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RICARD,Auguste (1799-1841) : Legarçon de café (1840).

Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (17.XII.2009)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Legarçon de café
par
Auguste Ricard

~ * ~

UN homme porte des chemises en toile deHollande, des bas de Paris ; ses souliers vernis ont été faits sur lesdessins d’un bottier de la rue Vivienne ; il n’emploie, pour sa barbe,que du savon onctueux, pour ses mains que de la pâte d’amandes douces ;ses dents sont entretenues par Desirabode, sa chevelure par Michalon ;il a appris l’art du sourire perpétuel dans la classe d’un vieux mimede l’Opéra ; il est patient, poli, aimable.....

Vous croyez qu’il est question d’un grand-écuyer de prince, d’undiplomate, d’un chanteur de romances ?

Du tout, il s’agit d’un garçon de café.

On est assez généralement garçon de café de père en fils. Tel homme quisert des glaces au Caféde Foi, ou des cerises à l’eau-de-vie chez la mère Saguet, àla barrière du Maine, avait un trisaïeul dans la carrière qu’ilexploite, comme aujourd’hui, un Séguier, un Molé, un Crillon, dansl’armée ou dans la magistrature. L’art de verser le café, la liqueur,de marcher au pas de charge, à travers des allées de tables et detabourets, en portant dans la main droite des buissons de sorbets, unthé complet, ou une phalange de carafes d’orgeat, cet art-là demandeune longue habitude. Pour faire un bon garçon de café, il faut avoirété pris tout petit, il faut avoir commencé ses exercices sous les yeuxd’un père.

Cependant il est quelques exceptions à cette règle : on rencontre, dansl’intéressante classe qui nous occupe aujourd’hui, plus d’un praticienqui n’a pas été bercé avec les traditions de café, et qui, à l’âge dequinze ans, n’eût pas su laver une tasse sans en faire des morceaux.C’est une variété de l’espèce, chez laquelle le génie a lui tout d’uncoup. Les antécédents de ceux qui la composent se perdent dans lesbrouillards d’un passé orageux, dans la fumée de cent estaminets, dansla chronique de la Chaumièreet de la Courtille.Ces garçons de café-là ont, pour la plupart, hérité jadis d’un parentde la Normandie, ou du Perche. Alors ils ont roulé dans les cabrioletsde régiependant les jours gras de telle année ; ils ont joué du cor chez tousles marchands de vin de la rue Montorgueil ; ils ont fatigué le solhistorique du bois de Romainville avec leur danse passionnée, puis, unbeau jour, ils ont porté leur dernier écu au bureau de placement.Ils sont devenus garçons de café.

Ceux-là ne sont pas les moins habiles. Leur vieille expérience en faitd’excellents arbitres dans une discussion de billard, de dames ou dedominos ; ils savent, de longue date, ce qui plaît aux viveurs sortantd’un bon repas, et ils n’ont pas peur des ivrognes.

Quels que soient d’ailleurs ses précédents, le garçon de café typiqueest toujours un homme probe et bien portant : la vigueur deconstitution et l’honnêteté d’âme sont deux qualités sans lesquelles ilne saurait être. L’oeil du maître, on le comprend, ne peut toujoursplaner sur les flacons, les carafes, les tasses et les cafetières dulaboratoire. Rien de facile comme de détourner, au milieu de laconsommation gigantesque de certains établissements, quelques gouttesde cet océan de rafraîchissements et de liqueurs, quelques fractions dece total que le patron compte tous les soirs, à la grande mortificationdu mauvais sujet retardataire échangeant sa dernière pièce de dix sous,à minuit, contre une bouteille de bière blanche. Le garçon est donc, etde toute nécessité, un honnête homme. Depuis le lever du soleil jusqu’àl’extinction du gaz, il manipule le numéraire de son prochain : c’estun serviteur de confiance, c’est un garçon de recettes à domicile.

Vigueur de constitution : vous allez voir qu’elle est indispensable augarçon de café. Le jour paraît ; le garçon de café qui, la veille, a dûse coucher tard, doit se lever de bonne heure. Il n’y a guèred’éveillés à Paris que les fruitières, les balayeurs et les porteursd’eau ; eh bien ! lui, homme élégant, lui qui passe son temps au milieud’épicuriens, lui qui fait incontestablement partie de la civilisationavancée, de la vie de luxe, il faut qu’il s’arrache aux douceurs durepos. Tous les jours le bien vivre l’entoure de ses séductions, de sesparfums, de ses joies, et lui, il doit vivre de la vie rude del’ouvrier ; son maître veut qu’il ait, à la fois, l’élégance coquetted’une jolie perruche et la vigilance pénible du coq. Il s’éveille donc,il étend les bras, et ses doigts allongés vont frapper les pieds destables entre lesquelles il a jeté son matelas la veille, ou bien ilslabourent le sable que l’on sème tous les jours dans la grande salle.Car, voyez-vous bien, il est condamné à se nourrir, à se reposer danscet espace où il fait son état ; comme le soldat en campagne, il couchesur le champ de bataille. Mais, en vérité, mieux vaut souvent lebivouac, sur lequel la neige et la pluie ne tombent pas toujours, quoiqu’en disent les Victoireset Conquêtes et les vaudevilles militaires.

Au bivouac, l’air pur du matin, les feux du soleil levant, le chant desoiseaux du ciel raniment le guerrier. Le garçon de café, à son grandlever, ne trouve qu’une atmosphère lourde et tout imprégnée desémanations trop connues du gaz, auxquelles se mêlent les odeurs,hermétiquement renfermées par les volets de l’établissement, du punch,du vin chaud et du haricot de mouton, que le propriétaire du lieu apartagé à minuit avec tout son monde, sur la table numéro 1,c’est-à-dire celle la plus rapprochée du comptoir. La seule clarté quivienne égayer le garçon de café à son réveil, est celle du quinquetinextinguible qui veille toujours dans le laboratoire avecl’obstination du feu de Vesta. Quant à ces harmonies matinales, quisignalent le retour de la lumière, le garçon de café est tout à faitlibre de prendre pour telles les cris du chat, ou les sifflements aigusdes serins de madame qui pressentent le passage prochain de lamarchande de mouron.

Mais le piétinement du maître qui, à l’entresol, cherche ses bretelleset sa cravate, fait trembler le plafond. En un clin d’oeil les matelasde tous les garçons sont enlevés. Ce travail demande peu de force, carces petits meubles qui tiennent beaucoup du silex pour la dureté,participent encore plus de la plume pour la légèreté de poids. Toutcela est jeté, pêle-mêle, derrière une vieille cloison, avec des queuesde billards au rebut, les arrosoirs d’été, des damiers cassés etl’antique comptoir que le patron a jadis acheté avec le fonds. Lesvolets sont détachés, la laitière arrive, le chef descend de sa chambreavec un sac de monnaie sous le bras, madame songe à sa toilette, lespains de beurre s’éparpillent dans des soucoupes, le garçon de fourneauallume son feu, toutes les abeilles de cette ruche sont en mouvement,l’heure du travail a sonné. Après ce premier coup de collier, le garçonde café jouit, dans presque tous les quartiers de Paris, de quelquesinstants de repos ; en attendant la pratique, il arrache la bande desjournaux et il étudie la situation des choses dans le grand format, lalittérature dans le petit. Assez généralement le garçon de café marcheavec le gouvernement et la garde nationale en politique ; enlittérature il est d’une force gigantesque sur la charade et le coursde la Bourse.

De huit heures à dix, lescafés au lait occupent entièrement le garçon. Cettepremière vente apporte peu de monnaie dans le tronc bronze et or ducomptoir. Les déjeuneursau café se composent en général d’employés, de vieux garçons et deprovinciaux logés dans les petits hôtels du voisinage. Ces troisespèces d’individus ont une foule de raisons toujours prêtes pourprouver l’utilité de l’économie. Le garçon de café tient à cesclients-là comme à un casuel certain, mais il est avec eux d’unepolitesse froide ; il leur dit toujours que le Corsaire et le Charivari sont enmain, et, lorsqu’ils prennent place devant la table de marbre, il n’a àleur service qu’un très léger coup de serviette. Il en donne deux pourle café avec un beurre, trois pour un café complet. C’est le tarif.

Mais, de midi à deux heures, le café noir, l’eau-de-vie, le rhum et lekirch absorbent toute son attention, toute sa politesse. Lesconsommateurs de cette seconde période de la journée sont doucementéchauffés par le Chablis et le Grave que le restaurateur du quartierleur a servis. Ce sont des citoyens dont l’unique métier est dejoyeusement vivre, ou bien des militaires qui se sont liés de coeur etd’âme au camp de Compiègne, des commis-voyageurs qui ont faitavantageusement l’article à Reims ou à Sédan, des jeunes gens defamille qui se sont battus le matin, et à trente-cinq pas, avec despistolets de poche. De pareils personnages paient sans compter, parcequ’ils sont heureux ; ils appellent le garçon « mon cher, » ils luidemandent du tabac et l’analyse de l’analyse de la pièce nouvelle dontles journaux ont dû rendre compte. Quand ils quittent le café, ils setiennent immobiles une seule minute et, dans ce court espace, le garçonles habille de leur paletot, manteau ou redingote, il les coiffe deleur chapeau, il leur met gants et canne à la main et il termine parune de ces révérences qu’on ne saurait rencontrer autre part qu’àParis. Ajoutez un peu plus de générosité d’un côté, un peu plusd’empressement de l’autre et vous aurez une idée exacte des rapports dugarçon avec les consommateurs de café à l’eau après dîner.

Les moeurs, les habitudes, la toilette du garçon de café varient selonle quartier où il travaille. Au Palais-Royal, sur les boulevards,depuis la Madeleine jusqu’au faubourg du Temple, dans une partie dufaubourg Saint-Germain, le garçon de café est élégant, aimable,attentif ; la chemise de toile de Hollande ne lui suffit plus ; il yfait adapter une chemisette en batiste ; il change de tabliers comme onchange de ministres ; de ses cheveux, toujours taillés à la mode quivient de naître, s’exhalent les odeurs les plus douces et, parconséquent, du meilleur goût ; sa veste se venge de n’être qu’une vestepar la finesse de son tissu, par la grâce exquise de sa coupe ; sesmains sont fines, délicates ; il a du ventre le moins possible. Cegarçon de café-là n’emploie que des expressions choisies ; il lit dansde jolis in-18 dorés sur tranches et reliés en maroquin ; quand on seplaint à lui du café qu’il a servi, il lève les yeux au ciel, ilsoupire, il vous donne une autre tasse et vous apporte la mêmecafetière en disant : – Cette fois, monsieur sera content ! - Si unhabitué entre en bâillant ou en accusant une migraine ou des douleursrhumatismales, le garçon de café réplique avec consternation : – Quevoulez-vous ? nous avons une si odieuse température ! Monsieur prend-ildu rhum ?... Doué d’une imagination vive, d’un vaste amour-propre, demaux de nerfs, d’une grande flexibilité d’esprit, de tout ce quiconstitue, enfin, l’homme infiniment civilisé, il prend les locutions,les manières, l’humeur des individus qu’il sert habituellement. Legarçon de café du boulevard Saint-Martin, un peu égrillard, parce quela Courtille n’est pas loin, affecte, cependant, des airs d’hommeconfortable. Il est extrêmement littéraire, parce qu’il apporte tousles jours des rognons à la brochette aux fournisseurs ordinaires del’Ambigu, de la Gaieté et de la porte Saint-Martin. Il sait sur le boutdu doigt le nombre des représentations de Gaspardo et du Sonneur de Saint-Paul; il a l’honneur d’être tutoyé par quelques dramaturges, il vous diratous les bons mots de M. Harel, il a parlé deux fois à mademoiselleGeorges, et il prête souvent sa tabatière à Bocage. Le garçon de cafédu boulevard Saint-Martin est, surtout, policé depuis que les marchandsde chevaux de la rue de Lancry sont allés faire leurs élèves auxChamps-Élysées.

Au café de Paris le garçon connaît tous les détails, toute la mise enscène d’une course au clocher ; il accable de son mépris un pantalonsans sous-pieds, un chapeau de soie ; il exècre le boeuf bouilli ;Duprez commence à ne plus lui plaire, il dit : aller en véhicule, aulieu de : aller en cabriolet et, dans ses jours de sortie, il ne fumeque des cigares à quatre sous.

Jadis, le garçon du café Desmares était prodigieusement militaire. Ilconnaissait tous les officiers supérieurs de la garde royale, tous leson dit de la caserne d’Orsay et de Belle-Chasse. Il a perdu cettecouleur martiale, mais il est resté aristocrate. Il soupire, ils’ennuie. Comme le faubourg Saint-Germain, il attend.

Les garçons de café du quartier Latin ont aussi leur physionomie àpart. Les écoles, la science, la chambre des pairs ont depuis longtempsfaçonné leur intelligence et leurs goûts. Ils sont de première forceaux dominos.

Le café de Foy est l’établissement où le garçon fait le plus vitefortune ; c’est, du moins, ce que l’on dit partout. Quoi qu’il en soit,il faut convenir que nulle part l’éducation de l’homme au tablier blancn’est aussi parfaite. Le garçon du café de Foy, empressé comme celui ducafé Lemblin, coquet comme celui des boulevards, a, de plus qu’euxtous, un certain air de dignité, de politesse diplomatique qui annonceun contact plus fréquent avec la vraie bonne compagnie. Le garçon ducafé de Foy ne ressemble pas aux autres : il est tout à fait lui. Vousremarquerez, en entrant dans l’enceinte où il fonctionne, que toujoursil est d’une taille élevée. On dit dans l’arrondissement duPalais-Royal : « Grand comme un garçon du café de Foy. » Militairementparlant, on pourrait établir que les garçons de salle de Paris formentun bataillon dont la compagnie de grenadiers est au café de Foy. Riende plus modeste, d’ailleurs, que les lambris sous lesquels il sert lesamateurs de café. Les dorures, les peintures, les glaces immenses, nescintillent pas autour de lui ; le luxe ne peut pas lui monter à latête. Il va et vient dans une salle mesquinement décorée, soutenue parde tristes piliers et chauffée par un poêle qui n’a rien de remarquableque son ampleur. Sous le rapport de la décoration, le café de Foy vittranquillement, depuis des années, sur la renommée d’une caille, peinteautrefois, par Carle Vernet, au plafond sur lequel elle vole encore àl’heure qu’il est. C’est une vieille maison de la bonne roche, où legarçon est toujours un homme choisi. Il vient là tout jeune, il ygrandit, il y blanchit. Il met toute sa vie entre ces vingt piedscarrés dans lesquels un public d’élite s’assied tous les jours. Ne pasconfondre avec les fumeurs de cigares qui, pendant l’été, entourent lestables du jardin : nous parlons de l’intérieur, et il est bien convenuque, nous autres amateurs du tabac de la Havane, nous sommes des gensmal élevés.

Il y avait une fois un baron. Pauvre gentilhomme ! il était bien àplaindre. Son vieux castel de Bretagne avait été vendu comme propriéténationale ; ses bons chevaux de bataille avaient été tués dans lesguerres de l’émigration ; il avait mis ses diamants en gage chez unjuif allemand pour prêter de l’argent à un prince français qui ne lelui avait pas rendu, selon l’usage. Il ne restait au baron de K......qu’une rente de 1,200 livres et la liberté de vivre, que Bonaparte,premier consul, lui avait fait expédier par la poste, dans un moment debonne humeur. De retour à Paris, M. de K...... avait sagement arrêtéavec lui-même qu’il n’irait plus à l’Opéra, qu’il ne jouerait plus aupharaon, qu’il achèterait un parapluie et qu’il mangerait chez ungargotier. Mais, quoi ! le bon compatriote de Bertrand Duguesclinn’avait pu renoncer à son cher café à l’eau après le dîner : il ytenait comme à sa croix de Saint-Louis, comme à son opinion politique.Brossé, ciré, propre comme un vieux soldat, il venait tous les soirs aucafé de Foy prendre sa demi-tasse ; c’était sa seule joie au milieu desgrandes joies de cette époque, où la France fêtait Marengo et le reposde la guillotine. Il avait adopté une table devant laquelle il prenaitplace toujours. Par suite, il était toujours servi par le même garçon,chacun des servants d’un café ayant une ligne de tables à surveiller.M. de K......, élevé au sein de l’opulence, avait contracté l’usage del’or depuis ses dents de sept ans. Il était habitué à payer, et à payerrichement. Entraîné par cette douce routine, il entra un soir au caféde Foy sans un sou dans sa poche, et il prit son café comme àl’ordinaire ; puis, quand il voulut partir, il tira sa bourse ! Legarçon vit tout de suite, dans les traits consternés de l’émigré, lefuneste état des choses, et, en desservant sa pratique, il dit à voixbasse : « C’est payé ! » En effet, il paya la demi-tasse. Oh ! ilfaudrait un litre d’encre, un paquet de plumes et deux rames de papierpour peindre les combats que se livra M. de K...... le lendemain quandl’heure du café sonna au cadran de ses habitudes, car le lendemain,comme la veille, le pauvre soldat de Condé était, comme on dit, à sec.Que vous dirai-je ? il entra, possédé par ce besoin aussi terrible quela faim peut-être, ou du moins qui est une faim d’un autre genre. Soncafé fut payé encore par le garçon. Il le fut pendant plusieurs années,et le comptoir ignora toujours ce détail de la grande salle. Seulement,le maître du lieu ne cessait de s’extasier sur l’exquise politesse du ci-devant, quin’entrait, ne sortait jamais sans lui faire deux révérences d’anciennecour. Hélas ! le vieux gentilhomme croyait saluer son créancier, et sonvrai créancier c’était le garçon, dont la discrète bonté ne se démentitjamais, qui supportait patiemment les rebuffades du baron quand le caféétait moins chaud que de coutume, et qui portait tous les soirs à ladame du comptoir l’argent de la demi-tasse comme s’il venait de lerecevoir.

On sait que les émigrés furent indemnisés, un peu chèrement même ! Unjour celui dont il est question arriva au café de Foy avec une énormecocarde blanche et un portefeuille garni de billets de banque. Ildemanda son compte, et on lui dit qu’il ne devait rien. Étonnement,stupéfaction. Le garçon fut appelé.

Le brave homme avoua, en rougissant, que, depuis des années, il payaitsans rien dire le café du baron, et le baron pleura, et il embrassadevant tout le monde le garçon de café en disant : « Et toi aussi, monenfant, tu étais un courtisan du malheur ! »

M. le baron de K...... a dépouillé le garçon de café de la serviette etde la veste, et il lui a donné les fonds nécessaires pour acheter unétablissement.

N. B. Cegarçon de café-là était bonapartiste.

Les physionomies du garçon de fourneau et du garçon de billard formentdeux types à part et qui n’ont rien de commun avec celle du garçon desalle. Ce dernier, serviteur de tout le monde, est connu de tout lemonde ; les deux autres sont cloués à une place unique : l’un devant lefeu où il prépare le café, le chocolat, etc. ; l’autre à un billard,qu’il prend comme fermier au maître de la maison, et avec lequel ilspécule sur les passions des habitués de la poule. La physiologie deces deux individus ne peut être traitée que par un alchimiste et unjoueur de billard consommé. Or, je ne saurais mettre de l’eau enébullition sans me brûler les doigts, et je n’ai jamais fait au billardqu’un doublé,encore était-ce un raccroc. Nonsum dignus.

Le garçon de café – genre moderne – ne s’embarrasse pas sitôt d’unefamille. Comme il est, de toute rigueur, bien fait et bien élevé, ilvit en sultan au milieu d’un nombre imposant de demoiselles decomptoir. Il n’a, l’heureux homme, qu’à leur jeter le mouchoir, – jeveux dire la serviette. – Ce sont elles qui font plisser ses chemises,qui harcellent la blanchisseuse pour que celle-ci tienne toujours lelinge d’Oscar ou de Frédéric dans un état de blancheur entière. Confiantdans leur zèle, dans leur économie, le garçon de café leur abandonnesouvent, même, le soin de payer les mémoires. Quand cet Alcibiade entablier a trente ans, il songe à l’avenir. Il achète un habit noir pourles jours de sortie, il mange de la pâte de Regnault et il place seséconomies. L’ambition éclot dans son coeur, il destitue les inspectricesde sa lingerie, et, dans son sommeil tourmenté, il ne rêve plusqu’établissement à son nom, que grande salle toute d’or comme lespalais des Mille et uneNuits, avec un comptoir en bois de citronnier, destorrents de gaz et de peintures de Cicéri. Dès ce moment le garçon decafé se fait inscrire dans une compagnie de la garde nationale ; ilcherche une femme et une maison neuve formant coin de rue. Quand il atrouvé l’une et l’autre, il s’entoure des artistes les plus distingués,comme les vieux Médicis quand ils faisaient construire leurs palais ;et il fait travailler peintres, doreurs et mouleurs dans lerez-de-chaussée qu’il a loué à raison de 20,000 francs chaque année,sans compter le pot de vin. Les pots de vin se fourrent partoutaujourd’hui. A sa voix la palette de vingt Raphaëls s’épuise ; cesmurailles nues, que les lourds Limousins construisaient encore il y atrois mois, se chargent de fresques étincelantes. A la place desNapoléons à petit chapeau et des inscriptions érotiques tracées naguèreau charbon par les gâcheurs, vous voyez de riches et beaux Indiens, –des Indiens d’opéra, - poursuivre le tigre royal sur leurs chevaux derace ; vous voyez un tournoi où messire Bertrand Duguesclin emporte leprix devant toute la noblesse de Bretagne ; vous voyez des nymphesnues, une Psyché qui s’envole, un Mercure qui porte dans les airs lesordres de son patron ; vous voyez des oiseaux de toutes les nuances,des fruits de toutes les couleurs.

Le comptoir, chef-d’oeuvre de l’ébénisterie moderne, se dresse dans uneniche dorée. Il est orné déjà de coupes en vermeil que Ben-VenutoCellini n’eût pas désavouées, et une beauté de choix a été retenued’avance pour occuper chaque jour, à raison de 100 francs par mois, cetrône magnifique. Le garçon de café, devenu maître à son tour, a obtenuun crédit chez les négociants qui vendent en gros les objets deconsommation qu’il va donner en détail au public. Une douzaine deréclames, dans lesquelles les courtiers d’annonces citent, à leurmanière, les palais d’Armide et de Cléopâtre, sont lancées dans lesjournaux. Le jour de l’ouverture arrive enfin.

L’établissement nouveau fait 6,000 francs de recettes. Le propriétairefait mettre des jabots à toutes ses chemises, il marchande un tilburyet il se demande déjà s’il achètera un château en Beauce ou enNormandie. Il jure sur son fourniment de garde national qu’il necéderait pas son fonds à moins de 600,000 francs, et il dit à toutpropos cette phrase qu’il s’est fait faire par un homme lettré de sesamis : Le bouge qui s’appelle le café de Foy !

Mais un autre fou ouvre dans le voisinage un café plus riche encore. Ily a jeté 100,000 francs de dorures, de peintures et de glaces. Lepublic qui aime à rire va s’engouffrer tous les soirs dans ce nouveaupalais de fée, et l’autre palais, comme celui d’un ministre disgracié,devient une solitude.

Le maître du lieu, alors, est entièrement libre de déposer son bilan etde donner trois pour cent à ses créanciers. Il met à couvert le plus defonds possible et quant il a satisfait aux exigences de la loi quirégit les faillites, il va vivre de son revenu au pays natal. Mais iln’est qu’un petit rentier, il n’a qu’une maison chétive, deux carrés dechoux, une marre pour ses canards de Barbarie. La maladie des roisdétrônés le saisit un jour, et il meurt d’ennui au milieu d’une familleinconsolable.

Le garçon de café rococo – celui que ses camarades intitulentdédaigneusement perruque –, a, presque toujours, une femme légitime etdes enfants en chambre dans le voisinage. La femme fait ordinairementdes gilets ou des pelottes médicamenteuses pour messieurs leschirurgiens herniaires. Chaque tête de cette famille-là, possède à sonnom un livret à la caisse d’épargne. Le chef met patiemment sou sur soupendant des années, et il crie toujours misère, puis un beau matin, ilprend aussi un établissement. Mais il ne perd ni son temps ni sonargent, à créer un palais de merveilles. A l’affût des faillites, il entrouve une sur son chemin qui lui donne, à un rabais fabuleux, pour80,000 francs de glaces, de peintures, avec un fonds bien commencé etun matériel tout neuf. Assis sur les ruines des autres, le garçon decafé achalande tout doucement la maison dont il est devenu maître. Enquatre ans il arrive au chiffre de fortune qu’il a toujours ambitionné.Joueur prudent il cesse alors de tenter le destin et il vend fort cherce qu’il a acheté presque pour rien. Vous le voyez ensuite fairel’usure dans une petite maison isolée, dont la porte est garnie deferrures et la cour ornée d’un chien de montagne, toujours de mauvaisehumeur.

Parvenu à cet apogée, il est facile à reconnaître : dans les cafés, ilpaie toujours sa demi-tasse sans rien donner au garçon ; il loge auMarais ou rue de Charonne, et aux Batignolles surtout ; il a un col dechemise très-haut, l’accent de la basse Normandie et un regard à quinzepour cent.

Tolérant, laborieux, fidèle, de bonne compagnie, le garçon de cafésupporte, sans hausser les épaules, les façons départementales decertains consommateurs qui lui demandent effrontément le bain de pied etboivent dans leur soucoupe ; il est debout du matin au soir et souvent,par sa manière de servir, il achalande la maison pendant que le maîtrejoue aux dominos, ou à la hausse et à la baisse ; témoin, instrumentdes bénéfices énormes de ce patron, il amasse sans envie des pièces dedeux sous à côté de ce tas d’argent qui grossit tous les jours ; iloublie, il ignore que le tronc touche à la caisse ; il peut, dansl’occasion, répondre convenablement à l’homme du monde qui est venuseul au café et qui aime mieux la conversation que la liqueur.Concluons donc, en présence de tant de qualités et de vertus, qu’unefoule d’hommes considérables dans l’armée, la magistrature, lalittérature, l’administration... dans l’instruction publique,surtout... ne seraient pas dignes de porter le tablier blanc.

AUGUSTE RICARD.