Corps
RUGIÈRE, Paul(18..-19..) : La Psychologie dusous-marin (1919). Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (01.X.2016) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (Bm Lisieux: nc) du Mercure deFrance. N°500 - T. CXXXII, 16 avril 1919. LA PSYCHOLOGIE DU SOUS-MARIN Par PAUL RUGIÈRE. ~ * ~A ceux qui recherchent jusqu'où peut remonter leur vocation maritime,il ne peut échapper qu'elle puisa en partie ses premières illusionsdans l'élégance et la coquetterie de l'ancienne marine ; enfants, ilss'extasiaient devant d'éclatants pompons, de grands cols bleus quibattaient de l'aile au souffle du mistral ; leur plus grande joie étaitde passer,dans l'ombre humide de poupes à galeries, et leurs rêvesétaient traversés de blanches embarcations venant égoutter l'eau deleurs avirons au long d'escaliers monumentaux, aux lourdes bouclesd'airain.Et parfois leur déception fut grande, tant l'évolution technique manquad'égards envers les soucis artistiques du bon temps jadis. N'en serait-il pas de même pour qui a pu admirer, en aval du pont de laConcorde, les cuivres reluisants du Montgolfier, le jour où il luifaudrait vivre dans la rude réalité de la vie sous-marine ? Et cependant, dans un cas comme dans l'autre, loin d'être déçues, desolides vocations se sont renforcées ; vers quelles sourcesallaient-elles donc plonger leurs racines ?... Loin de ces futilesapparences ; vers des vérités à la fois moins élégantes et plus belles,car ce qui les enchaîne à tout jamais à ces coques d'acier, c'est leurconnaissance profonde de l'âme étrange et complexe du bateau. L'âme du sous-marin! non point celle du commandant ; pas davantagecelle de l'équipage... Il s'agit bien d'un tout unique, indivisible,quoique intégrant de multiples éléments : éléments humains et élémentsmatériels ; car c'est bien là qu'est la particularité du cas : quand ontorture la matière jusqu'à lui arracher ses plus profonds secrets, neréagit-elle pas, elle aussi ? Dans cet ensemble de mécanismes qui sontcomme autant de défis de l'homme à la passivité matérielle, chaqueappareil n'a-t-il pas son caractère, ses caprices, ses révoltes ?Est-ce bien tout-à-fait la vie de l'homme qui les anime? Non !... pasencore... Ne sont-ce pas, parfois, tout au contraire, les singularitésde l'appareil qui font l'homme ? Pour approfondir l'histoire de tel ou tel événement sous-marin il fautfaire œuvre de romancier naturaliste... Les lois s'enchaînentinéluctables ; le détail d'aujourd'hui fera le grand geste de demain. Telle physionomie vous attire parce qu'expressive : ainsi de l'aspectdu sous-marin ; ses hommes ont dans les yeux la douceur vague deshorizons marins, mais aussi la gravité qui naît de la conscience desresponsabilités, et, dans la complexe apparence de ses mécanismes, nepeut-on pressentir qu'ils ont à triompher de difficultés telles que lascience de l'homme a dû aller pour eux jusqu'à son extrême limite ? C'est avec un étonnement un peu épouvanté qu'on contemple, au long desquais, ces formes étranges et qu'on rapproche de l'obstacle à vaincrela faiblesse et aussi l'habileté des moyens. Cependant, dans lanavigation sous-marine, rien qui puisse, de prime abord, vousétonner... L'appréhension mène à la déception. J'en prends à témoin cejournaliste, qui, installé dans la chambre d'un commandant, exprimatimidement le désir d'être prévenu au moment de la plongée : le bateauétait depuis une heure à vingt mètres. Et aussi certain officieraviateur que l'on trouva, après dix minutes de plongée, absorbé par lalecture d'un précis de philosophie ! Il ne lui était même pas apparu, dans l'ennui de la manœuvre, que, pasplus que l'avion, le sous-marin n'est un « rampant», ayant, lui aussi,sa liberté de mouvements dans les trois plans ; que, comme lui, il ases réflexes, plus lents, il est vrai, mais non moins réels, et que, sison léger rival aérien peut avoir son caractère fantasque d'insectecapricieux, il a, lui, le monstre d'acier, son âme pesante et grave, enlaquelle mûrissent les froids calculs qui président aux implacablesdécisions. * * * En dehors de toute influence du personnel, chaque sous-marin a soncaractère propre ; il est de bons plongeurs, il en est de déplorables ;celui-ci ne s'enfonce volontiers que quand la mer vient du travers ;cet autre, bon bateau de surface, plonge comme un canard qui patouille: son arrière sort de l'eau, situation critique si un chasseur setrouve à portée. On voit des bateaux refuser obstinément de plonger par gros temps ;mieux leur va, semble-t-il, de rouler et tanguer sur la lame !L'instabilité de la position d'équilibre entre deux eaux fait que lesous-marin a toujours l'une ou l'autre de ces deux tendances fâcheuses: remonter et recevoir les coups de l'ennemi, ou encore couler... cequi ne vaut guère mieux. Au commandant de connaître ces tendances, aux équipes de barre de lescombattre. De même, chaque organe du bord a ses singularités ; leur connaissanceet plus encore leur prévision sont mieux qu'une science, presque unart... assez obscur parfois. Voici un moteur électrique dont lecollecteur s'entête à cracher des étincelles ; les praticiensl'entourent, consternés ; ils ont tout tenté ; les plus modestes setaisent, tandis que les savants se perdent en de stériles bavardages ;l'officier spécialiste arrive : il tâte telle ou telle pièce, examined'un air convaincu, ne dit mot, met en marche... tout va bien!Pourquoi? qu'a-t-il fait ? le sait-il lui-même ? Secret professionnel!... Ainsi de certains médecins ; ils vous soignent et Dieu vousguérit... Ainsi les fonctions se répartissent tout naturellement ; le marinsoigne dans ses détails l'appareil qui lui est confié ; l'officier ensecond dirige cet entretien et les visites qui en découlent ; lecommandant, dont les connaissances ont pris la valeur d'idées généralessolidement établies, intervient dans les cas graves, et il lui faut,pour son prestige, réussir d'un mot... ou tout au moins en avoir l'air. * * * Un trait domine la physionomie de l'équipage du sous-marin : il faitcorps avec son bateau ; du commandant au matelot de pont, chacun saitque toute inattention peut être fatale ; chacun à bord a le'sort dubateau entre ses mains ; de là cette gravité dans l'accomplissement dela tâche quotidienne. Rien ne rebute davantage qu'un travail sans but apparent ; mais, jusquedans le calme du port, ils travaillent, eux, pour défendre leur propreexistence ; cette pompe qui ne refoule pas les empêchera de tenir laplongée ; une émersion du bateau trahira sa présence et causera saperte sous les bombes ou les grenades ; cette perte électrique allumeraun incendie en plongée ; le mauvais fonctionnement de ce compasprovoquera l'échouage sur la côte ennemie. Ils savent tout cela. Et ce qu'ils savent aussi — et qu'ils espèrent, — c'est qu'un jourviendra, dans un mois, dans un an... où, brusquement, l'ennemi passera; en quelques minutes, toute cette énergie tendue depuis toujours,toute la synthèse de ces rudes labeurs va atteindre ses fins ; lemécanisme, tout entier tendu jusqu'à l'extrême limite de ses moyens, vas'ébranler frémissant vers la formidable destruction, sa raison d'être.Qu'un rouage, si minime soit-il, faiblisse un instant et tout cela auraété vain, tout ! les années de labeur et les milliers d'heures deveille et les dangers courus. Or, combien d'équations faut-il résoudre pour solutionner ce problème :couler un ennemi ? Que le commandant chasse dans de bonnes conditions ; le matérielrésistera-t-il aux épreuves limites ? les équipes de barretiendront-elles l'immersion, quel que soit le temps ? Que le lancementdes torpilles soit bon : mais elles-mêmes, organismes délicats,répondront-elles aux espoirs du chef ? Des années d'entretien, tous lespatients et constants efforts du réglage auront-ils suffi ? Que latorpille, si elle touche le but, explose dans de bonnes conditions :l'étanchéité de sa charge aura-t-elle résisté aux traversées prolongéeset aux plongées profondes ? Problème quasi insoluble que d'aucuns, filleuls de la Fortune,solutionnent du premier coup, sur lequel tant d'autres se sont penchésvainement malgré d'incroyables efforts ! Je sais des commandants, qui, ayant approché l'ennemi à trois centsmètres, en bonne position de lancement, ont vu leur bateau et leurpériscope s'enfoncer dans l'eau et ont perdu ainsi à tout jamais laradieuse vision de la Victoire! Leur cœur était-il moins broyé quecelui de tel autre qui, ayant lancé deux torpilles sur un sous-marinennemi, vit l'une passer sous sa quille et l'autre bondir rageusementpar-dessus son pont ? Ingrate et paradoxale tâche! défi à la mer, défi à la matière, défi àl'homme ! L'aviateur qui se bat — en de gracieuses et légères arabesques —respire et voit ; dans la lente éclosion des drames sous-marins,l'homme étouffe et ne sait rien ; il pressent que, force cachée parmitant d'autres dans le ventre magnifique de la mère des mondes, il doit,suivant l'inéluctable loi, préparer la mort et aussi s'y soumettre.Avant de la chanter comme bienfaisante Michelet s'est effrayé de lapuissance de la mer, de ses colères, de ses haines ; mais chez le marinqui n'analyse pas, la résignation, fille de sa vocation, est immédiate. C'est dans cette résignation que je vois l'origine de l'étonnantesimplicité de cet être étrange : le marin, le sous-marin, il est, luiaussi, un grand enfant... un grand enfant très assagi. Il a ses naïvetés, il a ses manies ; il n'écrit aux siens que dans telcoin sombre ; il croche son hamac dans d'inconfortables recoins, parceque, là, tout près, il y a son sac et, dans ce sac, le coffret auxvieilles lettres fanées ; il prend ses repas sous la pluie, mais surson bateau ; son chef peut être dur parfois, — quoique paterneltoujours, — mais c'est Son commandant. Et nous négligerions un facteur essentiel de son existence en neparlant point de son chien, le chien du bord ; non pas un toutou deluxe, mais un bon gros cabot « de gouttière », hideux souvent, saletoujours : Kaiser, l'horrible bull ; Pétrole, qui, après cinquanteheures de plongée, fut promu quartier-maître ; Youyou, qui plongea avecla Circée devant Cattaro, traversa l'Adriatique en hydravion, sicalme qu'on ne sut jamais qui ,du moteur ou de lui avait ronflédavantage ; et Benjamin qui, sur ses vieux jours, reçut une niched'honneur : la villa Benjamin, munie d'une antenne de TSF ! Grandsenfants touchants de naïveté que nos marins ! Et l'on comprend la joliedédicace d'une de nos plus charmantes actrices, marraine de sous-marin: « A mes chers enfants héroïques... » * * * De la connaissance approfondie de ce matériel avec tous ses caprices,de ces hommes avec leurs particularités naissent le mérite et la valeurde l'officier en second. Ombre du chef, éminence grise aux cent yeux,le « lieutenant », suivant des directives bien déterminées, règle entous ses détails la vie précise du bateau : entretien, réparations,traditionnelle propreté, popote des mathurins. Reflet de soncommandant, il en est le principal moyen d'action. Les marins demandentà être commandés ils apprécient l'ordre, pourvu que ne suive pas uncontre-ordre ; le système D ne peut s'épanouir là où tout estcomplexité ; il leur faut la claire vision et l'organisation méthodiquequi doivent caractériser leur lieutenant. Et celui-ci, fier de l'universalité de son rôle, devient jaloux de sesfonctions ; il a des regards obliques quand le commandant s'occupe desdétails ; il dit, plus encore quelles hommes : Mes Diésel, Mesaccumulateurs ; seulement si Ses Diésel et Ses accumulateurs nemarchent pas, il sait ce que son commandant en pensera. * * * Car celui-ci, bien souvent, se contentera de penser... et de ne riendire. Il représente à bord la personnification du Devoir et de laConnaissance, je ne dis pas de l'Autorité, car elle en découle et nesaurait s'imposer seule. Plus que ses paroles qui doivent être rares etpesées, — sa présence, ses regards sont à bord les régulateurs detoutes choses. Le rôle du chef est plus psychologique que matériel. Cet homme qui passe sans mot dire, avec parfois une tape amicale sur undos voûté, de quelle puissance formidable ne jouit-il pas ? Et d'où latire- t-il, cette autorité qui rend austères les visages les plusjeunes, calmes les tempéraments les plus exaltés ? Oui ! ce jeunehomme, que vous avez rencontré insouciant, gai, étourdi peut-être,c'est ce même homme que vous voyez à bord grandi d'une surprenantegrandeur I Commander ! oh ! l'insigne honneur et la redoutable charge.Partout où dans cette étude nous avons essayé d'isoler une influence,partout nous en avons été empêché par ce reflet qui est en toutes de lavolonté du chef... Synthèse du bord, hommes et choses ; vibrant de toutes leurs vibrationset les dirigeant aussi ; connaissant son bateau comme on se connaîtsoi-même, avec la crainte de ses défauts. C'est cet homme qui leur dira : « Nous irons là ! » et ils iront. Poureux il veillera, tandis que dans la nuit sinistre ils mettront en œuvrel'Usine monstrueuse ; pour eux il verra et seul il saura... et il verraet il vivra des heures de tragique angoisse... tandis qu'Eux, à sespieds, accroupis en leurs passives attitudes, asservis à l'UniqueVolonté, ils agiront avec le calme, qui naît de la confiance. Commander ! c'est avoir entre les mains un merveilleux outil dont onsent le moindre battement de cœur ; c'est être le père de ces grandsenfants qui ne vivent que de vous, esprit et chair... et c'est lesmener au grand combat glorieux avec la certitude qu'ils ne vaudront quepar vous ; que la Victoire ou la Défaite, c'est vous ! Heureux celui qui, dans l'angoisse des navigations périlleuses, entreles mines qui guettent, dans l'étau des puissances aveugles, a purelever la tête et dire: « Mon bateau 1 Mes hommes ! » Mais leur âme, leur âme à tous, hommes et machines, qu'est-ce donc,sinon leur chef ? L'avoir compris, c'est commencer à pénétrer ce mystère, troublant parceque tellement surhumain, qu'est la Mort glorieuse de ceux qui ont voulus'engloutir avec leur bateau. Parfois, au coin du feu, dans de lourdsfauteuils, des bourgeois posés ont osé le discuter avec calme ; ils necomprenaient pas que pas plus dans leurs crânes épais que sous lemanteau de leur cheminée, les tempêtes du large n'avaient soufflé leursferments d'héroïsme. A l'école de la mer, l'arithmétique n'a point saplace ; pour ceux qui savent jusqu'à quelles couches profondes latradition maritime va plonger ses racines, devant les héroïquesvictimes de l'Immense Sacrifice, il n'est qu'un geste possible : ployerle genou. * * * Par un jour gris, sous un ciel pleurant d'ennui, j'ai vu une étrangecoque que, des remorqueurs entraînaient ; plus un homme sur son pont ;plus un panneau ouvert ; plus aucun de ces mille détails par lesquelsse manifeste la vie. Comme d'un sang coagulé, un rouge minium tachaitde-ci de-là la coque sombre qui se raidissait, cadavérique, dans lapureté de ses lignes ; ainsi s'en allait à tout jamais ce qui avait étéun glorieux sous-marin. Les eaux glauques de l'Adriatique n'avaient pour lui aucun mystère ;sous les bombes des avions, au long des filets de Cattaro, dans leschamps de mines de Raguse, longtemps il avait promené son insouciantetémérité... Et maintenant plus rien que cette masse d'acier et de bronze L'âme dusous-marin s'en était allée... Et dans les yeux des marins, furtives, des larmes glissaient... PAUL RUGIÈRE. |