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MONTIFAUD,Marie-Amélie Chartroule Quivogne de Montifaud, pseud Marcde (1849-1912) : Lesromantiques / avec un portrait deVictor Hugodatant de l'époque romantique gravé par Hanriot.- Paris : impr. de A.Reiff , 1878.- 270 + 5 p.- 1 f. de pl. en front. ; 19 cm. Numérisation etrelecture : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (15.III.2008) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de la médiathèque (BmLx : 6554). Lesromantiques par Marc de Montifaud ~ * ~ |
[PARTIE 1] Romatiques etintransigeants Eugène Delacroix Victor Hugo Alexandre Dumas Théophile Gautier Madame Dorval Frédérick Lemaître Alfred de Musset George Sand Arsène Houssaye Jules Janin Balzac Gérard de Nerval Lamartine Alphonse Karr Théodore de Banville [PARTIE 2] Les peintres de la couleur et du sentiment : [Ary Scheffer, Deveria, Boulanger, Decamps,Marilhat, Diaz, Théodore Rousseau, Jules Dupré, Corot.] Alfred de Vigny, Emile Deschamps, Auguste Vacquerie, Joseph Delorme. Le Camp des Tartares : Petrus Borel La Bohême romantique : [Louis Bertrand, Philotée O'Neddy, Mallefille,Etienne Eggis.] Les Romantiques d'arrière-garde : [Alphonse Esquiros, Roger de Beauvoir, CharlesCoran, Henri Vermot,Charles Baudelaire, Napol le Pyrénéen,] [Charles Didier, Catulle Mendès,Barbey d'Aurevilly, Clément Privé.] |
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Les peintres de la couleur et du sentiment
Ary Scheffer, Deveria, Boulanger,
Decamps, Marilhat, Diaz,
Théodore Rousseau, Jules Dupré, Corot.
Ary Scheffer, Deveria, Boulanger,
Decamps, Marilhat, Diaz,
Théodore Rousseau, Jules Dupré, Corot.
C'EST à l'époque romantique que nous le devons, si nousconservons encore un peu d'énergie et de fulgurante dans les luttesartistiques ; si nous donnons à l'apparition d'un nom nouveau en faced'un nom ancien, la vigueur et les proportions d'un antagonisme ? Enpeinture et en poésie, elle nous a repétri sur toutes les faces avecsept poignées de limon : l'audace des pensées, la haine du gris, lafurie du mouvement, le retour à la renaissance et au moyen âge, le chocdes effets, la recherche, la passion de la personnalité, la brutalitédes moyens à la place de la correction froide. Et, s'il faut toujoursremonter à cette époque, c'est que, sans elle, nous serions aujourd'huides êtres atones nageant péniblement dans les tons d'asphalte, teintechocolat ou vert gris huileux, qui viendraient s'étaler sur des toilesd'un reflet phthisique de bon ton, là où réapparaissent effrontémentchaque année au Salon le jaune et le rouge. Le romantisme a pour jamaispartagé le monde en deux parties : les flamboyants et les grisâtres. Laséparation est faite et il n'y a plus à y revenir.
« Ces boeufs verront du rouge et entendront des vers d'Hugo, »clamait-on au temps de Delacroix et d'Hernani. Ces boeufs ont continuéde mugir en face de la couleur, mais les chefs de file ont engagé lefeu et le terrain leur est resté.
Deveria, Delacroix, Boulanger, Decamps, Roqueplan, Paul Huet, ThéodoreRousseau, Diaz, entraient alors dans la lice, emmenant avec eux cepoëte, ce chercheur qui nous a quittés trop tôt, Ary Scheffer, quiréalisait avec l'oeuvre byronienne ce que Delacroix interprétaitd'après Dante et Goethe. Ce qui ne nous surprend plus, aujourd'hui quenous sommes habitués à voir naître en couleur la décomposition deséléments en furie, terrifiait à l'époque où apparaissait le Giaour,d'Ary Scheffer, selon cette description du poëme dont on doit sesouvenir : « Enveloppé de sa robe flottante, il s'avance lentement lelong des piliers de la nef : on le regarde avec terreur, et lui, ilcontemple d'un air sombre les rites sacrés ; mais quand l'hymne pieuxébranle le choeur, voyez-le sous ce porche qu'éclaire une torchelugubre et vacillante ; là il s'arrête jusqu'à ce que les chants aientcessé, il entend la prière, mais sans y prendre part; voyez-le près decette muraille à demi éclairée ; il a rejeté son capuchon en arrière ;les boucles de sa noire chevelure retombent en désordre sur son frontpâle qu'on dirait entouré des serpents les plus noirs dont la Gorgoneait jamais ceint sa tête, car il a refusé de prononcer les voeux ducouvent et laisse croître ses cheveux mondains. »
La grâce altière de Delacroix, la soudaineté du geste dans sespersonnages se révélaient, chez Ary Scheffer, par une allure pluspoétique, un sentiment plus suave et plus tendre, plus de mystère dansl'expression ; Eberhart le Larmoyeurappartient à sa première manière, celle où il ne se préoccupe pasd'arrêter, de préciser le dessin au point d'être sec et anguleux.
A cette première époque remonte le fameux tableau des Femmes Souliotes,qui trahissait les aspirations d'un coloriste, quoique ce fût cependantune pure imitation de Delacroix, amoindrie et amollie. Avant Delacroix,Scheffer avait imité Géricault et Vernet. Plus tard, il n'est guèrepossible de discuter techniquement des créations où l'anatomiedisparaît sous les vêtements à longs plis droits ; les têtes seules,comme dans le groupe de saint-Augustin et de sainte Monique, ont uneexpression de grandeur nostalgique, de sérénité contemplative, où lepeintre s'entête si bien à quintessencier, à idéaliser la forme, qu'ilne lui en restera bientôt presque plus. Les figures sont empreintesd'un caractère de beauté languissante, où se réflète tout le géniemélancolique de Scheffer ; il médite son oeuvre plutôt qu'il ne l'écrittexturalement sur la toile ; c'est un penseur chez lequel la méditationa tué la fougue de la brosse. Quand il peint le Larmoyeur,il prodigue les bitumes, il revient sur les plans déjà superposés avecune couleur très-compacte et très-nourrie, il arrive à la solidité et àl'épaisseur ; mais au lendemain de cette courte période, il transformeses types et il est difficile de le reconnaître. Il mérite l'apostrophede Baudelaire, qui prétend que ses tableaux conviennent aux femmesascétiques qui se vengent de leurs flueurs blanches en faisant de lamusique d'église. A ce moment, chercher dans ses figures une réalitéabsolue serait un tort. On dirait qu'elles ne sont éclairées que par lalampe intérieure de l'esprit, qui, de l'imagination du peintre, serefléterait sur elles ; la vie matérielle recule en quelque sortedevant la vie de l'âme. Il n'en reste pas moins un romantique àoutrance, dans la véritable acception du mot. Jamais pensée plus intimene rayonna dans une conception sous les suaves pâleurs, les lumièressavamment brisées dans lesquelles il noie les physionomies de sesMarguerite et de ses Mignon. « Ce qui le distinguait de ses rivaux,plus exclusivement peintres que lui, dit un de ceux qui l'ont le mieuxconnu, c'est qu'il ne prenait pas la palette, excité d'une façondirecte par le spectacle des choses ; il semblait s'échauffer par lalecture des poëtes et chercher ensuite des formes pour exprimer sonimpression littéraire ; au lieu de regarder la nature en face, il lacontemplait réfléchie dans un chef-d'oeuvre. Il voyait avec l'oeil de lavision intérieure, Marguerite passer à travers le drame de Faust ;il ne l'eût peut-être pas remarquée au détour d'une rue ; ce défaut, sic'en est un, concordait trop avec la passion d'un jeune public ivre dela lecture des poëtes, pour ne pas avoir été compté comme un mérite àl'artiste qui réalisait des types chers à tous. » C'était, a-t-on ditde sa Marguerite, « l'ombre d'une ombre. » Les lignes agrandies,simplifiées, plus allongées que ne le comporte la réalité, n'indiquentqu'une préoccupation unique : l'idée, ce qui laisse deviner parfois enlui de l'indécision ; et, malgré soi on pense à ce que Goethe appellaitles couleurs psychologiques, quand il écrivait : « Notre oeil a ses couleurs comme le monde extérieur. » En effet, le Christ consolateurd'Ary Scheffer, est d'un cachet métaphysique, où, selon les analystesdes tableaux de 1837, le manque de clarté et d'accent ne résultait quede l'ordre des pensées dont il était difficile de rendre les nuances sicomplexes et si indéterminées, avec des surfaces et des couleurs.
Au salon de 1827, Devéria donnait sa Naissance de Henri IV, qui révélait une imitation de Véronèse ; Louis Boulanger, son Mazeppa.Boulanger se montrait plus mouvementé et plus inspiré d'un souffleoriginal. Devéria, il faut l'avouer, pastichait Delacroix, commeScheffer, nous le rappelons l'avait pastiché aussi avec ses Souliotes qui n'étaient qu'un reflet du Massacre de Scio.Tous copiaient plus ou moins celui qui traduisait l'antique à la façonde Shakespeare ou de Byron en créant des personnages « de la race desstatues antiques, mais dérangées de leurs poses et de leurs plis,jetées du piédestal dans la vie, agitées de notre sang et de nosémotions. »
La crise se dessinait très-tranchante entre les deux partis ; les uns ne craignaient pas de flétrir du nom de tartouilladeles compositions des nouveaux venus qui entraient franchement dans lavoie passionnée de l'auteur de Dante et Virgile, et finissaient paradopter un genre de sujets anecdotiques qui, peu à peu, les entraînaità n'offrir que des toiles faites pour se prêter à la lithographie, donton abusait, et à la gravure anglaise. Il y en avait qui se croyaientoriginaux parce qu'ils allaient aux mêmes sources, et demandaient auxsujets modernes qui se comprenaient plus facilement, de quoi captiverles acheteurs. Ceux-là sont restés. Les autres doutèrent d'eux-mêmes.Boulanger, après son Mazeppa, sa Ronde du Sabbat, sa Saint-Barthélemy, son Triomphe de Pétrarque, son Renaud dans les jardins d'Armidese mit à chercher le style, « cette maladie qui prend les peintres àl'âge critique, et les fait rougir des audaces de la jeunesse. »Devéria s'abandonna à la lithographie. Ary Scheffer se perdit dans unspiritualisme nuageux toujours hésitant entre l'idée et l'expression.Paul Delaroche, qui, n'a été que le Casimir Delavigne du romantisme, unvulgarisateur, un des mille et un Timothée Trimm de la peinture,survécut.
A qui devons-nous de posséder aujourd'hui Dubuffe, Pommayrac, Pérignonet tous ces portraitistes bons à imaginer des dessus de boite chezSiraudin ? A qui devons-nous cette propreté minutieuse de la palette,cette série de portraits et de compositions bien nets et bien luisantsoù les vernis collent les accessoires comme du cosmétïque, épreuvesphotographiques à force d'être exactes dans les détails, peinturehonnête, laborieuse, faite pour l'édification des mères de familles etdes pensionnats de jeunes demoiselles,à qui si ce n'est à Paul Delaroche, venu juste à son heure pourrassurer la bourgeoisie effarée du progrès des hordes romantiques ?Delaroche remplit à l'égard du romantisme le même rôle que sainteGeneviève, la patronne de Paris, auprès du terrible Attila. Il lecontraignit à suspendre sa marche révolutionnaire, émoussa ses griffésléonines, lui donna une allure tranquille, flatta ses aspirations aupittoresque pour mieux le dompter; on avait crié au barbarisme en facede ces touches heurtées, de cette incohérence de teintes, de cettesauvagerie tonale qui allait hardiment au but, dédaignait le trait netet pur, et toutes les flagorneries que les peintres de chevaletprodiguent à leurs toiles ; Paul Delaroche s'empressa de prendre dessujets bien équilibrés, « sorte de pont neuf, rhythmé comme unecontredanse. » Les amoureux du léché et du fignolé tressaillirentd'aise lorsque vinrent les Enfants d'Edouard, la Mort d'Elisabeth, Lord Strafford marchant au supplice, les Joies d'une mère, la Reine Marie-Antoinette à la Conciergerie, et tout ce qui constitue aujourd'hui un des éléments de vente les plus importants des marchands d'estampes.
Qu'est-ce donc qui fit le succès de Delaroche ? C'est qu'en France lesentiment plastique n'existe presque pas, « le beau par lui-même yintéresse peu, » assurait Gautier. « Devant un torse grec, sans tête,sans bras et sans jambes, qui chante l'hymne de la forme pure dans samuette langue de marbre, la foule passe froide et distraite, pours'amasser devant une toile dont l'explication tient une page de petittexte dans la brochure du Salon. Au fond, ajoute-t-il, la ligne deIngres déplait autant que la couleur de Delacroix. » Delaroche, enentassant toutes ces décapitations, tous ces incidents funèbres, tousces effets de cinquième acte, costumes, décors, faisait frissonner sonpublic en lui bâtissant un drame dans chacune de ses compositions ; ilétait le Walter Scott de la peinture et s'emparait de toutes les têtes.Impossible, dans son Napoléon à Fontainebleau,de résister à la séduction qu'exerçaient les bottes maculées de boue del'empereur. Le billot que Jeanne Grey cherche à toucher de ses mainstremblantes causait du délire ; jamais succès de mise en scène ne futporté plus haut ; jamais la chute du rideau de la Porte-Saint-Martin nevit demander l'auteur avec plus de trépignements, par ce même publicqui applaudit l'Honneur et l'argent pour siffler les Erynnies.Sortez des toiles de Delaroche les objets qui ont frappé la fibrephilistine, et vous y trouverez d'abord ceux qui sont faits entrompe-l'oeil : la hache destinée à trancher dans un instant la tête deJeanne Grey, le satin de sa robe, le maillot violet du bourreau, lapaille amoncelée sur l'échafaud, d'une réalité à faire pâmer d'aise,l'oreiller recouvert de fine batiste sur lequel se détache la figuremoribonde d'Élisabeth, les vêtements perpétuellement neufs ; en un mot,tout ce qui aide à couvrir la pauvreté de l'idée, tout ce qui justifiecette parole que rappelait Gustave Planche: « Ce qu'il faut à lamultitude, c'est la médiocrité de premier ordre. » Ce n'est point enhabillant de petites maquettes, en les ajustant à chaque coin d'unetoile, en les groupant dans l'expression d'un fait anecdotique, queDelaroche pouvait dépasser les qualités d'un amuseur ordinaire. Atenter de pacifier ou de fondre les doctrines opposées dansl'esthétique, on n'arrive qu'à un compromis qui l'abaisse. L'éclectismeest une paresse ou une lâcheté ; mieux vaut se cramponner en désespéréà la tradition ou se décider à l'interprétation robuste de la passionet du mouvement. La beauté conventionnelle de la forme maintient lepeintre près de l'idéal ; le déchirement des vieux moules l'entraîne àchercher avant tout la vérité, la puissance de l'expression dans l'art;mais au moins chacune de ces deux causes a sa grandeur ; elles secombattront au nom d'un principe, pendant qu'à vouloir les concilier onn'est qu'un transfuge.
Réchauffons-nous avec la verve et la couleur de Decamps.
Dès ses débuts, il s'était éloigné franchement des poncifs académiques ; son Hopital des galeux, l'Ane et les chiens savants, sa Patrouille turque,avaient révélé une vigueur d'exécution, une profondeur de trait d'oùressortait une originalité pleine de pénétration malicieuse. Nousn'aurions pas besoin d'autre preuve que cette composition intitulée :les Experts, qui représentedes chiens poussifs habillés de défroques bourgeoises, regardant,scrutant un tableau comme on étudie un cas de criminalité. Ses scènesorientales, d'une transparence et d'une harmonie qu'on n'avaitjusque-là cherché que dans l'interprétation de la campagne romaine, setrouvaient transportées dans une nature souvent énigmatique pour lespeintres. Son Joseph vendu par ses frèresn'avait été que l'occasion de jeter quelques figures dans ce cadred'une profondeur si lumineuse qu'elle paraît prolonger l'étendue de lascène, au point que le ressort de l'action humaine n'a plus qu'unintérêt secondaire en face de la grandiosité du paysage syrien.
Chacun des romantiques avait alors une patrie intellectuelle, comme l'aremarqué Gautier, qu'aucun ne peut nier aujourd'hui . Lamartine, Alfredde Musset et de Vigny étaient Anglais, comme Delacroix Anglo-Hindou ;Ingres relevait de l'Italie, de Rome ou de Florence ; Pradier, de laGrèce ; Dumas montrait le créole ; Chasseriau, ajoutait-il, était unPélasge du temps d'Orphée ; Diaz devait être, ainsi que Marilhat, unArabe syrien, ce qui ne l'empêchait pas d'imiter, aux salons de 1831 et1846, Prudhon, Corrége ou le Parmesan. Chez Decamps se dévoilait leTurc de l'Asie-Mineure, mais Decamps était aussi un Français parl'esprit et par le tour, il ne copiait aucun de ses contemporains; ensoulignant l'accent dans le geste, il touchait parfois au caricatural;mais cette bizarrerie forçait le mouvement afin de l'accuser davantage.Gustave Planche, qui l'aimait, se contentait de lui objecter que, «avec l'habitude de silhouetter ses acteurs sur une muraille blanche ouun terrain clair, on anéantit l'espace où ils se meuvent, on ôte l'airqu'ils respirent. » Cependant l'effet était en vain amené sans causelogique, la réalisation n'en était pas moins saisissante, et, dans la Bataille des Cimbres,l'armée des critiques, si divergente lorsqu'il s'agissait de lanouvelle école, à propos de l'absence du premier plan, prétendait qu'iln'y avait qu'à approuver la disposition de la scène en tous points, «parce que, dans la toile de Decamps, le héros ne s'appelle ni Marius nile chef des Cimbres : le héros c'est la foule, et pour la foule il n'ya pas de premier plan. » Avec son Don Quichotte, Decamps pousse plusloin l'individualisme du genre ; la grande figure ossorale légendairese découpe sur le fond des rochers blanchâtres, mélange du fantastiqueet du réel; il y a là une soudaineté de jeu, une vibration qui atteintaux oeuvres les plus robustes qu'on puisse trouver chez les Espagnols ouchez les Flamands. Le Rêve des Turcs,cette page de l'Orient moderne, où, dans leur voluptueuse langueur, semodèlent les têtes enivrées de haschich, est plus précise, plusvivante, en son interprétation, que les scènes bibliques, pourlesquelles Decamps n'avait qu'un gôut médiocre, et où il traduisaitsurtout les moeurs arabes actuelles, non l'existence patriarcale. Etcomme les ombres portées dorment paresseuses entre les plis mous desburnous et des turbans ! comme les noirs sont brillants et enveloppentles personnages dans leur transparente acuité !
L'Italie était donc restée à Léopold Robert, à l'égard duquel lesromantiques ressentaient une certaine froideur, prétendant que sacomposition des Moissonneursaffectait trop la superposition pyramidale, que cela rappelait encorede loin la récente convention, le théatral, quoique cependantles types n'y étaient plus copiés d'après le marbre, mais réellementd'après les paysans romains. On ne se rendait alors pas très-biencompte, que ces cantadins errants clans les campagnes de Rome,portaient en eux la correction des lignes, la mâle simplicité du geste,et qu'en en exprimant l'impérieuse allure on n'était point pour celadans les voies académiques. L'Italie, qu'Alexandre Dumas « a vu enromancier, Gautier, en peintre, Arsène Houssaye en poëte, Alfred deMusset en amoureux qui chante des ballades, » allait céder le pas àl'Orient, peut-être un peu parce qu'elle était le cadre nécessaire,inévitable du paysage historique qu'on fuyait. Les lettres de Marilhatdévoilent ce mouvement, cette nostalgie qui, s'emparant de la jeunegénération, avait entrainé Decamps et plus tard Fromentin vers cettecontrée dont l'éblouissement ne cessait jamais pour eux. « Ici tout estgrand, haut, sublime ,» s'écriait l'auteur de la place de l'Esbekieh au Caire,« mais tout est aride ; c'est dénudé de végétation, encore plus pelé etplus monotone que les vastes bruyères de nos montagnes. Ici toute lavégétation semble avoir été comme brûlée et réduite en cendres, sansperdre sa forme, par le souffle empesté d'un mauvais génie. La seulevariation montre des chemins étroits et tortueux, taillés sur une basede craie blanche ou quelques éboulements de terrain, comme si la naturen'y était pas encore assez nue et qu'on ait voulu lui arracher parforce son dernier vêtement en lambeaux. Partout la même misère. Quandce ne sont pas des bruyères, des chardons, ce sont des pierres tombéescomme la grèle et qui ont sablé ces vastes contrées d'une teinteuniformément gris-noir, comme la peau raboteuse d'un crapaud ; toujoursune ligne droite ou régulièrement ondulée de collines arides ;quelquefois dans le lointain les pins majestueux et nus du Liban, commeun gigantesque squelette qui paraîtrait à l'horizon ; toujours un cielpur et d'un azur foncé vers le haut; vers le bas, d'un ton lourd etécrasant, plus terreux et plus livide à mesure qu'on approche davantagedu désert. Qu'on se figure, au milieu de cette désolation, trois ouquatre mille chameaux blancs, roux et noirs, mangeant gravement lesherbes sèches, et dispersés dans la plaine comme autant de petitestaches ; un camp de bédouins composé de vingt ou trente tentes noires,toutes noires, en poil de chameau, agglomérées sans ordre ; quelquesfemmes ayant pour tout vêtement une chemise bleue et une ceinture encuir, recouvertes d'un manteau en laine à trois larges raies bleues duhaut en bas, la tête enveloppée d'un mouchoir de soie jaune et entouréed'une corde en poil de chameau. C'est là l'habitant de la partiedéserte de la Syrie et de la Judée. »
Celui qui écrivait ces pages et qui possédait selon ses confrères, desprunelles d'épervier tant elles paraissaient profondes, une physionomie« d'icoglan ou de zebek », appartenait à cette légion des robustes etdes intransigeants qui avaient dans leurs veines, raconte ThéophileGautier, « du sang de ces Sarrasins que Charles Martel n'a pas toustués. »
C'est dans cette bande de forcenés qui se grisaient avec duclair-obscur qu'apparaissait Narcisse Ruy de la Pena, qui a signé sousle nom de Diaz des oeuvres d'une originalité si intense. Cette syllabetracée au bas d'une toile, miroite à l'imagination comme une topaze ouune émeraude. Les mots n'ont-ils pas leur contexture, leurfantasmagorie ? Les Bohémiens se rendant à une fête, le Harem, la Léda, les Délaissées enlevèrent avec rapidité cette réputation d'un artiste qui débutait comme fantaisiste, et chez lequel le Journal des Débatsreconnaissait, par l'organe de Delécluze, « que ces bohémiens, hommes,femmes, enfants, bêtes et gens étaient si brillants de couleur qu'oncroyait voir couler au fond de ce ravin obscur un ruisseau de diamantset de rubis. » C'est l'Arioste pour l'imprévu et le caprice de laforme. Il écrit le roman vénitien, ce qui ne l'empêche point d'êtrefrançais quand il peint la forêt de Fontainebleau. D'où naît la lumièredans ces feuillées ? Qui est-ce qui parsème l'air d'une poussièrenacrée ? Qui est-ce qui met à la fois l'invention et la réalité sur latoile ? Peu importe ; mais cela chante, bruit, palpite, siffle, frémit,craque ; cela est prêt à blémir sous le vent. Quel que soit le procédéqui prolonge les échos de soleil moelleux et dorés sur les chemins, lerendu y est irrésistible de justesse et de magie ; les figures sontplutôt faites pour être devinées, achevées par le sentiment, qu'ellesne sont dessinées; cette poésie devient vérité à force de précisiondans les tons. Si Diaz arrêtait davantage ses contours, s'il sacrifiaitplus à l'étude et à la tournure de la composition, ce ne serait pointle même peintre que celui qui nous a légué les Gorges d'Apremont,où les ombres portées arrivent on ne sait d'où, mais où le fondu et lefuyant viennent jouer dans l'embrasement de sa palette méridionale.
En même temps que Diaz descendait vers le bas préau, Théodore Rousseau,Jules Dupré, Corot, partaient dans la forêt de Fontainebleau etpoussaient jusqu'en Normandie. Mais il fallait être doué d'untempérament de granit pour résister aux exécutions du jury quin'entendait rien à cette campagne d'un rendu âpre, à ces terrainsculottés, à cette fameuse Allée de Châtaigniers,dont le tableau fut acheté par Kalil Bey. Le jury reculait d'horreurtous les ans en présence de cette ténacité à donner de la peinturesolide comme des chênes, imprégnée de la montante odeur des vaches,plate ou accidentée, naïve dans sa force ou majesteuse, mais d'unesincérité débordant d'effort, d'une véhémence, d'une témérité de brossequi mettait le classicisme hors de lui.
Théodore Rousseau n'adoptait pas en chacune de ses toiles cetteuniformité de réalisation qui consiste à introduire partout le même faire.Tantôt il indiquait par des frottis, tantôt il employait lessurabondances de pâte ; aujourd'hui, lorsqu'on observe l'ensemble deses études, certains paysages sont finis, d'autres accusent, en unesimple esquisse traitée largement, l'énergie de la volonté. Dans un butunique, il a une variété d'allure pleine de charme, mais où le culte desa forêt survit à tout autre. Le chêne de Fontainebleau est celui dontil a fait son observation dominante, qui lui a tout révélé commeattitude, lumière, foyer, et qu'il institue le noeud central de sestableaux. La recherche de la localité, de l'expression juste pourchacune des parties constituant une oeuvre, restait sa préoccupationconstante ; aussi était-il parvenu, à se rendre complètement maître desa main, à donner à toute chose, mousse, rocher, champ ou forêt, soncachet de race, sa physionomie à part, ne permettant pas à un objetfait pour n'occuper qu'un rang secondaire de l'emporter sur un autre.Mais il se présenta chez lui alors un phénomène, comme chez tous lespoëtes habitués à vivre intimement de la vie rustique au point decommuniquer à la matière un rôle raisonné ; « il semble regarder lacréation, dit un de ses commentateurs, comme une âme agissante,souffrante et consciente d'elle-même, animée de sentiments et depassions qui se manifestent aussi bien dans la moindre parcelle quedans l'universalité des choses, dans la plus petite plante que dans lechêne le plus gigantesque, dans le plus insaisissable grain de sableque dans la roche la plus colossale. Convaincu que rien dans la naturen'est inutile ou indifférent, que tout y a sa raison d'être ou exerceune action, il crut que chaque chose, si infime soit-elle, a unesignification particulière, pittoresque ou esthétique, il s'appliqua àdécouvrir celle-ci, il s'efforça de la mettre en évidence, et plusd'une fois il oublia qu'on doit en art se résoudre à quelquessacrifices quand on veut charmer ou émouvoir. Il en vint même à penserque tous les spectacles offerts par la nature sont du domaine de l'art,et dans son respect quasi religieux pour tout ce qui émane de cettepuissance mystérieuse, il tenta de représenter à la fois sur une mêmetoile et l'infiniment petit et l'infiniment grand. Son entreprise,conçue en dehors des vraies conditions de la peinture, étaitchimérique. Malgré son goût de l'exactitude, qui était presque dégénéréen manie, malgré sa rare habileté technique, il échoua. » Et cependantl'Inondation à SaintCloud, le Bois de la Haye, les Ruines du château de Pierrefondssont les traits saillants d'un groupe où Rousseau s'est renfermé avecplus de grandeur et de supériorité qu'il n'en eût eu jamais jusque-là.
Jules Dupré ne possédait pas cette puissance ; mais, élève de Flers,auquel il avait demandé le charme, la délicatesse, la grâce, la finesseet l'élégance, il jetait une poésie merveilleuse sur ce qu'il touchait;moins magistral que Rousseau, il était plus tendre, plus intime, et soncoloris vibrait sous des cieux clairs à travers des massifs découpés.Un de ses paysages de Normandie, que nous avons sous les yeux, reflètesur les plans secondaires un mirage de clarté qui remplit les fondsd'une éblouissante profondeur. Il n'est guère possible d'avoir plus dedilatation lumineuse dans la perspective aérienne.
Craignant toujours de viser à l'effet ou de paraitre faire la moindreconcession au jury, ou de se laisser influencer par les colorations àla Poussin, l'ensemble des jeunes paysagistes exagérés dans unparti-pris à leur manière, affectait de rester en France et même des'éloigner des contrées méridionales. Corot, cependant, avait emportéd'Italie des esquisses qui ne sont plus maintenant que dans le souvenirdes romantiques ayant habité l'appartement de la rue du Doyenné,qu'Arsène Houssaye a consacré :
Théo, te souviens-tu de ces vertes saisons,
Qui s'effeuillaient si vite en ces vieilles maisons
Dont le front s'abritait sous une aile du Louvre ?
Levons avec Rogier le voile qui les couvre,
Reprenons dans nos coeurs les trésors enfouis,
Plongeons dans le passé nos regards éblouis.
Replaçons le sofa sous les tableaux flamands ;
Dispersons à nos pieds gazettes et romans ;
Ornons le vieux bahut de vieilles porcelaines,
Et faisons refleurir roses et marjolaines;
Qu'un rideau de lampas ombrage encor ces lits
Où nos jeunes amours se sont ensevelis.
Appendons au beau jour le miroir de Venise :
Ne te semble-t-il point y voir la Cydalise,
Respirant un lilas qui jouait dans sa main,
Et pressentant déjà le triste lendemain ?
Entr'ouvrons la fenétre où fleurit la jacinthe,
Il m'en reste une encor, relique trois fois sainte !..,
Ne respires-tu pas dans ces vagues parfums
Les doux ressouvenirs de nos amours défunts ?
Retournons un instant à la plus belle année,
Traînons la sofa vert devant la cheminée ;
Prenons un manuscrit pour rallumer le feu,
Appelons nos deux chats et devisons un peu :
Ourliac, gai convive, arrivait en chantant
Ces chansons de Bagdad que Beauvoir aimait tant.
Tu l'écoutais, l'esprit perdu dans les ténèbres,
Cherchant à ressaisir les images funèbres
De celle que la mort sur son pâle cheval,
Emporta dans la tombe un soir de carnaval,
Voici l'heure où venaient reprendre leur palette
Nos peintres, pinceaux d'or, mais touche violette,
Delacroix, Boulanger, Deveria, Roqueplan,
Marilhat et Nanteuil. Le salon or et blanc
Fut bientôt illustré des oeuvres romantiques.
Nous avions des beautés de vingt ans pour antiques.
Qui s'effeuillaient si vite en ces vieilles maisons
Dont le front s'abritait sous une aile du Louvre ?
Levons avec Rogier le voile qui les couvre,
Reprenons dans nos coeurs les trésors enfouis,
Plongeons dans le passé nos regards éblouis.
Replaçons le sofa sous les tableaux flamands ;
Dispersons à nos pieds gazettes et romans ;
Ornons le vieux bahut de vieilles porcelaines,
Et faisons refleurir roses et marjolaines;
Qu'un rideau de lampas ombrage encor ces lits
Où nos jeunes amours se sont ensevelis.
Appendons au beau jour le miroir de Venise :
Ne te semble-t-il point y voir la Cydalise,
Respirant un lilas qui jouait dans sa main,
Et pressentant déjà le triste lendemain ?
Entr'ouvrons la fenétre où fleurit la jacinthe,
Il m'en reste une encor, relique trois fois sainte !..,
Ne respires-tu pas dans ces vagues parfums
Les doux ressouvenirs de nos amours défunts ?
Retournons un instant à la plus belle année,
Traînons la sofa vert devant la cheminée ;
Prenons un manuscrit pour rallumer le feu,
Appelons nos deux chats et devisons un peu :
Ourliac, gai convive, arrivait en chantant
Ces chansons de Bagdad que Beauvoir aimait tant.
Tu l'écoutais, l'esprit perdu dans les ténèbres,
Cherchant à ressaisir les images funèbres
De celle que la mort sur son pâle cheval,
Emporta dans la tombe un soir de carnaval,
Voici l'heure où venaient reprendre leur palette
Nos peintres, pinceaux d'or, mais touche violette,
Delacroix, Boulanger, Deveria, Roqueplan,
Marilhat et Nanteuil. Le salon or et blanc
Fut bientôt illustré des oeuvres romantiques.
Nous avions des beautés de vingt ans pour antiques.
« Nous étions jeunes, toujours gais quelquefois riches, » s'écriaitGérard, qui, un jour, avait pu arracher aux démolisseurs de l'hôtel lesboiseries du salon, peintes par des camarades, et dans lesquelles setrouvaient ces mêmes panneaux longs de Corot, accompagnés « des dessusde portes de Nanteuil, du Watteau de Vattier; du Moine rouge de Chatillon lisant la bible sur la hanche cambrée d'une femme nue qui dort, des Bacchantesde Chasseriau, qui tiennent des tigres en laisse comme des chiens, desdeux trumeaux de Rogier, où la Cydalise en costume régence - en robe detaffetas feuille morte, - triste présage, - sourit de ses yeux chinois,en respirant une rose, en face du portrait en pied de Théophile, vêtu àl'espagnole. »
Où sont maintenant les panneaux dont il est question ? Corot est partile dernier, il est parti vers le sentier où Dante s'engage avec Virgilepour aller au pays d'où l'on ne revient pas. Ce crépuscule qu'il arépandu sur la création nous apparaît aujourd'hui semblable au préludede l'éternelle nuit où il est descendu. L'ombre qui, dans ses paysages,dessine un ourlet funèbre au bord des bleus du ciel, il aimait à enlaisser deviner la présence mystérieuse, comme quelque chose quiavertit que la mort n'est pas loin. Les figures qu'il fait intervenirdans ses compositions légères, telles qu'une feuille que le ventemporte, rappellent ce que Paul de Saint-Victor disait des héroïnes deGérard de Nerval: « l'impondérable légèreté de leur démarche trahitleur surnaturelle origine. Elles vous apparaissent baignées etflottantes dans le fluide diaphane de l'évocation magnétique. » ChezCorot, ces nymphes formées de tièdes vapeurs condensées, s'enlaçant deleurs bras d'ombre, ne sont-elles pas de vagues réminiscences des boissacrés ? C'est surtout à propos de lui qu'il était absurde de prétendreque les romantiques s'écartaient de l'antiquité en ce qu'ils rompaientavec les traditions académiques ; l'idylle grecque est reparue dans lesoeuvres de ce peintre sorti de la phalange de 1830, qui fut aussi unolympien, tout en offrant le point de départ le plus opposé au contouraccusé et à la précision poussinesque. Les dieux exilés, chantés parBanville, sont revenus hanter les soirs mystiques réalisés de la mainde Corot, et il semble qu'on respire sur ses toiles le parfum del'ambroisie :
Un grand souffle éperdu murmure dans les airs ;
Une lueur vermeille au fond de ces déserts
Grandit, mystérieuse et sainte avant-courrière,
O vastes cieux ! et là marchant dans la clairière,
Luttant de clarté sombre avec le jour douteux,
Meurtris, blessés, mourants, sublimes, ce sont eux,
Eux, les grands exilés, les dieux..........
Une lueur vermeille au fond de ces déserts
Grandit, mystérieuse et sainte avant-courrière,
O vastes cieux ! et là marchant dans la clairière,
Luttant de clarté sombre avec le jour douteux,
Meurtris, blessés, mourants, sublimes, ce sont eux,
Eux, les grands exilés, les dieux..........
Est-ce à l'Italie que Corot a emprunté l'élévation de style quicaractérise la sincérité d'expression avec laquelle il interprète lemoindre sentier ? Sans doute ce voyage de jeunesse eut une énergiqueinfluence sur lui, en ce qu'il en remporta l'élégance, l'harmoniedans la disposition des terrains ; mais cela ne lui donna pas l'idée desimplifier les lignes ni d'agrandir les masses ; il ne renia point lefeuillet révolutionnaire de l'école nouvelle, mais il mit uneintention, un sentiment si personnel dans ses effets, qu'il fut goûtémalgré les mécontentements qu'excitaient chez les romantiques plusieursde ses pastorales. Thoré appela le Jeune Berger jouant avec sa chèvre« une idylle un peu blême. » Cependant Corot s'approchait de la nature; il trouvait la note juste, tout en enveloppant ce qu'il touchait,d'un courant voluptueux, d'une tendresse toute païenne. Jamais l'âmehumaine ne s'était révélée avec plus de suave abandon, d'adorablesextases, et c'est à lui que le mot d'Arsène Houssaye s'applique avec leplus de justesse : « Pour les amoureux, la terre tourne dans le ciel,pour les autres elle tourne dans le vide. » Comme dans la Symphonie des vingt ans, cette oeuvre qu'on n'écrira plus après l'auteur des Cent et un sonnets, tous deux ont la même muse, la solitude qui les entraîne.
Les tableaux de Corot sont l'apocalypse de l'amour, la courbe desarbres y prend des inflexions plus langoureuses qu'ailleurs, lessérénités presque blanchâtres des fonds ont toujours l'air de serapprocher pour essayer de donner les formes indécises d'un torse defemme. Il est de la famille des Uhland et des Burger, « de ces poëtesqui semblent n'avoir réalisé les bois et les prés que pour montrer lesol piétiné par les nymphes. » Ce chercheur, qui ne paraît s'adresserqu'aux méditatifs, portait cependant en lui un cachet de vie robuste ;son front coupé de larges rides, ses tempes aux veines énormes, lescarnations du visage et des mains rugueuses, ses cheveux mêlés ainsique des filaments, révélaient l'habitude des campements au grand soleil; sur sa tête une large casquette sans visière, « aplatie comme unefeuille. » Ce gai bohémien des champs, sifflotant tout bas en face desa toile posée sur son fameux chevalet qui bougeait toujours, n'ajamais eu pour celui qui le connaissait cette enveloppe vulgaire qu'onlui a conservée. Le regard net, lumineux, laissait deviner un rayonvisuel fait pour interroger le prisme des lointains ; la bouche épaissesans être pâteuse, ne s'embarquait jamais en de longs commentaires, nonplus que la main n'écrivait de longues lettres, comme quelques-unesqu'on lui attribue ; les muscles du menton bien relevés auraient mis dela carrure dans le visage, si ce n'est jusqu'à la voûte pariétale,certains plans s'enlevaient en hauteur comme pour exprimer une poétiquedisposition de l'esprit à monter vers la nue.
Et cependant Corot n'a pas eu une voix à l''Académie des Beaux-Arts ;Diaz n'en aurait point eu deux, et Decamps n'en eût pas réuni trois. Etcela parce qu'ils ont cherché la ligne ailleurs que dans les cahiers dupeintre Lebrun ou les académies d'Abel de Pujol.
Alfred de Vigny, Emile Deschamps, Auguste Vacquerie, Joseph Delorme.
CEUX qui en sont morts exceptés, personne a-t-il jamaisstrictement vécu de sa poésie, » se demandait-on le soir de la reprisede Chatterton, en 1857 ?
Nulle parole ne se rattache davantage à l'accent découragé quicaractérise le vers si lent et si triste de Vigny ; il était du petitnombre des écrivains qui restèrent préoccupés jusqu'à la fin, du sortde ceux qui naissent frappés de ce don fatal : - la poésie, - et del'infortune qui les attend. Volontiers on se le représente penché surtoutes les souffrances, appelant à lui les timides qui se retranchentdans un martyre inconnu. Aujourd'hui, qu'il est de bon goût de rire desincompris, des parias de l'amitié et du génie, la muse qu'on nomme la «Pitié » ne serait plus entendue. Quoique élevé dans les liens étroitsdu catholicisme, l'incrédulité a plané sur l'esprit du chantre des Destinées.« Un désespoir paisible, sans convulsion de colère et sans reproche auciel » est ce qu'il regarde comme la sagesse même; et il ajoute :
« Il est bon et salutaire de n'avoir aucune espérance.
« L'espérance est la plus grande de nos folies. »
« L'espérance est la plus grande de nos folies. »
C'est dans l'intimité des notes écrites au crayon, comme pour se parlerà voix basse, selon le mot de Mme Swetchine, que l'originalité deVigny, se dresse saillante, avec l'enveloppe un peu hautaine danslaquelle elle se montre. Une seule parole révèle son organisationd'écrivain : « Ma tête, pour concevoir et retenir les idées positives,est forcée de les jeter dans le domaine de l'imagination, et j'ai untel besoin de créer, qu'il me faut dire en allant pas à pas : si tellescience ou telle théorie pratique n'existait pas, comment laformulerais-je ? Alors le but, puis l'ensemble, puis les détailsm'apparaissent, et je vois et je retiens pour toujours. » L'enfantementgarde donc chez lui une tension continue, le ravit, l'entraîne sur dessommets où l'expression conserve souvent quelque chose d'incertain,lorsque il s'agit du vers par exemple, mais où l'essor de l'esprit esttoujours marqué d'une audace et d'une fierté superbe.
Jamais on ne s'est mieux rendu compte, qu'auprès d'Alfred de Vigny, decette étendue d'envergure du sentiment philosophique, qui, d'un coupd'aile, prend le temps, l'espace, supporte sans vertige, sans pâlir, cechamp de l'illimité sans s'écrier comme Bossuet : « Taisez-vous,mes pensées... » Le doute ne le quitte point. « Il a été, rappelle uncritique, le poëte le plus penseur de ce siècle, et la direction de sesidées, dont le stoïcisme avec l'incrédulité aux dogmes religieux faitle fond, quoique plus accusée à la fin, n'a jamais varié. »
Ce stoïcisme dans ses actes, le préservant de la moindre faiblesse, luiconserve la fascination, le culte de l'honneur professé avec une foipresque épique, et c'est ce reflet de conscience sur toute sonexistence accompagné de son dévouement, nous le répétons, aux synthèsesardentes des idéals littéraires, qui dessinent les fiers profils de sastature ; il gardait ce qu'on appelait à l'époque de Corneille : lafolie de l'honneur. N'avait-il pas écrit: « l'honneur, c'est lapoésie du devoir. »
Une page sur Alfred de Vigny en ses derniers jours, portrait à la plume, où ressort la simplicité mâle de l'auteur de Stello,rend bien l'unité de son caractère d'homme et d'écrivain. « Il étaitenveloppé dans un manteau romantique à la mode de 1830, et il s'ydrapait avec sa grâce noble mêlée d'une certaine raideur militaire,comme un général blessé dans son manteau de guerre. Aucune plainte nes'échappait de ses lèvres pâles, et l'on eût dit que l'honneur, aprèsla beauté de la vie, lui commandait de composer la beauté de la mort. -Donnez moi, me disait-il, des nouvelles du monde des vivants ! Mais jene lui avais pas encore répondu qu'il m'entraînait avec lui, comme ilfaisait toujours, dans le monde des idées, son vrai domaine, versquelque champ de la poésie ou de l'art dans son royaume ! »
Quoique enrôlé parmi les hordes de 1830, chez lui le romantisme adoucitses violences de teinte et modère ses élans ; il a du jet sans êtreimpétueux, il est tendre en restant viril ; élevant le scepticisme à lahauteur de la résignation, aucune amertume ne monte à sa lèvredédaigneusement fermée au reproche. Pour lui « la religion du Christest une religion de désespoir, puisqu'il désespère de la vie etn'espère qu'en l'éternité. » Dans son perpétuel soliloque il entend lasecrète négation de l'âme, sans être épouvanté, comme l'interlocuteurde l'Imitation qui passe le temps à interroger Dieu, se laissant broyeravec courage sous un dogme inconnu.
Ses premiers poëmes s'étaient appelés Tymanthe, le Bain d'une dame romaine, et relevaient avant tout de Chénier. Dans la Dryade il s'écrait :
Ida ! j'adore Ida, la légère bacchante :
Ses cheveux noirs mêlés des grappes de l'acanthe,
Sur le tigre attaché par une agrafe d'or,
Roulent abandonnés ; sa bouche rit encore
En chantant Évoé ; sa démarche chancelle ;
Ses pieds nus, ses genoux que la robe décèle,
S'élancent ; et son oeil, de feux étincelants,
Brille comme Phoebus sous le signe brûlant.
Ses cheveux noirs mêlés des grappes de l'acanthe,
Sur le tigre attaché par une agrafe d'or,
Roulent abandonnés ; sa bouche rit encore
En chantant Évoé ; sa démarche chancelle ;
Ses pieds nus, ses genoux que la robe décèle,
S'élancent ; et son oeil, de feux étincelants,
Brille comme Phoebus sous le signe brûlant.
On constate que cette pente de son esprit vers l'antiquité dont ils'inspira au début de sa carrière, renaît vers la fin, dans son livre :les Destinées, où les formessinistres de la fatalité, que les anciens avaient dramatisées en créantles figures des « Moires, » réapparaissent personnifiées de nouveauavec un sentiment plus moderne.
Ce sont bien les mêmes tortureuses qui ont toujours possédé l'antique planète, et qu'il nous représente :
Sous leur robe aux longs plis voilant leurs pieds d'airain,
Leur main inexorable et leur face inflexible ;
Montant avec lenteur en innombrable essaim,
D'un vol inaperçu, sans ailes, insensible,
Comme apparaît, au soir, vers l'horizon lointain,
D'un nuage orageux l'ascension paisible.
........................
Et le choeur descendit vers sa proie éternelle,
Afin d'y ressaisir sa domination
Sur la race timide, incomplète et rebelle.
On entendit venir la sombre légion
Et retomber les pieds des femmes inflexibles,
Comme sur nos caveaux tombe un cercueil de plomb.
Chacune prit chaque homme en ses mains invisibles ;
Mais plus forte à présent dans ce sombre duel,
Notre âme en deuil combat ces esprits impassibles.
Nous soulevons parfois leur doigt faux et cruel.
La volonté transporte à des hauteurs sublimes
Notre front éclairé par un rayon du ciel.
Cependant sur nos caps, sur nos rocs, sur nos cimes,
Leur doigt rude et fatal se pose devant nous,
Et, d'un coup, nous renverse au fond des noirs abîmes.
Leur main inexorable et leur face inflexible ;
Montant avec lenteur en innombrable essaim,
D'un vol inaperçu, sans ailes, insensible,
Comme apparaît, au soir, vers l'horizon lointain,
D'un nuage orageux l'ascension paisible.
........................
Et le choeur descendit vers sa proie éternelle,
Afin d'y ressaisir sa domination
Sur la race timide, incomplète et rebelle.
On entendit venir la sombre légion
Et retomber les pieds des femmes inflexibles,
Comme sur nos caveaux tombe un cercueil de plomb.
Chacune prit chaque homme en ses mains invisibles ;
Mais plus forte à présent dans ce sombre duel,
Notre âme en deuil combat ces esprits impassibles.
Nous soulevons parfois leur doigt faux et cruel.
La volonté transporte à des hauteurs sublimes
Notre front éclairé par un rayon du ciel.
Cependant sur nos caps, sur nos rocs, sur nos cimes,
Leur doigt rude et fatal se pose devant nous,
Et, d'un coup, nous renverse au fond des noirs abîmes.
On dirait vraiment qu'il a « l'âme projetée hors du corps » tant lepoëme se spiritualise, tant la pensée s'enveloppe de longs et diaphanesvêtements, tant elle aspire à se préserver dans le tour de ce quiimplique le banal ou le familier. Sa physionomie a ce même cachet dehaute réserve. Ses amis prétendent qu'il s'en enveloppait « comme d'unearmure d'acier poli contre les bas contacts des hommes. » « Je croisbien, » écrit un biographe, « qu'il gardait encore son armure quand ilétait seul, pour se défendre de la familiarité de vulgaires pensées. Sadistinction manquait un peu de bonhomie, soit. S'il y avait quelqueexcès dans ce goût du noble, dans ce respect de soi-même, il n'est pasà craindre que cette particularité de sa nature devienne contagieuse. »Sa tête a plutôt des fibres que de la chair. Le profil est mince, 1'oeilet le front ont une tendance à s'enlever vers la nue comme dans lemasque byronien ; le nez est long et l'absence de moustache donne à lalèvre quelque. chose de plus mordant; « les cheveux bouclentlégèrement, mais le col militaire, en forçant la tête à rester toujoursdroite, imprime à l'attitude un cachet de raideur un peu anglaise. Lamain longue trahit la race et sort des manches étroites d'une redingoteà la propriétaire. » Tel est l'homme qui avait un instant troublé lecoeur de Delphine Gay. Ce poëte resté si délicat, si pur, en s'attelantau char romantique, connut-il dans toute sa force ce vertige des sensdont il fit dans le le type de Satan, l'amant d'Eloa, un mélange « degrâce et de scélératesse ? » Nous ne le croyons guère et jusque dansles mouvements de l'âme il garde sa nature fine, discrète, mesurée.Distançant les autres avec un certain orgueil peut-être, en son Moïse,avait-il bien réellement cru cacher sa personnalité à lui dans celle del'homme étrange tout à coup isolé de ses frères à force de grandeur :
Et leurs yeux se baissaient devant mes yeux de flamme,
Car ils venaient-hélas ! d'y voir plus que mon âme,
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir.
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M'enveloppant alors de la colonne noire,
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon cceur: Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur son sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche,
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche ;
Aussi loin de m'aimer voilà qu'ils tremblent tous,
Et quand j'ouvre mes bras on tombe à mes genoux.
O Seigneur ! j'ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
Car ils venaient-hélas ! d'y voir plus que mon âme,
J'ai vu l'amour s'éteindre et l'amitié tarir.
Les vierges se voilaient et craignaient de mourir.
M'enveloppant alors de la colonne noire,
J'ai marché devant tous, triste et seul dans ma gloire,
Et j'ai dit dans mon cceur: Que vouloir à présent ?
Pour dormir sur son sein mon front est trop pesant,
Ma main laisse l'effroi sur la main qu'elle touche,
L'orage est dans ma voix, l'éclair est sur ma bouche ;
Aussi loin de m'aimer voilà qu'ils tremblent tous,
Et quand j'ouvre mes bras on tombe à mes genoux.
O Seigneur ! j'ai vécu puissant et solitaire,
Laissez-moi m'endormir du sommeil de la terre.
Dans cet accablement superbe, il est impossible de ne pas deviner quele poëte se revêt aussi du nuage sacré, et que, de son entretien,s'exhale « cette mélancolie de la toute puissance, cette tristessed'une supériorité surhumaine qui isole, ce pesant dégoût du génie, ducommandement, de la gloire, de toutes ces choses qui font du poëte, duguerrier, du législateur, un être gigantesque et solitaire, un paria dela grandeur. » Sainte-Beuve en peignant les batailles du romantisme,avait écrit :
Hugo puissant et fort, Vigny soigneux et fin,
D'un destin inégal, mais aucun d'eux en vain,
Tentaient le grand succès et disputaient l'empire.
Lamartine régna ; chantre ailé qui soupire,
Il planait sans effort. Hugo, dur partisan,
( Comme chez Dante on voit Florentin ou Pisan,
Un baron féodal ), combattit sous l'armure,
Et tint haut sa bannière au milieu du murmure.
Il la maintient encore ; et Vigny, plus secret,
Comme en sa tour d'ivoire avant midi rentrait :
D'un destin inégal, mais aucun d'eux en vain,
Tentaient le grand succès et disputaient l'empire.
Lamartine régna ; chantre ailé qui soupire,
Il planait sans effort. Hugo, dur partisan,
( Comme chez Dante on voit Florentin ou Pisan,
Un baron féodal ), combattit sous l'armure,
Et tint haut sa bannière au milieu du murmure.
Il la maintient encore ; et Vigny, plus secret,
Comme en sa tour d'ivoire avant midi rentrait :
Sainte-Beuve rend ainsi, d'un coup de crayon, ce caractère de l'auteur de Cinq-Mars qui ne fut point un Walter Scott français. La Tour d'ivoirede Vigny, c'était le moule châtié, pur, inaccessible à toutefamiliarité vulgaire de style, où il enfermait sa pensée ; maisc'était aussi le temple où il jouait au pontife, où il dérobaitl'énervement de l'impuissance. Et peut-être son froid mépris des hommesl'a-t-il porté à les fuir trop tôt, à fermer trop vite derrière lui laporte de la Tour d'ivoire.
Dans les cohortes romantiques, presque tous étaient des shakespeariens. Vigny avait traduit Othello. Emile Deschamps donna Macbeth et Roméo et Juliette.A ceux-là on pouvait appliquer le mot de René : « Ces chantres sont derace divine ; ils possèdent le talent le plus incontestable dont leciel ait fait présent à la terre. » Affamés de réalisme, ils trouventla vérité dans l'interprétation de la douleur. Pleins de défauts etpleins de passions, ils représentent une poésie enragée de soleil, dontla végétation altière, furieuse, est la plus haute explosion de la vie; dans laquelle il semble qu'on puise les sèves comme aux entraillesmêmes du sol. Vous revenez peut-être d'explorer l'avenue de colonnes duParthénon, et les statues foudroyées de l'art classique. Vous voustrouvez tout-à-coup à l'entrée de cette forêt vierge du romantisme, oùquelque chose d'énorme, de surprenant vous saisit. Ce ne sont plus lessouffles des dieux qui frémissent dans les pins sacrés ; un accent plushumain frissonne dans l'air et remue les feuillages de la base à lacime ; un peuple d'animaux bruit, éclate en fusées prismatiques ;l'homme vous apparaît souverain d'un nouveau continent qu'il remplit deses chants imprévus, dont le rhythme, comme aux premiers jours dumonde, fascinerait jusqu'à l'antique serpent.
Deschamps, dans une épître à de Vigny, lui parlait cependant de cette lyre :
Que Chénier réveilla si fraîche, et dont l'ivoire
S'échappa sanglant de ses mains.
S'échappa sanglant de ses mains.
Deschamps appartenait donc à cette génération qui ramena parmi nousavec de Vigny la muse de Chénier, chez laquelle l'inspirations'imprégna, dès l'origine, des parfums grecs, mais dont l'éclat fitdisparaître le faux quintessencié de la tragédie asthmatique ; alorscette queue de l'ancienne école s'accrochait en désespérée, nousl'avons constaté, après le vers conventionnel et didactique de l'écolede Delille espérant rester descriptive :
Quand soudain se rouvrit avec rapidité
Le rocher dans sa veine. André ressuscité
Parut. Hybla rendait à ce fils des abeilles
Le miel frais dont la cire éclaire tant de veilles.
Aux pieds du vieil Homère il chantait à plaisir,
Montrant l'autre horizon, l'Atlantide à saisir
Des rivaux sans l'entendre y couraient pleins de flamme.
Le rocher dans sa veine. André ressuscité
Parut. Hybla rendait à ce fils des abeilles
Le miel frais dont la cire éclaire tant de veilles.
Aux pieds du vieil Homère il chantait à plaisir,
Montrant l'autre horizon, l'Atlantide à saisir
Des rivaux sans l'entendre y couraient pleins de flamme.
Sur les pas des chefs s'avançaient résolûment l'auteur des Poëmes antiques, puis l'auteur de l'Epïtre aux mânes de Joseph Delorme, et de la fameuse épopée lyrique intitulée : Romance sur Rodrigue, dernier roi des Goths. Le frère d'Emile, Antony Deschamps, le Léopold Robert du romantisme, écrivait ses Italiennes. A côté de Victor Hugo, Auguste Vacquerie lançait deux volumes de vers : l'Enfer de l'Esprit, les Demi-Teintes,mais avec un sentiment si personnel, qu'il fait dire à Gautier : « Lavolonté, chez lui, domine toujours l'inspiration et le caprice... sapensée, haute, droite, peu flexible, ne connait pas les moyens termes,et, quand par hasard elle se trompe, c'est avec une conscienceimperturbable, un aplomb effrayant et une rigueur de déduction qui vousstupéfie. » Le feu et le mordant de la note se rencontrent chezVacquerie avec une puissance de concentration étrange. Il a le contourtranchant, la coupe mâle et sans fioritures. Le dialecticien perce dansle poëte; il est froidement violent. Tragaldabasest l'exultante achevée du vice, de l'abjection ; les teintes sontplaquées avec une sorte de brièveté tranquille dont rien ne sauraitrendre les colorations. Les plaies humaines exhalent toute leurpourriture ; il y a comme une contagion de cynisme qui vous gagne detelle façon, qu'étourdi, on se demande si l'on ne va pas tout à l'heuremarcher sur les mains, les pieds en l'air, sous la projection d'ungourdin. Le vice y flamboie vraiment sous l'oripeau du seigneur : «Dans sa froide outrance, le poëte, parfaitement tranquille, pousse leschoses jusqu'à leur dernière conséquence tragique, le point de vue unefois accepté » ; mais, de lui aux autres disciples de Victor, comme ondisait, il n'est aucune transition, aucun point de repère, tant ilreste personnel dans son hugotisme.
Les habitués de la rue Notre-Dame-des-Champs, Hugo, Vigny, avaientvivement acclamé un jeune homme, un penseur dont Sainte-Beuve aimaitbeaucoup, je crois, qu'on lui demandât des nouvelles au déclin de savie ; il se faisait appeller Joseph Delorme, et personne ne nousdémentira si nous disons que le grand critique avait cru devoir poser,dans une de ses notices aux poésies de Joseph Delorme, sa premièrepierre à l'édification d'une statue pour le poëte mort si jeune, auquelon pouvait appliquer ces paroles de Senancour dans Oberman: « Je l'ai vu, je l'ai plaint, je le respectais, il était malheureuxet bon. Il n'a pas eu des malheurs éclatants ; mais en entrant dans lavie il s'est trouvé sur une longue trace de dégoûts et d'ennuis ; il yest resté, il y a vécu, il y a vielli avant l'âge, il s'y est éteint. »Sainte-Beuve traçait ce portrait avec la même complaisance lorsqu'ilétait question devant lui de l'auteur des Consolations et des Pensées d'Août,et il n'y a qu'à s'en rapporter aux parnassiens pour nous donner leurprofil aux deux crayons, mieux que personne au monde. Nous n'en voulonscomme preuve que la préface de Lamartine en tête de Raphaël, où l'auteur des Méditations se sculpte en toute naïveté, à lui même, son albâtre séraphique.
Ce Joseph Delorme, qui publie ses premières poésies sous ce nomd'emprunt, a deux physionomies bien distinctes : l'une où percel'aiguillon d'une nature toute sensuelle, mais où il est aussi « sévèredans la forme » que « religieux dans la facture » ; la seconde, oùl'élan mystique l'emporte, où l'idée atteint des cimes plus graves,étrangement chrétiennes.
Dans cette première période de sa vie, il se fait reconnaître parmi lesfervents du romantisme, à l'engouement et à l'ivresse que luicommuniquait, à travers une mâle enveloppe, l'essaim des baisers de feude la rime :
Rime, tranchant aviron,
Eperon
Qui fends la vague écumante ;
Frein d'or, aiguillon d'acier
Du coursier
A la crinière fumante ;
Agrafe, autour des seins nus
De Vénus
Pressant l'écharpe divine,
Ou serrant le baudrier
Du guerrier
Contre sa forte poitrine ;
Col étroit, par où saillit
Et jaillit
La source au ciel élancée,
Qui, brisant l'éclat vermeil
Du soleil,
Tombe en gerbe nuancée ;
Anneau pur de diamant
Ou d'aimant
Qui, jour et nuit dans l'enceinte,
Suspends la lampe où la soir
L'encensoir
Aux mains de la vierge sainte ;
Clef qui, loin de l'oeil mortel,
Sur l'autel
Ouvres l'arche du miracle ;
Ou tiens le vase embaumé
Renfermé
Dans le cèdre au tabernacle ;
Ou plutôt fée au léger
Voltiger,
Habile, agile courrière,
Qui mènes le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière.
O rime ! qui que tu sois
Je reçois
Ton joug ; et longtemps rebelle,
Je te promets
Désormais
Une oreille plus fidèle.
Mais aussi devant mes pas
Ne fuis pas
Quand la muse me dévore,
Donne, donne par égard
Un regard
Au poëte qui t'implore !
Dans un vers tout défleuri
Qu'à flétri
L'aspect d'une règle austère,
Ne laisse point murmurer,
Soupirer
La syllabe solitaire.
Eperon
Qui fends la vague écumante ;
Frein d'or, aiguillon d'acier
Du coursier
A la crinière fumante ;
Agrafe, autour des seins nus
De Vénus
Pressant l'écharpe divine,
Ou serrant le baudrier
Du guerrier
Contre sa forte poitrine ;
Col étroit, par où saillit
Et jaillit
La source au ciel élancée,
Qui, brisant l'éclat vermeil
Du soleil,
Tombe en gerbe nuancée ;
Anneau pur de diamant
Ou d'aimant
Qui, jour et nuit dans l'enceinte,
Suspends la lampe où la soir
L'encensoir
Aux mains de la vierge sainte ;
Clef qui, loin de l'oeil mortel,
Sur l'autel
Ouvres l'arche du miracle ;
Ou tiens le vase embaumé
Renfermé
Dans le cèdre au tabernacle ;
Ou plutôt fée au léger
Voltiger,
Habile, agile courrière,
Qui mènes le char des vers
Dans les airs
Par deux sillons de lumière.
O rime ! qui que tu sois
Je reçois
Ton joug ; et longtemps rebelle,
Je te promets
Désormais
Une oreille plus fidèle.
Mais aussi devant mes pas
Ne fuis pas
Quand la muse me dévore,
Donne, donne par égard
Un regard
Au poëte qui t'implore !
Dans un vers tout défleuri
Qu'à flétri
L'aspect d'une règle austère,
Ne laisse point murmurer,
Soupirer
La syllabe solitaire.
Ce qu'il a y de trop flottant, de trop vaste dans le domaine de l'idée,emboîté dans le mètre positif et absolu du rhythme, a communiqué aussià la prose de Joseph Delorme une facture concise, serrée ; on diraitque la pensée du poëte si impalpable, si vaporeuse lorsqu'elle jaillitde son cerveau, se cristallise en passant dans le moule des rimes, afind'en sortir comme un pur joyau et de scintiller au soleil d'un artmerveilleux; en sotte que les autres travaux en prose s'en ressententaussi. Chez quelques auteurs, la vérité exprimée ressemble peu souventà la vérité conçue. La langue ne saurait rendre tout: il y a un au-delàqui s'étend indéfiniment pour l'esprit, alors même que l'expressioncroit avoir tout serti dans le mot. Eh bien ! remarquons-le, chezSainte-Eeuve ou chez Joseph Delorme le romantique, le contour estarrêté, l'ombre s'accuse, la phrase est une, modelée par l'écrivainavec la même énergie que le pouce arrête, unit., enveloppe l'argile. Cequ'on rencontre en général de nuages amoncelés dans une pièce de vers,se transforme chez Sainte-Beuve et semble au contraire fixé, comme lesnuages de marbre d'un bas-relief; c'est ce qui donne à ce fouilleur,même lorsqu'il épilogue, ce caractère de certitude et de rigueur, silogique, si indiscutable.
Le Globe jetait alors, surl'école novatrice, des regards assez peu bienveillants, et la patienceéchappait souvent à JosephDelorme, et le faisait répondre vertement aunom de ses confrères. « On a commencé par les accuser de mépriser laforme, disait-il, maintenant on leur reproche d'en être esclaves. Lefait est qu'ils tiennent à la fois au fond et à la forme ; maiscelle-ci une fois trouvée, comme elle l'est aujourd'hui, ils n'ont plusguère à s'en inquiéter, et les chicanes que l'école critique soulève àce propos ressemblent à une escarmouche de l'arrière-garde, quand latête de la colonne est passée. » En remontant par un élan sincère auxlangues anciennes, il prouvait avec triomphe que les vers les plusbeaux du Parnasse romantique étaient frappés « à la manière des vieuxd'avant Boileau », qu'ils arrivaient d'un bond aux poëtes antiques, sisouvent travestis par l'alexandrin de Racine, et que leurs vers à euxparticipaient de cette noble origine grecque, s'y rattachantsurtout « par le nourri le large, le copieux». « Les vers de cette espèce, disait-il, sont pleins et immenses, druset spacieux, tout d'une venue et tout d'un bloc, jetés d'un seul etlarge coup de pinceau, soufflés d'une seule et longue haleine; etquoiqu'ils semblent tenir de bien près au talent individuel del'artiste, on ne saurait nier qu'ils ne se rattachent aussi à lamanière et à la .facture. » Lui-même n'en offrait-il pas un exempledans un de ses sonnets imité de Keals : En s'en revenant un soir de novembre.
Puissante est la bouffée à travers la nuit claire,
Dans les buissons séchés la bise va sifflant ;
Les étoiles du ciel font froid en scintillant,
Et j'ai pour arriver bien du chemin à faire.
Pourtant je n'ai souci ni de la bise amère,
Ni des lampes d'argent dans le blanc firmament,
Ni de la feuille morte à l'affreux sifflement,
Ni même du bon gite où tu m'attends, mon frère !
Dans les buissons séchés la bise va sifflant ;
Les étoiles du ciel font froid en scintillant,
Et j'ai pour arriver bien du chemin à faire.
Pourtant je n'ai souci ni de la bise amère,
Ni des lampes d'argent dans le blanc firmament,
Ni de la feuille morte à l'affreux sifflement,
Ni même du bon gite où tu m'attends, mon frère !
Dans un des vers de ces quatrains, il se plaisait à faire remarquer qu'à dessein il avait redoublé les sons en anpour rendre l'effet du scintillement. Les anciens, ajoutait-il, sontamoureux de ces effets, et nos adversaires regardent cela comme unefaute en français. N'avait-il pas le droit de s'écrier en toute science:
Ne ris pas des sonnets, ô critique moqueur
Il était juste de regarder chez Joseph Delorme cette face de l'art quirelève de la forme rhythmique, métrique, musicale, et nous donneplus tard avec son large courant, le poëte des Pensées d'Août.Ce poëte, dont la jeunesse comportait alors le reflet de tous lesembrasements du néophyte, marchait dans une voie bien distincte decelle que devait parcourir le chantre des Consolations.La souffrance, l'ennui monstrueux, le élans sans terme, sans cause,agitaient cette grande âme en proie à « une sensibilité délirante, » etqui retournait contre elle-même sa force d'activité. Lorsque, plustard, Sainte-Beuve revenait à cette terrible époque, il lui arrivait,en parlant de ce fameux ego,comme d'un autre, de raconter aussi la fin de Joseph Delorme. Ilprétendait, qu'emporté doucement vers la tombe, il y descendit avecsérénité, « que sa lyre à lui-même, grâce à de précieux secours,s'était montée plus complète et plus harmonieuse, et que ses plaintes yrésonnaient avec plus d'abondance et d'accent. »
Sainte-Beuve réussit-il jamais à se persuader cette prétenduedisposition « du poëte mort jeune à qui l'homme survit ? » « Nous avonspresque tous un homme double en nous, a-t-il écrit quelque part ;Saint-Paul l'a dit, et Racine l'a chanté. Moi aussi, me sentant double,je me suis dédoublé, et ce que j'ai donné dans les Consolationsétait comme une seconde moitié de moi-même et qui n'était pas la moinstendre. » Quelques-uns qui avaient écouté avec complaisance tous lesaveux de Joseph Delorme, et s'écriaient comme Musset :
Les chants désespérés, sont les chants les plus beaux
Ceux-là, trouvaient que Joseph s'était guéri trop vite de sonincrédulité savante, et qu'il s'était aussi consolé trop tôt. Quoiqu'il en soit, cette seconde partie, de son poëme les Consolations,tout en révélant une sorte de renaissance morale, nous paraît tropanalytique, trop réfléchie, pour garder en ses larges ondes uneintensité de sentiment qui soit comparable à l'emportement, à l'audacede son premier jet. L'essor s'est ralenti. On croirait qu'après avoirtrouvé un asile dans son désespoir, il a fini par l'user en lecommentant, et c'est en voyant la philosophie s'emparer de lui sanssecousse, qu'il écrivait comme un adieu :
Ne coulez plus, larmes de poésie ;
C'était un rêve, une dernière erreur !
Il n'est plus rien désormais dans la vie,
Pleurs de rosée, il n'est plus une fleur.
Que feriez-vous, larmes de poésie ?
C'était un rêve, une dernière erreur !
Il n'est plus rien désormais dans la vie,
Pleurs de rosée, il n'est plus une fleur.
Que feriez-vous, larmes de poésie ?
Mais il ajoutait, au lendemain du jour où le coeur de Joseph Delormes'éteignait par lentes vibrations en lui : « Aujourd'hui on me croitseulement un critique ; mais je n'ai pas quitté le poëme sans y avoirlaissé tout mon aiguillon. »
Le Camp des Tartares
Petrus Borel
Petrus Borel
L'ÉTÉ de 1831 est une date dans l'histoiredu romantisme. Une poignéede jeunes gens groupés autour de Petrus Borel, le lycanthrope, ayantloué une maison en haut de la montagne Rochechouart, s'y installèrentpour travailler et rêver. Ils appelaient l'habitation leur montagne,par dérision envers les Saints-Simoniens établis à Ménilmontant. Unesainte horreur du convenu les dirigeait : la haine du bourgeois, hainesi substantielle, si forte, qu'elle nourrit ceux chez lesquels elle estrestée incrustée, comme le lierre dans une muraille. Nous ne seronspoint démenti si nous disons qu'aujourd'hui il n'est pas un homme delettres qui ne s'évertue, sans y parvenir, à se créer une pareille îlede Robinson au milieu de Paris ; mais de rares privilégiés réussissent.Il y a une joie que comprennent seuls les artistes, à défendre sonréduit, une joie immense à deviner derrière la porte verrouillée uneredingote forcée à la retraite et dont le propriétaire ne pourra venirposer ses coudes sur les marges blanches du manuscrit.
Ce contact avec les réguliers, les habitants de la montagneRochechouart ne le redoutaient plus. Effroi du quartier, ils avaientdonné à leur groupe le nom de Campdes Tartares. On y vivait en pleinair, sous des tentes. C'étaient Bouchardy, Philothée O'Neddy, Piccini,Jules Vabre, Jehan Duseigneur, Gautier, Gérard, Auguste Mac Keat ; etc.Le vêtement fut prohibé. Les épiciers et les gens à professionslibérales du quartier portèrent plainte. Ils prétendirent qu'en passantdevant les murs derrière lesquels s'abritaient ces nudités, l'innocencede leurs chastes matrones d'épouses était gravement atteinte : ce quiamènerait à conclure qu'une femme honnête ne doit plus circuler envoiture ou à pied dans les rues, les maisons qui les bordent abritantau moins deux ou trois adultères chaque jour ; pas plus nedevraient-elles passer devant des établissements de bains, à moins quel'autorité n'ordonne aux baigneurs, au nom des moeurs, d'entrer touthabillé dans la baignoire. Le commissaire de police, assourdi par lesbouchers, les huissiers, les médecins, les notaires, les avoués, lesquincaillers et les apothicaires, se crut obligé de faire une descenteau Camp des Tartares et d'ordonner des caleçons. La chose futsolennelle. Le soir, les pharmaciens ou les clysos à jet continu et lesgrimoiristes, les pompiers et les conseillers municipaux, ayant défendul'honneur de leur dame et de leurs demoiselles,entrèrent dans deslits bassinés avec la satisfaction d'un réquisiteur qui vientd'arracher au jury une sentence capitale.
Le Camp des Tartares ne fut plus troublé. Alphonse Brou, employé à lamairie, apportait des bons de pains et de saucissons. On avait enlevé,pour les besoins de la tribu, deux femmes : la première était laconcierge ; la seconde, celle d'un épicier du coin de la rueRochechouart. Au milieu du jardin une fontaine en pierre portait cetteinscription : lemauvais temps me fait cracher. Mais la légende setrouvait ainsi libellée, comme celle d'une monnaie des fous : le ma.uva. iste. mps. me fa. itcrac. her. Un jour, onconfectionna unmannequin de grandeur naturelle ; on le fit sauter dans un drap ; celacausa une horrible frayeur à Alphonse Brou, qu'on s'efforçait deconvaincre que le prétendu mannequin était un cadavre et qu'ils'agissait d'une violation de sépulture. L'indépendance atteignit leslimites extrêmes ; jamais on ne fut plus délicieusement bercé par lesvociférations des bourgeois.
« Il y a dans tout groupe, dit l'auteur du chapitre sur le petitCénacle, une individualité pivotale, autour de laquelle les autress'implantent et gravitent comme un système de planètes autour de leurastre. Petrus Borel était cet astre ; nul de nous n'essaya de sesoustraire à cette attraction. »
Petrus tenait de naissance une tristesse, un dédain pour l'humanité,que ceux qui continuent à porter une immense haine aux représentants dedeux ou trois catégories sociales recueillent avec joie. Sa figuresemblait empreinte à la noble effigie du type espagnol ou arabe, tantl'expression jaillissait d'un lointain de siècle, tant la bouche savaittenir à distance par son impérieuse tranquillité.
Les cheveux étaient taillés en brosse ; la barbe, d'un noir deténèbres, coupée en pointe, pareille à celle d'Eugène Devéria,aveuglait le bourgeois, écrasait, humiliait, bafouait, torturait lesmentons philistins, et faisait battre leurs mâchoires. Avec lameilleure volonté du monde, il était impossible de dire pour cettebarbe, comme Rosalinde dans Commeil vous plaira : « Dieu lui enenverra une plus longue, s'il est reconnaissant envers le ciel ; » carle ciel ne pouvait avoir mieux suspendu et mieux fourni une barbe aumenton d'un homme.
Petrus Borel possédait donc la beauté nostalgique dont l'expressionviolente les femmes, les dompte, les dévore, les agrandit, les accabled'une invincible prostration, leur fait tendre les mains vers lefarouche captateur de nubilité... Il y a bien à travers les tristesévolutions de ces yeux là une révélation d'homme aimant à nomadiser,épris de l'exotisme des verdures et des torrents dont les chamellesboivent l'ombre. Un oeil d'Européen n'enregistre à l'aide de son pâlesoleil que des images indécises ; celui-là parait brûlé aux feuxqu'absorbent les poitrines nubiennes, haletant sur des peaux de lion.Ce masque étrange dé l'auteur des Rhapsodies,où la passion estimprégnée dans les tons chaudement fauves du visage, communique en sahautaine immobilité, une puissance d'âme extraordinaire. On dirait quele jet du regard est prêt à s'enfoncer sous la cuirasse de chair d'uninterlocuteur, et à découvrir les tortuosités de conscience les mieuxdérobées. Cette beauté si généralement reconnue, causa de sourdeshaines à Petrus Borel. Plus les représentants d'un pouvoir civils'aperçoivent qu'ils sont laids, repoussants, ignobles même, plus ilsdeviennent âpres à la chasse à l'homme. Ils firent arrêter le poëte unjour, sous prétexte que, revêtu d'un gilet à la Robespierre, il avaitla démarche révolutionnaire (sic). Le fait a besoin d'être authentiquéplusieurs fois sous la plume. On ne ferait pas mieux aujourd'hui.
Grand et mince, le chef de la tribu du Camp des Tartares, n'auraitcertainement jamais atteint à une mention dans le chapitre des JeunesFrance, à propos de l'obésité en littérature. Né à Parisen 1809, ilcommença son éducation au petit Séminaire de Sainte-Elisabeth. L'abbéMarduel le fit entrer au petit séminaire de Saint-Roch. Malgré lesthéories cléricales, Petrus Borel n'en disait pas moins très-haut : «je suis républicain comme on l'est parmi les peaux-rouges » Vers 1826,il entra chez l'architecte Bourlac qui, on s'en souvient, fitconstruire le Cirque Olympique. Petrus Borel s'adonna à l'architecturependant sept ou huit ans, mais sans consentir à rester chez un maître.Il bâtit trois maisons et eut trois procès, car il refusait toujours desuivre les plans ; car, à tout prix, il fuyait « la platitude et lecommun. »
Il suffit de lire les revues de 1833, pour se rendre compte de la lutteeffroyable qui se livrait entre les romantiques et les classiques. - «Que veulent-ils, disaient les académiciens, ces mondains et ces forbans? A qui s'adresse la menace de leurs bras musculeux, et de leurs poingstoujours fermés ? Ils hurlent, ils tempêtent, ils sacrent, ilsblasphèment ; les poëtes vocifèrent, les peintres écument, lesarchitectes lèvent le pic, les sculpteurs brandissent le marteau. Oncroirait assister à une séance du tribunal de Saint-Vehmé, conspirantla mort des rois et la ruine de l'état ; et à les entendre fulminercontre le mensongesocial, contre l'impureté des mariages, etorganiser la croisade contre les institutions civiles et politiques,quelque révolutionnaire de nos jours serait peut-être tenté de lesprendre pour les précurseurs du socialisme. » Ce qu'il y a de vrai,c'est qu'au fond, le Camp des Tartares, c'est-à-dire Petrus et sesamis, ne s'inquiéta nullement de la forme du gouvernement. Ce qu'ilsvoulaient démolir, c'était le bourgeoisismedans l'art. Mais lessolitaires de la montagne Rochechouart retrouvaient l'ennemi partout,comme nous le retrouvons chez les bourgeois d'aujourd'hui, lâchant detous côtés les robinets d'eau chaude de l'ordre moral.
Pour comprendre l'horreur qu'inspiraient ces gens, nous n'avons qu'ànous baser sur l'horreur qu'ils nous font à présent, et à nous dire,qu'en 1830, le nombre de leurs adversaires dépassait celui de l'époqueactuelle ; seulement ils étaient, moins dangereux. Aujourd'hui, lesbourgeois rentiers en remplissant une profession libérale, se fontdénonciateurs près de la Sainte Hermandad, de tel ou tel écrivain quiles gêne ou qu'ils jalousent ; en sorte que le pouvoir n'a pas assez deflatteries pour eux. Nous ne parlons point du bourgeois devenurédacteur, qu'on voit se trémousser dans certaines colonnes, yrépandant avec le blaireau qui lui sert de plume, la poudre mousseusequ'il emploie pour se savonner le menton. Celui-là ne trompe personne.Nous parlons de ces maltôtiers répandus par le monde, qui n'ont pointencore perdu l'espérance que le roman soit le reflet de leurs chastesembrassements, que la peinture redevienne honnête, la poésie sansrejets, la musique rhythmée comme un pont-neuf, et qui, en se levantchaque matin, se signent avec effusion devant « l'ordre de choses etson auguste famille. » Ceux-là, par ce qu'ils sont restés aujourd'hui,peuvent nous expliquer pourquoi, en 1830, leurs aïeux, les épiciersmodérés, créèrent l'irréconciabilité entre l'art et les bourgeois.
Et ce dogme fondamental de la petite colonie du Camp des Tartares, estdévoilé par Philothée O'Neddy dans ce passage de son livre : Feu etFlamme, par Philothée si souvent nommé sous la plume dePetrus Borel :
Longtempsà deux genoux le populaire effroi
A dit : Laissons passer la justice du Roi !
Ensuite on a crié et l'on crie encor - Place !
La justice du peuple et de la raison passe ! –
Est-ce qu'épris enfin d'un plus sublime amour,
L'homme régénéré ne crira pas un jour : -
Devant l'art Dieu, que tout pouvoir s'anéantisse,
Le poëte s'en vient : Place pour sa justice!
A dit : Laissons passer la justice du Roi !
Ensuite on a crié et l'on crie encor - Place !
La justice du peuple et de la raison passe ! –
Est-ce qu'épris enfin d'un plus sublime amour,
L'homme régénéré ne crira pas un jour : -
Devant l'art Dieu, que tout pouvoir s'anéantisse,
Le poëte s'en vient : Place pour sa justice!
C'est à ce moment qu'on vit naître la confrérie des Bousingots, quifut une diversion du romantisme. Et voici ce que nous lisons à ce sujetdans une collection de documents bibliographiques publiée chezPincebourde sur les romantiques, par Charles Asselineau
« La qualification de bousingots ne fut jamais acceptée par les JeunesFrance de la camaraderie de Petrus Borel. Elle leur fut au contraireinfligée à l'occasion d'un procès au tribunal de police municipale, quifit quelque bruit en son temps. Quelques camarades furent arrêtés unenuit dans les rues de Paris, pour avoir chanté trop haut et trop tardune chanson dont le refrain était : Nous ferons, ou nous avons fait dubousingo, (du bruit,du bousin.)C'était au moment du fameuxcomplot de la rue des Prouvaires : la police, alarmée, engloba lesperturbateurs dans la poursuite, et l'affaire se résolut pour quelquesuns d'entre eux, par une incarcération de quelques jours àSainte-Pélagie. Gérard de Nerval, un des incarcérés, a consacré dans unarticle intitulé MesPrisons, inséré dans la Bohême Galante, lesouvenir de cette algarade. Cependant l'affaire avait fait du bruit, etle mot bousingo était devenu populaire. Les journaux bien pensantsaffectèrent désormais d'appeler bousingots les ennemis de l'ordre et durepos public. Ce fut pour donner aux bourgeois et aux journalistes uneleçon d'orthographe que les amis résolurent de composer collectivementun recueil de contes du Bousingo.Le projet, comme nous l'avons dit,n'eut pas de suite. Le seul Gérard, m'a-t-on assuré, aurait fourni sacontribution ; et le charmant conte de la Main enchantée,qu'ilpublia plus tard, fut composé exprès pour ce recueil.
« Le bousingo ou bousingot, que l'on retrouve fréquemment dans leslithographies du temps, avec son gilet à la Robespierre, sa grossecanne, sa longue barbe et ses longs cheveux, coiffe tantôt de lacasquette rouge, tantôt du chapeau ciré, le bousingot transporta dansla vie politique le style et les allures de l'école romantique. Ce futune variété du genre jeune France, mais aussi rude, aussi énergique queles autres étaient dandies et raffinées. En véritable artiste il trouvatout de suite et avec génie la plastique de son idée. La passion de lacouleur et de la localitéavait poussé les écrivains romantiques versle luxe et l'éclat. Le bousingot opposa le brule-gueule et le petit-bleu,aux narguilehs et aux hanaps. Des mêmes fusées, des mêmessoleils de métaphores qui se tiraient ailleurs en l'honneur desmarchesines et des cathédrales, il fit des cartouches pour tirer sur leroi et sur les sergents de ville ; mais c'était bien au fond le mêmeprocédé et la même poétiquen ».
Champavert,le roman de Petrus Borel, avait-il fait partie enprincipe de cette collection ?
En 1832, parût la première édition des Rhapsodies, chezLevasseur auPalais-Royal. On peut juger de la rudesse et du coupant de l'oeuvre parces strophes adressées à un témoin de sa vie douloureuse :
Quandton Petrus ou ton Pierre
N'avait pas même une pierre
Pour se poser, l'oeil tari ;
Un clou sur un mur avare
Pour suspendre sa guitare
Tu me donnas un abri.
Tu me dis : - Viens mon Rhapsode,
Viens chez moi finir ton ode ;
Car ton ciel n'est point d'azur,
Ainsi que le ciel d'Homère
Ou du provençal trouvère ;
L'air est froid, le sol est dur.
Paris n'a point de bocage ;
Viens donc, je t'ouvre ma cage,
Où, pauvre, gaîment je vis ;
Viens, l'amitié nous rassemble,
Nous partagerons ensemble
Quelques grains de chenevis.
- Tout bas, mon âme honteuse
Bénissait ta voix flatteuse
Qui caressait son malheur ;
Car toi seul, au sort austère
Qui m'accablait solitaire,
Léon, tu donnas un pleur.
Quoi! ma franchise te blesse ?
Voudrais-tu que, par faiblesse,
On voilât sa pauvreté?
Non! non ! nouveau Malfilâtre
Je veux au siècle parâtre,
Etaler ma nudité !
Je le veux, afin qu'on sache
Que je, ne suis point un lâche,
Car j'eus deux parts de douleur
A ce banquet de la terre,
Car, bien jeune, la misère
N'a pu briser ma verdeur.
Je le veux, afin qu'on sache
Que je n'ai que ma moustache,
Ma guitare, et puis mon coeur
Qui se rit de la détresse ;
Et que mon âme maîtresse
Contre tout surgit vainqueur.
Je le veux, afin qu'on sache
Que, sans toge et sans rondache,
Ni chancelier, ni baron,
Je ne suis point gentilhomme,
Ni commis à maigre somme
Parodiant lord Byron.
A la cour, dans ses orgies,
Je n'ai point fait d'élégies,
Point d'hymne à la déité ;
Sur le flanc d'une duchesse,
Barbottant dans la richesse,
De lai sur ma pauvreté.
N'avait pas même une pierre
Pour se poser, l'oeil tari ;
Un clou sur un mur avare
Pour suspendre sa guitare
Tu me donnas un abri.
Tu me dis : - Viens mon Rhapsode,
Viens chez moi finir ton ode ;
Car ton ciel n'est point d'azur,
Ainsi que le ciel d'Homère
Ou du provençal trouvère ;
L'air est froid, le sol est dur.
Paris n'a point de bocage ;
Viens donc, je t'ouvre ma cage,
Où, pauvre, gaîment je vis ;
Viens, l'amitié nous rassemble,
Nous partagerons ensemble
Quelques grains de chenevis.
- Tout bas, mon âme honteuse
Bénissait ta voix flatteuse
Qui caressait son malheur ;
Car toi seul, au sort austère
Qui m'accablait solitaire,
Léon, tu donnas un pleur.
Quoi! ma franchise te blesse ?
Voudrais-tu que, par faiblesse,
On voilât sa pauvreté?
Non! non ! nouveau Malfilâtre
Je veux au siècle parâtre,
Etaler ma nudité !
Je le veux, afin qu'on sache
Que je, ne suis point un lâche,
Car j'eus deux parts de douleur
A ce banquet de la terre,
Car, bien jeune, la misère
N'a pu briser ma verdeur.
Je le veux, afin qu'on sache
Que je n'ai que ma moustache,
Ma guitare, et puis mon coeur
Qui se rit de la détresse ;
Et que mon âme maîtresse
Contre tout surgit vainqueur.
Je le veux, afin qu'on sache
Que, sans toge et sans rondache,
Ni chancelier, ni baron,
Je ne suis point gentilhomme,
Ni commis à maigre somme
Parodiant lord Byron.
A la cour, dans ses orgies,
Je n'ai point fait d'élégies,
Point d'hymne à la déité ;
Sur le flanc d'une duchesse,
Barbottant dans la richesse,
De lai sur ma pauvreté.
Nous n'avons pas à discuter la beauté impressionnante de Champavert ;ce rugissement d'âme damnée, ces clameurs immenses, plus sincères queles cris byroniens en montant vers le ciel, s'accumulent, s'agrègent detoutes les fanges, se solidifient comme un banc de limon étalé ausoleil. Jamais langue ne posséda une puissance évocatoire plusimplacable. Ce sont nos haines à nous, auditeurs en petit nombre, quisifflent dans Champavert, et non les haines d'un seul. On le sent biendès la première page, ce poëte nous venge de l'ordre social et lelecteur l'écoute avec ivresse se faire l'écho de ces malédictions qu'ilne peut formuler que tout bas, et qui le font tressaillir d'aiselorsqu'elles revêtent l'exultant langage de Petrus Borel. Nous n'envoulons pour preuve, que le fragment du chapitre intitulé : Damnation:
« La plaine est obscure et solitaire, lève-toi, ma grande amie, etdescendons le clos ; viens errer, là-bas, près de la citerne ; il y abien longtemps que je ne me suis agenouillé sur cette terre ; le houxombrageant son berceau mortuaire, a peut-être été brouté ? Allons voir.
- Oh ! non pas, ce houx est vert et touffu et l'herbe haute et belle ;mes pleurs sont une pluie féconde, et je les en arrose chaque nuit.
- Chaque nuit tu descends à la source ?
- Oui ! chaque nuit : quand tout dort en la maison, je me lève etdescends faire ma prière sur sa tombe ; quand j'ai bien prié et bienpleuré sous le ciel, je me sens plus calme. La nature semble mepardonner mon crime ; il me semble entendre dans le silence universelune voix partant des étoiles, qui me crie : - Ton crime n'est pas letien, faible enfant de la terre, il est aux hommes ! à la société !...que son sang retombe sur eux et sur elle !... Je rentre avant l'aurore,et je goûte alors un sommeil plus paisible et sans rêves affreux ».
Tous deux se dirigent vers la fosse. Champavert lance des blasphèmesdans la nuit, sans entendre les prières de Flava épouvantée.
« S'il était un Dieu qui lançât la foudre, continue-t-il, je ledéfierais ! Qu'il me lance donc sa foudre, ce Dieu puissant qui entendtout, je le défie!... Tiens, je crache contre le ciel! Tiens, regardelà-bas, vois-tu ce pauvre tonnerre qui se perd à l'horizon, on diraitqu'il a peur de moi. Ah ! franchement, ton Dieu n'est pas susceptiblesur le point d'honneur ; si j'étais Dieu, si j'avais des tonnerres à lamain, oh ! je ne me laisserais pas insulter, défier par un insecte, unver de terre !
« Du reste, vous autres chrétiens, vous avez pendu votre Dieu, et vousavez bien fait, car, s'il était un Dieu, il serait pendable.
« Oh! si je tenais l'humanité comme je te tiens là, je l'étranglerais !Si elle n'avait qu'une vie, je la frapperais de ce couteau, jel'anéantirais ! Si je tenais ton Dieu, je le frapperais comme je frappecet arbre ! Si je tenais ma mère, ma mère qui m'a donné la vie, jel'éventrerais ! C'est une chose infâme qu'une mère ! ... Ah! si dumoins elle m'avait étouffé dans ses entrailles, comme nous avons faitde notre fils !... Horreur !... Je m'égare !
« Monde atroce ! il faut donc qu'une fille tue son fils, sinon elleperd son honneur ! Tu as massacré le tien !... tu es une vierge Flava !Horreur !...
« La pluie tombait à flots, le tonnerre mugissait, et quand les éclairsjetaient leurs nappes de flammes sur la plaine, on distinguait Flavaéchevelée; sa robe blanche semblait un linceul, elle était couchée sousles touffes du houx. Champavert, à deux genoux sur terre, de ses ongleset de son poignard fouillait le sable. Tout à coup, il se redressatenant au poing un squelette chargé de lambeaux : - Flava ! Flava !criait-il, tiens, tiens, regarde donc ton fils ; tiens, voilà ce qu'estl'éternité !... Regarde !
« Loi ! vertu ! honneur ! vous êtes satisfaits ; tenez, reprenez votreproie ! ... Monde barbare, tu l'as voulu, tiens, regarde, c'est tonoeuvre, à toi! Es-tu content de ta victime ? Es-tu content de tesvictimes ? - Bâtard ! c'est bien effronté à vous, d'avoir voulu naîtresans autorisation royale, sans bans ! eh ! la loi ? eh ! l'honneur ?...»
Tel est le chapitre le plus saillant de Champavert. Il est si peud'esprits qui sachent contenir la haine, la haine irrémissible, lahaine sans pactation avec l'ennemi, qu'il faut savoir gré à ceux quiont le souffle assez puissant pour la porter de ne point s'endébarrasser au milieu du chemin.
Le violent, l'imprévu, les mauvais désirs montant comme un essaim demouches à vers sur des cadavres, l'accent délibéré qui accuse toutesles figures pour la douleur et recherche la torture expressive depréférence à l'idéale sérénité de l'âme, voilà Champavert. PetrusBorel, le maître rudement personnel, semble avoir reconnu dans lasouffrance le trait distinctif du visage humain. Et c'est à propos desoeuvres nées au commencement du siècle, qu'on remarquera que, dansl'art romantique, bien haïr a été parfois un auxiliaire de conceptionnon moins merveilleux que la passion échevelée. En tout cas, leromantisme a fait terriblement manoeuvrer le rugissement del'homme moderne. Gautier, ce pur Grec, n'a-t-il pas dit dans Ténèbres,à propos des poëtes ;
Sur sontrône d'airain, le destin qui s'en raille
Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
Et la nécessité les tord dans sa tenaille.
Imbibe leur éponge avec du fiel amer,
Et la nécessité les tord dans sa tenaille.
Le romantisme nous oblige à reconnaître que les oeuvres trempées dehaine comme dans un bain d'acide, ne s'évaporent pas. « La haine, aécrit Baudelaire, est une liqueur précieuse, un poison plus cher quecelui des Borgia, car il est fait avec notre sang, notre santé, notresommeil et plus des deux tiers de notre amour ; il faut en être avare.» Nous pensons comme le poëte des Fleursdu mal. Mettons-la donc,cette haine, dans un flacon imbrisable, et de temps à autre, buvons-endeux gouttes ; alors nous enfanterons peut-être, plutôt qu'avec unsentiment tendre, des créations aussi mâles que Champavert et que Feu et Flamme.En elle on ne peut nier qu'est la virilité,l'indépendance absolue ; l'amour est le domaine de tous, non pas lahaine ; son dédain puissant nous élargit la poitrine. N'est-il pas vraid'avouer que ceux qui la connaissent deviennent invulnérables, que rienn'entame leur tranquille attente de la destinée? Ils rient avecl'ineffable moquerie des forts, lorsque la brise leur souffle sous unefente, la tentation d'aimer. Le romantisme a fait revivre sous la plumede Petrus Borel, cet antagonisme qui se dévore lui-même. Il y a dans lagrandeur d'un sentiment qui n'obéit à aucun calcul, qui est parce qu'ilest, et qu'on prend comme il vient, il y a une autorité secrète quifera toujours quelque chose de ceux qu'il saisira en haut ou en bas.Lequel est donc le plus fort, de l'amour ou de la haine ? C'est lahaine, puisque comme nous le disions plus haut, elle est faite avecnotre sang et plus des deux tiers de notre amour.
En 1839, nous retrouvons la société du Camp des Tartares, rue d'Enfer.Dumas venait d'offrir une fête masquée, square d'Orléans : les amis dePetrus Borel donnèrent aussi leur bal. La salle de danse était aupremier ; l'infirmerie au rez-de-chaussée. Deligny, qui avait étésecrétaire de la porte Saint-Martin, et qu'on appelait Loulou Deligny,s'habilla en grisette. Alphonse Brou - nous n'exagérons rien, - voulutle violer. Le premier qui descendit à l'infirmerie du rez-de-chaussée,fut Alexandre Dumas, qui s'était fait servir de la crème dans un crâne.
Ainsi se prononcèrent quelques uns des plus vifs incidents duromantisme. Aux ingénus qui s'imagineraient que le talent trouvait en1830, les éditeurs qui lui font défaut aujourd'hui, nous n'avons àconstater que ce seul fait : c'est que le roman de Champavertrapporta 1,000 francs à son auteur, et Madame Putiphar 2,000 francs.Petrus se vit forcé d'accepter le poste d'inspecteur de la colonisationen Algérie, à Mostaganem. Il y commença la construction du fameuxchâteau de Haute-Pensée, d'où l'on apercevait l'Espagne et d'où ilenvoyait ses rapports en vers, au ministère de l'intérieur. On ledestitua en 1848. Vers cette époque, Marrast, son ennemi acharné,l'attaqua dans le National. Comme il était invisible chaque fois queles témoins de Petrus Borel se présentaient, Petrus jugea convenable delui adresser deux commissionnaires, et l'affaire se termina à la hontede Marrast. Rétabli comme fonctionnaire dans la province de Constantinepar le général Bugeaud, Petrus ne put achever cependant l'édificationdu château de Haute-Pensée qui manquait de toiture, lorsqu'arriva saseconde destitution. De retour en France, les excès de travailaltérèrent l'organisation du poëte, au point de lui faire perdre tousses cheveux. Il prétendit alors que le ciel ne voulait pas qu'il eût latête couverte, ce qui était assez logique, et se mit résolument àtravailler sous la projection d'un soleil ardent. Il y gagna unecongestion cérébrale dont il mourut.
Il est de certaines destinées qui, pareilles à celle d'Edgard Poë,portent écrit en elles, comme singulier tatouage, ce mot : damnation.Oui, la damnation est vraie, c'est-à-dire, que le malheur lorsqu'il estentré par une fissure invisible dans la destinée d'un homme, ne peut enêtre expulsé.
« Existe-t-il clone, demandait un esthéticien, une providencediabolique qui prépare le malheur dés le berceau, qui jette avecpréméditation des natures spirituelles et angéliques dans des milieuxhostiles, comme des martyrs dans des cirques? Y a-t-il donc des âmes sacréesvouées à l'autel, condamnées à marcher à la mort et à lagloire à travers leurs propres ruines ? » Certes oui, elle existe cettehideuse Providence, qui fait mouvoir pour la grande joie de tous, unparia, un enguignonné du sort, et qui jamais, jamais ne se lassera.Certes oui, elle est présente à ses côtés, cette force aveugle qui luibouche toutes les avenues, fait dévier ses pas lorsqu'il se croitd'aplomb et ne se désarme même point au lit de mort ; qui forge danstoutes les mains un fer pour le frapper, de même qu'elle écrit danstoutes les têtes la formule d'un marché pour le vendre.
En général, si l'on condamne les filles qui étouffent leurs enfantsquand ils naissent, c'est parce qu'elles réussissent à les soustraireaux projectiles qu'on lancerait plus tard sur eux du haut de tous lestoits ; c'est parce qu'elles osent faire disparaître une victime qui,un jour, aurait peut-être atteint le bagne ou l'échafaud, et la justicen'aime pas à être volée : il faut qu'à l'heure dite elle trouve sonmort ou son forçat. Eh bien, la même chose existe dans la société: ilfaut quelqu'un sur lequel puissent se concentrer toutes ses rages,toutes ses persécutions, et si l'on a pu s'écrier : « honneur avanttout à ceux qui ont aimé la poésie jusqu'à en mourir, » nousdemanderons au contraire, qu'a-t-il fait pour naître ainsi ? parquelles bizarreries, par quelles flagellations imméritées, pour quelcrime héréditaire la poésie et l'art viennent-ils pareils à d'antiquesdémons, cercler le cerveau d'un homme, et lui mettre au front une deces marques, pour lesquelles la foule n'a jamais assez de ricanements ?
La Bohême romantique
Louis Bertrand, Philotée O'Neddy, Mallefille, Étienne Eggis.
Louis Bertrand, Philotée O'Neddy, Mallefille, Étienne Eggis.
DANS les rares amitiés qu'on nous accorde, il en estqui, si sincèresqu'elles se présentent, ont la vertu d'être presque dégradantes par lesexpressions de pitié affectueuse dont elles nous honorent. A cecompte-là, il faudrait dire : foin de l'amitié ; car le langage de lapitié sur les lèvres d'un ami est une insulte. Lorsqu'on voit plaindre,en cette forme protectrice que revêt le critique, quelquesindividualités de poëtes disparus jeunes du monde, une certaine révoltes'empare de nous. Elles ne demandent certes pas une dédaigneuse obolede commisération, ces âmes fières ! Pourquoi allez-vous dévoiler avecun accent de favoritisme hautain ce qu'elles ont caché toute leurvie ? Ily a dans cette façon de parler des « pauvres diables » de bohêmes,quelque chose qui nous enflammerait de rage si nous étions dignes denous aligner à côté de ceux-là. Ayez un langage qui, en proclamanttoute la vérité qui convient à l'histoire, ne les avilisse pas. Touteréelle misère se dérobe derrière l'oeuvre de l'esprit, et nousmériterions qu'on nous répondit lorsque, nous, les exhumeurs decendres, nous racontons en termes qui les auraient fait rougir,les privations endurées : - Ah! ça, monsieur, qui vous croyez sispirituelà notre endroit, épargnez vous donc d'enfler votre veine au sujet denotre faim inrassasiable ! Si nous avons eu faim, c'est que nous avonspréféré cela à autre chose ; nous ne vous avons pas prié de partagernotre jeûne ou de le faire cesser ! Etant donné que, si l'on est poëtelyrique et qu'on vive de cet état, on doit être maigre à faire peur,soyez assez bon pour admettre que si nous avons choisi cette façon denous sustenter, c'est qu'il nous a été indifférent d'engraisser ou non;plaignez-nous d'être né ainsi, soit ; rutilez à votre aise sur notreorganisation, cela vous regarde ; mais, de grâce, n'énumérez pas sipiteusement le froid de nos orteils à peinecouverts, et que l'effilochage de nos vêtements ne soit pas unerubrique à faire déborder les larmes faciles des vieilles femmes et desjeunes gens hypocondriaques. Rendez-nous notre dignité, corbleu ! etsachez que si nous avons été ce que nous sommes, c'est qu'au bout ducompte, nous vous le répétons, cela nous a plu ; il n'y a que lebourgeois qui puisse se complaire à vos attendrissements bêtes !
Ceci donné, l'on admettra fort bien avec nous qu'on puisse portraiturerle poëte dans sa pauvreté sans commettre d'outrage. Nous saluons doncceux qui ont préféré ses tortures plutôt que de se faire juter de lamélasse toute leur vie entre les doigts, et nous découpons le profil deLouis Bertrand qui s'est peint sous le pseudonyme de Gaspard de la Nuit :
« C'était un pauvre diable dont l'expression n'annonçait que misère etsouffrance. J'avais déjà remarqué dans ce même jardin - l'Arquebuse àDijon - sa redingote rapée qui se boutonnait jusqu'au menton, sonfeutredéformé que jamais brosse n'avait brossé, ses cheveux longs comme un saule et peignés comme des broussailles, ses mains décharnéespareilles à des ossuaires, sa physionomie narquoise, chafouine etmaladive qu'effilait une barbe nazaréenne ; et mesconjectures l'avaient charitablement rangé parmi ces artistes au petitpied, joueurs de violon et peintres de portraits, condamnés à courir lemonde sur les traces du juif errant. »
Né à Dijon, Louis Bertrand avait débuté dans le Provincial,journa lrédigé par Théophile Foisset, et Charles Brugnot, le 1er mai 1828avec une chronique de 1364, intitulée : Jacques les Andelys. Un jourSainte-Beuve avait vu entrer chez lui un jeune inconnu qui, aprèsgracieuse réception, s'était mis à lire plusieurs petits poëmes d'unfini et d'une délicatesse d'exécution inouïe. Sainte-Beuve garda lemanuscrit quelques jours, et communiqua à quelques intimes les pages dece poëme, en prose, qui devait s'appeler Gaspard de la Nuit. C'étaientde petites pièces rhythmées, en façon de strophes, d'un émail et d'unfini précieux, qui s'appelaient, le Mapon, la Tulipe, la ChambreGothique, les Sylves etc. Tout le moyen âge était groupélà, comme il est groupé dans un missel ou dans une église gothique. « L'originalité de l'auteur, disait lecritique déjà cité, consiste précisément à avoir voulu relever etenfermer sous forme d'art sévère et de fantaisie exquise, ces filets devin clairet qui avaient toujours jusque là coulé au hasard et comme parles fentes du tonneau. » C'était un travail d'architecte. Si l'on veutse rendre compte que chaque mot était détaillé comme les pierres d'unefrise, chaque phrase creusée et enroulée autour de l'idée en manière devolute il n'y a qu'à lire les deux pièces suivantes :
LE GIBET.
« Ah ! ce que j'entends, serait-ce la bise qui glapit, ou le pendu qui pousse un soupir sur la fourche patibulaire ?
« Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont, par pitié, se chausse le bois ?
« Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallali ?
« Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu sanglant à ce crâne chauve ?
« Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé ?
« C'est la cloche qui tinte aux murs d'une ville, sous l'horizon, et la carcasse d'un pendu que rougit le soleil couchant. »
« Serait-ce quelque grillon qui chante tapi dans la mousse et le lierre stérile dont, par pitié, se chausse le bois ?
« Serait-ce quelque mouche en chasse sonnant du cor autour de ces oreilles sourdes à la fanfare des hallali ?
« Serait-ce quelque escarbot qui cueille en son vol inégal un cheveu sanglant à ce crâne chauve ?
« Ou bien serait-ce quelque araignée qui brode une demi aune de mousseline pour cravate à ce col étranglé ?
« C'est la cloche qui tinte aux murs d'une ville, sous l'horizon, et la carcasse d'un pendu que rougit le soleil couchant. »
LA CHAMBRE GOTHIQUE.
Nos et solitudo plenae sunt diabolo.
La nuit ma chambre est pleine de diables.
La nuit ma chambre est pleine de diables.
« Oh ! la terre, - murmurai-jeà la nuit, - est un calice embaumé dont le pistil et les étamines sontla lune et les étoiles.
« Et, les yeux lourds de sommeil, je fermai la fenêtre qu'incrusta lacroix du Calvaire, noire dans la jaune auréole des vitraux.
Encore si ce n'était à minuit, - l'heure blasonnée de dragons et dediables ! - que le gnome qui se soûle de l'huile de ma lampe !
« Si ce n'était que la nourrice qui berce avec un chant monotone, dans la cuirasse de mon père, un petit enfant mort né !
« Si ce n'était que le squelette du lansquenet emprisonné dans la boiserie, et heurtant du front, du coude et du genou !
« Si ce n'était que mon aïeul qui descend en pied de son cadre vermoulu, et trempe son gantelet dans l'eau bénite du bénitier !
« Mais c'est Scarbo qui me mord au cou, et qui, pour cautériser mablessure sanglante, y plonge son doigt de fer rougi à la fournaise! »
Il faut tout dire, Sainte-Beuve en écrivant sur Louis Bertrand, estquelque peu perfide et semble faire « la grimace d'un chat qui a bu duvinaigre ».
« De telles imagettes, disait-il, sont comme le produit dudaguerréotype en littérature, avec la couleur en sus... Mais alors detelles comparaisons ne venaient pas. Plus d'un de ces jeux gothiques del'artiste dijonnais, pouvait surtout sembler à l'avance une ciselurehabillement faite, une moulure enjolivée et savante destinée à unecathédrale qui était en train de s'élever. Ou, encore, c'était lepeintre en vitraux qui coloriait, et qui peignait ses figures parparcelles, en attendant que la grande rosace fut montée. »
Nous n'appellerons certes pas ces petits tableaux des imagettes, et nous avouerons à la mémoire du grand critique, renier ce diminutif qui détonne dansl'appréciation si exactement prise du talent de Louis Bertrand.
La chanson du pélerin qui heurte pendant la nuit sombre et pluvieuse, àl'huis d'un châtel, adressée au gentil et gracieux trouvère de Lutèce,Victor Hugo, est une allusion dont chacun reconnaîtra le sensadroitement caché :
- Comte en qui j'espère,
Soient au nom du père
Et du fils,
Par tes vaillants reîtres
Les félons et traîtres
Déconfits
............
J'entends un vieux garde,
Qui de loin regarde
Fuir l'éclair,
Qui chante et s'abrite,
Seul en sa guérite,
Contre l'air.
Je vois l'ombre naître,
Près de la fenêtre
Du manoir,
De dame en cornette
Devant l'épinette
De bois noir.
Et moi barbe blanche
Un pied sur la planche
Du vieux pont,
J'écoute, et personne
A mon cor qui sonne
Ne répond.
- Comte en qui j'espère
Soient au nom du père
Et du fils,
Par tes vaillants reîtres
Les félons et traîtres
Déconfits.
Soient au nom du père
Et du fils,
Par tes vaillants reîtres
Les félons et traîtres
Déconfits
............
J'entends un vieux garde,
Qui de loin regarde
Fuir l'éclair,
Qui chante et s'abrite,
Seul en sa guérite,
Contre l'air.
Je vois l'ombre naître,
Près de la fenêtre
Du manoir,
De dame en cornette
Devant l'épinette
De bois noir.
Et moi barbe blanche
Un pied sur la planche
Du vieux pont,
J'écoute, et personne
A mon cor qui sonne
Ne répond.
- Comte en qui j'espère
Soient au nom du père
Et du fils,
Par tes vaillants reîtres
Les félons et traîtres
Déconfits.
Ce fut le sculpteur David d'Angers qui veilla les derniers jours deLouis Bertrand à l'hôpital Necker : c'était au commencement de Mai1841. Le matin de sa mort, il arriva trop tard ; on avait eu le tempsdedescendre le cadavre à l'amphithéatre et d'en extraire, soit le foie,soit le cerveau. Lorsque la science eut prélevé son tribut, on fitcette chose de l'enterrement qui, dans les maisons de l'Assistancepublique, est toujours économiquement tranchée. On évite de fairebrûler les cierges sur ces bières en bois mince qui débarrassent lemonde de gens aussi inutiles que des poëtes ou des écrivains. - «Cependant, raconte David dans une lettre publiée au tome 1 de la Revuedu Maine et de l'Anjou, j'ai vu avec reconnaissance une jeune fille émue à la vue de ce cercuilsans drap mortuaire, nu comme les inflexibles murs d'un cachot, etquelques vieilles faisant un signe de croix.
« L'orage qui grondait sourdement pendant ce triste trajet, fitentendre, à notre arrivée à la chapelle, son énergique et sombrerumeur. Le prêtre, assisté d'un servant, dit l'office des morts devantmoi, seul représentant de la famille du pauvre abandonné des hommes.Pendant cette cérémonie, des éclairs ne cessèrent de déchirer le cielet d'illuminer les saints de la chapelle, d'une lumière blafarde. Leprêtre partit ; je restai seul dans l'église, attendant pendant plus detrois quarts d'heure l'arrivée du corbillard ; le tonnerre hurlaitviolemment, et moi, gardien des restes inanimés mais éloquents dupauvre Bertrand, je sentais remuer au fond de mon âme un monde desensations impossibles à décrire. - Quelques visages rongés par lamaladie, paraissaient par intervalle à l'ouverture de la porte ; au fondde la chapelle, une soeur de l'hospice décorait un autel de guirlandes,pour la fête du lendemain.
« Le corbillard arriva enfin ; nous sortîmes de l'hospice pour nous rendre au cimetière de Vaugirard; la pluietombait alors par torrents ; le char poursuivait sa route funèbre; nousétions seuls, le mort et moi, car l'orage avait chassé tous lespromeneurs, et d'ailleurs, qui pouvait deviner que ces restes étaientceux d'une intelligence élevée ?
« Le coup de sifflet du gardien du cimetière annonça l'arrivée d'unnouvel hôte dans la demeure de l'oubli ; deux hommes prirent lecercueil, et le confièrent à l'une de ces bouches altérées et béantestoujours prêtes à engloutir indistinctement le crime, la vertu, legénie et l'ignorance stupide. La terre résonna sourdement sur lesplanches caverneuses, et lorsqu'elle se fut élevée en monticule, et neparut plus qu'une cicatrice, j'adressai un dernier adieu à la tristerelique. Je fis planter une croix, portant pour inscription un nom quisans doute fût devenu populaire, si les hommes, moins absorbés dansleur égoïsme, se fussent préoccupés de soutenir le génie étouffé tropsouvent par l'envie et l'indifférence. »
Telle s'acheva cette lugubre existence, dont la triste fin n'auraitpourtant pas le pouvoir de détacher de l'art ceux auxquelselle est encore et toujours réservée.
II.
Une figure bizarrement énergique était celle de Théophile Dondey. Ilavait pris l'anagramme de son nom et en avait fait le pseudonyme dePhilotée O'Neddy, parce qu'il possédait le même prénom que ThéophileGautier. C'était un des affiliés du clan de Petrus Borel à la montagneRochechouart, un paroxyste effréné ; il ullulait dans le choeurathlétique des Jeunes France. Son poëme de Feu et Flamme est restél'expression si nette, si absolument précise de l'époque, que jamaisdocument plus local ne pourra être exhumé.
Dans quelques pages hardies et brutalement découpées, nous mettons ledoigt sur toutes ces figures du temps qu'on rencontrait souvent chezJehan du Seigneur. Le poëme est divisé par nuits. Noua donnons les Rodomontades du premier nocturne :
Bohémiens sans toits, sans bancs,
Sans existence engainée,
Menant vie abandonnée
Ainsi que des moineaux francs
Au chef d'une cheminée.
PETRUS BOREL.
Sans existence engainée,
Menant vie abandonnée
Ainsi que des moineaux francs
Au chef d'une cheminée.
PETRUS BOREL.
Pour un peintre moderne, à cette heure de lune,
Ce serait, sur mon âme, une bonne fortune
De pouvoir contempler avec recueillement
La scène radieuse au sombreencadrement,
Que le jeune atelier de Jehan, le statuaire,
Cache dansson magique et profond sanctuaire !
Au centre de la salle, autour d'une urne en fer,
Digne émule en largeurdes coupes de l'enfer,
Dans laquelle un beau punch aux prismatiquesflammes.
Semble un lac sulfureux qui fait bouler seslames,
Vingt jeunes hommes, tous artistes dans lecoeur,
La pipe ou le cigare aux lèvres, l'oeil moqueur,
Le temporalorné du bonnet de Phrygie,
En barbe Jeune France, en costume d'orgie,
Sont pachalesquement jetés sur un amas
De coussins dont maint siècle a troué le damas
Et le sombre atelier n'apour tout éclairage
Que la gerbe du punch, spiritueux mirage
............................................................
Quand on vit que du punch s'éteignait le phosphore
Mainte couped'argent, maint verre, mainte amphore,
Ainsi qu'une flotille au sein dubol profond,
Par un faisceau de bras furent coulés à fond.
Rivaux du templier dusiècle des croisades,
Nos convives joyeux burent force rasades,
Chaquecerveau s'emplit de tumulte, et les voix
Prirent superbement la paroleà la fois.
Alors un tourbillon d'incohérentes phrases,
De chaleureux devis, detudesques emphases,
Se déroula, hurla, bondit au gré du rhum,
Comme unerauque émeute à travers un forum
Vrai Dieu ! quels insensés dialogues ! -L'analyse
Devant tout ce chaos moral se scandalise.-
Comment vous révéler ce vaste encombrement
De pensers ennemis, ce chaudbouillonnement
De fange et d'or?... Comment douer d'une formule
Cesconversations d'enfer où s'accumule
Plus de charivari, de tempête et d'arroi
Que dans la conscience et les songes d' un roi ?...
......................................................................
L'un des vingt redressant sa tête qui fermente,
Pour lutter de vacarme avec cette tourmente,
D'une voix qui vibraitcomme un grave Khmer,
Se mit à réciter des strophes de Victor.
Et tous enamourés de cette poésie
Qui pleuvait sur leurs sens en larmes d'ambroisie,
Se livraient de plein coeur à l'oscillation
D'une vertigineuse hallucination.
Il y avait dans l'air comme une odeur magique
De moyen âge - arômeardent et névralgique
Qui se collait à l'âme, imprégnait le cerveau,
Et faisait serpenter des frissons sur la peau.
Les reliques d'armureaux murailles pendues
Stridaient d'une façon bizarre ; - les statues
Tressaillaient sourdement sur leurs socles de bois,
Prises qu'ellesétaient de glorieux émois,
Et se sentant frôler par les ailes sonores
Des strophes de métal,lyriques météores :
- Comme sous les genêts d'un beau mail espagnol,
Parmi les promeneurs éperdus sur le sol,
Ses jeunes cavaliers tressaillent quand la soie
Des manches de leursdames en passant les coudoie
- Oh! les anciens jours ! dit Reblo : lesanciens jours !
Oh ! comme je leur suis vendu ! comme toujours
Leur puissante beauté m'ensorcèle et m'enivre
Camarades, c'était làqu'il faisait bon vivre
Lorsqu'on avait des flots de lave dans le sang,
Du vampirisme à l'oeil, des volontés au flanc !
Aprèsquelque silence, un visage moresque
Leva tragiquement sa pâleurpittoresque,
Et faisant osciller son regard de maudit
Sur le conventicule avec douleur il dit :
- Certes, il faut avouer que notre fanatisme
De camaraderie est un anachronisme
Bien stérile et bien nul ! - Ce n'est plus qu'au désert
Qu'on peut enliberté rugir. - A quoi nous sert
Dans une époque aussi banale que lanôtre,
D'être prêts à jouer nos têtes l'un pour l'autre ?
- Si, me jugeant très-digne au fond de ma fierté
De marcher en dehors de la société,
Je plonge sans combat ma dague vengeresse
Au cou de l'insulteur de ma dame et maitresse
Les sots, les vertueux,les niais m'appeleront
Chacal !... Tout d'une voix ils me décerneront
Les honneurs de la grève ; et si les camarades
Veulent pour mon salutfaire des algarades,
Bourgeois, sergents de ville et valets debourreau,
Avec moi les cloûront au banc du tombereau.
- Malice del'enfer......
- J'acclame volontiers à ton deuil solennel
Dit au pérorateur l'architecte Noël
Mais tout n'est pas servage en la sphère artistique :
Si nous ne possédons nulle force physique
Pour chasser de sa tour et mettre en désarroi
Le Géant spadassin qu'on appelle la loi,
Les arsenaux de l'âme et de l'intelligence
Peuvent splendidement servir notre vengeance.
Attaquons sans scrupule en son règne moral,
La lâche iniquité de l'ordre social.
Lançons le paradoxe ; affirmons dans vingt tomes
Que les moeurs, lesdevoirs, ne sont que des fantômes
Battons le mariage en brèche ; osonsprouver
Que ce trafic impur ne tend qu'à dépraver
L'intellect et les sens ;qu'il glace et pétrifie
Tout ce qui lustre, adorne, accidente la vie
Je sais bien que déjà plusieurs cerveaux d'airain
S'emmantelant aussid'un mépris souverain
Pour les vils préjugés de la foule insensée,
Se sont faits avant nous brigands de la pensée.
Mais parmi les forêtsde vénéneux roseaux
Que l'étang social couronne de ses eaux,
C'est à peine s'ils ont détruit une couleuvre.
Il serait glorieux deparachever l'oeuvre,
Et de faire surgir, du fond de ce marais,
Une îlede parfums et de platanes frais. -
- Silence !... écoutez tous, frères !.. se mit à dire
Don José, l'oeil enflamme et l'organe en délire.
Ecoutez ! je m'en vais vous prouverlargement
Que nous pouvons scinder même physiquement
De la sociétél'armure colossale
Et de nos espadons rendre la chair vassale !..
- Il n'est pas au néantdescendu tout entier
Le divin moyen âge : un fils, un héritier
Lui survit à jamais pour consoler les Gaules.
En vain mille rhéteursont lancé des deux pôles
Leur malédiction sur ce fils immortel,
Il les nargue, il les joue... Or, ce dieu c'est le duel.
- Voici ce que mon âme à vos âmes propose.
Lorsqu'un de nous, armé pour une juste cause,
Du fleuret d'un chiffreurhabile à ferrailler
Aura subi l'atteinte en combat singulier,
Nous jetterons, brulés d'une ire sainte et grande,
Dans l'urne dudestin tous les noms de la bande,
Et celui dont le nom le premiersortira,
Relevant le fleuret du vaincu, s'en ira
Combattre l'insolentgladiateur : s'il tombe,
Nous élirons encore un bravo sur sa tombe:
Si l'homme urbain s'obstine à poser en vainqueur,
Nous lui dépécherons un troisième vengeur,
Et toujours ainsi, jusqu'à l'heure expiatoire.
Où le dé pour nos rangsmarquera la victoire !
Pendant que Don José parlait, un râlement
Sympathique et flatteur circulait sourdement
Dans l'assemblée - Etquand ses paroles cessèrent,
Des acclamations partirent, s'élancèrent
Avec plus de fracas, de fougue, de fureur,
Qu'un Te Deum guerrier sous le grand empereur..
Ce fut un long chaos de jurons, de boutades,
De hurrahs de tollés et de rodomontades,
Dont les bruits jaillissant clairs, discordants et durs,
Comme unemitraillade allaient cribler les murs.
.......................................................................
Et jusques au matin les damnésJeune France
Nagèrent dans un flux d'indicibledémence
- Echangeant leurs poignards - promettant de percer
L'abdomen deschiffreurs - jurant de dépenser
Leur âme à guerroyer contre le sièclearide. -
Tous, les crins vagabonds, l'oeil sauvage et torride
Pareils àdes chevaux sans mors ni cavalier,
Tous hurlant et dansant dans le fauve atelier,
Ainsi que des pensers d'audace et d'ironie
Dans le crâne orageux d'un homme de génie
Ce serait, sur mon âme, une bonne fortune
De pouvoir contempler avec recueillement
La scène radieuse au sombreencadrement,
Que le jeune atelier de Jehan, le statuaire,
Cache dansson magique et profond sanctuaire !
Au centre de la salle, autour d'une urne en fer,
Digne émule en largeurdes coupes de l'enfer,
Dans laquelle un beau punch aux prismatiquesflammes.
Semble un lac sulfureux qui fait bouler seslames,
Vingt jeunes hommes, tous artistes dans lecoeur,
La pipe ou le cigare aux lèvres, l'oeil moqueur,
Le temporalorné du bonnet de Phrygie,
En barbe Jeune France, en costume d'orgie,
Sont pachalesquement jetés sur un amas
De coussins dont maint siècle a troué le damas
Et le sombre atelier n'apour tout éclairage
Que la gerbe du punch, spiritueux mirage
............................................................
Quand on vit que du punch s'éteignait le phosphore
Mainte couped'argent, maint verre, mainte amphore,
Ainsi qu'une flotille au sein dubol profond,
Par un faisceau de bras furent coulés à fond.
Rivaux du templier dusiècle des croisades,
Nos convives joyeux burent force rasades,
Chaquecerveau s'emplit de tumulte, et les voix
Prirent superbement la paroleà la fois.
Alors un tourbillon d'incohérentes phrases,
De chaleureux devis, detudesques emphases,
Se déroula, hurla, bondit au gré du rhum,
Comme unerauque émeute à travers un forum
Vrai Dieu ! quels insensés dialogues ! -L'analyse
Devant tout ce chaos moral se scandalise.-
Comment vous révéler ce vaste encombrement
De pensers ennemis, ce chaudbouillonnement
De fange et d'or?... Comment douer d'une formule
Cesconversations d'enfer où s'accumule
Plus de charivari, de tempête et d'arroi
Que dans la conscience et les songes d' un roi ?...
......................................................................
L'un des vingt redressant sa tête qui fermente,
Pour lutter de vacarme avec cette tourmente,
D'une voix qui vibraitcomme un grave Khmer,
Se mit à réciter des strophes de Victor.
Et tous enamourés de cette poésie
Qui pleuvait sur leurs sens en larmes d'ambroisie,
Se livraient de plein coeur à l'oscillation
D'une vertigineuse hallucination.
Il y avait dans l'air comme une odeur magique
De moyen âge - arômeardent et névralgique
Qui se collait à l'âme, imprégnait le cerveau,
Et faisait serpenter des frissons sur la peau.
Les reliques d'armureaux murailles pendues
Stridaient d'une façon bizarre ; - les statues
Tressaillaient sourdement sur leurs socles de bois,
Prises qu'ellesétaient de glorieux émois,
Et se sentant frôler par les ailes sonores
Des strophes de métal,lyriques météores :
- Comme sous les genêts d'un beau mail espagnol,
Parmi les promeneurs éperdus sur le sol,
Ses jeunes cavaliers tressaillent quand la soie
Des manches de leursdames en passant les coudoie
- Oh! les anciens jours ! dit Reblo : lesanciens jours !
Oh ! comme je leur suis vendu ! comme toujours
Leur puissante beauté m'ensorcèle et m'enivre
Camarades, c'était làqu'il faisait bon vivre
Lorsqu'on avait des flots de lave dans le sang,
Du vampirisme à l'oeil, des volontés au flanc !
Aprèsquelque silence, un visage moresque
Leva tragiquement sa pâleurpittoresque,
Et faisant osciller son regard de maudit
Sur le conventicule avec douleur il dit :
- Certes, il faut avouer que notre fanatisme
De camaraderie est un anachronisme
Bien stérile et bien nul ! - Ce n'est plus qu'au désert
Qu'on peut enliberté rugir. - A quoi nous sert
Dans une époque aussi banale que lanôtre,
D'être prêts à jouer nos têtes l'un pour l'autre ?
- Si, me jugeant très-digne au fond de ma fierté
De marcher en dehors de la société,
Je plonge sans combat ma dague vengeresse
Au cou de l'insulteur de ma dame et maitresse
Les sots, les vertueux,les niais m'appeleront
Chacal !... Tout d'une voix ils me décerneront
Les honneurs de la grève ; et si les camarades
Veulent pour mon salutfaire des algarades,
Bourgeois, sergents de ville et valets debourreau,
Avec moi les cloûront au banc du tombereau.
- Malice del'enfer......
- J'acclame volontiers à ton deuil solennel
Dit au pérorateur l'architecte Noël
Mais tout n'est pas servage en la sphère artistique :
Si nous ne possédons nulle force physique
Pour chasser de sa tour et mettre en désarroi
Le Géant spadassin qu'on appelle la loi,
Les arsenaux de l'âme et de l'intelligence
Peuvent splendidement servir notre vengeance.
Attaquons sans scrupule en son règne moral,
La lâche iniquité de l'ordre social.
Lançons le paradoxe ; affirmons dans vingt tomes
Que les moeurs, lesdevoirs, ne sont que des fantômes
Battons le mariage en brèche ; osonsprouver
Que ce trafic impur ne tend qu'à dépraver
L'intellect et les sens ;qu'il glace et pétrifie
Tout ce qui lustre, adorne, accidente la vie
Je sais bien que déjà plusieurs cerveaux d'airain
S'emmantelant aussid'un mépris souverain
Pour les vils préjugés de la foule insensée,
Se sont faits avant nous brigands de la pensée.
Mais parmi les forêtsde vénéneux roseaux
Que l'étang social couronne de ses eaux,
C'est à peine s'ils ont détruit une couleuvre.
Il serait glorieux deparachever l'oeuvre,
Et de faire surgir, du fond de ce marais,
Une îlede parfums et de platanes frais. -
- Silence !... écoutez tous, frères !.. se mit à dire
Don José, l'oeil enflamme et l'organe en délire.
Ecoutez ! je m'en vais vous prouverlargement
Que nous pouvons scinder même physiquement
De la sociétél'armure colossale
Et de nos espadons rendre la chair vassale !..
- Il n'est pas au néantdescendu tout entier
Le divin moyen âge : un fils, un héritier
Lui survit à jamais pour consoler les Gaules.
En vain mille rhéteursont lancé des deux pôles
Leur malédiction sur ce fils immortel,
Il les nargue, il les joue... Or, ce dieu c'est le duel.
- Voici ce que mon âme à vos âmes propose.
Lorsqu'un de nous, armé pour une juste cause,
Du fleuret d'un chiffreurhabile à ferrailler
Aura subi l'atteinte en combat singulier,
Nous jetterons, brulés d'une ire sainte et grande,
Dans l'urne dudestin tous les noms de la bande,
Et celui dont le nom le premiersortira,
Relevant le fleuret du vaincu, s'en ira
Combattre l'insolentgladiateur : s'il tombe,
Nous élirons encore un bravo sur sa tombe:
Si l'homme urbain s'obstine à poser en vainqueur,
Nous lui dépécherons un troisième vengeur,
Et toujours ainsi, jusqu'à l'heure expiatoire.
Où le dé pour nos rangsmarquera la victoire !
Pendant que Don José parlait, un râlement
Sympathique et flatteur circulait sourdement
Dans l'assemblée - Etquand ses paroles cessèrent,
Des acclamations partirent, s'élancèrent
Avec plus de fracas, de fougue, de fureur,
Qu'un Te Deum guerrier sous le grand empereur..
Ce fut un long chaos de jurons, de boutades,
De hurrahs de tollés et de rodomontades,
Dont les bruits jaillissant clairs, discordants et durs,
Comme unemitraillade allaient cribler les murs.
.......................................................................
Et jusques au matin les damnésJeune France
Nagèrent dans un flux d'indicibledémence
- Echangeant leurs poignards - promettant de percer
L'abdomen deschiffreurs - jurant de dépenser
Leur âme à guerroyer contre le sièclearide. -
Tous, les crins vagabonds, l'oeil sauvage et torride
Pareils àdes chevaux sans mors ni cavalier,
Tous hurlant et dansant dans le fauve atelier,
Ainsi que des pensers d'audace et d'ironie
Dans le crâne orageux d'un homme de génie
III.
Comme le héros de Shakespeare, de temps à autre on ôte son chapeau pour voir s'il n'a pas pris feu à une étoile.
« Mourez donc et que ça finisse ! esprits qui avez dit votre derniermot, » s'écriait-on. « A bas tout le monde et vive moi, le moi qui avingt ans. »
Dans les fameuses galeries de bois où régnait le libraire Ladvocat, on entendait des jeunes gens chantonner ces vers :
L'amour naît et ta porte est close,
Lève toi ; pourquoi sommeiller ?
A l'heure où s'éveille la rose
Ne vas-tu pas te réveiller ?
ô ma charmante
Ecoute ici
L'amant qui chante
Et pleure aussi
Tout frappe à la porte bénie !
L'aurore dit : je suis le jour ;
L'oiseaudit : je suis l'harmonie,
Et mon coeur dit : je suis l'amour.
Lève toi ; pourquoi sommeiller ?
A l'heure où s'éveille la rose
Ne vas-tu pas te réveiller ?
ô ma charmante
Ecoute ici
L'amant qui chante
Et pleure aussi
Tout frappe à la porte bénie !
L'aurore dit : je suis le jour ;
L'oiseaudit : je suis l'harmonie,
Et mon coeur dit : je suis l'amour.
Un nouveau venu, Félix Arvers, s'inspirait sans plagiat du poëmed'Albertus au second acte d'un de ses drames sur la mort de FrançoisIer, et ne craignait pas d'édifier cette brusque déclaration :
Si, des livres nouveaux, le ton vous scandalise,
Quelle nécessité qu'une vierge les lise ?
Est-ce qu'une oeuvre d'art a la prétention
D'être un cours de morale et d'éducation ?
................................................................
L'art n'est pas éhonté, mais croyez qu'en effet
Votre étroite pudeurn'est pas du tout son fait ;
L'art n'est pas fait pour vous, mesdamesles Comtesses ;
.................................................................
Il s'accommode mal de vos délicatesses.
Pour vous, prudes beautés, bégueules de salon,
Qui n'osez regarder en face l'Apollon,
Qui jetez un manteau sur les lignes hardies
De la Vénus antique.
Quelle nécessité qu'une vierge les lise ?
Est-ce qu'une oeuvre d'art a la prétention
D'être un cours de morale et d'éducation ?
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L'art n'est pas éhonté, mais croyez qu'en effet
Votre étroite pudeurn'est pas du tout son fait ;
L'art n'est pas fait pour vous, mesdamesles Comtesses ;
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Il s'accommode mal de vos délicatesses.
Pour vous, prudes beautés, bégueules de salon,
Qui n'osez regarder en face l'Apollon,
Qui jetez un manteau sur les lignes hardies
De la Vénus antique.
« Alors, dit Jules Janin en parlant de l'époque où disparaissaitLafayette, il y avait dans Paris une insurrection d'écrivains nouveauxvenus, qui ne pouvaient pas suffire à tous les contes, à tous lesromans, à toutes les nouvelles de la consommation quotidienne. Onpubliait en ce temps-là, en huit ou dix tomes, s'il vous plait, lesContes bruns, les Contes roses, le Livre des Jeunes Femmes, le Livredes très jeunes Femmes, à la Brune, à Minuit, Entrechien et loup, et, sous le moindre prétexte, pour avoir été soldat marin, médecin, étudiant, hommed'État, jeune fille ou veuve, plus ou moins veuve de la grande armée,on se trouvait en droit de publier les mémoires et les impressions de sa vie, et toutes ceschoses se lisaient peu ou prou, tant la calme lecture était un grandbesoin après toutes ces agitations de la rue. On lisait pour lire, onlisait pour oublier ; on lisait les petits écrivains, justement parceque les grands écrivains étaient en marche ; le nombre des lecteurs estconsidérable que M. de Balzac a donnés à ses confrères. Tel jeunehomme, à lire les Odes et Ballades, se trouvait poëte « Et moi aussi !» se disait-il. Nos souvenirs ont conservé des pièces charmantes,écrites sous la vive et première impression de Joseph Delorme. Écoutezpar exemple, ce sonnet charmant - Joseph Delorme avait remis le sonneten rare et difficile honneur - et dites-moi, s'il n'est pas dommage queces choses là disparaissent à tout jamais, comme un article de journal ?
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.
Hélas, j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à tes côtés, et pourtant solitaire,
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu !
Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle ira sonchemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sous sespas.
A l'austère devoir pieusement fidèle
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :
Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.
Un amour éternel en un moment conçu.
Le mal est sans espoir, aussi j'ai dû le taire,
Et celle qui l'a fait n'en a jamais rien su.
Hélas, j'aurai passé près d'elle inaperçu,
Toujours à tes côtés, et pourtant solitaire,
Et j'aurai jusqu'au bout fait mon temps sur la terre,
N'osant rien demander et n'ayant rien reçu !
Pour elle, quoique Dieu l'ait faite douce et tendre,
Elle ira sonchemin, distraite, et sans entendre
Ce murmure d'amour élevé sous sespas.
A l'austère devoir pieusement fidèle
Elle dira, lisant ces vers tout remplis d'elle :
Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.
Une figure entretoutes, celle de Don Juan, devait être nécessairement exploitée par lanouvelle école. Ce fut ce qu'entreprit Mallefille, plus tard auteur dela pièce le Coeur et la Dot, en écrivant les mémoires où Don Juan violel'hospitalité reçue en séduisant la femme de son cousin, Dona Téresa,et en se faisant aimer de leur pupille. « Le hasard pense-t-il, mejette au milieu de cette famille ; qu'en résulte-t-il ? Désordre, ruineet déshonneur. - J'aime l'une, j'aime l'autre, je n'aime ni l'une nil'autre, suis-je un méchant ? Non, sur mon âme, non ! Je donnerais ma viepour leur bonheur. - Quelle est donc la cause de cette effroyableanomalie ; quelle est cette fatalité qui pousse au mal une bonnevolonté ; suis-je le maître de mes actions ? Ni moi, ni les autres. Qu'est-ce donc que la vertu ? Qu'est-ceque l'âme ? Qu'est-ce que l'homme ? » Ainsi s'exprime le Don Juan deMallefille, et toute la vie de son héros se résout dans ce fait unique: séduire surtout des femmes chastes comme la mie de pain, sobres commedes fourmis, dévotes comme des madrilènes. Un jeune et rêveur Lucifer,incarné dans la peau d'un homme, une espèce d'odyssée du vice où serévèle le pacte diabolique, que tout être accomplit silencieusement enson coin de conscience le plus retiré, voilà en deux lignes, ce qui atenté l'analyse de Mallefille dans son Don Juan.
Vers 1840, à peu près, une deuxième génération romantique continue lapremière. Un peu plus tard, en 1851, Etienne Eggis inaugure ainsi lapremière page de son volume de vers : En causant avec la Lune.
« Il existe ici bas une classe d'hommes étranges ; ils portent descheveux longs et bouclés comme le Christ. Ils ont dans leur largeprunelle le regard fixe, ardent et profond des aigles, des lions et desrois. Ils aiment la lune, la mer, les montagnes. Ils vont souvent à lamarge des grandes forêts, écouter chanter la nature, cette ode simpleet sublime d'un grand poëte qu'on appelle Dieu. Ils passent à traversles foules, calmes, rayonnants et doux.
« J'ai essayérde chanter moi aussi, comme ces hommes aux longs cheveux qu'on appelle poëtes.
« Pauvre et humble artiste, je continuerai mon oeuvre solitaire, calme,grave et serein. Rempli de la sublime et sainte folie de l'art, jetravaillerai comme les vieux maîtres allemands ou italiens du moyenâge, sans me laisser troubler par les bruits du dehors et les rumeursde la place publique. Je laisserai rire les hommes qui n'ont point decoeur, et je marcherai toujours en avant, sans colère et sans haine, laflamme au coeur, la harpe en bandouillière et les yeux sur l'horizon oùresplendit calme et éternel comme Dieu, le vaste et splendide soleil del'art. Si, sur ma route, quelque main sympathique m'est tendue, siquelque voix de frère me dit, courage ! je serai heureux et je lebénirai. »
La main qui se tendit vers Etienne Eggis, ce fut celle d'ArsèneHoussaye. Nous ne sommes certes pas d'humeur bénisseuse de notrenaturel, et nous ne nous soucions, parbleu, d'adresser de flatterie àaucun. Mais la vérité nous a toujours ardé le coeur, et nous ne voyons guère pourquoion ne raconterait pas ce que le directeur de l'Artiste entreprit àl'égard du poëte Etienne Eggis lorsque :
La faim et la misère
Jetaient sur son bonheur leur chemise de haine.
Jetaient sur son bonheur leur chemise de haine.
Il le recueillit chezlui, et meubla un pavillon à son intention. L'enragé noctambule habitaquelque temps Beaujon. Mme Arsène Houssaye, une de ces femmes dont larace ne tend guère à se continuer, aida son mari dans cette bonneaction faite si simplement, elle mit un piano dans la chambre du poëte ;ce piano fut l'âme de la cellule, car Etienne Eggis était un musicienconsommé. Mais il se lassa de cette quiétude, il préférait coucher sousles arches de ponts. Un jour Eggis oublia tout à fait - tant sonpropriétaire mettait de bonne grâce à le lui faire oublier - que lesmeubles n'étaient pas à lui ; il les vendit à un brocanteur, et s'enfut, probablement causer avec la lune dans un autre endroit. Quelquetemps après, la raison, la mémoire lui revenant, chacune des lettresqu'il écrivait à son ami se terminait par cette formule : « votre reconnaissant et dévoué voleur. »
Nous détachons ici, de son livre, une pièce dans laquelle le retour périodique de deux vers crée un effet inaccoutumé :
La lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.
Lorsque l'orage est en chemin,
Le lac devient tranquille et calme ;
Quand notre vie enfin se calme,
C'est que la mort nous tend la main.
La lune est belle et la brise estdormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.
Au fond dos fleursrampe le ver,
Toute joie est vite ravie ;
La douleur remplit notre vie ;
Après le printemps vient l'hiver.
Lalune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants embrassez votreamante.
Tout est faux, même le remord ;
Autour de nous tout estmensonge
L'amour ici bas est un songe
Dont le réveil est dans la mort.
La lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.
Jeunes amants, embrassez votre amante.
Lorsque l'orage est en chemin,
Le lac devient tranquille et calme ;
Quand notre vie enfin se calme,
C'est que la mort nous tend la main.
La lune est belle et la brise estdormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.
Au fond dos fleursrampe le ver,
Toute joie est vite ravie ;
La douleur remplit notre vie ;
Après le printemps vient l'hiver.
Lalune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants embrassez votreamante.
Tout est faux, même le remord ;
Autour de nous tout estmensonge
L'amour ici bas est un songe
Dont le réveil est dans la mort.
La lune est belle et la brise est dormante,
Jeunes amants, embrassez votre amante.
Eggis a signé avant de mourir une théorie abracadabrante sur les nomsconnus. Selon lui, le nom est l'expression de l'homme. Son Voyage aux Champs-Elyséesest digne du Voyage à la Lune, de Cyrano de Bergerac; aussi est-il horsde prix dans les ventes publiques. Et cependant son existence, sifantaisiste qu'elle soit, ne porta pas les germes de cette paresseféconde qui fit les Mürger et les Gozlan.
LES ROMANTIQUES D'ARRIÈRE-GARDE
ALPHONSE ESQUIROS, ROGER DE BEAUVOIR, CHARLES CORAN, HENRI VERMOT,
BAUDELAIRE, NAPOL LE PYRÉNÉEN, CHARLES DIDIER, CATULLE MENDÈS,
BARBEY D'AUREVILLY, CLÉMENT PRIVÉ.
ALPHONSE ESQUIROS, ROGER DE BEAUVOIR, CHARLES CORAN, HENRI VERMOT,
BAUDELAIRE, NAPOL LE PYRÉNÉEN, CHARLES DIDIER, CATULLE MENDÈS,
BARBEY D'AUREVILLY, CLÉMENT PRIVÉ.
N'oublions pas les romantiques d'arrière-garde, non plus que lesromantiques d'avant garde. Par exemple, Esquiros n'est venu qu'aprèscoup ; mais c'était un des vaillants, celui qui disait : « La lune écud'argent, le soleil louis d'or. » et dont les deux recueils : Les Hirondelles et Fleur du Peuple, ne se retrouvent plus qu'à l'hôtel Drouot ; Charles Coran, et ses Rimes galantes ; Roger de Beauvoir, que Barbey d'Aurevilly appelle un Musset brun.
Il y a, en effet, dans Colombes et Couleuvres, dans les Meilleurs fruits de mon panier,la facture du vers de Musset, la chanson qui met à la lèvre un plid'amertume. C'est aussi l'inquiétude de l'homme moderne qui se trahitchez l'anacréontique viveur, avec moins de lyrisme et un accent dedécouragement intime moins marqué que chez le poëte de Rolla.Son sourire est plus prolongé ; mais que l'on devine bien l'ombrecernant le regard sous les lueurs des soleils amoureux ! Il n'y a qu'arappeler les pièces intitulées le Rire et celle de Hier :
J'eus un ami pendant vingt ans,
C'était la fleur de mon printemps,
Tout cédait à son gai délire,
Le plus morose le fêtait ;
Comme il buvait, comme il chantait !
Cet ami s'appelait le rire.
A l'heure des soupers joyeux,
Quand l'aï pétille en vos yeux,
Que les couplets partent des lèvres,
Qu'il nous tombe un conteur charmant,
Et qu'on boit le moka fumant
Dans l'émail de Chine ou de Sèvres ;
Quand on ne fait plus de journaux,
Quand les huissiers vous semblent beaux,
Qu'à Chloé l'on se prend à croire,
Qu'on trouve de l'esprit aux gueux,
Grâce au pâté de Périgueux,
Endormi sous sa truffe noire ;
Quel meilleur ami, répondez,
Que ce garçon-là ? Regardez,
Sur vous comme il prenait d'empire !
L'oeil vif, le gilet entr'ouvert,
Il tirait sa flûte au dessert,
Ce gai Roger Bontemps, le Rire !
Nous montions aux mêmes balcons,
Nous vidions les mêmes flacons.
Il était si beau dans l'ivresse !
A l'aube il pâlissait un peu....
Nous nous quittions, et pour adieu,
Moi, je lui laissais ma maîtresse !
Le dernier souper que je fis,
Il me prit la main : « O mon fils,
Me dit-il, adieu, je m'exile ;
A Paris on ne m'aime pas,
J'y vois trop de grecs, d'avocats,
Et n'entre guère au Vaudeville !
Adieu ! souviens-toi d'un ami,
Qui t'a d'un pas mal affermi
Souvent reconduit à ton gîte.
J'irai te visiter encor,
Même ailleurs qu'à la Maison d'or,
Mais songe que le temps va vite !
Hélas ! Hélas ! il est parti !
A ses serments il a menti,
Je demeure seul en ma chambre....
La neige tinte à mes carreaux,
Je me chauffe avec mes journaux.
C'était Avril, je suis Décembre !
Eh quoi ! l'avoir sitôt perdu !
J'ai brisé le verre ou j'ai bu
Tant de fois dans sa compagnie....
Quelquefois je fais un effort,
Mais mon pauvre rire est bien mort,
Et mon âme est à l'agonie.
Car ils m'ont tout pris, les méchants !
Ma gaité, mon bien et mes chants ;
Autour de moi monte le lierre,
Le lierre qui festonnera
L'humble tombe où l'on me mettra,
Sans regret comme sans prière !
Paris, 1862.
C'était la fleur de mon printemps,
Tout cédait à son gai délire,
Le plus morose le fêtait ;
Comme il buvait, comme il chantait !
Cet ami s'appelait le rire.
A l'heure des soupers joyeux,
Quand l'aï pétille en vos yeux,
Que les couplets partent des lèvres,
Qu'il nous tombe un conteur charmant,
Et qu'on boit le moka fumant
Dans l'émail de Chine ou de Sèvres ;
Quand on ne fait plus de journaux,
Quand les huissiers vous semblent beaux,
Qu'à Chloé l'on se prend à croire,
Qu'on trouve de l'esprit aux gueux,
Grâce au pâté de Périgueux,
Endormi sous sa truffe noire ;
Quel meilleur ami, répondez,
Que ce garçon-là ? Regardez,
Sur vous comme il prenait d'empire !
L'oeil vif, le gilet entr'ouvert,
Il tirait sa flûte au dessert,
Ce gai Roger Bontemps, le Rire !
Nous montions aux mêmes balcons,
Nous vidions les mêmes flacons.
Il était si beau dans l'ivresse !
A l'aube il pâlissait un peu....
Nous nous quittions, et pour adieu,
Moi, je lui laissais ma maîtresse !
Le dernier souper que je fis,
Il me prit la main : « O mon fils,
Me dit-il, adieu, je m'exile ;
A Paris on ne m'aime pas,
J'y vois trop de grecs, d'avocats,
Et n'entre guère au Vaudeville !
Adieu ! souviens-toi d'un ami,
Qui t'a d'un pas mal affermi
Souvent reconduit à ton gîte.
J'irai te visiter encor,
Même ailleurs qu'à la Maison d'or,
Mais songe que le temps va vite !
Hélas ! Hélas ! il est parti !
A ses serments il a menti,
Je demeure seul en ma chambre....
La neige tinte à mes carreaux,
Je me chauffe avec mes journaux.
C'était Avril, je suis Décembre !
Eh quoi ! l'avoir sitôt perdu !
J'ai brisé le verre ou j'ai bu
Tant de fois dans sa compagnie....
Quelquefois je fais un effort,
Mais mon pauvre rire est bien mort,
Et mon âme est à l'agonie.
Car ils m'ont tout pris, les méchants !
Ma gaité, mon bien et mes chants ;
Autour de moi monte le lierre,
Le lierre qui festonnera
L'humble tombe où l'on me mettra,
Sans regret comme sans prière !
Paris, 1862.
HIER
CHANSON.
CHANSON.
Hier encore j'aimais le son
Et la colline au manteau sombre,
La rosée aux perles sans nombre,
Et le lis au mol encensoir ;
J'aimais les fleurs et leurs clochettes,
Et sur le miroir des étangs
Les mobiles bergeronnettes....
Mais hier, c'était le printemps !
Hier encor quand vous passiez,
Si belle dans les grandes herbes,
J'enviais le bonheur des gerbes,
Que de la main vous caressiez ;
Et quand vous touchiez chaque rose,
Je songeais à l'ange aux doigts blancs
Qui les entrouvre et les arrose....
Mais hier, c'était le printemps !
Hier encor j'aimais mon toit,
Qu'à l'aube effleure l'hirondelle,
Les bois et la mousse nouvelle,
Et la source où le pâtre boit ;
J'aimais les oiseaux de ma plaine,
Et près d'eux m'en allais chantant
Le nom de Rosine, ma reine....
Mais hier, c'était le printemps !
Aujourd'hui tout se tait là-bas,
La colline, hélas ! est sans brise ;
La gerbe languit et se brise,
Le sol ne reçoit plus vos pas.
Aujourd'hui, plein d'humeur chagrine,
Loin de vous je vais pour longtemps.
Hier, qui me l'eut dit, Rosine ?
Mais hier, c'était le printemps.
Les vers qu'il adressait à Gautier, sur la Comédie de la mort, resteront aussi longtemps que les chansons :
Oui, je relis ce livre au sévère portique,
Comme l'étudiant, vers la classe, en rabat,
Suit Méphistophélès, professeur de logique ;
Aussi prenant en main le pan de ta tunique,
Docteur, je t'ai suivi vers le champ du sabbat.
Pour danser en ton drame une infernale ronde,
Tes spectres n'en sont pas moins doux sous leur camail
Ta furie est souvent une maîtresse blonde,
Et quand de ton Averne on retire la sonde,
On en ramène, ami, la perle et le corail !
Malgré cet appétit de la grande Chartreuse
On voit, beau repenti, que tu chéris le bal ;
Tu chantes à la mort une strophe amoureuse,
Et, pour la Thébaïde, elle n'est pas si creuse
Que l'amour ne le trouve, à la nuit, sans fanal.
Vainement de tons verts tu charges ta palette,
Comme fait Caneno pour un de ses martyrs ;
Tu laisses trop de noeuds de rose à ton squelette,
Trop de livres d'amour couchés sur ta tablette,
Et dans ton jeune vers trop d'âme et de désirs !
Aussi, comme un amant qu'un grand linceul déguise,
Tu nous a séduits tous, doux et triste rameur
Qui glisses sur les eaux par la brume et sans brise.
Le drap de ta gondole est noir comme à Venise....
Mais tu sais quels amours y dorment sur ton coeur !
Comme l'étudiant, vers la classe, en rabat,
Suit Méphistophélès, professeur de logique ;
Aussi prenant en main le pan de ta tunique,
Docteur, je t'ai suivi vers le champ du sabbat.
Pour danser en ton drame une infernale ronde,
Tes spectres n'en sont pas moins doux sous leur camail
Ta furie est souvent une maîtresse blonde,
Et quand de ton Averne on retire la sonde,
On en ramène, ami, la perle et le corail !
Malgré cet appétit de la grande Chartreuse
On voit, beau repenti, que tu chéris le bal ;
Tu chantes à la mort une strophe amoureuse,
Et, pour la Thébaïde, elle n'est pas si creuse
Que l'amour ne le trouve, à la nuit, sans fanal.
Vainement de tons verts tu charges ta palette,
Comme fait Caneno pour un de ses martyrs ;
Tu laisses trop de noeuds de rose à ton squelette,
Trop de livres d'amour couchés sur ta tablette,
Et dans ton jeune vers trop d'âme et de désirs !
Aussi, comme un amant qu'un grand linceul déguise,
Tu nous a séduits tous, doux et triste rameur
Qui glisses sur les eaux par la brume et sans brise.
Le drap de ta gondole est noir comme à Venise....
Mais tu sais quels amours y dorment sur ton coeur !
Roger de Beauvoir fut la coupe de vin de Champagne répandue sur la nappe, que les truands tachaient de leur vin rouge. Son Ecolier de Cluny donna à Gaillardet, la création de la Tour de Nesle.
A côté de lui, n'oublions pas Charles Didier, Napol le Pyrénéen, pourlesquels nous renvoyons aux documents bibliographiques de CharlesAsselineau, Henri Vermot, qui pleurait sa jeunesse à vingt ans, ce quifit dire au très-vieux Lacretelle jeune :
Donnez-moi vos vingt ans si vous n'en faites rien.
II.
Après la Révolution de 1848, la situation devint plus tendue. Lasociété qui préside aujourd'hui à toutes nos évolutionsintellectuelles, se dessinait vaguement ; mais on ne la pressentait pasaussi menaçante qu'elle est devenue. En effet, Baudelaire ne publia ses Fleurs du mal qu'en 1857et, jusque-là, il n'aurait jamais soupçonné cette exorbitanced'inouïsme, d'une condamnation pour outrage aux moeurs, l'atteignantdans ses plus nobles prérogatives de poëte.
Il faut constater autour de soi maintenant la série des mouchardsillustres ou obscurs conspirant dans l'ombre, auxquels nous décernonsle coup de chapeau du boulevard, parce qu'il est utile d'entretenir unetrêve apparente. Mais, vers 1840, reconnaissons-le, les campslittéraires pouvaient être tranchés sans exposer leurs partisans auxmêmes violences ; les querelles se passaient entre les bourgeois dechaque catégorie et l'on était toléré romantique, si cela s'appelle dela tolérance, sans être traduit en police correctionnelle. L'auteur des Fleurs du mal secroyait-il toujours en 1840 ? Ce qu'il y a de certain, c'est que leréveil fut douloureux. Un jeune substitut déchiqueta le livre de sesongles naissants. Il se sentait blessé dans ses convictions de lycéen,ce jeune homme ; sa haute expérience ayant peut-être devancé les annéeschez lui, ne l'autorisait point à laisser libre le cri de délire d'unmalheureux; un poëte dans un élan de colère ne pouvait nier Dieu, pasplus qu'un philosophe. Se déclarer franchement, loyalement athée, dansun large chant de désespoir où l'on voit bien que l'âme est tristejusqu'à la mort, et que le corps est traversé jusqu'aux os, c'était làun crime, et l'on traîna Charles Baudelaire devant ses juges. Leréquisitoire promena sur les fulgurantes pétales des Fleurs du malson acrimonieuse éloquence ; mais un témoin très-oculaire, assure quele ministère public eut une contenance des plus embarrassées. Ce témoinest M. Charles Asselineau, auquel nous empruntons ces détails. « Ons'attendait, dit-il à propos du substitut, à le voir planer et semaintenir à la hauteur d'un procès poétique. En l'entendant, il nousfallut rabattre un peu de cet espoir. Au lieu de généraliser la cause,et de s'en tenir à des considérations de haute morale, M. P***s'acharna sur des mots, sur des images; il proposa des équivoques, dessens mystérieux auxquels l'auteur n'avait pas songé, atténuant sessévérités par des protestations d'indulgence naïve. - « Mon Dieu je nedemande pas la tête de M. Baudélaire ! » - C'était encore fort heureux- « je demande un avertissement seulement ... »
Dans toute cette affaire, il est cependant quelque chose qui nousétonne, c'est que le Ministère public ait consenti à laisser les amisde l'incriminé l'entourer, lui prouver leur sympathie, au lieu deréclamer le huis-clos. L'un des immortels faisandés de l'instituts'efforçait de prouver à Baudelaire ce qui ressortait d'honorable danscette ineffable méchanceté grouillante ; mais Baudelaire restait,paraît-il, abasourdi, n'en croyant pas ses oreilles. Dame ! on a eu unevie énergiquement trempée, dans l'honneur, dans le travail; on peut envider tous les tiroirs à plein ciel ; on a reçu le matin lesmanifestations chaleureuses de tout un quartier, et il semble àl'écrivain qui sort de l'audience, qu'un forçat ne mettraitcertainement pas sa main dans la sienne, et que le plus vil recoin dubagne serait encore trop pur pour lui, tant il est imprégné de la bouequ'on a fait ruisseler sur ses épaules. Oui, Baudelaire restaitstupéfait ; il ne comprenait pas. Il avait cette attitude bêtementahurie que nous nous souvenons d'avoir eue nous-même dans descirconstances pareilles.- « Vous vous attendiez donc à être acquitté,demanda M. Charles Asselineau à son ami ? - Acquitté ! répliqua-t-il,mais je pensais, mais j'attendais qu'on me ferait réparation d'honneur! » Et c'est ainsi que Charles Baudelaire sortit de l'audience.
L'écrivain, en naissant, est prédestiné à l'ignominie, il est bon qu'ille sache dès le début, sans métaphore ; le bagne l'appelle, et il luisuffit de tenir une plume pour qu'il sente organiser autour de lui uncercle occulte et judiciaire, qui échelonne les degrés d'une mainhabile, préparant les talus sur lesquels on tâchera de le faireglisser. Il faut donc louer Baudelaire d'avoir osé démasquer sespersécuteurs en leur montrant clairement qu'il les connaissait ; ilfaut le louer de n'avoir été ni poltron ni flagorneur, devant ceux quitiennent les destinées des gens de lettres.
C'est quelque chose de si horrible qu'un poëte ; c'est une bêtetellement immonde, qu'on serait récompensé par l'Etat si on trouvait lesecret de le supprimer sanslaisser de traces. Quoi, cet homme se permet de rêver quand vous remuezdes banques, et lorsque vous alignez des chiffres ? Quoi, il vous diraen face que vous êtes laids, atroces, ignobles, il parlera de justiceet vous le laisserez vivre ? Allons donc ! mais c'est contraire à toutesociété organisée ; et les magistrats ont raison de songer aux galèrespour lui :
Un ange furieux fond du ciel comme un aigle,
Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,
Et dit en le secouant : « tu connaîtras la règle !
(Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) je le veux !
Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,
Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébêté
Pour que tu puisses faire à Jésus quand il passe,
Un tapis triomphal avec ta charité.
Tel est l'amour ! avant que ton coeur ne se blâse,
A la gloire de Dieu rallume ton extase ;
C'est la volupté vraie aux durables appas ! »
Et l'Ange châtiant autant, ma foi ! qu'il aime,
De ses poings de géant torture l'anathème ;
Mais le damné répond toujours : je ne veux pas !
Du mécréant saisit à plein poing les cheveux,
Et dit en le secouant : « tu connaîtras la règle !
(Car je suis ton bon Ange, entends-tu ?) je le veux !
Sache qu'il faut aimer, sans faire la grimace,
Le pauvre, le méchant, le tortu, l'hébêté
Pour que tu puisses faire à Jésus quand il passe,
Un tapis triomphal avec ta charité.
Tel est l'amour ! avant que ton coeur ne se blâse,
A la gloire de Dieu rallume ton extase ;
C'est la volupté vraie aux durables appas ! »
Et l'Ange châtiant autant, ma foi ! qu'il aime,
De ses poings de géant torture l'anathème ;
Mais le damné répond toujours : je ne veux pas !
Ce fut une bonne fortune pour Baudelaire de mourir en 1867. En 1878, laXIe chambre sévissant en raison du talent, l'eût condamné à l'exil, ouà une prison où les directeurs auraient tenté de l'emprisonner.
III.
Celui de nos parnassiens dont les origines sont trempées del'orientalisme le plus absolu est aujourd'hui CatulleMendès.Son vers,très-large, très-plein, garde quelque chose d'implacable dans lastructure ; et le recueil de ses Poëmesest comparable à l'un de ces édifices d'architecture sacrée, orné del'immense vestibule pylonique. Les grandes lignes héroïques du templeplanent sur des assises monumentales ; cependant qu'au dehors le «bhandira » semble transmettre des bruits d'oracle, le voyageur quipénètre dans l'édifice, se sent gagné à mesure qu'il avance, par unecrainte mystérieuse ; sur les trépieds, les flammes symboliques lancentleurs jets aigus ; les pilastres portent un entrelaçage énorme devégétaux tordus qui paraissent exhaler des sons divinement troubleurs ;armé des talonnières de feu de l'extase, il voit, il monte sur lescimes primitives avant l'époque où, d'après les jéhovistes, les sièclesconstituèrent un nombre, lorsqu'enfin la matière et la forme étaientencore futures.
Quand le visiteur sort du vieil édifice, debout sur la dernière marche, il regarde la nature sauvagement tendre,
Mêlée à la lumière et mêlée au matin.
et pour dogme unique, il reconnaît l'obligation d'aimer :
L'amour c'est la vigueur sacrée,
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Aimez la plante ; aimez les vieux chênes tremblants,
Car les branchages roux valent les cheveux blancs ;
Des bénédictions tombent des bras du hêtre,
Et la vieille forêt pensive est un ancêtre ! »
. . . . . . . . . . . . . . . . . .
« Aimez la plante ; aimez les vieux chênes tremblants,
Car les branchages roux valent les cheveux blancs ;
Des bénédictions tombent des bras du hêtre,
Et la vieille forêt pensive est un ancêtre ! »
Ainsi, en s'enfonçant sous la construction architecturale de cespoëmes, le lecteur ressent l'impression du temple colossal qu'ilsdécrivent, et dont l'enceinte couvrirait sept arpents, de même que lecorps du dieu Arès. Tels, se dressent comme une genèse de l'immuable :le Soleil de minuit ; Soirs moroses ; Contes épiques ; Intermède ; Hesperus ; Philoméla ; Sonnets ; Pantéleïa ; Pagode ; Sérénades.
Nous qui repoussons la croyance au Dieu unitaire, nous n'en éprouvonspas moins, cependant, les sursauts effarants de cette poésie qui nousentraine au fond des vieilles pagodes, de cette poésie qui, plus tard,nous communiquera la vision d'Hesperus,comme si nous étions parmi les mystiques qui rêvent la cité des chastesoù ils perçoivent de grands couples d'époux à l'occident :
Pendant qu'une fleur balancée
Au toucher de leur front se teint de leur pensée.
Au toucher de leur front se teint de leur pensée.
Que peut-on créer au-delà d'une semblable face d'image ? Mais une despièces où le caractère symphonique, ou l'extériorité immense del'oeuvre revit le mieux, est celle qui est empruntée aux Soirs moroses et intitulée : Adoration.
Prêtre, abjure l'autel. Vestale, éteins le feu.
Dans le cercle dont nul n'a marqué le milieu,
Et qui, s'élargissant d'étoiles en étoiles,
Fuit dans la transparence ironique des voiles,
Mon âme résolue a tenté les chemins
Du vertige, au-delà des horizons humains,
Et remonté le cours de la source première.
Qu'a-t-elle vu ? Du vent fuir dans de la lumière.
Et lorsque plus avant s'ouvrit l'illimité,
Qu'était-ce ? encor plus d'air dans bien plus de clarté.
L'âme alors, aux témoins de l'inconnu farouche,
Tremblante, a dit : « Où donc est l'oeil, où donc la bouche,
Du regard que je vois, du souffle que je suis ? »
Le jour a répondu : « Je ne sais pas, je luis. »
Le vent a répondu : « Je ne sais pas, je passe. »
Ni l'Être, seul moment , seul nombre, seul espace,
Où se perd, comme une ombre au soir se mêlerait,
Le pénitent nourri des vents de la forêt,
Qui laisse, dédaigneux de la vie et de l'oeuvre,
Dans sa barbe fleurir les ronces, la couleuvre,
Et l'oiseau se bâtir des nids dans ses cheveux ;
Ni le morne Iavèh qui frappe et dit : « Je veux,
Seul éternellement dans mon firmament sombre,
Que l'homme, de l'abîme où l'arche même sombre,
N'ait qu'un phare, ma gloire au front du Sinaï !
Ni Mithra, blanc et pur, des ténèbres haï ;
Ni toi qui fuis, voilée en un triple mystère,
Vague Isis ! ni le souffle enveloppant la terre,
Zeus orageux, et ceux que l'adorable Hellas
Pleure, ces dieux enfants, ces déesses, hélas !
Tous nés dans le Lotus que l'Inde vit éclore,
Car Hermès a conquis les Vaches de l'Aurore
Et l'écume, ô Laçkmi, de l'Océan lacté
Mouille encore les seins neigeux d'Aphrodite ;
Ni toi-même qui fus doux comme la tendresse
Des femmes, et, voyant l'homme errer en détresse
De Baal Ammonite au Sabaoth hébreu,
Pleuras, Emmanuel, de ne pas être Dieu !
Ni tous les immortels, Dévas, Démons, Génies,
Que tu bénis ou crains, que tu crois ou renies,
Esprit humain, chercheur de l'éternelle loi,
N'ont pu combler les voeux éperdus de la foi,
Et la splendeur du vide emplit les cieux terribles !
Pourtant, fausses lueurs, dans le lointain des bibles,
Hôtes des bleus Çwargas et des Ciels radieux,
Vous qui n'existez pas, anciens ou nouveaux dieux
Pour qui l'aube se lève ou que le couchant dore,
Forces! Gloires! Beautés! Rêves! je vous adore.
Dans le cercle dont nul n'a marqué le milieu,
Et qui, s'élargissant d'étoiles en étoiles,
Fuit dans la transparence ironique des voiles,
Mon âme résolue a tenté les chemins
Du vertige, au-delà des horizons humains,
Et remonté le cours de la source première.
Qu'a-t-elle vu ? Du vent fuir dans de la lumière.
Et lorsque plus avant s'ouvrit l'illimité,
Qu'était-ce ? encor plus d'air dans bien plus de clarté.
L'âme alors, aux témoins de l'inconnu farouche,
Tremblante, a dit : « Où donc est l'oeil, où donc la bouche,
Du regard que je vois, du souffle que je suis ? »
Le jour a répondu : « Je ne sais pas, je luis. »
Le vent a répondu : « Je ne sais pas, je passe. »
Ni l'Être, seul moment , seul nombre, seul espace,
Où se perd, comme une ombre au soir se mêlerait,
Le pénitent nourri des vents de la forêt,
Qui laisse, dédaigneux de la vie et de l'oeuvre,
Dans sa barbe fleurir les ronces, la couleuvre,
Et l'oiseau se bâtir des nids dans ses cheveux ;
Ni le morne Iavèh qui frappe et dit : « Je veux,
Seul éternellement dans mon firmament sombre,
Que l'homme, de l'abîme où l'arche même sombre,
N'ait qu'un phare, ma gloire au front du Sinaï !
Ni Mithra, blanc et pur, des ténèbres haï ;
Ni toi qui fuis, voilée en un triple mystère,
Vague Isis ! ni le souffle enveloppant la terre,
Zeus orageux, et ceux que l'adorable Hellas
Pleure, ces dieux enfants, ces déesses, hélas !
Tous nés dans le Lotus que l'Inde vit éclore,
Car Hermès a conquis les Vaches de l'Aurore
Et l'écume, ô Laçkmi, de l'Océan lacté
Mouille encore les seins neigeux d'Aphrodite ;
Ni toi-même qui fus doux comme la tendresse
Des femmes, et, voyant l'homme errer en détresse
De Baal Ammonite au Sabaoth hébreu,
Pleuras, Emmanuel, de ne pas être Dieu !
Ni tous les immortels, Dévas, Démons, Génies,
Que tu bénis ou crains, que tu crois ou renies,
Esprit humain, chercheur de l'éternelle loi,
N'ont pu combler les voeux éperdus de la foi,
Et la splendeur du vide emplit les cieux terribles !
Pourtant, fausses lueurs, dans le lointain des bibles,
Hôtes des bleus Çwargas et des Ciels radieux,
Vous qui n'existez pas, anciens ou nouveaux dieux
Pour qui l'aube se lève ou que le couchant dore,
Forces! Gloires! Beautés! Rêves! je vous adore.
Est-ce que cette forme n'est pas large de criblures d'étoiles ? Est-ceque ce vers dont l'enfantement s'accomplit d'une façon si mystérieuse,n'imprègne pas dans le cerveau sa griffe de Sphinx ? Tantôt il montetaillé à pic ; tantôt il se précipite dans une ligne descendante sanscontourner aucune spirale, avec une dure majesté, et sa chute faitpenser à l'éboulement d'un cube de roc sur une plaine. Jamais plusétrange esthétique n'a contenu, après Hugo et Leconte de Lisle, unemathématique plus écrasante. Ce vers qui roule dans des orbitescolossaux, trace sur son passage, ainsi qu'un météore, d'immensesellipses ; à son approche les nuées se crispent de tendresse oud'admiration, comme au contact d'un monstre énorme qu'on verraitparcourir le ciel avec un air d'innocence et de volupté.
IV.
L'école des derniers coloristes est arrivée avec deux ou trois de sesreprésentants, à une puissance de concentration extraordinaire. Ellepèse et soupèse la force des idées en les soumettant à l'épreuve de lacontradiction, au feu des paradoxes. Elle essaie sa sonorité, sa valeurintrinsèque en la faisant résonner à tous les coins, comme on faitd'une barre de métal. Gautier, Feydeau, Flaubert, ont reconnu qu'il n'yavait rien d'inexprimable en elle ; par conséquent, le romantisme sepréoccupe tout autant que le réalisme en lui-même de l'empreinterigoureuse des tableaux. On pourrait aussi l'appeler l'école des sens,tant son interprétation a l'exultance de la vie. La vie, quel que soitson aspect, l'emporte sur l'art noblement décoratif. Le style égyptien,style qui rentre dans le domaine de l'art somptuaire a-t-il pusupporter l'éblouissante lumière de l'art grec? De même le romantisme,qui acclamait cependant Rachel, a fait reculer le classique ; etaujourd'hui, la vigueur sanguine, la richesse, le débordement toutphysique de la secte des irréguliers dont l'enveloppe crève de santé,est en voie d'atteindre son expression la plus intéressante.
Un reproche assez vif a été fait aux fanatiques de l'école de 1830. -On croirait, leur objectait-on, que vous vous complaisez dans certainesdescriptions, tant vous prolongez l'analyse, tant vous affectez decaresser la lasciveté de quelques détails, au lieu d'en atténuer lecachet trop violent par une phrase corrective. - Atténuer ? affaiblir ?répliquent les disciples de Balzac et de Gautier. Certes oui, nous nouscomplaisons à tout le plasticisme qui nous a été reproché. Certes oui,nous nous identifions à ces détails. En toutes choses d'esthéstique oud'esprit il faut se complaire à ce qu'on touche, sous peine de ne rienfaire de bon. Pour bien décrire, il faut sentir serpenter en soi laligne qu'on va tracer; il faut qu'elle oscille dans notre cerveau etqu'elle nous enlace les reins. La passion a son anatomie comme le corps; si l'on ne s'attache pas à en faire sentir les muscles, à les grossirselon les lois d'optique nécessaires pour qu'ils paraissent posséderdevant le lecteur leurs proportions naturelles, on sera faux et froid.Pourquoi arrive-t-il à nos expositions que les peintres vouésexclusivement au style, sont battus souvent à plate couture par lespeintres du sentiment ? C'est qu'à la rigueur, on peut se dispenser dustyle, mais qu'on ne parlera jamais aux sens et à l'âme sans avoir étéému préalablement, sans avoir éprouvé la véhémence et la chaleur de cequ'on interprétait. Vivre, penser, parler son oeuvre, la répandre et ladéplacer, la mettre en pièces ou l'édifier en proie aux transesmortelles de l'enfantement, voilà ce que les vrais artistes onttoujours éprouvé ; la sentir remuer entre ses doigts toute chaude desflancs où elle a vécu, et subitement arrachée au cordon ombilical, laregarder s'ébattre, se nuancer en ses divers atours dans sestrémoussements radieux est impossible, si l'on ne s'est complu dans lemodelage des argiles qui la constituent, si on ne les a pétries drueset serrées avec des pressions très amoureuses. Même dansl'interprétation des choses les plus répugnantes, l'artiste doits'agripper avec ses ongles et ses dents après la matière ; il doit lacueillir aussi bien sur les lèvres d'une fiancée, que dans ces cellulesimmondes où la viande qu'on appelle l'homme se pourrit toute vivantepar l'asphyxie, les émanations horribles. Les mots, les phrases ontleur dentelure, leur feuillée ; les uns se découpent en veines tendres,rosées, bleues, en pétales détachées comme les rosaces d'église ; lesautres imitent l'avachissement, telles que des gargouilles qui laissentruisseler l'eau croupissante. La langue est un édifice dont l'échellede proportion a mesuré les diverses parties où tout doit entrer, depuisles latrines jusqu'aux plafonds en polygones disposés pour l'envoléedes paroles.
Que l'école dite réaliste, dont nous ne voulons pas méconnaître lapuissance, ne s'illusionne donc pas ; ce qu'elle est, c'est auromantisme qu'elle le doit. Le rougeoyant de son caractère lui vient delui, qui, le premier, s'est écrié : haine au gris. Les membres del'école réaliste affectent de ne pas savoir ce que c'est quel'imagination, l'invention, l'agencement. Il est bien certain, qu'àleur point de vue, les procédés de construction doivent être regardéscomme du poncif ; il est bien certain qu'ils jetteront aux derniersromantiques, l'insulte de réactionnaires ; mais, nous le répétons, laradiante la plus hautaine de leur talent leur a été donnée par leromantisme. Fatalement ils sont les fils de celui qui est, quoique dans leur ébranlement ils n'aient ni l'envergure, ni l'ironie démoniaque du sublime révolté de 1830.
Cette critique est applicable à toute l'école réaliste, et l'onpourrait prouver victorieusement, qu'en ses récents romans, aucunintérêt ne relie entre eux les personnages. Sous prétexte d'ouvrir unevoie plus originale, plus vaste, les chefs de file se dispensent deslois les plus nécessaires à la composition. Le roman, tel qu'ils lecomprennent, est une collectivité de descriptions, de peintures, detableaux groupés par un faible lien ; mais ouvrez-le au hasard, vous nesentirez pas le besoin de vous informer des évènements qui ont précédéce que vous lisez. Les lois essentielles, artificielles si l'on veut,sont les lois absolues du genre, et il ne nous parait guère possibleque la localité du morceau tienne lieu en littérature, de l'obligationde s'astreindre aux règles de la construction. Il y a en toute couvred'esthétique des scènes de troisième et de quatrième plan à étudier,à faire naître ; tous les personnages n'y possèdent pas la mêmedimension, ne s'y maintiennent pas sur la même ligne ; autrement l'onn'y rencontrerait ni perspective, ni proportion. Donc, un livre a desfonds, des prolongements, des lointains qui se rallient par des accordssavants à l'action principale ; les élaguer est plus commode, maisalors, appelez cela une série d'analyses ou de thèses physiologiques,et non un roman. On peut mettre de la lenteur dans l'action, manquerd'invention, comme Balzac, mais n'en avoir pas moins un personnagedominant, pivotal, autour duquel se groupent toutes les évolutions desfaits. Nous ne nous rappelons pas le nom de celui qui émettait cettepensée, qu'en art la foi ne suffisait pas, qu'il fallait le don ; qu'enlittérature, comme en théologie, les oeuvres n'étaient rien sans lagrâce. Le Nabab en estl'exemple. Rien de plus exact. Le tort général est de croirequ'aujourd'hui, en se plaçant en face d'un ou de plusieurs objets, et,en les décrivant avec minutie, on atteindra une poussée de sève et devie dans le rendu qui suffira à l'enfantement. Non, la vérité, sipalpitante qu'elle soit, exige autre chose, à moins que vous ne rêviezqu'à la réalisation d'un album de photographie, où vous mettrez despersonnages les uns à côté des autres, où vous les collerez dans unformat identique aussi ressemblants que possible. Non, l'effet mimén'est pas l'unique condition ; l'auteur, en pleine possession du planheurté, brutal, trouvant le secret de rassembler en deux cent-cinquantepages l'odyssée d'une existence ou d'un caractère avec ses chutes etses grandeurs, l'auteur qui coordonne des épisodes dans l'absolutismed'un parti-pris juré, triomphera quand même, dans sa bizarrerieconcertée, voulue, avant le livre qui chemine tranquillement, quis'écoule sans ce même parti-pris, jusqu'à la dernière page. Seulementles naturalistes ne s'aviseront d'y songer que le jour où, frappant àla porte de l'institut, l'Académie leur répondra - à tort sans doute -repassez dans vingt ans.
En ce qui concerne l'exploitation de la pensée humaine, tout ce qu'ellerecelait de tendre, de délicat, de nuancé, de postulations imprévues, aété pris par l'analyste. Il faudrait procéder, comme les biographesracontent de Baudelaire qu'il procédait : « Il avisa, non pas en deçà,mais au delà du romantisme, une terre inexplorée, une sorte deKamtchatka hérissé et farouche, et c'est à la pointe la plus extrêmequ'il se bâtit un kiosque, ou plutôt une yourte d'une architecturebizarre. » Nous qui aimons dans le style ce qu'il a de faisandé, nousne voyons pas pourquoi, l'on ne chercherait pas encore au delà desfrontières de l'extrême, le suraigu de l'invention, qui marche sur latête lorsqu'elle ne peut tenir sur les pieds, et contraint l'esprit, leverbe, l'hallucination de prendre les moules les plus factices, plutôtque de rester dans la permission des lieux communs.Ce n'est donc pointsous notre ineffable paresse d'imagination que se développera le romanactuel ; l'invention peut et doit être sommée de tout dire, commel'oreille de tout entendre. La maturité des langues et des idéesmodernes avec leur pourriture verte, géographiant la forme et comme lamatière arrivée à sa corruption est géographiée de veines violàtres,doit rechercher toutes les interprétations, toutes les perversités desituation et de pensée. C'est aujourd'hui le seul moyen d'échapper àcette littérature, à ces livres faciles qui menacent de nous submerger.Inventer, paroxiser, toujours construire dans le rouge, dans le cuivre,dans le monstrueux et l'aberrant, pourvu que la charpente romanesque ysoit, pourvu que l'analyse n'y tienne pas toute la place de lacomposition, voilà le moyen. A vous de vous dévoiler, replis angoisseuxde l'âme qui cachez tant de tortures, de vous dénouer dans l'horrible,dans le tendre, dans tout ce que vous recélez de ténébreux et defantastiquement doux ou terrible ! Qu'aucun écrivain n'espère plus desclichés aisés de l'art dans lesquels on veut le forcer à créer pourêtre accepté. Baudelaire, le saint Jean de ce Pathmos, a vu naître surl'école actuelle les « soleils obliques des civilisations quivieillissent. » Assez de verdure, de fleurs suaves, d'oiseauxchanteurs; cherchez, cherchez ailleurs, même dans les excitations de lanévrose, autre chose que des joies naïves et des décalques debanlieues, si vous souhaitez tenir entre vos doigts comme un noeud dereptile, l'homme moderne, l'interpréter tel que le reprennent sanscesse les vrais, les puissants romantiques, les réalistes convaincus,sous un certain effet de « surprise, d'étonnement et de rareté! »
Nous avons déjà dit un million de fois que l'oeuvre d'art ne pouvaitreprésenter d'autre but qu'elle même. Il n'est nullement obligatoirequ'un écrivain croie au bien ou au mal pour écrire, ce serait la plussuprême des sottises. Qu'est-ce que le mal, s'il vous plaît ?
Pour nous, le vice ne nous répugnerait pas en cequ'il est le vice, mais parce qu'il dégrade et qu'il est une faute degoût. « Je ne crois pas, disait un critique, qu'il soit scandalisant deconsidérer toute infraction à la morale, au beau moral, comme uneespèce de faute contre le rhythme et la prosodie universels. » Ce n'estpoint par intérêt pour l'homme qui ne vaut pas qu'on dépense uneseconde à penser à lui, que nous regardons le mal comme une anomalie.Ce n'est point non plus par amour pour un semblable dont on se souciefort peu, avec raison, d'autant mieux, qu'en général, ce semblable vautmoins que nous ; le mal est une dissonance, une note fausse qui grincedésagréablement à l'oreille d'un euphémiste ; mais s'il ne faisait quenous débarrasser de notre prochain, de notre persécuteur hideux, croyezque ce ne serait pas le mal ; il prendrait tout à coup la place du bien.Le mal ne doit être ainsi qualifié, selon nous, qu'en ce qu'il détruitla marche et l'équilibre des choses, en ce qu'il est une difformité ; il ne détruirait rien du tout s'il nes'attaquait qu'à la sûreté d'autrui individuellement, s'il parvenait àdélivrer l'homme de l'homme ; car, presque toujours, il y aurait unméchant enlevé d'à côté d'un juste, et alors, nous le répétons, ce neserait plus un mal, mais un bienfait. En un mot, le mal blesse, on l'adit déjà, certains esprits poétiques; mais ce n'est point par amour del'humaine nature qu'on le doit repousser.
L'humanité n'est jamais une chose à regarder avec desattendrissements bêtes, et nous serions bien fâché qu'on nous prit pourun Vincent de Paul littéraire. Au poil et à l'encolure de la sociétémoderne, il est facile de concevoir qu'on ne choisit le bien, qu'en cequ'il répond à des considérations d'élégance et d'aristocratie dont lesraffinés préfèrent l'usage, à celui de l'auge où barbottent les groinsmalades de l'espèce. Voilà en quoi consiste notre appréciation du bien.
V.
Le naturalisme reste aujourd'hui une variété duromantisme ; c'est, après tout, Gautier qui l'a fait. Le naturalismerelève directement de cette école dont il a l'air de bafouer les éléments decomposition ou d'invention. Zola relève des Goncourt ; il leur a pris laformulation, non la facture ; le vocable, non l'envolée de la phrase. Enest-il pour cela moins original, moins truculent ? personne ne le dira.Et c'est ainsi qu'en ouvrant, par exemple, Manette Salomon, vousretrouverez les veines secrètes où l'auteur de l'Assommoir a dû senourrir.
C'est à l'école de 1830 que l'impressionisme a emprunté safameuse tache. Corot, dans ses heures les plus nuageuses, a fait ausside l'impressionnalisme. Le carré, le droit, le solide, le résistant,l'empâté du réalisme, ont leur génitif à la période du Camp desTartares ; de même que le bousingo fut une variété des Jeunes France,l'impressionnisme est une variété du romantisme. Seulement lesromantiques passeront à l'état de classique par la durée, en ce sensqu'ils ont une impeccabilité de beauté faite pour plonger dans lastupeur. Les intransigeants ont aujourd'hui le mouvement qui surchauffeils paraissent changer d'harmonie comme on change de palette, maisc'est le temps qui se chargera d'appliquer ses tons roux sur leursoeuvres. C'est lui seul qui leur donnera le ressort, les lointains, l'enfonçure,le culottage, l'enfumé d'une toile ancienne; car, de même qu'untableau, il faut qu'une création littéraire ait son reculement pourparaitre quelque chose.
Parmi les oeuvres des derniers naturistes, il est unsonnet bien connu du monde lettré et qu'il n'est besoin que de nommerpour que chacun le récite mentalement, depuis Victor Hugo, jusqu'audernier des bohèmes. C'est le fameux sonnet intitulé : Parce que...Mais parce que nous n'ignorons pas qu'il n'est permis qu'au latin debraver même des magistrats, quoiqu'on dit ; parce que il suffirait quece fameux sonnet fût édicté sous nos doigts pour avoir l'honneur denous escorter jusqu'à la plus bénigne, la plus révérencieuse, la pluscourtoise, la mieux habitée, sous le rapport de l'éducation, de toutesles chambres, la XIe ; parce que là, où un autre écrivain serait toléréà juste titre en citant le sonnet, nous ne le serions pas, nous, envertu de ce principe dont les magistrats ne se départissent jamais :l'égalité devant la loi ; parce que ces raisons sont connues, nous nousabstenons de citer les vers réalistes de M. Clément Privé.
Mais en 1830, les adversaires des Romantiques avaient certainesqualités de lutteurs, que les ennemis des nouveaux, des jeunes, nepossèdent plus aujourd'hui ; cette qualité de nouveaux fait barrer larivière, et c'est à qui leur criera : on ne passe pas. - On ne passepas, leur dit-on, car si nous vous laissions passer, vous pourriezdevenir quelqu'un et cela nous gênerait ; on ne passe pas, car sepermettre d'être vigoureux, indigné ou coloriste, alors que nousexistons, nous les aînés, c'est nous offenser grandement. Dans unsiècle où nous écrivons, s'aviser d'écrire est une outrecuidancerisible.
Que de fois, en effet, ne l'avons nous pas deviné, qu'il yavait un nom de trop à vos côtés, celui qu'on prononçait - une place detrop, celle du nouvel arrivé - une oeuvre qu'on enfouirait, celle qu'onpouvait deviner en préparation - une porte d'éditeur qui ne s'ouvriraitjamais pour une plume jeune, celle que vous aviez commencé à franchir -un journal qui ne vibrerait pas une fois, celui où vous occupiez uneplace quelconque - des maisons qui se fermeraient pour toujours, cellesoù vous aviez passé les premiers.
VI.
« Mesdames, agréez que je vous présente cegentilhomme-ci. Sur ma parole, il est digne d'être connu de vous. »
C'est ainsi que la critique, empruntant les paroles dumarquis de Mascarille, parle à l'égard de Barbey d'Aurevilly. C'estainsi qu'elle le détermine, si l'on peut s'exprimer de la sorte. Il y aune légende sur M. Barbey d'Aurevilly : c'est celle qui consiste à enfaire un bravache, un mousquetaire, un porteur de cape et d'épée.L'armure n'est pas en carton, comme on l'a dit ; la dague n'est pasrestée enferrée. D'ailleurs, il faut, croyez-le, être homme de couragepour se maintenir adversaire déclaré du bourgeoisisme jusque dans lestyle de ses vêtements. Nous en connaissons plus d'un, ayant la sincèrehorreur du philistinage, qui n'oserait pourtant affronter les lunettesbleues de M. Prudhomme, en s'habillant comme s'habille l'auteur d'une Vieille maîtresse : ce qui équivaut à mettre le poing sous la gorge dumanant, chaque fois qu'on sort. Oui, il faut une vraie bravoure pourrester un descendant du Cid, en l'an de grâce 1878 pour être épithétisé par tout un public, comme il l'est.
Certes, l'exagération est indéniable dans ce caractère ;c'est une originalité affectée ; mais ne vous y trompez pas, il y a encette originalité quelque chose du sentiment qui faisait le jargon desprécieuses, dont les mobiles, après tout, ne prenaient point leur sourcedans un vulgaire intérêt. Or, cet indépendant, ce capitan, ce matamore,veut être tel qu'il est :
Je le veux afin qu'on sache
Que je n'ai que ma moustache,
Ma guitare et puis mon coeur.
Que je n'ai que ma moustache,
Ma guitare et puis mon coeur.
Non, il ne pliera pas, il ne s'abaissera point, il portera hautla plume. aussi haut que le bout de sa botte à chaudron, s'il luifallait la donner au derrière d'un bourgeois. Il se moquera jusqu'aubout de cette société, grosse rubiconde cuisinière, qui a la rage denous peigner avec un peigne ébréché et de laisser tomber de nos cheveuxdans les sauces qu'elle tourne, et qui, un jour, a voulu mettre sesdoigts entre les feuillets des Diaboliques. Tant pis pour vous,cuistres ! si le bruit vous empêche de dormir, vous irez plus loin ; cefendant vous rossera, plats utilitaires-moraliens, et vous êtes faits pour être rossés. Il vousfera porter les cornes du ridicule, et, ni bonnet, ni tiare, n'enaplatiront les bosses. Oh ! vous savez bien que c'est de vous, de vousqu'on parle, en évitant de nommer vos attributs professionnels.
Le romancier qui a écrit l'Amour impossible est doué dumot juste ; sa phrase sonne quelquefois comme une note de cuivre ; en luiempruntant ses expressions, elle reste « animalement » puissante. C'estqu'il se sert aussi bien du ventre que des pieds pour se traîner oumarcher au but qu'il se propose. Dans l'Ensorcelée il y a certainesdescriptions de la presqu'île du Cotentin d'une morne splendeur, et destypes d'une beauté de damnation étonnante. L'écrivain prend tantôt sonsujet en long on en biais, par séries de courbes irrégulières, oupromène la période en l'allongeant, soit que les mots se heurtent ous'enjambent. Son style n'est pas sans offrir à l'oreille ces frôlementsailés d'une syllabisation particulière ; il a de l'harmonie, du nombre,un équilibre naturel ; l'auteur s'emballe aussi bien qu'un grotesquebas-bleu de 1848. Mais ne s'emballe pas qui le désire ! Ne perd pas piedqui veut pour se retrouver à la surface du sol quand on le souhaite ! Il nous sembleentendre cette voix stentorisée de Barbey d'Aurevilly : - Holà !monsieur l'infime ! monsieur l'infiniment petit de la critique, qui vouspermettez d'admirer Georges Sand, faites-moi donc l'honneur de memépriser, moi ! - Ce moi, est gros, par exemple ; on ferait du cheminavant de retrouver un moi pareil. N'importe, ce je, ou ce moi a del'allure ; tout le monde ne peut pas dire : moi, et lui, il le peut.
Affecter la Gargantuaillerie littéraire qui se pique detout avaler, et qui analyse avec un faux bel esprit quintessencié lesdétritus de ses digestions, c'est là une des monomanies fréquentes deBarbey. Tandis que Veuillot, l'inexpressible assis dans l'ordure, sefrappe la poitrine à coups de poing, en criant malheur ! malheur ! maissans avoir la bonne fortune de tomber raide-mort le troisième jour,ainsi que je ne sais quel prophète, Barbey d'Aurevilly, lui, nousapparait un peu comme un croisé qui s'envole pour la guerre sainte, surl'air de la Reine Hortense. Au fond, nous croyons qu'il se rend trèsbien compte de l'inutilité de ses charges à fond de train ; mais alorspourquoi en ouvrant son écritoire, après s'être tortillé le poil de la moustache comme unsergent, a-t-il toujours l'air de partir à la délivrance du tombeau duChrist ? Peut-être même qu'il a demandé, avant de s'asseoir à sa tablede travail, la bénédiction de son père, de sa mère, et de ses cinqtantes, tant il met de solennité à nous avertir de l'importance de samission. Ce n'est point une duperie des choses, ni des hommes, etpourtant il a des fureurs comme quelqu'un qui croit que c'est arrivé.
Mais chez lui le heurt est si violent, qu'on se surprend àêtre acteur dans la mêlée ; on donne des coups de poing avec l'auteur ;le bruit du fer nous excite ; on troue par ci, on trébuche par là ; l'onse fend et l'on se ramasse, mais jamais on ne s'accule, et la boxe ydonne la sensation délicieuse d'un jet de vie physique qui circuleraittout à coup en effluves abondantes sous des muscles éprouvés. On a lesang plus chaud, la poitrine plus effacée, le jarret plus d'aplomb, lecou plus dégagé. - Chose étrange, on dirait qu'on retrouve en lui le mêmefait que dans son antipode, Zola : de bonnes grosses idées circulantsous un beau gros front, avec de grosses tentations de retrousser sa manchette jusqu'au coude et de joûter comme un Auvergnat.
VII.
Nous, enrolé parmi les misérables de cettegénération ; nous, que la magistrature regarde en roulant son oeiljaune, et qui sommes destiné à ne rien édifier, il nous a paru trèsbon,très doux de nous retourner vers cette pléïade du romantisme. Se sentirdominé par quelque chose de plus fort que soi, qui permet de dire sousles verroux à ses argousins : - Il y a un peu de nous-même qui s'envoleà tire-d'ailes, à travers les barreaux, et sur lequel vous n'avezaucune prise ; nous ignorons ce que c'est, mais ce quelque chose denotre nature vous échappe à perpétuité ; vous ne l'aurez pas malgré vosefforts. - Est-ce que ce n'est déjà point user de représailles enverseux ?
Nos doyens, nos magistrats protecteurs, ajouterons-nous en lesregardant en face, ce sont eux les poëtes, les sculpteurs divins, lescontemporains de la Notre-Dame, et nous ne reconnaissons qu'eux seuls.Et quand ceux-là sonneront leur tocsin contre l'ordre de choses, vous n'aurez, messieursles demandeurs, jamais d'autre mission et d'autre figure que celle depompier ! - Est-ce que cette conviction ne nous donne pas chaque jourune revanche inénarrable ? - Notre culte de l'art vous suffoque ? Tantmieux, nous le conserverons. - Notre amour de la poésie nous conservelibre, même en comparaissant dans vos prétoires ? Tant mieux, nousaimerons. Et dans cette prison, dans ce cachot qui se prépare pourl'artiste en démence, il y aura peut-être une branche grimpante qui seglissera malgré vous au grillage ; un jet de feuilles où s'enferme uneabeille : un bourdonnement et un parfum. Et encore nous nous sentironslibre, libre sous la pensée grandement flottante, qu'auront réveilléeen nous les poëtes, les sculpteurs divins, les contemporains de la Notre-Dame !
Reprenons, en manière de conclusion, ce que nous avons dit dans notre préface :
Il y a quarante huit ans que la révolution romantique estaccomplie. Aujourd'hui nous en voyons commencer une autre : celle des naturistes ou des naturalistes.
Mais la cohue des infâmes qui constitue la société actuelle, laissera-t-elle cette révolution littéraires'accomplir ? C'est ce que l'on ne peut prévoir, depuis que lesgouvernements modernes ont entrepris de faire une descente dans tousles encriers. Autrefois on offrait aux gens de lettres des places devalets de chambre ; aujourd'hui que chaque particulier, ou chaquereprésentant d'un pouvoir est plus ou moins le subalterne d'un autrepouvoir, le nom de valet n'a rien qui déshonore, la livrée est bienportée ; on n'offusquerait aucun homme en lui offrant une position delaquais. Il y a déjà quelque temps que ce titre de laquais a pris sonrang, son étiquette, son pouvoir dans l'état social, qu'il en constituel'une des conditions les plus importantes, vu le rôle que ladomesticité est appelée à jouer, en matière d'honneur, dans lesdiverses classes parisiennes.
Donc, autrefois, disons-nous, on offrait cette place auxgens de lettres. Elle est, nous l'avons dit, devenue lucrative, et siexpressément goûtée, puisqu'elle se recrute parmi les plus hautessommités, que ce n'est plus une injure envers personne de la proposer.Au folliculaire qui la refuserait comme offensante, le grand seigneurpourrait répondre avec un imperceptible mouvement d'épaule :
- Mais, mon cher, est-ce que nous cesserons d'être égauxvous et moi ? Est-ce que nous ne sommes pas tous, plus ou moins, gens enplace, des valets ? Soyez donc de votre temps, et prenez comme moil'habit à boutons de métal, on s'y fait...
Ce n'est plus une infamie à jeter sur quelqu'un à qui on aaccordé le nom de critique ou de poëte, de lui offrir cette fonction,qui conviendrait rationnellement, selon nous, aux bas-bleus modernes,les plus puantes odeurs de femelle qu'on ait jamais respirées, et parmilesquels on recruterait d'excellents mouchards.
Telle est la crise actuelle.
De plus, on institue également un ministère que nousdésignerons un instant le ministère des « circonlocutions », et qui apour mission de filer les écrits de sept ou huit publicistes enévidence. Enveloppés comme dans les réseaux d'acier d'une cotte demaille, chaque fois que ces pionniers de la plume rêvent de décrire ceque l'on appelle les exceptionsde la vie humaine, les régionsinexplorées de l'art sensualiste, les souffrances de la portion desdéshérités, et leurs efforts pour réagir, il devient de plus en pluspérilleux à ces sept ou huit plumitifs de se montrer franchementnaturalistes, c'est-à-dire irréguliers ; ils sont les grains de mildestinés à gaver les nombreux estomacs qui ne dînent et ne soupent quede publicistes, car il faut faire du zèle dans le fonctionnarisme :sans zèle point d'avancement. La page commencée chez l'écrivain lematin, peut s'achever derrière la grille de Mazas ou de Clairvaux ;toutest possible, il n'y a pas d'article de loi sur ce point.
Voilà où nous en sommes, nous autres, les intransigeants. Où commencele droit ? Où s'arrête-t-il? La législation, cette pure déesseau nez à bec de corbin, aux ailes de chauve-souris, planant au faîte detoutes les maisons de Paris, afin d'entendre par les tuyaux descheminées ce qui s'y passe, est muette à ce sujet. Un soir d'ennui,pareille à un hibou perché sur le buste de Pallas, elle dit en faisantclignoter ses vilains petits yeux Un tel a besoin d'être raccourci - etelle le raccourcit en effet. Cela n'est pas plus difficile que cela.
A l'homme politique, seul, appartient de tout dire ; ses déchaînementslui sont pardonnés, sous le prétexte qu'en commandant le crime ou lesvoies defait, il n'obéissait qu'à ses passions et que ses passions sontrespectables parce qu'elles émergent de la politique. Mais lecritique purement littéraire, qui se permet d'inscrire le procèsd'institutions cléricales ou de promener ses sentiments à lui dans ledomaine de l'imagination, de faire revivre des personnages historiques,ou de donner un corps véhément, accusé à ses fictions, celui-là, ilparaît, n'ayant obéi à aucune passion, n'ayant poussé à aucunereprésailles, outrage ce qu'il y a de plus sacré dans l'Etat - nous nesavons pas quoi par exemple - mais enfin il outrage. Son délits'appellera : atteinte à la morale. Celui de son confrère, - il nousplait d'insister deux fois là-dessus, - qu'il ait réclamé ou non latête d'un adversaire, est tout simplement placé sur le compte d'élanstrop chaleureux, de convictions trop ardentes qui l'ont contraint à laviolence, voire même à autre chose... Qu'est-ce que cela, un meurtre ?Quand il est politique, le meurtre se conçoit; mais un délit contre lesmoeurs, un délit qui consiste à s'être occupé des XVIe et XVIIesiècles,ne mérite aucun pardon. Vive lemeurtre qu'on amnistie ! Au bloc, au carcan d'infamie, à Poissy, àClairvaux les chercheurs, les réalistes ! Point de quartier pour eux.
Sang et mort ! mais vous avez raison envers nosaînés, les polémistes politiques ; mais loin de nous l'idée d'ycontredire ! Cependant, s'il ont leurs passions, est-ce que nous n'avonspas les pareilles ? Est-ce que l'homme n'est point partout semblable àl'homme ? Est-ce que notre tempérament n'est point tout aussi capableque le leur de dépasser le but que vous nous interdisez de franchir ?Est-ce que nous avons un instrument différent qu'eux dans les mains ;est-ce que ce n'est pas la plume, toujours la plume, rien que la plumequi se meut entre leurs doigts comme entre les nôtres ? Est-ce que nousvous avons offensé avec autre chose que de l'encre d'imprimerie ?Regardez, pesez, et dites si votre justice n'a pas deux poids et deuxmesures !
Mais nous entendons une voix qui nous crie :
- Non,non, misérable volatile de poëte n'espère ni en bas, ni en haut, tonheure, c'est l'heure douloureuse ! Va plus loin, toujours plus loin,éternel banni ; féconde de tes sueurs et continue d'étayer les branches de l'arbre dont tu ne verras pas lefaîte : qu'importe où s'arrêtera ton martyre ! T'imagines-tu, parhasard, que les hommes entendront jamais quelque chose à ton amourinsatiable du beau ? T'imagines-tu que, dans leur toute puissance, tafolie relative te vaille, à leur point de vue, autre chose qu'uncabanon ? Va plus loin, toujours plus loin ; jusqu'au jour où ilsmettront pour la dernière fois la cognée dans tes vieux flancs ; où, detes os dispersés, naîtront peut-être les branches fleuries quiéveillent le sourire des heureux. Va jusqu'au jour où la mort délivre ;où ton espérance trompée se balançant sur le cyprès des cimetières,comme le corbeau funèbre d'Edgard Poë, répondra à tes demandes, à tessouhaits de justice radieuse : « Jamais ! jamais plus ! »