe, quelques-unes de ces estampes qui ne sont pas mêmes anonymes :on les signe, on en fait trophée, on en réclame la gloire. Quel méprisde toutes les convenances ! quelle fureur de se diffamer soi-même !comme il faut être cuirassé d’impudence, pour ambitionner une aussiflétrissante célébrité ! Est-il possible que des artistes connaissentsi peu les obligations que ce titre leur impose ? Puisqu’ils lesignorent, je m’en vais les leur apprendre : la plume, le pinceau, lecrayon, le burin, le ciseau, sont choses sacrées ; celui qui abuse deces nobles instruments pour encourager les coupables passions del’homme se rend indigne de les manier. Il n’y a pas de sophisme quipuisse ébranler le principe que je pose. La mission des lettres et desarts est d’augmenter l’attrait de la vertu, d’élever les âmes par lacontemplation du beau, d’épurer nos sentiments et nos pensées, detempérer nos mauvais désirs, de nous rendre meilleurs, de nous fournird’honnêtes distractions, et non de démolir les peuples, de salir lesimaginations, de préparer des amorces au vice, de multiplier lestentations du crime, de seconder en un mot et d’irriter les perversesinclinations de notre nature. C’est déroger à la dignité de l’art,c’est avilir et déshonorer une profession sublime, c’est dégrader toutce qu’il y a de noble au monde, c’est tomber du ciel dans la boue,c’est enfin faire oeuvre de mauvais citoyen, que de blesser la décence,d’outrager les moeurs par des ouvrages destinés à la publicité, que cesouvrages soient des écrits, des dessins, des tableaux ou des statues.

Parcourez la série des hommes célèbres : tous les grands poètes, tousles grands artistes ont été chastes dans leurs productions. Tous ontmontré sur ce point une retenue, un scrupule, un sentiment desbienséances, une circonspection admirables. Le génie sent confusémentqu’il serait infidèle à son mandat, s’il oubliait de rester fidèle à lapudeur. Aussi voyez Homère quoique Grec, voyez Virgile quoique Romain ;voyez, dans le christianisme, Dante, Raphaël, Michel-Ange, Le Corrège,Milton, Racine, Bernardin de Saint-Pierre, Châteaubriand, Walter-Scott,Lamartine. Quels hommes ! quelle chasteté de pinceau ! comme ils ontrespecté, comme ils ont maintenu dans sa pureté virginale ce géniequ’ils reçurent du ciel pour enchanter et pour édifier la terre ! Quine voit combien cette palme est à envier ? qui ne sent combien cettegloire sans reproche est une belle auréole au front de l’artiste ou del’écrivain ?

On a beau faire et beau dire ; on a beau entasser les subtilités et lesquolibets : la conscience décide nettement que ceux qui font ainsi fontbien, que ceux qui font autrement font mal. Le talent, don magnifiquede la Providence, ne saurait avoir été jeté parmi les hommes pour leségarer, pour leur complaire au détriment des moeurs et de la vertu. Ilaune plus noble tâche à remplir, et tant pis pour lui s’il trompe sadestinée ; car une loi équitable et mystérieuse semble avoir établi quela supériorité serait la récompense de la sagesse, et voilà pourquoi,dans l’histoire de la littérature et des arts, on trouve que les plusaustères et les plus purs sont aussi les plus renommés et les plusgrands.

En vain m’objecterait-on que les gravures dont je parle ne sont pasprécisément des obscénités, qu’on y garde une certaine mesure, qu’onn’y soulève point tous les voiles. Je maintiens que le délit d’outrageaux moeurs est ici parfaitement caractérisé. A qui ferait-on accepterces excuses dérisoires ? ne sait-on pas qu’au moyen des semblablesescobarderies on éluderait toutes les lois de la morale ? ne sait-onpas qu’il y a un moyen d’être indécent avec des draperies, comme il y amoyen aussi d’être chaste, même avec la nudité la plus entière ?Certainement, il y a tel Apollon, telle Vénus antique, mille fois moinsinconvenants et surtout mille fois moins dangereux que ces figuresgazées tout juste assez pour allumer l’imagination sans tropeffaroucher l’honnêteté. Mieux vaudrait une effronterie complète, mieuxvaudraient des peintures tout-à-fait immondes ; car alors, il faut lecroire, l’indulgence cesserait et on mettrait un terme à l’audace descoupables ; au lieu que ces malheureuses compositions, qui ont l’air dene pas franchir toutes les bornes, apprivoisent doucement au vice sansque la luxure y perde rien.

Et observez que la lithographie, cet ingénieux procédé qu’on a tournéau mal comme tant d’inventions utiles, donne le moyen de les multiplieret de les répandre avec une profusion et une facilité déplorables. Maisqui donc enfin exploite une si dégoûtante industrie ? Je ne crois pasme tromper en disant que ce sont des jeunes gens. Chose étrange !funeste délire dont l’aspect contriste le philosophe ! Ceux quicontaminent ainsi le crayon et le papier sont peut-être (car aucunecontradiction ne doit étonner dans l’homme), sont peut-être les mêmesqui affichent un ardent civisme, qui demandent à grands cris plus deliberté, plus de bonheur pour la France : ils prétendent aimer lapatrie, et ils lui font un mal irréparable. Quelle absurdeinconséquence ! vice et liberté, choses incompatibles, véritableantinomie ! Quoi ! nous vivons dans un siècle de réformes, dans untemps de régénération, comme on dit, et voilà les principes qu’on ypropage ! On croirait vraiment parfois que certaines gens ont comprisnotre dernière révolution comme le droit acquis à chacun de bravertoutes les censures, de mépriser toutes les bienséances, de secouertous les jougs, de contrevenir à toutes les lois. Si c’était là, eneffet, cette civilisation et cette perfectibilité tant vantée, mieuxvaudrait cent fois la barbarie : la barbarie est inculte, mais du moinselle n’est pas moisie.

Jeter dans la circulation des ouvrages immoraux est à mes yeux uneaction des plus graves, et beaucoup de ceux qui s’en rendent coupablesn’ont pas réfléchi, j’en suis sûr, aux conséquences qu’elle entraîne.Le mal que peuvent produire ces productions déhontées est immense etincalculable. Qu’on y songe, en effet : cela ne se borne pas à un lieu,à un temps ; cela reste, cela circule, cela exerce une influence donton ne peut assigner les limites. Le mal en existe-t-il moins, parcequ’il n’est pas immédiat et visible, parce que ce n’est point un faitaccompli à telle heure et en tel endroit, un acte du corps qui sepuisse constater comme un vol ou un meurtre sur le lieu et à l’instantmême du délit ? Un mauvais livre, un dessin obscène iront corrompre lesgénérations futures après avoir corrompu les contemporains. On ne saitdans quelles mains ils tomberont ; on ne sait dans quelles pensées ilsferont naître, ni quels crimes seront conseillés par eux. Et nul douteque la responsabilité de tous les excès et de tous les malheursauxquels ils auront contribué jusqu’à leur anéantissement ne doivepeser sur ceux qui ne rougissent pas de les mettre au jour.

Si l’on avait l’histoire fidèle d’une de ces indignes productionsdepuis qu’elle a été lancée dans le monde, si l’on pouvait suivre,récapituler, additionner toutes les passions qu’elle a stimulées, tousles enfants qu’elle a corrompus, tous les coeurs qu’elle a pervertis,tout le venin, tous les ferments de vice qu’elle a jetés dans+ le corpssocial, il y aurait de quoi effrayer l’auteur lui-même.

Il n’y a que les esprits frivoles, les hommes à vue courte, les gensqui rient de tout, même de l’opprobre, qui puissent regarder leségarements de cette espèce comme d’innocentes plaisanteries. On prenddes précautions contre les fléaux physiques : n’en doit-on pas prendreaussi contre l’invasion des vices ? n’y a-t-il pas l’hygiène des âmescomme celle du corps ? si une épidémie qui attaque notre chair est unechose si terrible, ne redoutera-t-on point celle qui vient gangrenernos coeurs ? sera-ce un forfait irrésistible que d’enfreindre les loissanitaires d’un pays et d’y apporter la peste, et ne sera-ce rien qued’y infecter la pensée publique ? Qui osera dire que la pudeur soitmoins importante que la santé ? qui osera dire que la salubrité desmoeurs ne mérite pas autant d’attention que celle des rues ?

Je regarde donc un livre et un dessin licencieux, rendus publics, commedes objets très-funestes, et si on me demandait lequel des deux l’estdavantage, je répondrais, je crois, que c’est le dessin. Il n’y a riende tel que ce qui frappe nos yeux : la vue est dans l’homme le sens leplus énergique, celui qui nous transmet les impressions les plusvivaces et les plus profondes. Il faut acheter un mauvais livre, ettout le monde n’a pas de l’argent à mettre à de pareilles emplettes ;tout le monde non plus ne sait pas lire. Mais une estampe exposée dansla rue, et dont la vue ne coûte rien, porte son poison dans tous lescoeurs sans exception : elle parle un langage qui n’a pas besoin d’êtreinterprété, et que tout le monde comprend sans truchement ; elleexhorte au vice avec la plus terrible éloquence.

Ce qu’il y a de plus affligeant, c’est de voir que l’art en générals’engage, depuis quelque temps, dans cette malheureuse voie. Je ne saisqui lui a imprimé une si pernicieuse tendance ; mais, sous ce rapport,le dernier salon frappait l’observateur. Or est-il étonnant qu’on voiedans la rue des gravures immodestes, lorsqu’au Louvre même on secomplaît à nous représenter des tableaux voluptueux et des nudités sansmotif.

Assurément, pour blâmer cela, il n’est pas besoin d’être bigot,rigoriste, puritain : il suffit d’être honnête homme et d’avoir un tantsoit peu réfléchi. Ce n’est pas comme chrétiens, ce n’est pas au nomd’une loi divine que j’interpelle ici les artistes : je leur parle aunom de l’honneur, qui est la dernière religion du peuple, et dont onreconnaît toujours la juridiction, pour peu qu’on s’estime soi-même.J’invoque la seule chose que l’on comprenne aujourd’hui, les intérêtspositifs, matériels, palpables de la société.

Des hommes qui se croient de profonds penseurs traitent la pudeur depréjugé : à la bonne heure. Mais, à moins que ces gens d’esprit-là nesoient les plus grands sots de la terre, je parie bien que, quand ilsveulent se marier, ils n’ont garde d’aller choisir une compagnedélivrée du préjugé de la pudeur, et que, s’ils ont une fille à élever,ils ont grand soin de la laisser et de l’entretenir dans le mêmepréjugé. Pour mon compte du moins, quoique j’aie aussi l’orgueil de mecroire au-dessus de quelques préjugés, je sais qu’il m’eût très-fortdéplu d’avoir ou une mère, ou une soeur, ou une épouse, ou une fille,dégagée du préjugé dont nous parlons. Les esprits étroits peuvent seulsregarder la pudeur comme une convention frivole ; les hommes d’état etles véritables philosophes savent bien quelle est son importancesociale, et combien il y a de danger à la laisser outrager impunément.

On voit qu’en réfléchissant sur cette nature, il est possible derattacher des considérations bien sérieuses à un désordre que beaucoupde personnes regardent peut-être comme une bagatelle. Que les artistesrespectent donc le public et se respectent eux-mêmes ; car, ainsi quel’a dit excellemment Victor Hugo, c’est quand on a toute liberté qu’ilsied de garder toute mesure. Si on persiste à nous inonder delithographies indécentes, les honnêtes gens seront obligés de réclamerl’intervention de l’autorité, et elle défendra au moins de les exposeren vente, si elle n’a pas le droit de les faire supprimer. N’yaurait-il pas, en effet, une insigne contradiction à les laisserparaître, tandis qu’on distribue des prix de vertu, que la philantropiecherche à augmenter la moralité des masses, qu’on affecte un respectdélicat pour la décence, qu’on fait couvrir les écoles de natation etmettre des feuilles de vigne aux statues dans les jardins publics ?

Peintres, dessinateurs, gens de lettres, ne jouez pas avec les moeurs ;ce n’est point là de la gaieté, sachez-le bien ; c’est de l’impudence.Laissez à l’homme ses illusions, dans l’intérêt même de son bonheur ;rappelez-vous qu’ici-bas la réalité est toujours affligeante, et quel’imagination seule est poétique.  

AMÉDÉE POMMIER.