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SAINT-POL-ROUX, Paul-Pierre Roux pseud.(1861-1940): La Suprême hôtesse(1905).
Saisie du texte et relecture : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la Médiathèque AndréMalraux deLisieux (04.X.2014)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de Vers et prose, revuetrimestrielle de littérature, éditée à Paris parl'Imprimerie H. Jouve (Tome 2, Juin-Juillet-Août 1905).


LES  FÉERIES INTÉRIEURES

LA SUPRÊME HÔTESSE
par
Saint-Pol-Roux

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A Paul CLAUDEL.

Sous un soleil d'aïoli je flâne parmi ces palettes de Monticelli quesont, autour de la bitumeuse toile du Vieux Port, les quais deMarseille, et je vais du tas d'oranges au tas de mandarines, de lapyramide de maïs à la pyramide de blé, des couffins de figues auxcouffes de pistaches, du vieil or fondant des dattes aux trophées debananes, tous produits importés de pays suscepti-bles de figurer sur lamappemonde comme autant de tapis bizarres.

C'est encore, entre l'Ecole des Mousses et la Mairie, un pagaild'arcs-en-ciel péchés au large que lavent Misé Nénève et MisèMargarido,c'est encore, quai de la Fraternité, la porcelaine et le cuivre etl'acajou des yachts millionnaires, ainsi que le bariolage des barquespour le Château d'If, et c'est encore, quai du Canal, sur l'étald'algues encadré de fioles de vinaigre et de citrons, maints et maintscoquillages bâillant aux marins et voyageurs qui se croisent, un singesur l'épaule ou bien un perroquet au poing.

Par-dessus tout, enrubannée de pavillons et grelottante de coups desifflets, une brise folle secouant un pêle-mêle de langages, telles lesfacettes d'un kaléidoscope sonore, jusqu'à synthétiser un verbalunivers.

Si je lève le front, mâts et vergues des navires à l'amarre ou àl'embosse aragnent ma rêverie qui se croit griffée par mille chats...

Ici je me gare à temps d'une ginouvèse à forme de jarre dont la têtesupporte une pagode de paniers, là je me cogne à quelque débardeur debronze cariati-dant entre les cris des crics et les ulullementsdesgrues, le crâne encagoulé d'un sac ou calotte de rouge comme d'undemi-fromage de Hollande : énergies qu'accuse davantage encore lepassage mol d'un nervi pâle à la moque luisante.

J'erre sous le regard des Dames sculptées à l'avant des vieuxbâtiments. Saintes patronnes, anges gardiens, naïades, déesses, cesDames aux tons écaillés par la lame me fascinent d'yeux au fonddesquels je plonge comme en de l'autrefois, car diverses prouess'ornent de noms — Neptune, Amphion, Cythère, Apollon — qui mereportent l'esprit à une époque antérieure aux assises de Saint-Victor,de la Major de Saint-Lazare des Accoules, et j'effleure l'Age viergedes dieux accoudés sur l'Olympe.

Déjà, tout à l'heure, ne passai-je pas devant la rue Euthymènes, et nevoici pas la Cannebière légendaire que foula Gyptis, et le môle oùatterrit le magnifique Calignaire qu'elle devait élire aux pieds de laBeauté ? La Beauté !

Apportée par la primitive galère de Phocée, la Beauté dont les piedsdurent ici poser leurs roses divines à jamais flétries par la houilleet le tourteau, la Beauté régnait alors en Marseille ; mais hélas ! dèslongtemps ses rites sacrés ont fait place aux usurpations de laMatière, et sans doute s'est-elle depuis des siècles réfugiée dans sonpays d'origine où permanent les acropoles de marbre. La Beauté, filledes dieux !

Comme pour illustrer ces pensers, une théorie de fleuristes auxbandeaux bruns, bacchantes du pavé, parsème l'espace du suggestif arômede leurs cassies d'or ce pendant que, lèvres siffleuses, un marchandd'oubliés se cambre en tambourinaire et qu'une vendeuse de fèves etd'avélanes torrées disperse le cliquetis de ses crotales.

En une glorieuse emprise de souvenirs classiques, le désir de dissertersur la Beauté, sublime délaissée, d'apprendre son lieu de refuge, del'évoquer même, de la voir peut-être, m'envahit soudainement, — laBeauté, d'essence éternelle, n'ayant pu tout à fait disparaître, mourir.

Justement s'avançait un de ces Indiens qu'on loue comme chauffeurs pour le passage de la Mer Rouge.

— « Toi qui sans cesse traverses les mers variées, n'as-tu pasquelquefois voyagé avec la Beauté ? » jetai-je à l'étranger quasi touten os.

— « La Beauté ?... » chercha-t-il en sa caboche de caroube où s'enchâssaient deux braises.

A travers son baragouin d'anglais, d'arabe et de maltais je saisisbientôt qu'il me parle d'une vague danseuse entrevue lors d'un récentvoyage sur un paquebot des Messageries, laquelle fardée en idole serendait au théâtre de Saigon...

Répulsivement je montrai les talons.

Olivâtre, bonnet de laine sur l'oreille, un marchand de bestiaux deSardaigne roule vers moi, semant de senestre à dextre ses cramiots dechique.

— « S'il vous plaît, n'auriez-vous pas rencontré Dame Beauté dans quelque port latin ? »

En subite éruption, le Sarde éclate :

— « Tonnerre !... C'est ainsi qu'on l'appelait là-bas et tout le mondese battait pour la Beauté, comme des chiens pour une chienne. Tenez,ses yeux d'enfer m'ont valu plus d'un coup de couteau. Finalement jel'épousai, tant j'étais fou ! Le lendemain, elle partit avec un grandsoldat pourri de viande et d'âme. »

Et, d'un jet de chique à l'autre, il râlait :

— « Ah la garce ! la garce ! la garce !... »

Un jeune marin grec, d'un charme de statue, traverse les platanes àcigales de la place Neuve où Victor Gelu lance un refrain de métal.

Je me précipite :

— « Noble enfant du pays des abeilles sacrées, de grâce ne dis point nel'avoir jamais rencontrée dans quelque île de ta patrie ! »

— « Qui ça, kyrie ? »

— « Mais la belle entre toutes les belles. »

Le gracieux éphèbe ouvre alors l'éventail d'un rire significatif et,désignant par delà la Mairie le quartier des maisons excentriques : •

— « Va, galéje-t-il, tu la trouveras Coin de Reboul ou rue de la Reynarde. »

Puis, narquois, l'Hellène s'esquive, me laissant fada vis-à-vis d'unepoissonnière ambulante qui coquerique entre les plateaux aveuglants deses balances :

— « Les sardines vives !!!..»

Assis sur un banc de la place, coudes aux genoux, tempes dans lesmains, je songeais, mélancoliquement, lorsqu'une Voix, lointaine commeun discours divin mais proche comme une consolation de mère, s'éleva dema personne :

— « Le temps est révolu des rêves inutiles, ô mon ami, tous lesmensonges ont vécu. Non, poète, il n'est plus de place pour l'errantehéritière des dieux abolis, aussi bien dût-elle se réfugier en l'âmedes poètes, aux prudentes fins de se perpétuer. Cesse donc de chercherailleurs qu'en toi-même l'exilée des cieux anciens ; c'est elle qui teparle, hôtesse intérieure à ce point que ton cœur est mon cœur et quema pensée s'épanche dans la tienne. De divine, humaine me voici. Tupossèdes le secret d'une métamorphose qui sauva des ténèbres l'artpassagèrement vaincu par la Matière et me permit de changer en lange unlinceul menaçant. Ainsi je ne mourrai jamais, d'avoir à point nommésuivi les dieux futurs qu'en vertu des lois du devenir seront demainles hommes, les hommes par qui j'espère recouvrer ma divinité première,transformée. Comme à la Chimère succéda la Matière, à la Matièresuccédera la Vérité. Désormais, déesse faite femme, je souffre despeines et jouis des joies naturelles afin que mon œuvre — l'œuvre dupoète — s'offre non plus en exploit deluxe, mais en geste charitableaux êtres ; dorénavant un progrès acquis s'appellera chef-d'œuvre etles lois de l'ère nouvelle équivaudront aux rhythmes du Parnasse etformes du Parthénon, car la Vie présente est devenue le bloc à sculpteret à vivifier de mots souverains et de musique radieuse. Nécessaire futdonc la transition d'oubli divin créée par la Matière que symbolisentces tonneaux d'huile et caisses de savons puisque, ayant réfléchi, laBeauté put se précipiter du stérile rêve en l'action féconde.Crois-moi, l'humanité, qui seule doit intéresser, trouvera ses délicesdans l'extériorisation de mon amour, et c'est ainsi que le trépas de laChimère aura servi d'avènement à la Vérité pure. Ecris sans crainte etfièrement à l'avenir, poète, — c'est, blottie dans ton être, la Beautéqui dicte. »

Là-bas des tartanes cinglaient vers le rivage où je suis né.

SAINT-POL-ROUX.