Qu’est-ce que l’Ame slave ?
par
François Porché
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NOUS avons tout perdu, disait un de ces Russes dispersés à travers lemonde, comme il y en a tant aujourd'hui (1), nous avons perdu nosparents, nos terres, notre situation sociale, nous sommes sansdomicile, sans profession, sans argent, mais il nous reste le charmeslave. Et, là-dessus, il riait, comme ils rient tous, un peunerveusement. Mais quant à s'expliquer sur la chose même, sur ce charmequ'il considérait comme le privilège imprescriptible de sa race, cetexilé n'en avait cure, tellement il s'agissait, dans son esprit, d'unevérité évidente. L'expression, de fait, est si courante, qu'elle a prisl'apparence d'un axiome. On dit le « charme slave » comme on dit le «bon sens français ».
Par contre, il arrive que l'on parle aussi, quelquefois, de « duplicitéslave ». Tout comme on parle, d'ailleurs, de « vanité française ». Etce sont là des termes qui, quoique moins flatteurs, ne laissent pas qued'être, l'un et l'autre, assez répandus. Je les rapproche à dessein,pour qu'ils se neutralisent et perdent ainsi leur aigreur. Comme chacunsait que tous les Français ne sont pas vaniteux, on ne m'accusera pasd'avoir prétendu que tous les Slaves sont fourbes. « Charme slave », «duplicité slave », « bon sens français », « vanité française », toutesces formules, en effet, ne sont que des lieux communs, c'est-à-dire deces traits généraux universellement admis, qui comportent une multituded'exceptions.
Cependant, ces vastes synthèses imprécises dont est composée ce qu'onnomme la sagesse des nations, sont-elles de pures idoles verbales ? Necorrespondent-elles pas, au contraire, à une réalité ? Et cetteréalité, si vague qu'elle soit, ne peut-on essayer de la définir, unpeu comme on dessinerait à l'estompe le noyau d'une nébuleuse ?
Nombreux sont aujourd'hui les émigrés russes dans tous les grandscentres de l'Occident et jusqu'en Amérique. Beaucoup, dans leur exode,se sont arrêtés à Paris. Ces hôtes nouveaux, il est de notre intérêt,je crois, de ne pas les ignorer. En outre, que se passe-t-il au juste,là-bas, à l'Est ? Du grand bouleversement accompli, la plupart desFrançais ne savent qu'une chose, c'est qu'il dure depuis sept ans. Lereste, pour eux, est une énigme. Peut-être, si l'on avait du caractèrerusse une connaissance plus intime, serait-on moins surpris, moinsperplexe. Qu'est-ce donc que cette « âme slave », cette âme qu'on dittantôt séduisante, et tantôt fallacieuse, où chez laquelle le don deplaire et l'aptitude à tromper ne seraient que les deux faces d'un seulet même tempérament?
L'auteur de ces lignes a passé quatre années consécutives en Russieavant la guerre. Il avait sa résidence habituelle à Moscou, mais il afait de fréquents séjours à Saint-Pétersbourg, à Riazan. Il a visitéPétrosavodsk, Archangel, Viatka, Perm, Kazan. Nijni-Novgorod, Kiev,sans parler de ce qu'on nommait, à l'époque, les « villes de district »; et il connaît aussi les villages perdus dans la campagne illimitée ;et il a vécu souvent des semaines au milieu des pèlerins, dans lesgrands monastères du pays : Troïtsa, Solovetski. Bien plus, il n'étaitpoint là-bas un simple voyageur, un passant ; il avait des attachesdans une famille « tout ce qu'il y a de plus russe ». Son jeune fils,qui a dans les veines du sang slave, est né sur les bords de l'Oka.
L'avertissement était utile. Si je n'étais qu'un français qui a luTolstoï et Dostoïevski, Tchékov et Bounine, mon cas serait celui detout le monde. De l'âme slave, considérée à travers les livres, jepourrais, à mon tour, présenter une image ingénieuse, qui serait unepure construction de l'esprit. D'autres l'ont fait, avec un talent queje n'ai point. Mon dessein est tout différent. J'ai de la Russie unevue concrète, réelle ; c'est cette vue que j'offre au public.
Mais, d'abord, une distinction s'impose : outre les Russes, la grandefamille slave comprend les Polonais et les Tchèques. Je laisse de côtéces deux groupes importants, non certes que je les dédaigne, mais parceque je n'ai sur eux, précisément, que des notions apprises oulivresques. D'ailleurs, l'expression « âme slave » n'a rien descientifique : c'est un cliché commode. Le terme, dans son acceptionordinaire, vise surtout les Russes, pour la simple raison, que ceux-ci,dans l'ensemble des Slaves, sont l'immense majorité.
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L'instinct le plus profond des Russes, peut-être, c'est l'instinctnomade. Nomade, le mot éveille l'idée de la caravane et du campement.Je ne prétends pas, pour cela, que le Russe d'aujourd'hui, ressemble auBerbère. Il ne voyage à dos de chameau, ni ne dort sous la tente. Maischez le Juif aussi, l'instinct nomade reste fort, et le Juif circule enchemin de fer. Il y a les nomades primitifs, qui n'ont pas de maison,et il y a les autres, les évolués, qui, sous leur toit, gardent unvague désir d'être ailleurs, ou bien, en dehors de ce souhait latent,et alors même qu'ils ne changent pas de résidence, n'ont jamais lesentiment que leur habitation soit fixe. A cette seconde catégorieappartiennent les Juifs non assimilés, et, peut-on dire, tous lesRusses.
C'est ce qui explique comment, dans leur dispersion, les émigrés venusde Russie ont presque toujours conservé une insouciance qui nousétonne. Evidemment, il faut, dans cette attitude, faire la part dufatalisme oriental, du fameux « nitchevo » — et souvent, aussi, la partdu courage — mais il est certain que le Russe, en exil, est moinsdésemparé, moins désorbité que le Français ne le serait à sa place,bref, qu'il souffre moins que nous ne souffririons, Que dis-je ! aumilieu des deuils et des ruines, les émigrés russes goûtent, peut-être,à leur insu, dans les incertitudes de leur sort, la satisfaction d'unbesoin inhérent à leur nature, le plaisir amer de rassasier leuréternelle faim d'inquiétude. Que cet assouvissement soit lui-mêmepénible, qu'il s'accompagne d'angoisse et de désespoir, c'est sûr, maisla douleur qu'il comporte, si nuancée, si riche, est inséparable de sesdélices.
S'il est un sentiment dont le Russe adore se griser, c'est celui de lanostalgie. Il fuit l'objet de son amour pour le bonheur de leregretter. Il aime mieux de loin que de près. Nombre de ceux qui ontaujourd'hui rompu avec leur patrie, dans le dessein d'échapper à leursnouveaux maîtres, avaient l'habitude, autrefois, de venir à l'étranger.Quelques-uns même y séjournaient, non seulement pour jouir d'un climatplus doux et des agréments de la vie occidentale, mais pour combineravec ces avantages celui, plus profond, plus artiste, plus pervers, sil'on veut, de bénir la Russie à distance.
Paradoxe ? Non. Tout l'art de Tourgueniev n'est que la culture, enserre chaude, de cette mélancolie. Et combien étaient-ils, dès avant laguerre, qui, se promenant en landau le long des corniches de la côted'Azur, si l'un d'eux entonnait quelque chanson du Volga, laissaientcouler leurs larmes ? Des aristocrates ceux-là, dira-t-on, etTourgueniev, un barine, tous des cosmopolites, des figures du passé quin'ont plus rien de commun avec la nouvelle Russie Oui, les anciensbannis, devenus les maîtres du jour, ont, il est vrai, rallié Moscou,mais combien sont-ils, parmi eux, qui, prisonniers à présent de leurpropre police, voudraient bien pouvoir s'évader et revenir errer un peusur les bords du Léman ou dans le quartier Montparnasse — afin d'yregretter la Russie. L'internationalisme théorique n'y peut rien, leSlave ne dépouille point son âme. Les Russes divisés ont beau se haïr,tous, bolcheviks ou anti-bolcheviks, révolutionnaires ou bourgeois, ilssont frères, en dépit du sang répandu. De même que chez le moujik et leseigneur, celui-ci fût-il un des hommes les plus raffinés de l'anciennecour, on reconnaissait, à plus d'un trait, deux enfants d'une même mère.
Au reste, l'instinct nomade du Russe n'est pas, au fond de lui, une deces survivances ataviques qu'on ne découvre que difficilement, à forcede coups de sonde : pour l'observateur, en Russie, ce caractère estpatent. J'ai vu bien des intérieurs russes, tous avaient, plus oumoins, l'aspect d'un campement. Et je ne parle pas seulement desintérieurs pauvres. Chez des gens aisés, voire riches, j'ai trouvé lesmêmes signes : c'était, par exemple, à côté d'un salon, quelque piècedémeublée, ou bien, dans le meuble d'un appartement, je ne sais quoi dedésordonné, de provisoire, ou encore une salle à manger où l'oncouchait sur un divan, à moins que ce ne fût une chambre à coucher oùtraînait, sur un lit, quelque assiette. Tout était à l'opposé de l'idéed'installation. Notez que cet arrangement provisoire pouvait durertoute l'existence, comme il arrivait presque toujours, sans quecependant l'esprit en fût changé. On vivait là comme on aurait pu vivreailleurs, parce qu'il fallait bien vivre quelque part. Je remarquaisaussi que, dans des logements qui abritaient des familles nombreuses,les portes de communication entre les différentes pièces n'étaientpoint aussi rigoureusement closes qu'en France : même avant laRévolution, une chambre en Russie n'était guère un domaine fermé oùl'individu se retire, où le titulaire a seul accès. Et cette impressionde vie en commun était encore plus frappante dans les villas, l'été, àla campagne. Si sociable qu'il soit, un Français ne se détend, ne « seretrouve » que dans sa chambre, aux heures de solitude ; un Russe ne sesent à son aise, n'est vraiment lui-même, que dans la salle commune oùchante le samovar. Certes, les bourgeois, en Russie, sous le régimebolchevik, ont pu souffrir du « communisme légal », lorsqu'il n'était,dans la pratique, qu'un moyen de les molester, mais le communisme ensoi ne répugne point au Russe. Toutes les fois que la cohabitation avecdes brutes ou des voyous fut imposée par malice à des gens de bonneéducation, cela dut être, sans doute, un supplice pour eux (un supplicemoindre, cependant, que celui qu'endureraient des Français dans unesituation pareille, car la fraternité, en Russie, n'est pas un vainmot); mais s'il était arrivé que les commissaires chargés d'appliquerla loi eussent entassé dans la même chambre étroite dix personnesinstruites et bien élevées, elles auraient chaque nuit, au lieu dedormir, discuté de tout avec ivresse jusqu'à quatre heures du matin.Et, puisque j'ai, au début de cet article, parlé du « charme slave »,voilà, je pense, une des raisons de cette séduction : porte ouverte,table ouverte, cela veut dire aussi ouverture de cœur, bon accueil àl'étranger, parce que le seuil de la maison ressemble au seuil de latente, parce qu'il n'y a rien de tel que le nomade pour observer leslois de l'hospitalité. Une autre survivance de l'esprit de tribu,particulier au nomade, c'était, avant la révolution, dans les famillesaisées, le grand nombre des familiers, des parasites, groupés sous lemême toit : parents pauvres, vieilles filles, veuves, amis malchanceux,personnages bouffons, tous réunis comme des chats autour d'une écuelle.Soyez sûrs que les nouveaux-riches, à leur tour, là-bas, ont déjà leurs« clients ».
Mais l'appel du vaste horizon, le désir continuel de partir, ne croyezpas qu'ils soient, en Russie, une maladie d'intellectuels, un de cesdésordres que, chez les nerveux, produit quelquefois la culture.Tolstoï sentant venir la mort, déserte sa famille et son toit, mais,dans cette évasion suprême, il ne se comporte point en créatured'exception. Son tourment, le moujik le connaît bien, il l'éprouve. Quede fois, lui aussi, dans son izba, écartant les rideaux de cotonnaderouge qui pendent devant l'étroite fenêtre, a-t-il regardé au dehors,vers le lointain sans borne. La Russie est si grande ! Est-il besoin,pour voyager, de s'en aller à l'étranger ? A quoi bon, même, prendre lechemin de fer ? Il suffit, en été, de prendre un bâton, et en route !La plaine s'étend à l'infini. Le ciel bleuâtre a, dans le tableau, uneimportance extraordinaire, le sol n'étant plus qu'un immense plat sousune cloche de cristal démesurée. Rien qui puisse arrêter l'imaginationdans les hasards de son flottement : tout se ressemble, tout sebrouille, le brin d'herbe suit le brin d'herbe, et la forêt dansl'espace n'est qu'une touffe à peine plus haute. Ainsi le moujik,autrefois, seul ou par bandes, chaussé d'écorce ou pieds nus, s'enallait vers les lieux saints. Aujourd'hui, les couvents vénérés sontdétruits, les reliques, vraies ou fausses, ont été dispersées, et il nesemble pas que le paysan se soit beaucoup ému de ces profanations. D'oùvient donc cette indifférence ? Ne devons-nous pas penser que, pour lemoujik, le principal attrait du pèlerinage, ce n'était point le but,mais le chemin ? Quoi qu'il en soit, il faudra bien que les hommes aupouvoir trouvent maintenant d'autres prétextes capables de contentercet instinct de gyrovagues, si fréquent dans les âmes paysannes.Qu'inventeront-ils ? Je l'ignore. Ils n'en sont pas à une expérienceprès. Dans leur laboratoire, les générations sacrifiées ne comptentguère plus que des cobayes. Cependant, puisqu'ils se prétendentréalistes, que les nouveaux hôtes du Kremlin prennent note de ceci : lemarxisme intégral et universel, c'est très beau, mais s'il est vrai quedans tous les domaines, en histoire et même en géologie, le changementsoit la loi, il est de fait aussi qu'il y a dans un pays, dans unerace, des choses qui échappent au rythme des révolutions politiques,des choses qui durent, ou, à tout le moins, qui ne se modifient quetrès lentement. On n'empêchera pas par décret qu'en Russie ne succède,chaque année, à la neige cette poussière d'ocre impalpable, dont lenuage, depuis la Chine, allonge ses franges sur les routes : lapoussière d'Asie. On ne fera pas que toute âme slave ne tourbillonneavec cette cendre et n'aime chercher dans le vent une pâture à sesrêves.
Enfin, non moins formidable que l'hiver russe est cette autre réalité :l'ennui russe. Il n'y a que le Russe qui sache bâiller, (comme il n'y aque lui qui sache boire). Alors, venu du fond de l'être, sort de sapoitrine un soupir émouvant, inquiétant. On se dit : « Cet hommes'ennuie trop, il va sûrement commettre quelque excès. » Le paysanrusse qui marche à côté de son traîneau, pousse, après avoir faitclaquer son fouet, un gémissement lugubre, tel que je n'en ai jamaisouï de pareil en France. Il me souvient d'une rue en pente qui passaitdevant mes fenêtres, dans un faubourg de Moscou ; par-là montaient, enhiver, d'interminables files de traîneaux chargés de bois ; leurglissement dans la neige ne faisait aucun bruit, non plus que les pasdes petits chevaux bourrus ; mais les rouliers qui menaient le convois'annonçaient de loin à mes oreilles par un concert d'imprécationsfunèbres. Je n'ai jamais pu entendre sans serrement de cœur, aucrépuscule, cette longue plainte déchirante. On eût dit d'uneprocession de forçats grimpant la côte, ou plutôt d'un cortège dedamnés, qu'auraient fouaillés, dans le vent, des démons invisibles.
Mais c'est dans les petites villes russes surtout que l'ennui est siabsolu, si total, qu'il acquiert positivement le poids d'une fatalitémonstrueuse. D'où vient ce poison subtil qui, à la saison des grandsfroids, rend les soirées si accablantes ? De la lourde atmosphère despoêles ? Ou bien, malgré le mastic qui bouche les interstices desdoubles fenêtres, de la rue déserte et glacée ? On ne sait. Mais quandune fois on a respiré cette vapeur asphyxiante, on comprend, on excusela paresse noire, l'ivrognerie, tous les vices cachés. Et comme, alors,elle devient explicable, cette impulsion que tous les Russes ontéprouvée — ou réfrénée — et qui les porte brusquement à sortir de chezeux, à rompre avec leurs habitudes, à franchir les frontières de leurpays — ou celles mêmes de la vie !
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Tendance à la fugue, inclination commune, en Russie, à toutes lesclasses : que de conséquences en découlent, attrayantes ou rebutantes,selon le tempérament de l'observateur ! Les bolcheviks ont instauré un« ordre nouveau », mais l'expression « ordre nouveau » n'est qu'uneformule abstraite. Il y a quelque chose de plus réel, c'est le «désordre russe ». Cependant qu'on ne se méprenne pas ! Je ne fais pointici, même d'une façon détournée, le procès du communisme. La politiquen'est en rien mon affaire. Le « désordre russe » dont je parle existaitavant la révolution. Indépendant du régime auquel le pays est soumis,il est un des aspects de l'âme russe elle-même. Puisque l'idée defixité, d'établissement, est en foncière opposition avec ce qu'il y ad'essentiel chez le Russe, comment celui-ci aurait-il ce respect descadres qui est chez nous si frappant, même dans les périodes les plustroublées ? J'ai connu l'ordre prétendu de l'autocratie. Ce n'étaitqu'une façade derrière laquelle s'enchevêtraient une multitude dedésordres : désordre des administrations, de l'armée, de l'Eglise, dumonde universitaire, du monde des affaires, désordre de la vie russetout entière. Existe-t-il maintenant, en Russie, et quelle que soit lavaleur de cet ordre, un ordre enfin véritable ? J'en doute. On ne mefera point croire que les lois des soviets ne sont pas, à leur tour,transgressées de mille manières. Nous le savons, d'ailleurs. Bien despersonnes traquées ont dû à cette indiscipline du corps social ou àcette négligence des agents de l'autorité d'avoir la vie sauve ? Lerecours aux procédés de l'ancienne police, les répressions sanglantes,tant d'à-coups, tant d'exaspérations, dans l'exercice du pouvoir, toutcela ne prouve-t-il pas encore combien, en Russie, une règle, quellequ'elle soit, a de peine à s'établir et à s'imposer ? Ce n'est pas parune simple fantaisie d'homme de lettres que Gorki compare Lénine àPierre le Grand. Tous les deux, en effet, ont eu ceci de commun : lepoing de fer, nécessaire pour maintenir, dans un équilibre apparent etdans un semblant d'unité, cet organisme immense de la Russie, qu'unprincipe de dissociation ne cesse de travailler intérieurement.
Ce même esprit de désorganisation, de dispersion constantes s'observedans la famille. Ainsi se retrouve dans la cellule le mal qui ronge lecorps entier. Évidemment, chez nous aussi la famille a perdu sacohésion d'autrefois. Mais ces liens qui, en France même, se sont fortrelâchés, il semble qu'en Russie ils n'existent pour ainsi dire pas dutout. Je sais bien qu'il en allait autrement jadis, et que dansl'antique famille russe, telle qu'un Ostrovski l'a peinte, l'autoritépaternelle était volontiers despotique ; mais un certain despotismeétait, peut-être, nécessaire, dans la famille comme dans l'Etat, pourqu'un peu d'ordre y fût sauvegardé. Là encore la tyrannie apparaîtcomme un barrage opposé à toutes les fuites, à toutes les désunions.Quoi qu'il en soit, dès avant le bolchevisme, la famille, en Russie,était en pleine décomposition. Non que la tendresse y manquât ; ce quiy faisait totalement défaut, c'était le sentiment de la hiérarchie,l'idée exacte des rapports de dépendance qui doivent — du moins selonla morale traditionnelle — attacher les enfants aux parents.L'irrespect de la jeunesse à l'égard des pères, des mères, et, d'unefaçon générale, de toutes les personnes d'âge, était inimaginable,ahurissant. Je ne connais pas de pays où gamins et gamines de quinzeans soient plus présomptueux, plus assurés de détenir entre leurs mainsles promesses d'un avenir meilleur, ou plus enclins à détruire, avec unnaïf mépris, tout ce qui fut avant eux. Certes, les théoriciens de latable rase n'ont pas dû avoir de peine à enrôler ces enfants. De mêmequ'ils n'ont fait qu'achever la dislocation de la famille.
A coup sûr, il y a du désordre en France et ailleurs, mais le désordredes pays d'ordre, même quand il est grave, n'a rien de commun avec ledésordre organique, spécifique dont il est ici question. Tous lesRusses de bonne foi, j'en suis certain, me comprendront. Léninelui-même, en dépit de son extraordinaire volonté, portait en lui tousles signes de cette tendance au changement qui, dans le domaine ducœur, rend le Russe infidèle et, dans le domaine de l'esprit, le rendinconséquent. N'est-ce pas Lénine qui a dit qu'il ne considérait leshypothèses que comme des instruments de travail ? Combien d'hypothèses,dans un temps si court, a-t-il usées et rejetées ! Et cependant,c'était un doctrinaire, mais un doctrinaire russe, c'est-à-dire encoreun nomade, sans principe fixe, allant de compromis en compromis, et,dans le moment même qu'il appliquait une théorie, sollicité déjà parquelque autre. Ah ! la caravane qui a suivi cet esprit instable estloin de Karl Marx, son point de départ ! Et comme le chef slave auxpommettes saillantes, aux regards aigus et mobiles, est différent del'avocat d'Arras à l'œil froid, au corps tout d'une pièce. Celui-ci, dumoins, ayant assis ses convictions sur le roc, s'y logeait comme dansune tour !
Mais si la variabilité se traduit, en politique, par la fureur demettre à l'essai tous les systèmes, ce qui n'est pas sans risques, parcontre, en littérature, en art, quel bénéfice les Russes n'ont-ils pastiré de leur nature ondoyante ! Car notez que le mot « ondoyant » n'estpas synonyme de « superficiel ». Il signifie littéralement : « quiondoie ». Il y a des eaux profondes, et l'âme slave ressemble à ceseaux-là. Certes, je n'irai pas jusqu'à soutenir que, pour l'écrivain,pour l'artiste, la discipline soit sans utilité. Les lettresfrançaises, les arts français, ne sont qu'un long témoignage, renouveléde siècle en siècle, en faveur de la raison. Mais la logique n'est pastout, l'intuition aussi est un instrument précieux. Il existe desgenres littéraires, notamment, où le don divinatoire, même s'il est lefruit d'une sensibilité maladive, passe en vertu l'aptitude àconstruire. Les Russes sont des romanciers-nés. Ce qui les sert encore,ici, c'est je ne sais quelle impudeur dans l'aveu qui leur estparticulière. Chez nous, la confidence est chose précautionneuse, laconfession, chose secrète, rituelle. En Russie, la pratique de l'une etde l'autre est générale et publique. Chacun se raconte, s'accuse et serepent devant n'importe qui, n'importe où, en chemin de fer, aurestaurant, à l'étuve. Le Russe met son orgueil, non pas à se grandir,mais à se rabaisser, car il montre ainsi qu'il connaît toutes lesfaiblesses de l'humanité, c'est elle qu'il plaint en sa personne. Et,de plus, pour lui, avouer ses torts équivaut à les effacer.
Poètes-nés, les Russes le sont également. Cet abandon, qui est lepropre même du lyrisme, quelle source d'effusion n'est-il pas quand ilse joint à une hyperesthésie de tout l'être, ainsi qu'il arrivefréquemment chez les Slaves. La poésie n'est point là-bas, comme enFrance, l'objet d'un culte privé auquel les masses sont indifférentes ;elle est universellement répandue. On représente toujours le moujik, enOccident, comme un cerveau obtus. Permettez-moi de sourire. Cetignorant est d'abord très malin. Mais surtout, il est sensible, j'osedire plus : artiste. Il bat sa femme comme plâtre, c'est entendu. Ilest même, dit-on (Gorki l'affirme) devenu, en ces dernières années,très cruel. Alors, c'est qu'on l'a rendu tel, et que sa séculairesouffrance n'a guère été allégée. Mais n'importe ! son âme est ouverteà la poésie. Pour ceux qui ne s'en rapportent qu'aux textes, lamagnificence du folklore, en Russie, est là pour le prouver. Et lemoujik, en outre, est musicien. Tous les Slaves le sont. Comment lamusique, l'art qui déchaîne les forces obscures, où la passion parlesans retenue, ne serait-il pas cher aux Russes ?
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Est-ce à dire qu'il n'y a, dans l'âme slave, rien de constant, si cen'est son inconstance même, avec tout ce qui en découle ? Non, maisparmi les traits invariables, communs à tous les Russes, certains sonttrop connus pour que j'y insiste : par exemple le goût sadique de ladouleur, déformation, peut-être, du sentiment chrétien, et l'ivresse dusacrifice, la religion de la pitié. Il me souvient d'une jeune fille,belle, spirituelle, cultivée, raffinée, toutes les grâces, tous lesdons. Elle marche environnée d'une cour. Des étudiants se tuent pourelle. Un jour, on apprend qu'elle est mariée. Avec qui ? Avec un bossu.Intelligent ? Non, stupide. Riche ? Non, sans un kopeck. Alors,pourquoi ? parce qu'il était
le plus faible.Compassion ? Evidemment, mais orgueil aussi, orgueil forcené. Ilfallait à cette jeune déesse quelqu'un à qui elle ne dût rien et quilui fût redevable de tout. Elle a trouvé ce dégénéré : une aubaine !Voilà qui est bien russe !
Un autre caractère permanent des Slaves, celui-ci généralement ignoré,c'est leur ardent patriotisme. Ah ! sans doute, cela peut surprendre.Il m'a fallu longtemps à moi-même pour m'en apercevoir, mais cesentiment est d'autant plus profond qu'il est plus dissimulé. Bienavant que les bolcheviks n'eussent érigé le principe de la dictatureprolétarienne en dogme international, il était de mode, en Russie, derailler notre « nationalisme ». En France, me disait-on, tout le mondeest chauvin. La vérité, c'est que l'idée de patrie est, chez nous,attachée au sol, et c'est envers cette forme de patriotisme que leRusse n'a que moquerie. Le pays, là-bas, est si vaste, le cœur siéloigné des extrémités, que la nation n'a pas comme la nôtre, si j'osedire, des frontières chatouilleuses. Il est de tradition qu'en Russiel'espace a toujours lassé l'invasion. Cependant, quand j'habitaisMoscou, une particularité finit par me frapper, c'est le continuelemploi, l'abus de l'adjectif « russe », appliqué par tous à touteschoses : le printemps, l'hiver, le soleil, la glace, la beauté, labonté, la gaîté, l'humour, etc., comme si chacun avait eu la convictionque les couleurs des saisons, les expressions des visages, les qualitéset les défauts des hommes, tout avait, en Russie, on ne sait quoi despécial, de mystérieux, d'absolument impénétrable pour l'étranger. Etje compris que l'apparente modestie du Russe, qu'il oppose sivolontiers à notre vanité, cache un orgueil délirant. L'orgueil ! j'aiprononcé ce mot, déjà, plusieurs fois. C'est qu'il est une des clefs del'âme slave, toujours méprisante, jusque dans le moment même où elles'humilie. Le patriotisme russe est donc un orgueil national, quasimystique, assez analogue à l'orgueil racial du Juif-errant. L'un etl'autre sont des fiertés de nomades qui se jugent incomparablementsupérieurs à tous les peuples de la terre. Et d'ailleurs, parparenthèse, si le Russe est, en bien des points, l'antipode du Juif,souvent aussi, quoi qu'il dise et malgré qu'il en ait, il le rejoint :éloignement et rencontre expliquent bien des choses.
Du « charme slave » on aura, je l'espère, et chacun selon ses goûts,trouvé dans ce que j'ai dit une explication suffisante. Mais, puisquenous voici ramenés à la théorie du « nomadisme comme vers le centre denotre examen, je voudrais, en terminant, rattacher à ce même point devue les raisons pour lesquelles l'âme « charmante » a pu être aussi,quelquefois, accusée de « duplicité ». Double, elle ? Non, c'est troppeu dire. Plutôt à triple, à quadruple fond, ou mieux encore, à fondmouvant, comme une baie peu sûre. Mais ne parlez pas de « fourberie ».Le mot « double » éveille l'idée de fausseté. De là vient la confusion.L'âme slave est la moins hypocrite qui soit. Elle est même terriblementsincère, puisqu'elle l'est à chaque instant, et qu'elle varie sanscesse. Nous non plus, nous n'échappons pas à la loi du changement, quiest celle de la vie, mais nous nous efforçons d'accorder nos opinionssuccessives, de concilier nos sentiments d'aujourd'hui avec ceuxd'hier. Nous cherchons des moyens termes, des compromis, qui nouspermettent de composer de nous-mêmes, pour les autres et à nos propresyeux, une image qui se tienne. L'identité du moi, cette constructionabstraite, n'existe point chez le Russe. Instable essentiellement, ilaccomplit en lui-même les plus aventureux voyages, et sa personnalitéde la veille ressemble à ce qui reste de cendres refroidies, dans leslieux, à présent déserts, où le nomade, un soir, a campé.
NOTE:(1) Écrit en 1925.