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REGNAULT, Élias (1801-1868) : L’Éditeur(1841). Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (03.III.2010) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. L’Éditeur par Élias Regnault ~ * ~ÉDITEUR! Puissance redoutable qui sers au talent d’introducteur etde soutien ! talisman magique qui ouvres les portes del’immortalité, chaîne aimantée qui sers de conducteur à la pensée et lafais jaillir au loin en étincelles brillantes, lien mystérieux du mondedes intelligences ; éditeur, d’où vient que je ne sais de quelleépithète te nommer ? Je t’ai vu invoqué avec humilité et attaqué avecfureur, poursuivi du glaive et salué de l’encensoir ; j’ai vu lesprinces de la littérature t’attendre à ton lever comme un monarquepuissant, et les plus obscurs écrivains te jeter la pierre comme à untyran de bas étage. Objet d’espoir et de colère, de respect et dehaine, comment te qualifier sans injustice et sans préoccupations ? «Ange ou démon, » dois-je t’adorer ou te maudire ? T’appellerai-je notreprovidence ? mais tu n’es rien sans nous. Te nommerai-je notre mauvaisgénie ? mais nous ne sommes quelque chose que par toi ? Tu fécondesnotre gloire, mais tu en récoltes le prix. Tu es le soleil vivifiant denotre renommée, mais tes rayons dévorants absorbent le fluidemétallique des mines que nous exploitons. Nous avons beau nous séparerde toi, nous tenons à toi par tous les points. Nous avons beau vouloirsecouer ton joug, nous sommes liés à la même destinée ; car si tu n’espas le dieu de la littérature, tu en es au moins le souverain pontife. D’où naissent donc ces graves dissentiments qui entraînent l’écrivainet l’éditeur à des guerres plus que civiles, plus quam civilia bella ?D’où vient qu’on oppose l’un à l’autre deux éléments qui vivent l’unpar l’autre ? Singulière bataille, lutte étrange où les adversaires nepeuvent se combattre qu’en se prêtant mutuellement secours, où l’un nesaurait triompher sans partager les désastres de la défaite ! La véritable puissance de la littérature est dans l’accord del’écrivain et de l’éditeur. Les séparer, c’est mettre enopposition l’âme et le corps, l’esprit et la matière. Ce futdonc une pensée malheureuse qui appela les gens de lettres à secoaliser pour combattre la librairie. N’est-ce pas en effet unedissociation plutôt qu’une association ? n’est-ce pas une réminiscencede la vieille révolte des membres contre l’estomac ? Le Mont Sacrés’est transporté dans les salons de Lemardelay, et la sagesse dudix-neuvième siècle appelle en vain son Ménénius. Toutefois, il faut qu’ils en conviennent, les éditeurs ont peut-êtreprovoqué cette guerre. Si les exigences de l’amour-propre y sont pourquelque chose, l’avidité de la spéculation y entre pour beaucoup. Quel’éditeur se vante d’être le banquier du talent, c’est un rôle dont onne saurait lui contester la grandeur. Mais souvent aussi il en estl’usurier ; et comme dans ce genre d’escompte il ne peut y avoir detaux légal, il ne sait pas reculer devant les bonnes occasions. Qu’ilne s’étonne donc pas que de temps à autre ses victimes se révoltent.Que surtout il se persuade que si, dans la hiérarchie littéraire, ilest quelque chose de moins qu’un écrivain, il doit être, dans lahiérarchie industrielle, quelque chose de plus qu’un commerçant. Peut-être aussi les hommes de lettres sont-ils trop préoccupés dusouvenir des jours tranquilles que coulaient leurs prédécesseurs sousle patronage généreux de quelque puissant Mécène. Aujourd’hui que legrand seigneur n’est plus, la république des lettres voudrait entransmettre les charges à l’éditeur, sans toutefois lui tenir comptedes honneurs. On sait bien qu’à ce Mécène on ne pourrait guère dire : Atavisedite regibus ; mais on souscrirait volontiers au vers suivant : O etpræsidium, et dulce decus meum ! Et cependant, grand Dieu ! que voulez-vous attendre d’un Mécène qui ades échéances ? Songez donc à ce fatal carnet, livre noir du commerçant; parcourez ces pages chargées de lugubres chiffres et de datesmenaçantes. Dans ces pâles hiéroglyphes il y a plus d’un sombre poëme ;et chacun de ces signes peut se transformer en un horrible fantôme quipoursuit le commerçant à son comptoir, l’accompagne à son chevet et luimontre du doigt un chiffre inexorable. Il y a sans doute un démonennemi du crédit, qui se charge du supplice de ceux qui font desmarchés à terme, et attache une angoisse à chaque échéance. Comment, avec de semblables préoccupations, songer au beau rôle deMécène ? Le patronage littéraire ne s’exerce que dans les doux loisirset le superflu pécuniaire, c’est-à-dire dans une béatitudeexceptionnelle dont l’éditeur le plus heureux n’approche que bien tard. N’exigeons donc pas de l’éditeur plus qu’il ne peut nous donner, afind’être en droit de lui demander tout ce qui nous revient. N’allons passurtout sanctionner, par un dépit insensé, une guerre ou ridicule ousacrilége. Que nous offrions la paix ou que nous l’acceptions, il n’yaurait de notre part ni faveur ni concession ; c’est un contrat obligépar la nature des choses. Toutefois, bien que l’éditeur ne puisse être séparé de la littératurecomme agent, il a une personnalité qui lui est propre, une physionomietypique qui lui mérite une étiquette dans les classifications del’ordre commercial. L’éditeur est le chef suprême des négociants de la pensée. Mais il estau-dessous de lui de nombreuses hiérarchies assez curieuses à étudier,quoique l’analyse s’embarrasse à saisir les variétés de cette industriecompliquée, où le cumul s’exerce avec ardeur. Commençons par les plus humbles, les étalagistes. Qui de nous n’a secoué les livres poudreux étalés en toute saison surles parapets de la Seine, depuis le quai d’Orsay jusqu’au pontNotre-Dame ? Qui n’a passé de longues heures à fouiller tous lestrésors de ces magasins nomades ? à interroger d’un main indiscrète lesvivants et les morts qui dorment dans la poussière de ces casiers ? Là,se pressent côté à côte les anciens favoris des dieux et lesmalheureuses victimes d’une muse inféconde, les gloires de tous lessiècles et les héros d’un jour, les immortels et les mort-nés. Là,s’entassent les réputations usurpées, les vanités précoces, lesprésomptueuses médiocrités et les grandeurs déchues. L’étalage, c’estla vérité, la voix du peuple, l’oracle précurseur de la postérité. Unauteur veut-il connaître au juste ce que vaut son mérite, qu’il ailleconsulter l’étalage. Qu’il soulève le fils de son intelligence, nu,dépouillé de prestige, maculé par le doigt exterminateur du passantcurieux, et qu’il interroge le gardien impassible de toutes ces ruines.Il aura, certes, lieu de se réjouir, si le prix dépasse trois ou quatrefois la valeur du papier au poids ; car il survivra encore quelquechose de sa gloire. Quant à l’étalagiste, il a toute la physionomie de ces hommes desanciens jours que Walter Scott appelle old mortality, etcomme lui il peut être, à bon droit, nommé le conservateur destombeaux. Sur ses traits amaigris et sillonnés de rides se lisent à lafois la gravité de l’antiquaire, la malice de l’écrivain, et lafroideur du commerçant. On dirait qu’il est, comme ses livres, lecontemporain de plusieurs siècles. Il y a dans son allure quelque chosede stoïque et de douloureux, de primitif et de blasé. Parmi tous lesindustriels, il n’en est pas de plus accommodant, de plus inaltérabledans sa patience. Mille indiscrets de tout âge ont déjà bouleversé sescasiers jusque dans leurs plus intimes profondeurs ; d’autres ontmarchandé successivement tous les ouvrages de plusieurs rayons, etaprès lui avoir disputé avec acharnement les maigres profits del’indigence, ils passent leur chemin sans dépenser une obole. D’autresenfin, s’établissant usufruitiers de sa marchandise, dévorentrapidement toutes les pages d’un gros in-quarto, et improvisent enplein vent un cabinet de lecture où ils ne payent ni à l’heure ni auvolume ; et l’étalagiste regarde faire, et ne se plaint pas. Bonvieillard ! c’est toi qui fournis les premiers volumes à la modestebibliothèque de l’auteur débutant, c’est toi qui offres le dernierasile aux célébrités qui ont trop vécu. Tu ouvres et tu fermes letemple de la renommée ; l’écrivain te rencontre aux deux extrémités desa carrière ; tu es, en littérature, le premier et le dernier mot dugénie, le commencement et la fin de toute chose. Entre l’étalagiste et le bouquiniste, il y a toute la distance du mondede la poésie à celui de la réalité. Le bouquiniste a un magasin et uncommis : il est loquace et pressant, ne souffre pas que vous sortiez dechez lui sans l’achalander, prend sa demi-tasse tous les soirs au caféProcope, et se permet d’avoir une opinion. Le bouquiniste cultive spécialement l’antique, sourit aux parchemins,vénère les Elzevirs, et se fait presque dévot en feuilletant degothiques missels. Pour qu’un livre ait du prix à ses yeux, il faut quel’auteur soit mort au moins depuis un siècle. Voltaire lui semble bienjeune et Montesquieu bien neuf. Quant aux vivants, il ne les connaîtpas et ne veut pas les connaître, ce qui ne l’empêche pas de déplorersans cesse la décadence du bon goût. Le bouquiniste se rencontre dans les ventes après décès, aprèsfaillite, après disparition. C’est l’oiseau de proie de toutes lesinfortunes. Il est dans les meilleurs termes avec le crieur ducommissaire-priseur, et grâce à cette puissante influence, il se faitadjuger à bon compte les vieilleries de choix. Il y a des bouquinistes moins primitifs et plus dangereux, qui achètentdes livres aux voleurs de profession : mais les plus dangereux encoresont ceux qui acceptent pour quelques sous les livres classiques desécoliers. Les premiers ne font qu’alimenter le vice dont la sociétépeut déjà désespérer ; les autres font germer le vice dans un coeurencore neuf, et l’encouragent à se produire. Suivez ce jeunerhétoricien qui vient de faire argent des maîtres de la science. Soyezsûr que de ce pas furtif il ne s’en va pas chez sa mère. Son coeur n’aplus sa virginité, son corps ne sera pas longtemps pur. Trop heureux sices dilapidations classiques ne l’entraînent pas à de plus sérieusestentations, si les faciles plaisirs d’une débauche prématurée ne leconduisent pas des bras d’une courtisane au banc des criminels. Parquelle coupable indifférence souffre-t-on ces entrepôts de larcins dontle moindre mal est de déshonorer la librairie ? Et encore s’ils étaientplacés loin des regards de la jeunesse ; s’ils étaient hors de saportée, le danger serait moindre, car la jeunesse ne court pasau-devant de la honte. Mais, par un infâme calcul, ces repairesenvironnent les abords des colléges, comme pour railler la pudeur, etoffrir à toute heure au vice un facile apprentissage. Puisque nous en sommes aux plaies de la librairie, hâtons-nous designaler ces spéculateurs avides, qui s’en vont cherchant partout desconfrères malheureux pour leur acheter au rabais leurs plus belleséditions. Frappons à la porte de ceux que menacent des échéances, cesusuriers d’un nouveau genre marquent d’une croix funèbre les ballotsprécieux, et proportionnant l’escompte au taux des angoisses, ilsenlèvent à l’éditeur toutes les espérances de l’avenir. Loups-cerviersde la librairie, ils introduisent la hausse et la baisse dans lesoeuvres d’art, et prennent également pour victimes l’éditeur etl’auteur. Celui-ci, en effet, mis au rabais, voit sa réputationcompromise, et le public s’accoutume à ne plus l’estimer autant commeintelligence, depuis qu’il est déprécié comme marchandise. Nous ne nous occuperons pas longuement des commissionnaires,dépositaires et autres courtiers qui vivent de la remise et dutreizième. Comme tous les commerçants intermédiaires, ils ont eu leurpart dans les réprobations des économistes, qui rejettent tous lesmalheurs de l’industrie sur les détaillants placés entre le producteuret le consommateur. Ce principe sévère, qui peut être vrai lorsqu’ils’agit des denrées de première nécessité, manque entièrementd’exactitude lorsqu’on l’applique à des productions qui répondent à desbesoins intellectuels et à des jouissances idéales. Les besoinsphysiques se révèlent d’eux-mêmes, et demandent prompte satisfaction ;les besoins intellectuels veulent être provoqués, et il leur faut desexcitants pour se développer. Or, ces excitants, en librairie, sont lesdépositaires, qui vont réveiller les intelligences paresseuses etranimer la curiosité languissante. Que de livres passeraient inaperçussans les efforts savamment combinés du dépositaire ! Que d’ouvragesresteraient circonscrits dans un cercle étroit, s’il ne leur donnaitcette circulation active qui fait le succès et multiplie la renommée !Si l’éditeur rassemble chez lui les sources fécondes de la librairie,les dépositaires en sont les canaux fertilisants qui circulent aumilieu du public, et vont lui porter les trésors les plus variés de lalittérature. Il y a des dépositaires qui se bornent à la simple commission, neprenant la marchandise que lorsqu’ils en ont d’avance le placement.D’autres achètent à leurs risques et périls, et rassemblent, parassortiment, des ouvrages de toutes les époques. C’est à ces derniersqu’il faut appliquer spécialement le nom de libraires. Le libraire est un négociant en boutique, payant patente, montant lagarde et fort peu disposé à faire de l’art pour l’art. Il se vantesurtout d’être un homme positif, n’estime que les réalités de la vie,et soutient que la poésie, chose assez méritoire dans un livre, doitêtre soigneusement écartée des relations sociales. Toutes lespuissances de son imagination se concentrent dans une balance decompte, et, analysant la littérature par le Doit et l’Avoir, il juge lemérite par son livre de commandes, et mesure les réputations àl’écoulement de ses ballots. Du reste, il n’a pas de prétentions littéraires, se soucie fort peu desécrivains, et ne se risque jamais à publier d’autres oeuvres que cellesqui sont tombées dans le domaine public. Vivant sous le patronage desgloires toutes faites, il s’écrie qu’il n’y a plus de littérature ; etsans avoir jamais payé de droits d’auteur, il se voile la face endéplorant la cupidité de l’homme de lettres. Au surplus, il est bon dedire que nous peignons ici le libraire de la vieille souche. Lesnouveaux établis comprennent moins peut-être le commerce, maisapprécient mieux leur profession. Il y aurait à ce propos des rapprochements assez curieux à faire sil’on voulait étudier les révolutions de la littérature dans les progrèsde la librairie. A Rome, les librariiétaient les copistes de livres : on ne connut que plus tard les bibliopolæ,marchands de livres. Comme tous les industriels, ils étaient les uns etles autres des esclaves ou des affranchis. Mais, dans les pays deservitude, la concurrence est difficile, car tous les bibliophiles unpeu riches employaient un certain nombre d’esclaves à copierprincipalement des ouvrages grecs. Mais comme la plupart d’entre eux nesavaient que peindre les caractères, sans rien comprendre au contenu del’ouvrage, il s’y glissait de nombreuses inexactitudes qui ont plusd’une fois embarrassé les savants. Peut-être devons-nous les variantesqui ont exercé la sagacité des commentateurs aux négligences de quelqueesclave parthe ou gaulois. Des femmes aussi exerçaient le métier de copistes, librariæ. Origène,qui était un grand bibliomane, employait comme copistes un certainnombre de jeunes filles, puellas,qui s’acquittaient de leur tâche avec beaucoup de goût et d’exactitude. Sous les empereurs, la librairie devint un commerce spécial etimportant, et les bibliopolæformèrent un corps de négociants qui eut ses règlements et sespriviléges ; alors les copies devinrent plus soignées, chaque librairemettait sa gloire à livrer des ouvrages corrects, sine menda ; et leplus célèbre d’entre eux, Tryphon, contemporain de Quintilien, sevantait de n’avoir pour copistes que des savants. C’étaitl’Henri-Étienne de son temps ; aussi s’appelait-il le docteur-copiste, doctor librarius. A la même époque, le commerce de la librairie florissait à Lyon, àMarseille, à Brindes et à Parthénope. Déjà alors cette industrie occupait un grand nombre d’ouvriers. Outreles copistes, il y avait les assembleurs, glutinatores ; lesrelieurs, compactores.Ceux-ci polissaient avec la pierre ponce la peau dont on recouvrait leslivres. Souvent aussi on les enduisait d’un extrait de cèdre pour lespréserver des vers et de l’humidité (a tineis et carie). Enfin, l’onmarquait les titres avec du vermillon, de la pourpre ou de l’ocre rouge. La rue consacrée spécialement à la librairie, à Rome, était appelée Argiletus : il yavait encore un grand nombre de boutiques dans cette partie du forum oùétait le temple de Vertumne. Les bibliopolæaffichaient les titres de leurs principaux ouvrages sur les colonnes du vestibulum,d’autres sur les portes des boutiques, ainsi que cela se pratique dansnos cabinets de lecture. Au reste, ce n’est pas de nos jours que commencèrent les mystificationsde la librairie. Il arrivait souvent aux libraires romains de mettresur un livre nouveau le nom d’un auteur en vogue, et l’on nes’apercevait de la supercherie que lorsque les profits de la venteétaient réalisés. Galien raconte qu’on lui vola ainsi son nom. On voitque le plagiat n’est pas une invention moderne, et que les Belges n’ontrien créé, pas même la contrefaçon. Le prix des livres variait suivant la réputation de l’écrivain, maisles plus chers étaient ceux qui étaient écrits de la main de l’auteur.Toutefois, il ne paraît pas que les bibliophiles romains eussent desgoûts très-prodigues, car Aulu-Gelle rapporte que l’on donnait vingtpièces d’or du manuscrit de l’Énéide (la pièce d’or valait 14 francs).C’était à la même époque que, chez les grands, un seul plat se payaitcent sesterces, environ 20,000 francs. Évidemment, les Barbares firentune bonne oeuvre en détruisant un empire où la cuisine était tantrespectée, et la littérature si peu. Mais ces rudes vengeurs du bon goût virent fuir devant eux lesécrivains et les libraires ; et la littérature, renfermée dans lescloîtres, n’eut plus d’autre asile que les cellules des moines quirestèrent pendant longtemps les seuls auteurs et les seuls copistes. Il n’entre pas dans notre plan de suivre toutes les vicissitudes decette industrie ; nous voulions seulement indiquer les rapportsconstants qui se rencontrent entre l’importance du libraire et lapuissance de l’écrivain. Ainsi, sous la restauration, alors que la pensée, longtemps compriméepar le régime impérial, s’abandonnait à l’essor de sa liberté nouvelle,la librairie parisienne prit un développement soudain, et l’éditeurdevint un personnage social. C’est même, à proprement parler, de cetteépoque que date l’apparition de l’éditeur. Il a pris naissance au seinde la Charte, a été bercé dans les bras du libéralisme, et s’estémancipé dans les orgies littéraires de l’école romantique. La premièrephase de son existence s’est écoulée dans les galeries de bois, centrede l’activité industrielle et de l’impure oisiveté, asile enfumé de lalittérature et de la prostitution, véritable Babel social, où tous lesrangs se coudoyaient, où les contraires se rapprochaient, où l’onrencontrait la misère et le luxe, l’adolescence et la décrépitude,représentant la débauche aux deux extrémités de sa carrière, où l’ontrouvait de tout enfin, excepté de l’air. Là se voyaient concentrés, enun étroit espace, trois éditeurs qui résumaient parfaitementl’industrie littéraire, dans son passé, son présent et son avenir. Lepremier se nommait M. Petit, et sur le fronton vermoulu de son magasin,se lisait en majuscules d’un style sévère : LIBRAIRIE DES. A. R. MONSIEUR. M. Petit était vêtu d’un habit marrontaillé à la française : fidèle à la culotte, aux bas chinés et auxsouliers à boucles, il considérait le pantalon et les bottes comme unesouillure révolutionnaire ; la poudre, les ailes de pigeon et la queueeffilée témoignaient de son attachement pour l’ancien état dechoses, et ses rayons, surchargés de publications monarchiques etreligieuses, parmi lesquelles figuraient en première ligne les oeuvres de MM. de Bonald et Frayssinous, signalaient en lui unpropagateur des bons principes. Non loin de là, l’opinion ennemie avaitplanté ses tentes chez M. Dumolard. Son magasin était le laboratoire dulibéralisme, le rendez-vous des écrivains septiques de la Minerve, latribune des fanatiques partisans des trois pouvoirs. Les livres qui sedébitaient le plus chez lui, après Voltaire et Jean-Jacques, étaientles oeuvres de M. de Jouy, l’histoire de l’inquisition deLlorente, et l’Abrégé de l’origine de tous les cultes, par M. Dupuis.Le troisième éditeur et le prince alors de la librairie française,était M. Dusaillant. Malgré l’horrible aspect des antres qui servaientde boutiques, il était parvenu à introduire de l’élégance dans lesgaleries de bois, et, triomphant des ténèbres et de l’espace, ils’était environné d’éclat et de grandeur. Chez lui se réunissaient lespoètes audacieux, les génies byroniens, les gloires échevelées. Hardispéculateur, esprit aventureux, il donna à la librairie une impulsionqui avait, comme toutes les témérités, quelque chose de gigantesque.Romantique dans son commerce comme dans ses publications, il ouvrit àl’industrie des voies plus larges où d’autres ont pénétré avec moinsd’imprudence et plus de succès, profitant de ses leçons et même de sesfautes. Mais il eut un mérite qui, à cette époque surtout, semblait,chez un éditeur, une étrange anomalie, c’était de récompenser le talentavec magnificence. Aussi trouva-t-il tous les écrivains disposés à leseconder aux jours de ses malheurs, et même aujourd’hui qu’il ne peutplus rien pour eux, ils se plaisent à rendre à son opulente générositéun hommage désintéressé. Dès longtemps les galeries de bois ne son plus, et les colonnadesrégulières qui les remplacent ont vu fuir toutes les richessesindustrielles qui y étaient accumulées. Depuis qu’on en a exilé lesphrynés officielles, la province et l’étranger n’y trouvent plusd’attraits ; et plus d’un commerçant regrette l’immoralité lucrative dece joyeux voisinage. Une fois sorti du Palais-Royal, l’éditeur s’est multiplié dans tous lesquartiers : dès lors se sont classés les genres et les espèces, selonqu’il appartient à la librairie classique, romantique, politique,religieuse, philosophique, médicale et judiciaire. Mais, dans toutesces spécialités, chacun embrasse avec ardeur les opinions de la causedont il vend les oracles. L’éditeur classique regarde en pitié la littérature facile,attache une haute importance aux nominations de l’Académie, et se mêleaux intrigues des concurrents. L’éditeur romantique se donne des airs d’artiste, porte moustache etmonte à cheval. Le politique, selon la couleur de ses livres de fonds, ne parle que derenverser les trônes ou de combler l’abîme des révolutions. L’éditeur religieux a des allures de marguillier, pratique le jeûne etdonné à dîner aux vicaires généraux : c’est une communion matérielle,symbole substantiel du commerce. La librairie médicale offre les mêmes sectateurs que l’école : on yrencontre des physiologistes, des phrénologistes, des homæopathes etdes allopathes, des partisans et des adversaires du virus, descontagionistes et des infectionistes. Même l’atmosphère des magasinsest scientifique, et le commis se revêt d’une physionomie doctorale. Au reste, dans ces jours de toute-puissance industrielle, l’éditeursait à merveille comprendre son rôle, et profite habilement del’influence des écrivains pour agrandir sa propre importance. Et, eneffet, si nous devons reconnaître avec un fameux parlementairel’aristocratie de l’écritoire, il est tout naturel que les agents decette aristocratie soient comptés parmi les hauts barons de laféodalité industrielle. Aussi l’éditeur d’aujourd’hui, déguisant avecsoin tout ce qui rappelle la patente, affecte-t-il les dehors brillantsd’un protecteur des arts. Il n’a pas de comptoir, mais un cabinet. Sesmagasins sont des salons ; ses commis sont des employés ; ses acheteurssont des clients ; bientôt sans doute son caissier s’appellera unreceveur. Dans ses fastueux appartements, toutes les recherches du luxeinvitent à la dépense, et chassent les idées de parcimonie. Il n’y a eneffet qu’un provincial bien neuf qui soit assez malavisé pourmarchander, avec un tapis sous ses pieds et des candélabres sur satête. Les savantes dispositions des livres aux reliures étincelantes,aux ornements fantastiques présentent une heureuse harmonie avec lasplendeur des ameublements, et l’amateur ébahi semble plutôt apporterson offrande au temple des Muses que passer un marché avec le dieu ducommerce. Le cabinet de l’éditeur a une autre physionomie. Comme lesalon est destiné au public qui achète et paye, le salon doit êtreriche : c’est d’un bon exemple. Mais le cabinet étant consacré à lafoule qui vend et reçoit, c’est-à-dire aux écrivains et aux artistes,le style en est plus simple et en même temps plus scientifique.Quelques tableaux de choix, des statuettes, des bas-reliefs en plâtre,des gravures avant la lettre, manifestent son goût pour les arts ; desElzevirs, des spécimens Didot, plusieurs médailles de Guttembergproclament sa vénération pour la typographie ; tandis que de beauxexemplaires des classiques, rangés côte à côte avec quelques auteurs dela nouvelle école, semblent avertir les écrivains qu’ils ont affaire àun juge capable d’apprécier le mérite de leurs oeuvres et d’en disputerle prix. Depuis plusieurs année une classe nouvelle a surgi parmi les éditeurs,c’est celle des illustrateurs. L’illustration est un appel fait aux sens, et en même temps uneproduction nouvelle de la pensée, une séduction qui a peut-être quelquechose de matériel, et en même temps une alliance heureuse entrel’artiste et l’écrivain. Ornement et auxiliaire de la typographie,hiéroglyphe lumineux qui s’explique de lui-même, l’illustration faitgoûter aux esprits frivoles les sévérités de la pensée, et offre auxesprits sérieux une distraction qui ne sort pas du domaine del’intelligence. Mais, en agrandissant ainsi sa tâche, l’éditeur amultiplié autour de lui les difficultés. Il faut qu’il apporte danscette voie nouvelle une sûreté de jugement, une pureté de goût quil’élève au rang des artistes, s’il ne veut descendre au rôle d’unvendeur de croquis. Que l’art prête au génie son pinceau, c’est unhommage qu’il lui rend en venant l’embellir. Mais qu’on n’aille passacrifier le fond à la forme ; qu’on n’écrase pas le tableau sous lesornements gigantesques du cadre ; qu’on ne vienne pas nous présentercomme à des écoliers indociles l’histoire mise en images, et la penséedéguisée en vignettes. Malheureusement nous n’en sommes pas réduits auxsuppositions ; nous ne parlons que de ce que nous avons vu. Les pluslourdes conceptions d’un burin malhabile ont encombré des textes faitspour être respectés, et les arts, qui se fécondent et se développentlorsqu’une main intelligente sait les unir, ont été prostitués dans unaccouplement stérile et un honteux amalgame. Il est des éditeurs qui poussent la perfection de l’art jusqu’à sepasser d’artistes. Faisant collection de vieilles gravures, ils enenlèvent les personnages qui leur conviennent, et font un tableau detoutes pièces. Un soldat de Rubens est rangé à côté d’une femme duTitien ; un Christ de Rembrandt en face d’une Vierge de Raphaël ; unbourreau de Zurbaran près d’une victime de Mignard. Toutes ces figuresdécoupées en silhouette viennent se grouper sur une feuille de papierblanc. La colle à bouche fait le reste, et cette macédoine, envoyée àun dessinateur au rabais, noircit bientôt les pages d’un livre qu’onappelle sérieux. Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que ces grands mystificateurs dupublic et de l’art finissent par se mystifier eux-mêmes et se prennentpour des artistes. Une fois leurs découpures rassemblées, ils sepersuadent qu’ils ont fait un morceau complet, chérissent ces oeuvresdont ils se croient les pères, et se posent en victimes de lacontrefaçon. Un autre faiseur d’illustrations, publiant un poëme, rognait les verstrop longs pour la justification de sa page encadrée. Il ne voyait pas,disait-il, ce que la poésie pouvait perdre à la suppression d’uneparticule conjonctive ou disjonctive. Que dirons-nous encore de celui qui livre à l’illustration le PetitCarême de Massillon, afin d’utiliser des clichés qui lui restent enmagasin ? Comme son assortiment de lettres n’est pas très-varié, ilchange hardiment les premiers mots d’un paragraphe pour donnerl’hospitalité à ses majuscules ornées ; et les paroles de l’apôtre,sacrifiées aux besoins du cliché, s’effacent devant la prose del’éditeur. Il se rencontre aussi des éditeurs qui se prétendent créateurs d’idées,et se plaignent sans cesse des larcins faits à leur génie inventif. Cesesprits supérieurs ne voient dans tous leurs confrères que descontrebandiers vivant de fraudes et de pillage. Il ne se publie rien denouveau sans qu’ils ne s’écrient : « On m’a volé mon idée ! » Lesinventeurs de la propriété littéraire devraient bien étudier ce typequ’ils ont fait naître ; ils verraient à quelles conséquences doitconduire leur système. Nous devons pourtant convenir qu’en général les éditeurs forment uneclasse assez éclairée pour être au niveau de beaucoup d’hommes delettres ; mais leur tort le plus habituel est de se donner des airsd’artistes vis-à-vis du public, et de réserver pour l’écrivain leursallures de marchands. Au premier ils parlent sans cesse deleur dévouement ; au second ils réservent les tristes réalités. Aussi, les plaintes et les accusations sont-elles réciproques, etpeut-être sont-elles réciproquement justes ; car jamais l’homme delettres et l’éditeur ne se placent sur le même terrain. Au moment mêmeoù ils s’abordent, ils sont dans des sphères différentes ; L’un seprésente avec tout l’enthousiasme d’un poëte sur le trépied ; l’autreavec toute la froideur d’un négociant à son bureau. L’un contemple sonoeuvre avec l’ivresse de la paternité, l’autre l’examine avecl’indifférence d’un teneur de livres. L’un ne discute pas le succès,parce que le discuter serait le mettre en doute ; l’autre se défie deses impressions, parce qu’elles pourraient l’égarer ; l’un rêve à seslauriers, l’autre à ses engagements. Ainsi, dans les rapports de cesdeux puissances, la diplomatie manque de langage, parce qu’il n’y a pasd’expressions communes à ces deux pensées qui se fuient mutuellement. Les difficultés sont moindres lorsqu’il s’agit d’un auteur en renom,car celui-ci a sa valeur marchande. Pour ce qui est de sa valeurlittéraire, l’éditeur s’en inquiète peu : il n’entre pas dans sesattributions de contester les réputations usurpées. Respectueusementsoumis aux décisions du public, pour lui, le grand homme est celui quise débite le mieux ; et, démocrate sans le savoir, il proclame avechumilité la souveraineté du nombre. Espérons que le gouvernements’éclairera par ces exemples, et qu’un jour enfin il osera prendre pourmodèle un corps si respectable d’électeurs et d’éligibles. C’est donc vainement qu’on reproche à l’éditeur de réserver toutes sesfaveurs aux noms déjà célèbres, et de refuser impitoyablement sesescomptes aux talents inconnus qui ne demandent qu’à se produire. Ah !sans doute, il y a une profonde douleur à voir repousser une oeuvre surlaquelle reposent d’ineffables espérances ; à se voir condamner ausilence et à l’obscurité lorsqu’on voudrait remplir le monde de bruitet de lumière ! Quelles brûlantes angoisses dans cet amour solitaire,où l’on s’épuise au milieu de beautés que l’on ne saurait féconder, etqui demandent à être livrées à la foule ! Gloire, réputation, richesse,tout un avenir est là, dans ce manuscrit dédaigné ; ou au moins, sitout cela n’y est pas, l’écrivain croit l’y voir, et la puissance mêmede ses illusions ajoute à l’amertume de ses désespoirs. Mais l’éditeur,dont la première habileté est de fuir les illusions, a certes bien ledroit de se défier de ces admirations paternelles, et de refuser sasolidarité commerciale à un enthousiasme que le public n’a pas encoresanctionné. Pour le poëte, l’inconnu est une sphère brillante où seféconde l’imagination ; pour l’éditeur, l’inconnu est un abîmeténébreux où s’engloutit la fortune. Ce n’est donc pas à lui à résoudrece problème effrayant ; car il pourrait bien faire comme l’alchimiste,qui consume un or réel à chercher un or imaginaire, et trouve au fondde son creuset, au lieu du grand X, un peu de cendres. L’éditeur ne commande pas les goûts du public ; il les accepte, et bienloin de créer les réputations, il ne fait que les subir. En effet,qu’est-ce qui constitue le talent, si ce n’est l’approbation publique ?Or, avant que cette approbation ait pu se manifester, comment l’éditeursera-t-il éclairé sur les mérites de ce talent en portefeuille ?Prendra-t-il pour criterium les louanges complaisantes d’une coterie ?Mais chaque cercle littéraire ne se compose-t-il pas d’une foule depetits génies toujours prêts à s’exalter mutuellement en dépit dupublic ? Consultera-t-il l’enthousiasme fanatique d’une secte quienfante un révélateur ? Mais le révélateur qui marche toujours escortéde martyrs pourrait bien faire de son éditeur une victime de plus. Orle dévouement peut bien être une théorie sociale ; il n’a jamais étéadmis dans les doctrines commerciales. Enfin l’éditeur prendra-t-ilconseil de son propre jugement, et, faisant l’office de critique,soumettra-t-il à son analyse le manuscrit proposé ? Oh ! alors c’est unhomme perdu, et plus il a de lumières, plus sa perte est certaine. Caravec ces lumières il s’est fait un système, et il est bien à craindreque ce système ne soit pas en harmonie avec le sentiment général quifait les succès. Alors l’éditeur tombe dans les entêtements et lesvanités du dogmatisme ; et son industrie est compromise par les écartsde sa philosophie. C’est une vérité peut-être pénible à dire, maisimpossible à combattre : il faut que l’éditeur fasse abnégation de sesgoûts, de ses impressions, de ses préférences littéraires. L’éclectismedoit être sa théorie, la voix publique son guide. Ne lui parlez doncpas de génie inconnu : pour lui, le génie n’existe que par le connu. Et, après tout, à quelles injustices correspondent ces plaintesexagérées ? Où sont donc les nombreuses victimes de la méfiance deséditeurs ? Quelles sont les gloires condamnées à l’oubli ? Quels sontles écrits relégués dans les portefeuilles et attendant une tardiveréhabilitation ? Depuis vingt-cinq ans, les productions se multiplient,elles inondent toutes les avenues de la publicité, elles jaillissent àtoutes les sources de la presse quotidienne. Il serait bien étonnantque de nos jours il se rencontrât un génie assez modeste pour n’avoirpas su apporter sa goutte d’eau à ce cataclysme. Ce qu’il faut donc à l’auteur, c’est de réussir ; alors il pourra semontrer exigeant à son tour. Et convenons qu’il ne s’en fait pas faute,car si le talent inconnu n’est pas rétribué selon ses oeuvres, enrevanche les célébrités du jour savent fort bien regagner le salaired’un avare passé. Cependant, n’y a-t-il pas autant d’injustice de lapart de l’écrivain, à faire ainsi l’usure avec sa renommée, que de lapart de l’éditeur à tirer profit de l’obscurité du mérite ? Dans ses rapports avec l’écrivain, l’éditeur ne doit être ni maître, nivalet, ni tyran, ni victime. Il est moins difficile qu’on ne pense deconcilier des intérêts aujourd’hui si opposés, et de remplacer uneguerre contre nature par un système qui n’admettrait ni exploitant niexploité. Il ne faut pas au surplus que l’auteur, dans ses illusionsd’amour-propre, s’attribue toutes les gloires de ses triomphes. Sansdoute le mérite est la première condition du succès, mais ce n’est pasla seule : il faut que ce mérite soit appuyé, soutenu, recommandé parun puissant patronage. Or, ce patronage appartient à l’éditeur, et sonrôle n’est pas le moins difficile. A-t-on bien calculé tous les soins,toutes les démarches, tous les sacrifices auxquels il s’oblige avant defaire accueillir au monde l’oeuvre qu’il vient d’adopter ? Sait-on cequ’il lui a fallu d’études pour connaître les goûts du public, pours’initier au secret de ses caprices, pour se mettre en rapport avec sesfantaisies ? Il y a pour lui l’opportunité à saisir, l’à-propos à fairenaître, le hasard à exploiter. On lui livre le diamant brut : il fautqu’il en fasse reluire les mille facettes, qu’il en fasse étinceler lesfeux au soleil éclatant de la publicité. La publicité est dans l’industrie littéraire un fait assez nouveau etqui mérite que nous nous y arrêtions. Si nous considérions que lesabus, il n’y en a pas qui aient été poussés plus loin dans les limitesdu ridicule. Les éloges payés à la ligne et les brevets d’immortalitéévalués à la colonne ont été contre l’annonce des motifs de suspicionlégitime. Mais, en définitive, jamais la réclame n’a étéacceptée comme un jugement en dernier ressort. Le public n’en est pasdupe, et l’accepte simplement comme une annonce perfectionnée. Sid’ailleurs les heureux mensonges de la réclame ontquelquefois protégé des livres médiocres, ses avertissements opiniâtresont aussi sauvé de l’oubli des oeuvres qui méritaient d’être connues.Car il ne faut pas se le dissimuler, la foule est une coquette qui veutêtre provoquée ; ceux qui dépendent d’elle doivent s’occuper d’elle, etles séductions de l’annonce viennent souvent à propos faire violence àsa froideur et animer ses sens. Cette voix, qui tous les jours assiégeson oreille, finit par être écoutée ; et cette persévérance quiressemble à un hommage reçoit enfin sa récompense. Quel est, au surplus, dans le fait de la réclame, le vraicoupable, ou de l’éditeur pour qui elle est devenue le plus lourd desimpôts, ou de la presse pour qui elle est une source de profitsillicites ? Si la critique littéraire s’exerçait dans les journaux avecjustice et probité, les éloges payés n’auraient plus de cours, etl’industrie des réclamesserait promptement abandonnée par l’éditeur, dès qu’elle ne serait plusqu’un commerce onéreux. Mais la critique a fait place à la spéculation,et la justice s’est tue devant un surcroît de récoltes. D’ailleurs, quand l’éditeur exagère les mérites de sa publication, ilpeut être de bonne foi ; car s’il ne croyait pas à ces mérites, il n’yaurait pas risqué ses avances : mais les journaux propagent sciemmentun mensonge, et son prêts à le répéter chaque fois qu’on voudra répéterla prime ; c’est même un des articles les plus substantiels de leurbudget : aussi, grâce à ces honteuses transactions, les journaux sesont mis sous la dépendance de la librairie ; et il est constant quedepuis dix ans la librairie seule a soutenu la presse périodique, parses annonces et ses réclames. Ce que l’on peut à bon droit reprocher aux éditeurs, c’est l’esprit dedénigrement et de jalousie qui règne parmi eux. Il ne leur coûte riende glorifier les talents littéraires qui les environnent : souvent mêmeils y mettent une générosité trop facile. Mais quand il s’agit d’unconfrère, ils lui contestent le plus petit mérite : tous es succès sontdus au hasard, son habileté n’est que de l’intrigue ; et plutôt que delui faire hommage d’une réussite qui n’est due qu’à de constantsefforts et à une intelligence qui ne se dément jamais, ils aiment mieuxtout rapporter à l’auteur et rabaisser à plaisir leurs propresfonctions, en attaquant à outrance celui qui sait les rendre honorables. Ces malheureuses hostilités de l’envie prennent un aspect bien plusformidable, lorsqu’elles se matérialisent par la concurrence. Alors selivrent de terribles batailles, où se mêlent à grands frais lesclameurs étourdissantes de la réclame. Bientôt les dépenses de laguerre ont dépassé les profits qu’on se dispute, et les partiesbelligérantes n’ont pour se consoler qu’une communauté de malheurs. Il n’en est pas des marchandises de librairie comme des autres articlesde commerce ; la matière première n’a plus aucune valeur, si sa valeurn’est pas centuplée : par l’impression, le papier doit devenir untrésor recherché par tous, ou un chiffon légué à l’épicier. Enlibrairie, il n’y a pas de demi-succès, par de chute modérée. Toutepublication importante place toujours l’éditeur entre la fortune et laruine. N’est-il donc pas à déplorer que les éditeurs cherchent leurssuccès dans une désastreuse concurrence, quand ils ne sauraient puiserde forces que dans une solide association ? Dans tout commerce, la concurrence est une plaie dévorante ; enlibrairie, elle a de plus l’inconvénient d’être un ennui. Qu’un ouvrageréussisse, vous en verrez naître une foule d’autres, de la même formeet de la même justification. Qu’une histoire de Napoléon se fasseacheter, vingt histoires de Napoléon surgiront à la suite, et le grandhomme se verra encore une fois accablé sous le nombre des ennemisconjurés contre lui. Plus que tous autres, nous devons souhaiter que la librairie fassepreuve de plus d’accord et d’intelligence. Nous lui sommes attachés pardes liens si étroits, que nous souffrons de ses douleurs, et que noustriomphons dans ses gloires. Faisons succéder à une guerre malhabileles efforts d’un concours fraternels ; sachons rendre justice à ceuxqui sont les organes de notre vie extérieure, la force expansive denotre intelligence : et n’allons pas imiter ces royautés politiquesqui, en avilissant leurs ministres, ont préparé leur propredécadence. Élias REGNAULT. |