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[POULET-MALASSIS, Auguste (1825-1878)].- Histoire duthéâtre érotique de la rue de laSanté par l'illustre Brisacier (1866).
Saisiedu texte : S.Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.VIII.2005)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Mél : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texte établi sur un exemplaire(coll.part.) de la réimpression du Théâtreérotique de la rue de la Santéprécédé de son histoire et suivie deLes deux Gougnottes, éditioncomplète en 1 volume, donnée à Parisen 1963 par le Cercle duLivre précieux dans sa collection Les bijoux indiscrets.

HISTOIRE
DU
THÉÂTREÉROTIQUE
DE LA
RUE DE LASANTÉ.

par

l'Illustre Brisacier

~*~

1

Si l'hypocrisie n'était pas, par excellence, la vertuthéologale de notre triste époque, ceThéâtre, conçu d'aprèsl'idée simple de Molière, de réjouirles honnêtes gens, n'aurait aucunement besoind'introduction.On lèverait la toile, et le spectacle commencerait,après l'ouverture exécutée par lesviolons.

Mais, hélas! l'esprit criminaliste de nos contemporains,tous magistrats stagiaires à la sixième chambre,voit matière à procès et àscandale dans les actions les plus ingénues, etréclame à grands cris des explications.

Ce sont ces explications que nous allons ne pas leur fournir.

II

Ce que nous prétendons écrire, n'est quel'histoire pure et succincte du Théâtreérotique de la rue de la Santé,théâtre bizarre, irrégulier, sauvage,excessif - mais où l'on a ri d'un rire franc, et qui a eu leprivilège de réunir, dans la communion de lagaîté, un petit nombre d'artistes et d'hommes de lettresbien portants.

La Bohème élégante etpoétique de la rue du Doyenné, lecénacle qui rassemblait Théophile Gautier,Gérard de Nerval, Lassailly, Arsène Houssaye,encore non millionnaire, et Chassériau, et Marilhat, et tantd'autres, morts régulièrement ouenterrés dans un Institut vague etindéterminé, ou simplement devenus de grandspoètes contraints de rendre compte des ouvrages de M.Dennery, pour gagner l'argent nécessaire àl'entretien des vices qu'ils ont pu conserver, n'a plus aucune raisond'être. Elle a disparu - avec les beaux enthousiasmes et lesfiers élans quifaisaient battre le coeur des vaillantsde 1830.

Mais le bourgeoisisme envahissant, la vie de café, lebesoin incessant de fairede la copie, n'ont pu disciplinerentièrement la bande des hommes de lettres vivaces et desartistes en qui le sang des aïeux circule, malgrétout. A de certains moments, la gent irritable sent ses nerfsagacés, et veut, à toute force, protester, fût-ceentre quatre murs et dans le fond d'une cave, contre la tyrannie dessoirées officielles et des réunions oùles peintres sont mêlés aux boursiers, et lespoètes aux journalistes graves.

En ce temps-là (1861), M. Duranty venait d'ouvrir, dans lejardin des Tuileries, un théâtre de marionnettes,salué à son aurore par les acclamations de lahaute et de la basse presse, marionnettes littéraires, quipétaient des alexandrins, en guise de poudre, aux yeux desmilitaires et des bonnes d'enfants, mais qui ne tardèrentpas à devenir pareilles aux marionnettes desChamps-Elysées, et durent se résignerà jouer la farce traditionnelle de Polichinelle battant safemme, etfinalement emporté par le Diable.

III

M. Amédée Rolland que les récentssuccès des Vacancesdu Docteur et de l'Usurierde Village avaient mis en vue, demeurait alors dans unesorte de villede province enclavée, au fond des Batignolles, entre lesfortifications et les premières maisons deClichy-la-Garenne. Samaison avait pour locataires M. Jean Duboys, l'auteur de laVolonté et des Femmes de Province,M. Edmond Wittersheim,et M. Camille Weinschenck, un voyageur revenu du Japon, et que ladifficulté de son nom qui se brait, se miaule, ou s'aboiepeut-être, mais ne se prononce pas, faisait appeler,simplement, 4025.

A la suite d'un déjeuner où étaitinvité M. Lemercier de Neuville (Lemerdier,dans l'intimité), on émit le projet d'appliquerl'idée de M. Duranty à unthéâtre libre, où la fantaisie sedonneraitcarrière, et qui servirait de prétexteà réunir dans un souper semi-mensuel unevingtaine de gens d'esprit, éparpillés aux vingtcoins de Paris.

Le projet eût été un simple proposd'après boire, sans M. Lemercier de Neuville, sorte demaître Jacques, apte à plus de choses quel'ancien, qui trouva immédiatement le moyen de faire uneréalité d'une idée en l'air ; - et le27 mai 1862, un public - -très particulier -était convié d'assister àl'inauguration solennelle de l'ErotikonTheatron.

IV

Ce théâtre était installédans une salle vitrée, antichambre de la maison.

M. Lemercier de Neuville en fut à la fois l'architecte, lemaçon, le peintre, le machiniste et le directeur. Leprivilège lui en fut, bien entendu, solennellementconcédé (*).

Au-dessus de la porte d'entrée, on lisait cette maxime,empruntée à la sagesse de Joseph Prudhomme :

SANSORDRE ON N'ARRIVE A RIEN.

Ladite maxime servitd'épigraphe aux affiches des représentations,données PAR ORDRE, puisque sansordre on n'arriveà rien.

Les inscriptions étaient nombreuses dans la maison.Locataires et visiteurs avaient tous l'esprit épigraphique.

Chaque pièce avait donc une appellationparticulière, qui se justifiait.

Sur la porte des lieux, on lisait :

PARLEZA PONSON.

On finit par dire : « Je vais chez Ponson » pour :« Je vais aux lieux. »

Le domestique de la maison se composait de deux femmes : Tronquette,sorte de négresse blanche, longtemps au service de Titine,personne de moeurs légères, qui a fait les beauxjours du café du Ratmort, après avoir fait ceuxde M. Amédée Rolland, et de quelques autres gensde lettres. Tronquette était chargée de faire leslits de ces messieurs, mais son occupation essentielle consistaità ne jamais se laver les mains ni la figure. M. Auguste deChâtillon lui demanda un jour si elle se lavait autre chose ;Tronquette luirépondit : « Venez-Y voir ! »

La femme de Léonidas eût dit : « Viensle prendre ! »

L'autre femme était la cuisinièreAimée - semblable à toutes lescuisinières possibles.

Aimée et Tronquette couchaient ensemble dans un petitpavillon, à l'entrée du jardin, sur la porteduquel était écrit :

PARLEZA TRONQUETTE.

M. Albert Glatigny fut surpris un jour dans ce pavillon, excitantviolemment les deux pécores aux voluptés de latribaderie.

La vertu de Tronquette se manifestait en ce moment sous la forme d'unmanche à balai, qu'elle brandissait sur la tête,la vraie tête (1), de ce poète immoral, maisconvaincu.

Chaque chose, chaque animal du jardin avait un nom particulier,destiné à illusionner les étrangerssur sa nature et son origine :

Le puits se nommait: - Les Sources du Nil;
Un puisard : - L'Hippocrène;
Un espace sablé, réservé pour fairedes armes : - LeChamp-de-Mars ;
La cage aux chiens : - LaMénagerie ;
Follette, chiennecaniche : - Lionne del'Atlas ;
Pip, chien ratier : - Tigredu Bengale ;
Un chat empaillé, enchaîné au sommet dupuits : - Singe duPérou, rapporté par le capitaine Camil;
La cage aux poules portait cette inscription : - Coq de Gruyère,donné par le consul de Franceà Batignolles ;

Une pie noire, aux ailes éboutées, qui sautillaitçà et là, avaitété baptisée Perle noire, enl'honneurde la pièce de M. Sardou.

Les arbres portaient des étiquettes du même genre;

Un abricotier : -Saucissonnier à l'ail. (Saucissonnierusalliaca : LINNÆUS)donné par M. Champfleury.
Un sapin : - Bretellier des Alpes. (Bretellariumalpinium : LINNÆUS)donnée par M. de Lamartine.
Un prunier : - Cubèbe commun.(Cubebus communis: LINNÆUS)donné par mademoiselleSuzanne Lagier.

Etc., etc., etc.

V

LeThéâtre.

Sur les murailles s'étendait une fresque peinte par M.Lemercier de Neuville, représentant une salle de spectacleoù les charges des spectateurs, fort ressemblantes, seprélassaient dans les loges.

Le théâtre, au fond de la salle, ne comportait pasmoins de seize plans de profondeur, et étaitmachiné de manière à yreprésenter des féeries aussicompliquées que laBiche au bois.

Personnel.

Bailleur de fondset propriétaire:    M.AMÉDÉE ROLLAND.
Directeur privilégié:    M.LEMERCIER DE NEUVILLE.
Régisseur général:    M. JEAN DUBOYS.
Lampiste, machiniste,en un mot toutes les fonctions viles :    M.CAMILLE WEINSCHENCK.


Matériel.

Huit poupées, sculptées par M. Demarsy, acteurde la Porte Saint-Martin ;

Douze costumes, exécutés par les maîtresses desmembres de l'administration ;

Trente-six décors, peints par Edmond Wittersheim etLemercier de Neuville, mais retouchés par M. Darjou, quiavait peint la façade du théâtre.

Deux décors, le salon louis XV et la cuisine, qui servaientdans Signe d'argent,étaient l'oeuvre de l'heureuxmortel auquel madame Alphonsine des Variétés adit un jour : « Sois mon Caïus, je serai taCaïa ! »

Passons à la liste des ouvragesreprésentés sur ce théâtre,au cours de l'été de 1862 et de l'hiver 1863,à la fin duquel, à cause dudéménagement de M. AmédéeRolland, l'ErotikonTheatron ferma ses portes :

1. Erotikon Theatron,prologue en vers, par M. Jean Duboys ;
2. Signe d'argent,vaudeville en trois actes du même ;
3. Le dernier Jour d'unCondamné, drame en trois actes, par M.Tisserant ;
4  Un Caprice,vaudeville en un acte, par M. Lemercier de Neuville ;
5. Les Jeux de l'Amouret du Bazar, comédie demoeurs, du même auteur ;
6. La Grisette etl'Etudiant, comédie en un acte, par M. HenryMonnier ;
7. Scapin maquereau,drame en deux actes, en vers, par M. AlbertGlatigny.

D'autres pièces avaient étécommandées. M. Théodore de Banville avait promisune comédie en prose, et M. Champfleury unecomédie en vers.

Des lettres d'invitation (*), imprimées chez Claye, furentenvoyées aux personnes dignesd'entrer, et le 27 mai 1862, nous l'avonsdit, le théâtre fut inauguré, enprésence de MM. Paul Féval, Charles Bataille,Carjat, Alcide Dusolier, Emile Durandeau, Alphonse de Launay,Champfleury, Demarsy, Darjou, Charles Monselet, Poulet-Malassis,Tisserant, Charles de la Rounat, Debillemont, Duranty, AlbertGlatigny, Jules Moineaux, Louis Ulbach, le colonel Lafont, AlphonseDaudet, Théodore de Banville, Henry Monnier, LeoLespès, Omer de l'Ambigu, et de mesdemoiselles Guimond etAntonia Sari.

Un journal du temps, leBoulevard, donna le compte rendu de lapremière représentation, dans sonnuméro du 1er juin 1862 ; c'était de laprose de Carjat lui-même, écrivant chez lui ; belexemple pour la Revuedes Deux Mondes !

« Encore un nouveau théâtre ! unthéâtre d'intimes ! Erotikon Theatron,ce qui veutdire Théâtre des Marionnettes amoureuses.Rassurez-vous, tout s'y passe le plus convenablement du monde ; lescoups de bâton y sont toujours protecteurs de la morale, etsi la mère ne peut y conduire sa fille, en revanche leplaisir y attire des peintres et des littérateurs de talent.

« La façade du théâtre,peinte par Darjou, mérite une descriptionspéciale,  - mais Prologus va remplirma tâche, - Prologus, c'est-à-dire un bouffonpersonnage, à qui Jean Duboys fait dire des vers charmants,que nous ne pouvons tous citer, faute d'espace, mais dont voici unéchantillon :

Messieurs salut ;salut, mesdames ;
Vous les grâces, et vousles flammes,
Intelligences et beautés,
Le personnel de cette scène,
Ce soir, va faire sonétrenne
Devant vos doubles majestés.

II ne manquera pas de zèle ;
Mais, ainsi que la demoiselle
Quel'on nomme Anna Bellangé,
Ce personnel assez folàtre
N'a paru sur aucun théâtre
Et désire être encouragé.

Cachez donc bien vos clefs forées,
Point de clameursexagérées,
Où l'on imite exactement
Les mille bruits de la nature,
Depuis l'orage et son murmure
Jusqu'au chien et son aboîment.

Nouscomptons sur votre sagesse
Pour que personne ne transgresse
Cetavertissement léger,
Et même dans notre service,
Nous avons omis la police,
Depeur de vous désobliger.

Notre nouveau théâtre a fait des fraisénormes ;
Veuillez vous assurer que tout est peintà neuf ;
Arlequin suspendu fait admirer ses formes,
Et Jourdain ses souliers brillants, cirés àl'oeuf.

Pierrotpendu fait la grimace,
Et de son oeil écarquillé,
Il contemple une contrebasse,
Auprès du pot qu'il apillé.

La triste Melpomène et la folle Thalie
Changent enfin de robe après quatre cents ans ;
L'une vachez Ricourt pour jouer Athalie ;
L'autre reste aux Ducs Jobs, passés, futurs,présents

Voyez s'enrouler surleurs têtes
La vigne mêlée au laurier,
Rameauxsacrés que les poètes
Aiment surtoutà marier.
...................................
...................................
Du reste notre privilège
Admet tous les genres : ballets ;
Pièces à femmes,et son cortège
De jupons courts et de mollets ;
Drameà canon, si je voulais!...

« Comme vous voyez, ces marionnettes sont assezlittéraires,aussi M. Darjou a-t-il peint la façade duthéâtre avec non moins d'art que Jean Duboys l'adécrite. Nous lui en faisons nos complimentssincères. »

Cette première représentation fut suivie d'ungrand souper. M. Champfleury porta ce toast audacieux :

« A lamort du Théâtre-Français !à la prospérité des Marionnettes !»

Des vers furent récités. M. .Acide Dusolierrégala une fois de plus ses amis d'un poème qui apour titre Phanor.On le soufflait.

Quand vint le tour de M. Charles Monselet, M. Duranty se leva,etprotesta, au nom de la prose, contre cette avalanche de vers.

Plusieurs personnes réclamant à grands cris lesPetites Blanchisseuses, la discussion menaçait des'envenimer ; M. Monselet y mit un terme, en disant d'une voix grave etémue :

« Messieurs, si je dois être la cause d'unecollision, jeme retire. »

A deux heures du matin, on se sépara, et M. Champfleury,toujours petit Bineau,en s'en retournant, tira religieusement tousles cordons de sonnettes qu'il put appréhender en son chemin(2).

VI

M. Monselet dînait chez M. AmédéeRolland.Tout d'un coup il se lève, prend sa canne et son chapeau, etdéclare qu'il sort pour assister, au Gymnase, àla première représentation de la Perle noire.

« Reste donc, dit M. Lemercier de Neuville, nous nous sommesprocuré le manuscrit de la pièce, et nous allonste la jouer. De cette façon, tu rempliras tes devoirs decritique, - et tu auras du dessert. »

On improvisa, séance tenante, une pièce sous letitre de la Perle noire.

M. Monselet eut la bonté de croire qu'il assistaità la première représentation duchef-d'oeuvre de M. Sardou, et, comme de juste, en fit uncompte rendu des plus élogieux dans le Mondeillustré.

VII

Aujourd'hui, de ce théâtre, il ne reste rien,qu'un souvenir de gaîté et de folie.

Des bourgeois (détournez votre face) se sontinstallés dans la maison de la rue de la Santé ;- les fresques sont couvertes d'un lait de chaux ; - et les auteurs desbouffonneries gaillardes qu'on va lire se livrent à lacomposition d'ouvrages sérieux, afin de mériterlapeine d'Académie àperpétuité.

L'ILLUSTRE BRISACIER.

Notes :
* Voir les pièces justificatives.
(1) M. Albert Glatigny aété surnommé par M. Poulet-Malassis« le poète gland. » Intelligenti pauca.
(2) Voir les Souffrancesdu professeur Delteil.