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ROUGET, Charles : Le tyran d’estaminet(1841).

Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.II.2007)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Le tyrand’estaminet
par
Charles Rouget

~ * ~

ILn’y a plus en France de tyran couronné, mais une moitié de lapopulation est occupée à tyranniser l’autre. Quelle est à cette heure,je ne dis pas la nation, mais la famille qui ne soit, à des degrésdifférents, soumise au despotisme de l’un de ses membres ? Etd’ailleurs, que gagnerait le peuple aux révolutions, si chacunn’appliquait à son usage particulier la tyrannie précédemmentmonopolisée au profit d’un seul ?

L’estaminet, on nepeut le nier, a remplacé dans nos moeurs le café, qui s’en va.Autrefois, avant la révolution (celle des trois jours, bien entendu),le café en France avait une signification : il tenait du club, qu’ilavait remplacé ; c’était un lieu de réunion bien plus que deconsommation, et de discussion bien plus encore que de réunion. Maisaujourd’hui l’on ne discute plus : l’indifférence a tué l’esprit departi, le journalisme a tué l’opinion. Il y a quinze ans, les cafésétaient autant de forumouverts à tous les tribuns de hasard qui venaient là commenter,analyser, discuter les actions et les hommes, les faits et gestes dugouvernement représentatif. La chambre élective posait en masse devantcette autre chambre à chaque instant renouvelée ; les ministreseux-mêmes étaient traduits à la barre de cette assemblée éminemmentdémocratique ; leurs discours, lus à haute voix, étaient réfutés pointpar point, phrase par phrase, mot par mot ; la paix et la guerre, lestraités de commerce et d’alliance, l’économe politique, les lois, ladiplomatie, tout, en un mot, était passé au laminoir de la discussion ;et bien des orateurs éminents, bien des écrivains de grand nom et degrand style, sont sortis de cette fournaise ardente, où se trituraientpêle-mêle toutes les idées généreuses et toutes les folles utopies quise sont fait jour depuis cette époque. La tyrannie n’existait pointdans ces tumultueuses assemblées ; l’estaminet n’avait point encoreconquis la place importante qu’il occupe aujourd’hui : le tyrand’estaminet est le fruit de la génération nouvelle, c’estl’indifférence en matière politique et l’inactivité de la pensée quil’ont produit.

Quand vous apercevrez le soir survotre passage, à la nuit close, une maison vivement éclairée par leslumières du dedans ; quand, à travers les glaces dépolies de ladevanture, vous verrez passer et repasser des ombres confuses, et que,par surcroît de précaution, vous aurez lu, se détachant en lettresnoires sur la blancheur mate du cristal, ce mot Estaminet, entrez; et dès que le nuage de fumée bleuâtre qui enveloppe tous les objets,et qui est en quelque sorte l’atmosphère de ce monde nouveau, seradevenu transparent à vos yeux, jetez un regard autour de vous, vousserez dans le temple, la divinité ne tardera pas à paraître.

Dumilieu de ces hommes groupés d’une façon qui n’a rien de pittoresque,joueurs de dominos soumis à la chance inconstante du double-six, oujoueurs de billards dont l’oeil suit la bille qui roule, avec plusd’anxiété qu’il n’a jamais suivi la roue du destin qui les emporte ; dusein de cette foule noire et tourmentée comme un cratère fumant,s’échappe parfois un éclat de voix, une fusée de mots éblouissants etsonores, un éclair de joie, que sais-je ? un blasphème peut-être quivous révèle tout à coup la présence d’un homme supérieur, à coup sûr,par sa volonté, par son intelligence ou par ses vices ; d’un maîtreenfin.

Jeune ou vieux, riche ou pauvre, riche etpauvre le plus souvent, vous le reconnaîtrez entre mille, soit qu’ilpasse près de vous fredonnant un refrain bachique, soit qu’il pérore aumilieu d’un cercle bruyant et animé, orateur d’occasion sur l’orageusequestion du carambolageet du doublé,soit enfin qu’il se présente à vos regards éblouis dans toute lamajestueuse simplicité de son costume des grands jours, l’habit bas etles parements de la chemise relevés au-dessus du poignet : ne craignezpas de vous tromper, c’est lui, c’est bien lui, le général, le prince,le roi, l’empereur du billard.

Voyez : quel autrepeut avoir cette aisance parfaite, cette grâce robuste, cet aplombmerveilleux, cette crânerie d’attitude et de mouvements, celaisser-aller à la fois nonchalant et superbe, cet entrain jovial dansla parole, cette vivacité dans le regard, cette précision dans le geste? Qui serait-ce donc, si ce n’était lui ? lui le maître, lui le dieu,lui le tyran !

Mais d’où lui vient ce titre, qu’ilporte avec plus de fierté que César et Charlemagne n’ont jamais portéleur couronne ? d’où lui vient ce pouvoir que nul ne lui conteste ?d’où vient-il lui-même ? qui est-il ? où va-t-il ? Qui donc lui a donnéce royaume de vingt pieds carrés, qu’il gouverne avec une queue àprocédé ; véritable sceptre de fer sous lequel se courbent les volontésles plus rebelles ? Pourquoi, et par quoi règne-t-il ? Est-il roi parle droit divin, par l’usurpation ou par la conquête ? Problèmes quetout cela, et pourtant ce n’est point un être de raison, il existe ;nous l’avons vu, nous lui avons parlé : il n’est pas un estaminet dansParis et dans la province, pas une taverne de carrefour, pas de tabagiesi ténébreuse et de bouge si enfumé, qu’il n’y pénètre avec la têtehaute, la lèvre souriante le regard joyeux.

Sanssouci, sans argent, sans famille, vivant au jour le jour, sanss’inquiéter du lendemain, escomptant l’avenir au profit du présent,travaillant à ses heures, c’est-à-dire se reposant sans cesse, flânantbeaucoup, observant davantage, consommant peu, de première force aubillard, à l’impériale et au piquet, le tyran d’estaminet renferme enlui l’essence d’une vingtaine d’organisations beaucoup moins complètesque la sienne, qu’il reflète, qu’il résume, et qu’il finit bientôt parabsorber entièrement.

A l’heure où s’ouvrent lesestaminets d’ordinaire (observons en passant que l’estaminet estbeaucoup moins matinal que le café), à l’heure où s’ouvrent lesestaminets, disons-nous, le tyran est encore plongé dans le plusprofond sommeil, car c’est une chose digne de remarque combien cethomme bouleverse toutes les idées reçues, sur la tyrannie en général,et sur la vie des tyrans en particulier. Pour ma part, je m’étaistoujours figuré les tyrans escortés de gardes sans nombre, protégés parun système de serrures et de verrous d’une effroyable complication,dévorés de remords, bardés de cuirasses, et vivant au milieu de cetarsenal portatif qui, dans l’imagination des poëtes, ne les abandonnejamais. Eh bien ! je le déclare ouvertement, tous les tyrans qu’il m’aété donné de rencontrer, les tyrans d’estaminet surtout, m’ont sembléparfaitement dénués de remords, et comme c’est le remords qui fait lecriminel, il s’ensuit qu’ils exercent leur tyrannie le plus innocemmentdu monde.

C’est donc vers midi que le tyran,s’arrachant aux molles voluptés de sa couche, le plus souvent fortdure, fait sa première apparition dans ses domaines.

Toutest rangé dans l’estaminet depuis longtemps. Quelques rares habituéslisent les journaux, épars çà et là sur les tables ; les garçons selivrent au charme de la conversation, d’un air assommé d’ennui, et ladame de comptoir, cette troisième personne de la trinité, qui forme,avec le garçon et le tyran, l’incarnation de l’estaminet, emploie touteson intelligence à faire tenir en équilibre, sur un petit plateau demétal plaqué, quatre morceaux de sucre à la fois surpris et confus dese trouver réunis. Aussitôt que le tyran fait entendre sur l’escalierson pas sonore et bien connu, tous les objets revêtent une nouvellecouleur, tous les visages s’animent d’une expression nouvelle, lalumière et la vie pénètrent dans le sanctuaire en même temps que cenouveau personnage ; les garçons l’accueillent d’un sourire amical,chacun a pour lui un regard, un mot, un geste, un rien qui le faitconnaître et le proclame comme le seigneur et maître des céans. Ilentre, le rayonnement d’une joie calme et d’une conscience pureillumine son visage ; le refrain le plus nouveau s’épanouit sur seslèvres, et la fleur de la saison rit à sa boutonnière ; une de sesmains est appuyée sur un jonc vigoureux, l’autre est perdue dans lesprofondeurs de son pantalon plissé ; quand il marche, un gazouillementmétallique annonce à l’observateur attentif que cet homme porte aveclui toute sa fortune. Le premier mot du tyran, son premier hommage estpour l’objet de ses amours, beauté précieuse qui lui a valu bien descompliments flatteurs ; rare merveille qu’il a rendue parfaite à forcede soins et d’attentions, et sur laquelle il veille avec une tendressetoute paternelle : c’est sa pipe ; le second est pour la dame decomptoir. Après avoir complimenté l’une sur la fraîcheur de son teintet l’éclat de ses yeux, il va lui-même détacher l’autre de la placeprivilégiée qu’il a su lui conquérir ; et quand il l’a délicatementtirée de son étui, par un mouvement rempli de coquetterie, il la placeentre ses lèvres ; un sifflement imperceptible et un insaisissablefrémissement des plis de la bouche, auxquels se joint ordinairement unregard langoureux lancé au plafond, sont les signes certains du plaisirqu’il éprouve : c’est pour ainsi dire l’accolade affectueuse qui suitune longue absence, c’est le baiser de l’amant à sa maîtressebien-aimée ; c’est aussi l’un des plus indispensables préliminaires dela fumerie.Ces devoirs de politesse une fois remplis, le tyran procède à latoilette de sa pipe, qu’il tient ordinairement fixée entre le pouce etle médium. Il introduit à deux ou trois reprises la première phalangede l’index dans la cheminée, et tournant alors la paume de la main versle sol, il plonge sa pipe ainsi renversée dans les ténèbres de sablague à tabac, dont elle ne doit sortir que pour se couronner d’unebrillante auréole de fumée.

Quelque longue etminutieuse que puisse paraître cette opération, le véritable fumeur, le tyran d’estaminet,la renouvelle aussi souvent que la capacité de sa pipe le demande. Maisaussi comme il est bien payé de ses peines ! quelles jouissancesn’éprouve-t-il pas lorsqu’il la tient dans cette alvéole qu’elle s’estcreusée entre ses dents ! Assis tout près de la dame de comptoir, lesheures s’écoulent pour lui doucement entre l’amour et le tabac ; lesmadrigaux voltigent sur sa bouche entre deux flocons de fumée, et priseainsi, entre l’encens de la louange et le parfum de la pipe culottée,la dame de comptoir a besoin de toute la solidité de ses principes etde son tempérament pour ne pas  perdre la tête.

Lorsqu’ila parcouru d’un regard indifférent les journaux, que chacun s’empressede lui céder, le tyran absorbe mélancoliquement le petit verred’eau-de-vie qu’on ne manque jamais de lui servir avant qu’il se livreà l’exercice salutaire du billard ; car le jeu de billards est sa vie,après avoir passé la première moitié de sa jeunesse dans l’étude de sessecrets, pratiqué sous les maîtres les plus habiles et appris à sesdépens l’art difficile au culte duquel il s’est voué. Victime du même et martyr du doublé, il acompris bientôt qu’une seule chance lui restait de sauver sa barque enpéril, et, pilote expérimenté, saisissant la cadette enguise d’aviron, l’oeil fixé sur le règlementcomme sur un phare radieux, il a courageusement tenu tête à l’orage.Aujourd’hui que le ciel est serein et la mer calme, il vogue à traversles récifs et les écueils sans nombre, évitant avec soin les pertes et les manques de touche,et se riant à la fois des destins et des effets contraires.

Onl’a dit : il faut quele prêtre vive de l’autel. Le tyran d’estaminet aproclamé l’un des premiers cette loi immuable et malheureusementnécessaire : aussi ne doit-on pas lui savoir mauvais gré de faireservir le billard, qui est à la fois son autel et son trône, à lasatisfaction de tous ses besoins, de tous ses désirs et de toutes sesfantaisies. Le billard est pour lui la corne d’abondance, chacune deses blousesest un puits sans fond d’où découlent pour lui toutes sortes dedouceurs infinies ; le billard lui tient lieu de pignon sur rue etd’inscriptions de rentes au grand-livre, c’est toute sa providence. Ildéjeune du carambolageet dîne du coup de sept; avec une bille blanche,il prend son café le matin, une billerouge fournit à son repas du soir. C’est ainsi que vousvoyez le tyran gagner successivement à ses différents partners lesobjets les plus hétérogènes :

Un roman de GeorgeSand, dont il fera des fidibuspour allumer sa pipe après l’avoir lu, - une stalle d’Opéra, - unecanne à pomme d’or, - une pipe d’écume montée en argent, - et surtout,chose essentielle, une queued’honneur.

Cette queue est pour lui leplus glorieux des trophées : il l’oppose à ses adversaires, et lapresse sur son coeur avec un égal transport ; c’est le seul être qu’ilaime ici-bas et qui le comprenne, un véritable bijou qui tient de laverge d’Aaron et de la baguette magique des fées.

Aumoyen de cette queue, il s’exempte de monter la garde, et braveimpunément le préjugé de la chemise blanche : il se rend inviolable etsacré. Cette queue, c’est son porte-respect et son sauf-conduit ; elleremplace pour lui l’étoile de l’honneur, qu’il remplace lui-même assezvolontiers par un oeillet rouge à sa boutonnière, au temps où lesoeillets fleurissent ; en un mot, cette queue compose, avec sa pipe,toute la famille du tyran. Ce sont ses deux filles adoptives, c’estainsi qu’il les appelle ; d’ailleurs il a pris soin de leur donner unnom, afin que nul ne pût élever un doute sur leur origine.

J’aibeaucoup connu autrefois un de ces artistes célèbres, tyran d’estaminetde naissance, qui avait hérité de son père du titre glorieux qu’ilportait, et d’une queue d’honneur sansprocédé, car le procédé est d’invention toute moderne :eh bien ! cet homme, illustre entre tous s’il n’avait eu la faiblessede repousser les dominos et de mépriser l’impériale, avait de sespropres mains administré le sacrement du baptême à sa pipe. Blonde etdorée par le culot, comme si elle avait été taillée dans l’ambre leplus pur, elle se nommait Madeleine : une sorte de transpiration perléequi filtrait incessamment en larmes brillantes à travers ses pores, luiavait valu ce doux nom, et jamais la belle pécheresse repentie ne versaplus de pleurs amers que n’en répandit cette pipe si bien nommée.

Chosebizarre, mais réelle, pourtant, le tyran d’estaminet possède rarementun nom de famille qui lui soit propre. Il semble toujours qu’ilappartienne à cette grande famille des abandonnés, inventée par saintVincent de Paul, comme dit Arnal, et il se nomme le plus souvent Léon,Ernest ou Alfred… Sur le déclin de ses jours, lorsque son oeil a perdusa vivacité, ou, ce qui est plus commun, lorsqu’il ne trouve pluspersonne digne de lui tenir tête, lorsqu’il a gagné et dévoré plus depoules que ne le firent jamais tous les renards du bon La Fontaine, letyran voit sa gloire décroître. Réduit à rester inactif, il utilisealors au profit des autres l’expérience qu’il a acquise. A temps perdu,il distribue des préceptes aux jeunes gens qui lui offrent en échangele partage du pain de gruau de la reconnaissance, et le pot de bière del’admiration. Assis auprès du billard à sa place de prédilection, onpeut le voir fumant avec philosophie l’une de ses nombreuses pipesqu’il culotte pour son agrément particulier, et aussi pour en fairecadeau à ses vieux amis, à ses partners d’autrefois, qui l’ont forcé dequitter la lice, et dont il se résigne à accepter de temps à autrequelques légers services monnayés, faibles compensations de l’argentqu’ils ne veulent plus se laisser gagner aujourd’hui.

Maisun beau jour on s’étonne de voir sa queue intrépide rester fixée auxrayons ; on s’agite, on s’inquiète, on chuchote, deux ou trois semainess’écoulent sans qu’on entende parler de lui ; puis enfin un bruitsinistre circule parmi les joueurs désappointés : le tyran d’estamineta été bloqué par la volonté d’en haut dans la grande blouse del’éternité.

D’aucuns, des envieux, des méchants,prétendent que, parvenu à l’âge patriarcal de soixante-dix ans, ilexhale le dernier souffle dans un état de virginité non moins completque lorsqu’il triomphait d’une si brillante façon aux poules d’hiver.Cela est faux, et d’abord le tyran n’atteint presque jamais cet âgeavancé. Arrivé à cette période de la vie où nous venons de le laisser,il se transforme, et s’il a disparu ainsi tout à coup, sans rien dire,c’est qui sent le besoin de chercher, loin des agitations de la gloire,une vie plus calme et plus paisible.

De deux chosesl’une, ou il devient garçon de poule dans quelque estaminet retiré duquartier latin, et alors il ne veut pas que ses rivaux puissent jouirouvertement de l’abjection dans laquelle il est tombé ; ou bien il semarie : la cambrure de sa taille, ses succès au jeu, l’achalandagequ’il a donné à l’établissement, ont fixé le coeur de quelquelimonadière veuve et sensible, et comme après tout il faut finir parpayer ses dettes et faire une fin, le tyran solde toutes sesconsommations de jeunesse en tirant à vue sur la caisse de l’hymen. Unefois marié à l’estaminet, sa fortune marche avec rapidité, et au boutde quelques années, il vend son fonds, se retire du commerce, achèteune maison entre cour et jardin dans une ville de quarante mille âmes,prend du ventre à l’exemple de madame son épouse, porte des anneauxd’or aux oreilles, des cols de chemise démesurés, et se cravate deblanc dans toutes les saisons. Il est dès le premier jour l’un des plusassidus habitués du café Thémis, où il cultive avec un égal succès lepiquet voleur et le domino à quatre ; sa vie s’écoule ainsipaisiblement entre sa femme et sa goutte, deux maladies incurables quile font beaucoup souffrir, et dont il ne cesse de se plaindre.

Telleest la vie du tyran d’estaminet, du type le plus vulgaire et le plusgénéralement connu sous ce nom ; mais ce n’est là qu’une des faces dece caractère, la moins originale et la moins curieuse peut-être. Nousvenons de voir un homme du monde civilisé, le tyran comme il faut, sije puis m’exprimer ainsi. Passons maintenant aux différentes variétésde cette nombreuse famille.

En province, l’estaminetvarie suivant les localités. Dans le midi de la France, il existe àl’état d’excentricité incomprise. A Montpellier, Nîmes, Avignon etMarseille, on fume dans la plupart des cafés, et le jeu de billard estpeu répandu ; aussi le tyran d’estaminet est-il un mythe parfaitementinsaisissable. Dans l’ouest, mais surtout dans l’est et dans le nord,on le retrouve à chaque pas : l’estaminet est inhérent à la vie, c’estune sorte de maison commune, comme la mairie, l’église et le théâtre.

Undes caractères de l’estaminet en province, c’est qu’il conserve presquetoujours une couleur politique plus ou moins prononcée, qui se reflètejusque dans le titre qu’il porte. Dans certaines villes l’enseigne esten quelque sorte la profession de foi de ceux qui le fréquentent.

L’Estaminet de la Paixest le rendez-vous habituel des clercs de notaires et d’avoués, desmembres du barreau, des employés d’administration et des petitsrentiers.

L’Estaminetdu Commerce renferme derrière ses vitrages dépolis lehaut négoce, la banque et le courtage.

L’Estaminet des Quatre-Nationsest ouvert aux marins et aux voyageurs de toutes les parties du monde.

Ledemi-espadon, le bancale et l’épée, l’épaulette d’argent, le pantalongarance et la corde à fourrage règnent en maîtres souverains à l’Estaminet de Mars.Là le tyranest un sous-lieutenant de cavalerie, beaucoup plus fort sur lemaniement du sabre que sur la théorie du jeu de billard ; aussi toutesles parties sont-elles emportées par lui à la pointe de l’épée.

L’Estaminet d’Apollonest un véritable cénacle, une académie au petit pied, où l’on consommebeaucoup plus de feuilletons que de bavaroises, et où les méditationspolitiques et poétiques de M. de Lamartine obtiennent un égal succès.

Pouren finir, nous mentionnerons seulement :

L’Estaminet Polonais,où l’on conspire par souscription contre toute espèce de tyrans engénéral, et en particulier contre l’autocrate Nicolas ;

L’Estaminet du roi Henri,vendu à la branche aînée des Bourbons, où chaque coup de queue est uncoup de pied donné à la révolution de 1830 ;

L’Estaminet de la Fronde,où, à l’aide d’une allégorie ingénieuse, on peut railler sans craintela royauté nouvelle en fumant le tabac de la régie dans une pipe quis’efforce de ressembler à une poire.

Ces différentesclassifications appartiennent exclusivement à la province. A Paris,rien de tout cela n’existe : l’estaminet ne s’empreint que parexception de la physionomie de ses habitués.

Dans lequartier des écoles, entre le Pont-Neuf et le Panthéon, aux environs dela rue Saint-Jacques et de la place Sorbonne, l’estaminet est la terreconquise des étudiants de première et de quinzième annéeindistinctement ; pourtant le béret basque y domine. Là, tous lespréjugés de costume sont battus en brèche, une mise décente n’est pasde rigueur, et Dieu seul sait le compte des inscriptions et des examensque la blouse du billard y engloutit chaque année.

Maisle plus intéressant de tous, sans contredit, celui qui mérite de fixerl’attention du moraliste et du philosophe, bien plus encore que dupeintre de moeurs et du caricaturiste mordant, c’est l’estaminetclandestin, bouge infect qui se cache comme une lèpre hideuse au fonddes plus sinistres carrefours de la Cité.

Minuit estsonné depuis longtemps, le vent et la pluie balayent au loin les ruesdésertes. Écoutez : à travers les contrevents mal joints de cettemaison de lugubre apparence, n’entendez-vous pas des bruits confus ;les éclats de voix, le tumulte des blasphèmes, des rires et des coups,n’arrivent-ils pas jusqu’à votre oreille ? Vous frissonnez ! C’est uncoupe-gorge que cette maison ! dites-vous. Eh ! mon Dieu, non, c’est unestaminet. Entrons. Nous avons eu beaucoup de peine à pénétrer dans lapremière salle, où se tient un homme à moitié endormi, salle basse etenfumée, péristyle qui nous prépare merveilleusement à toutel’étrangeté des mystères qui s’accomplissent dans le temple. Enfin noussommes admis. Deux quinquets gras et fumants éclairent cette pièce,autour de laquelle sont rangées des tables de bois, dont la couleurprimitive a disparu sous le coude obstiné des joueurs. Un billard usé,râpé, ciré, occupe le milieu de l’appartement. Dans un coin, le plusreculé de la porte d’entrée, une dizaine d’hommes sont groupés autourd’une chandelle larmoyeuse, qui pleure des larmes de suif sur un tapisde serge verte. Ces hommes sont les habitués de l’estaminet, lestire-laine et les coupeurs de bourses du dix-neuvième siècle. Celui-là,que vous voyez assis sur un coin de table, l’air fier, la lèvreinsolente, et la pipe au chapeau, c’est un Lacenaire en disponibilité :il ne dit pas un mot, il songe au jeu, soyez-en sûr. Il a dans sa pochequelque écu rogné peut-être, mais certainement volé, venu Dieu saitcomment ! et destiné à partir aussi promptement qu’il est venu. Etpuis, si vous alliez au fond de son gousset, si vous cherchiez biendans les plis de la cravate, qui se roule en corde sous son menton,vous trouveriez aussi, je suppose, des dès venus au monde pour lastupéfaction des novices, ou tout au moins un jeu de cartes biseautéescaché dans la coiffe de son feutre insolent. Dans cette tourbe, dont ilest le chef, et qui tremble sous son regard, vous reconnaîtrez toutesles empreintes du vice, toutes les effigies de la débauche. Celui-civient du bagne, celui-là est le commensal habituel d’une beauté peufarouche de la rue Pierre-Lescot ; le troisième est un banquier de biribi, et ainsides autres. Quelques-uns seulement représentent la loi, mais la loihonteuse, la loi qui se cache, et qui a peur, car si la loi étaitreconnue, on lui ferait un mauvais parti… ou la tuerait.

Maisarrêtons-nous, notre mission touche à sa fin. Nous avons raconté toutesles transformations que subit le tyran d’estaminet selon qu’il monte ouqu’il descend les degrés de l’échelle sociale.

N’ya-t-il pas de quoi trembler pour l’avenir, quand on songe que cet hommeque nous venons de voir avait peut-être en lui l’étoffe d’un conquérantou d’un artiste, qu’il a usé son énergie dans l’oisiveté de la taverne,qu’il pouvait choisir pour modèle Michel-Ange, César ou Luther, etqu’il a préféré Balochard ?

Charles ROUGET.