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MORÉAS, YanniPapadiamantopoulos, ditJean (1856-1910) : LesPremières armes du Symbolisme.-Paris : Léon Vanier, 1889.- 50 p. ; 19 cm.- (Curiosités littéraires).
Saisiedu texte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (21.X.2006)
Relecture : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
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http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur un exemplaire d'une coll. part. on trouvera un exemplairenumérisé en mode image sur le site Gallica de la BnF.


LES
PREMIÈRESARMES
DU
SYMBOLISME

~* ~
   

AVANT-PROPOS DE L’ÉDITEUR


LeSymbolisme a désormais sa place marquée dans l’histoire littéraire denotre pays. Il est, avec le Romantisme, la plus sérieuse manifestationd’art au dix-neuvième siècle. Dans les journaux, une multituded’articles, les uns hostiles, les autres sympathiques, témoignent de savitalité. Le « Dictionnaire Larousse », la « Nouvelle Revue », la «Revue des Deux-Mondes », s’en enquèrent.

Il nous asemblé intéressant de reconstituer les aspects des primes bataillessymbolistes. En ce dessein, nous nous adressâmes à M. Jean Moréas, pourqu’il nous autorisât à réimprimer certains de ses manifestes, lesquels,on s’en souvient, eurent un grand retentissement, il y a quelquesannées. L’auteur des « Cantilènes » a bien voulu faire accueil à notreplacet, dans une lettre pleine de verve, que le lecteur lira ci-après.

Desextraits de chroniques dues à MM. Paul Bourde et Anatole France,complètent cette brochure qui sera, nous osons l’espérer, un régal pourles curieux de lettres.

L. V.

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Lettrede Jean Moréas à Léon Vanier.


Paris, le 16 avril1889.

    MONCHERÉDITEUR,

Pourcompléter vos publicationsdocumentaires sur le Symbolisme, vous voulez réimprimer les articlesque je fis paraître au moment même des premières controverses.

Accortset neufs, assez, peut-être, à leur apparition, ces articles se sontfanés depuis. - sort commun à ces sortes d’écrits, - et je me souciaispeu de les remettre sous les yeux du lecteur. Mais comment résister àvotre flatteuse demande ? N’êtes-vous point, à la fois, notre Renduelet notre Urbain Canel, à nous ?

Il y a là-dedans deschoses que je ne pense plus qu’à demi ; des affirmations qui nelaissent que de m’inquiéter. J’aurais pu additionner de notulescertains paragraphes ; mais passons, car je dirai prochainement toutema pensée sur la matière, en tête de l’oeuvre qui occupe mes heuresprésentes. Néanmoins, je voudrais rectifier un passage de ma lettre àM. Anatole France ; (c’est là, question de sentiment). J’y disais : J’admire Baudelairetout en estimant Lamartine. Il est probable qu’unartifice de bien dire m’induisit à cette assertion, car, à la vérité,il me semble avoir toujours admiré Lamartine autant que Baudelaire, jen’ose pas ajouter davantage. Voilà un aveu sincère, et M. Francepourrait à son tour me faire grâce de torcol et bardocucule, deuxbons vieux mots que j’ai employés quelque part et qui l’irritent.Pourtant torcolest net et bien formé, quant à bardocucule,ilsignifie la mante à capuchon des anciens Gaulois : une vestiturenationale, que diable !

C’est votre PetiteGlossaire, qui me vaut ces disputes, et vous allezencore, mon cherVanier, me faire traiter, par la réimpression de ces articles, desectaire. Tant pis ! Depuis la Pléiade jusques aux Romantiques, jusquesaux Naturalistes, jusques aux Symbolistes, si les poëtes, lesdramaturges et les romanciers, sont condamnés au stérile et périlleuxlabeur des préfaces et autres argumentations, c’est bien la faute à lacourte-vue, à la mauvaise foi, aux dédains gourmés de la critiqueofficielle.

Des gens malins m’ont fait observer quele Symbolisme n’est pas une découverte, qu’il a toujours existé. Ilssont bien bons ! Ai-je jamais prétendu le contraire ? Mais,n’avons-nous pas depuis tantôt vingt ans, un art qui reniesystématiquement l’Idéal, qui fait de la description matérielle son butimmédiat, remplace l’étude de l’âme par la sensation, se racornit dansle détail et l’anecdote, s’inébrie de platitude et de vulgarité ? Cetart exista de tout temps, il peut produire et il a produit des oeuvresintéressantes. C’est un art que j’appellerai moyen, une manifestationsubalterne de l’esprit créateur. Et voilà que le faquin prétend usurperla place du maître. C’est contre cet art moyen, contrece parvenu quele Symbolisme proteste.

« Des oeuvres ! Des oeuvres !» crient les malveillants. Nous avons à leur offrir d’assez précieuxjoyaux poétiques, je pense. Et cependant nous traversons une période detransition. Il a fallu au Romantisme quinze ans pour se manifesterpleinement. Et nous ne sommes vieux que d’un lustre. Mais, pour que leSymbolisme voie sa floraison fructifier, il lui faudra se désentraverde ses atavismes. Dans la poésie, l’influence du grand CharlesBaudelaire ne saurait être désormais qu’un obstacle. Dans le roman,l’ingénieux jargon inventé par M. Edmond de Goncourt, ce jargon quirehausse les spécieuses créations de l’auteur de « La Faustin »,porterait préjudice à des synthèses d’humanité, larges et dûmentsymboliques.

« Vous n’irez pas au grand public ! »me disait l’autre soir un des cinq de Médan. Nous irons au grand publictout comme les manouvriers littéraires, mais par une autre route.L’art complet doit aller au grand public. Et nous n’avons pas deconcession importante à faire. Répudions seulement l’Inintelligible,ce charlatan, et souscrivons une pension de retraite au Dilettantisme,ce doux maniaque. Après cela, nous pourronsréhabiliter le roman épique, sans descriptions inutiles ni puérilitésarchéologiques, grouillant de vie. Nous pourrons recréer le drame envers, la plus belle forme d’art, certes ; interpréter avec l’âmeactuelle les mythes dans le poème ; et dire sans malice les airsanciens et toujours neufs dans la chanson.

Je vousserre la main, mon cher Vanier.

                            JEAN MORÉAS.

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LES PREMIÈRESARMES DU SYMBOLISME

I

LesPoètes Décadents

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Chroniquede Paul Bourde

(Le Temps, 6 aout1885.) Extraits.


…………………………………………Tandisque le Naturalisme essaye vainement de casser les ailes à la fantaisieet de mettre l’imagination sous clef, la fantaisie s’enfonce dans lepays des rêves d’un vol fou et l’imagination vagabonde dans les plusétranges sentiers. Jamais on n’aura mieux vu combien l’esprit humainest incompressible, et combien il est chimérique de prétendrel’enfermer dans les règles étroites d’un système qu’à notre époque, oùà côté d’une brillante école de romanciers uniquement épris deréalités, s’est formée une école de poètes réfugiés, comme le savant deHawthorne en sa serre, dans un monde absolument artificiel. Pointd’antithèse plus tranchée.

Bien qu’ils n’aient,comme jadis les Parnassiens, ni éditeur commun (1), ni recueil à eux,où leur groupe apparaisse nettement délimité, ceux qui s’occupent devers savent qui l’on désigne par ce nom ironique de décadents.Baudelaire est leur père direct, et toute l’école danse et voltige surle rayon macabre qu’il a ajouté au ciel de l’art, suivant l’expressionde Victor Hugo. M. Verlaine, qui a débuté dans le Parnasse sousl’influence de Leconte de Lisle, en est devenu l’une des deux colonnesavec ses derniers volumes : Sagesse, Romances sans paroles, Jadis etNaguère. L’autre est M. Stéphane Mallarmé qui, dès ses débuts, s’estrévélé inintelligible et qui est toujours resté égal à lui-même. Quandles poètes, réunis dans l’entresol de Lemerre il y a quelque vingt ans,votaient l’admission de ses vers dans le recueil du Parnasse, qui leureût dit qu’un jour viendrait où cet étrange rimeur, que l’on arboraitcomme un épouvantail, par pose, pour consterner le bourgeois, aurait unjour ses disciples qui trouveraient la plupart d’entre eux bourgeoiseux-mêmes, vulgaires et tout à fait vieux jeu ? Non seulement M.Mallarmé a rencontré des lecteurs qui le comprennent, ce qui est déjàune preuve bien convaincante de l’infinie bonté de Dieu, mais il atrouvé des admirateurs d’autant plus fanatiques qu’ils sentent quel’objet de leur admiration est plus inaccessible. M. Jean Moréas,auteur des Syrtes (2), M. Laurent Tailhade, auteur du Jardin desrêves (3), M. Charles Vignier, M. Charles Morice, complètent latroupe. Nous pourrions citer quelques poètes encore en qui des tracesdécadentes sont visibles, mais ils s’en défendent et nous ne voulonspoint les affliger.

D’après les oeuvres de l’école,et Floupette nous venant en aide, voici comment nous nous représentonsle parfait décadent. Le trait caractéristique de sa physionomie moraleest une aversion déclarée pour la foule, considérée commesouverainement stupide et plate. Le poète s’isole pour chercher leprécieux, le rare, l’exquis. Sitôt qu’un sentiment est à la veilled’être partagé par un certain nombre de ses semblables, il s’empressede s’en défaire, à la façon des jolies femmes qui abandonnent unetoilette dès qu’on la copie. La santé étant essentiellement vulgaire etbonne pour les rustres, il doit être au moins névropathe. Un habitué ducafé de Floupette se glorifie d’être hystérique. Si la nature aveugles’obstine à faire circuler dans ses veines un sang banalementvigoureux, il a recours à la seringue de Pravaz pour obtenir l’étatmorbide qui lui convient. Alors « les splendeurs des songestranscendants » s’ouvrant devant lui, il s’arrange extatiquement uneexistence factice à son gré. Tantôt, comme M. Moréas, il se croiraprince en Tartarie :

           Que l’onm’emporte dans la ville
              Où je serai le kahn
          Infaillible comme un prophète
           Et dontla justice parfaite
              Prodigue le carcan.

Tantôt,comme M. Verlaine, dans un sonnet très admiré, il s’imaginera qu’il està lui seul l’empire romain tout entier :

           Je suisl’empire à la fin de la décadence
           Quiregarde passer les grands barbares blancs,
           Encomposant des acrostiches indolents
           D’unstyle d’or où la langueur du soleil danse.

Lanature, l’oiseau, la femme étant les lieux communs inévitables de toutepoésie, il aura soin de les rendre méconnaissables à l’odieuse foule.Si une forêt entre dans ses vers, qu’elle ne soit pas verte : bleue,voilà une couleur décadente pour une forêt. Une fleur n’y sauraitfigurer qu’à la condition d’avoir un nom neuf, singulier et sonore, lecyclamen, le corylopsis. Les lotus lui sont cependant encore permisparce qu’il faut faire le voyage des Indes pour en voir. Il va de soique, si une fleur suinte les poisons, elle a droit à une place defaveur. Les oiseaux aussi doivent être exotiques ; une exception estfaite pour le corbeau en raison de son plumage lugubre ; il fournit degracieuses comparaisons :

           Mon âmeest un manoir hanté par les corbeaux.

Quant auxfemmes, seul un philistin peut trouver quelques charmes à des jouesfraîches, à une saine carnation. Il ne s’agit pas de s’amuser en cemonde ; la joie et le rire sont, comme la santé, méprisés du décadent.Ecoutez plutôt ce que veut M. Moréas :

           Je veuxun amour plein de sanglots et de pleurs.
           Je veuxun amour triste ainsi qu’un ciel d’automne,
           Un amourqui serait comme un bois planté d’ifs
           Où dansla nuit le cor mélancolique sonne ;
           Je veuxun amour triste ainsi qu’un ciel d’automne
           Fait deremords très lents et de baisers furtifs.

Les peauxdécolorées par les fards, les yeux cerclés de vert ou de bleu, lessangs pauvres et les nerfs détraqués des races vieillies, les humeursfantasques précédant les maladies mentales, les vierges d’uneperversité précoce, les vices qui s’épanouissent comme des moisissuressur le fumier des sociétés en décomposition, toutes les dépravationssavantes des civilisations faisandées, ont naturellement la séductiondes choses rares pour le décadent qu’horrifient les simples amourscomprises de tout le monde. Il les assaisonne de religion, car il estcatholique. D’abord, si l’on n’avait pas de Dieu il serait impossiblede le blasphémer et de pimenter ses plaisirs par l’idée du péché.Ensuite, sans Dieu, on ne saurait avoir Satan ; et, sans Satan, ilimpossible d’être satanique, ce qui est essentiellement la manièred’être du décadent.

- On connaît trop ses manièrescharmantes, dit un habitué du café de Floupette en parlant du diable.C’est un vrai gentleman, et puis il est damné de toute éternité, cequi le rend intéressant.

Un autre habitué faitremarquer quelles complications invraisemblables on obtient avec lareligion. En aimant, on peut se croire irrémissiblement damné et c’estalors une sensation exquise. On est donc religieux ; n’est-il pas d’unedélicieuse élégance de raconter une scélératesse bien noire avec desmots sacrés ? Les oeuvres de l’école font briller plus d’ostensoirs etresplendir plus d’or sur les chapes, allument plus de cierges, ouvrentplus de missels et fourbissent plus de décors de basilique que la rueSaint-Sulpice tout entière n’en pourrait fournir. Lisez la pièce deFloupette intitulée Remords ; elle est caractéristique. Lescimetières, les cercueils, les tombes, bien que depuis le Moine deLewis et le romantisme on en ait fort abusé, sont d’un ragoût troppiquant pour que le décadent y renonce tout à fait. Un peu de lunebleuissante par-dessus est également toujours goûté :

           Mon coeurest un cercueil vide dans une tombe.

Commentremplacerait-on une image aussi expressive ?

*
*  *

Cette maladive manie dese séparer du reste deshommes n’empêche pas le décadent d’aimer le bifteck saignant, derecourir, quand il a besoin de protection, aux agents de cette sociétéqu’il dédaigne, d’avoir un tailleur qui l’habille à la dernière mode etde pratiquer sans effort les règles de la civilité puérile et honnêtedans ses rapports avec ses contemporains. Aussi ne prenons-nous pas,pour notre part, autrement au sérieux ce mélange de mysticismedésespéré et de perversité satanique, trop voulu pour ne pas fleurer unpeu la fumisterie. Nous aurions donc laissé trop probablement lesdécadents tranquilles dans leur petite église transformée en mauvaislieu si nous n’avions eu à considérer que leurs opinions. Mais, autantils mettent de vanité à rechercher des sensations inédites, autant ilsapportent de soins à les exprimer dans des rythmes rares et dans unelangue renouvelée. Et ils ont fait de ce côté des essais qui ne noussemblent pas indignes de l’attention de ceux qui aiment les vers.

Dansson Petit Traité de la Poésie française, qui est comme le code desconquêtes romantiques, M. Théodore de Banville exprimait, il y aquelques années, le regret que Victor Hugo n’ait pas eu le courage derendre purement et simplement à la poésie la liberté dont ellejouissait à l’âge d’or du seizième siècle. Pourquoi défendre l’hiatus ?Pourquoi défendre la diphtongue faisant syllabe dans les vers ?Pourquoi exiger l’emploi alternatif des rimes féminines et masculines ?Pourquoi exiger même la césure à la fin de l’hémistiche ? Toutes cesrègles, inutiles et nuisibles, puisqu’elles n’ajoutent rien à la beautédu vers, ont été inventées et imposées par Malherbe et par Boileau,versificateurs qui tuèrent la poésie pour deux siècles. « Victor Hugopouvait, lui, de sa puissante main, briser tous les liens dans lesquelsle vers est enfermé et nous le rendre absolument libre, mâchantseulement dans sa bouche écumante le frein d’or de la rime ! Ce que n’apas fait le géant, nul ne le fera, et nous n’aurons eu qu’unerévolution incomplète. »

Eh bien ! cette révolution,les décadents la continuent après le géant mort. Leur curiosité les aconduits à reprendre ces libertés condamnées. Il y a là encore comme unplaisir de péché, en même temps qu’un moyen d’effets nouveaux. Leursinfractions à l’hiatus restent rares, mais ils se sont décidémentaffranchis de la césure et de l’alternance des deux rimes. Ilsobtiennent avec des rimes exclusivement féminines des pièceschuchotantes, aux nuances effacées, avec des rimes exclusivementmasculines des sonorités redondantes, impossibles sous le joug desanciennes règles. M. Verlaine, en particulier, est un des plus habilesjongleurs qui aient jamais joué avec notre métrique. Le vers, entre sesdoigts, est comme la cire du sculpteur capable de s’assouplir à toutesles formes. Il a inventé plusieurs rythmes très vivants sous sonsouffle, et il a introduit dans la poésie savante les vers sans rimecorrespondante de notre poésie populaire. Les strophes suivantes, quenous choisissons dans les Romances sans paroles, et dont le charmeest appréciable même pour le lecteur non décadent, contiennent à lafois un exemple de ce vers privé de rime et un exemple de l’un desrythmes qui appartiennent à M. Verlaine.

           Il pleuredans mon coeur
           Comme ilpleut sur la ville.
           Quelleest cette langueur
           Quipénètre mon coeur ?

           O bruitdoux de la pluie
           Par terreet sur les toits !
           Pour uncoeur qui s’ennuie
           O lechant de la pluie !

           Il pleuresans raison
           Dans cecoeur qui s’écoeure.
           Quoi !nulle trahison ?
           Ce deuilest sans raison.

           C’estbien la pire peine
           De nesavoir pourquoi,
           Sansamour et sans haine,
           Mon coeura tant de peine.

*
*   *


Novateursdans la métrique, les poètes décadents ne le sont pas moins dans lalangue. Enragés de délices inconnues, ils essaient d’exprimer ce qui asemblé inexprimable jusqu’à présent. Ici nous pénétrons dans l’obscuret sybillin domaine où M. Stéphane Mallarmé est roi.

           Comme delongs échos qui de loin se confondent
           Dans uneténébreuse et profonde unité,
           Lesparfums, les couleurs et les sons se répondent.

           Il estdes parfums frais comme des chairs d’enfants,
           Douxcomme des hautbois, verts comme des prairies,
           Etd’autres corrompus, riches et triomphants,

           Ayantl’expansion des choses infinies,
           Commel’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
           Quichantent les transports de l’esprit et des sens.

Ainsiparlait Baudelaire dans un sonnet intitulé : Correspondances. Lesdécadents en ont tiré un système de notation à faire frémir dans leurstombes les vieux grammairiens, gardiens têtus de la pureté de lalangue. Outre les notions de qualité et de quantité que nos motsdéfinissent avec précision, nous percevons encore dans les choses desaffinités restées tout à fait indéterminées jusqu’à présent ; tellecouleur évoque de vagues idées d’opulence, tel parfum transporte notreimagination en Orient, tel son nous met sous une impression triste. Nosabstracteurs de songes ont découvert qu’en s’appliquant à resuggérerces sensations confuses, à reproduire artificiellement ces presqueinsaisissables excitations à la rêverie, ils obtiendraient un artétrangement subtil et raffiné auprès de celui que les poètes françaisont pratiqué jusqu’à présent. Ils ne décrivent plus, ils ne peignentplus, ils suggèrent donc. La suggestion, c’est pour eux la poésie même :

           Et toutle reste est littérature.

a déclaré Verlaine. Maispuisque, suivant Baudelaire, les parfums, les couleurs et les sons serépondent, c’est-à-dire puisqu’un parfum peut donner les mêmes rêvesqu’un son et un son les mêmes rêves qu’une couleur, si une couleur estinsuffisante pour suggérer une sensation, on use du parfumcorrespondant, et, si le parfum ne suffit pas non plus, on peutrecourir au son. On procède par analogie en choisissant dans troisvocabulaires au lieu d’un ; c’est ce que les décadents appellenttransposer. Ainsi quand Floupette s’écrie :

           Ah !verte, verte, combien verte,
           Etait monâme, ce jour-là !

vous, non initié aux mystères del’analogie, vous ne soupçonnez pas ce que peut être une âme verte. MaisFloupette est sûr de faire éprouver à tous les décadents les affreusessensations que cet adjectif herbageux suggère. C’est une transposition.

Arrivéslà, quelques lecteurs inquiets s’arrêteront pour se demander si nous nesommes pas en train de les mystifier. Qu’ils se rassurent, nous leurracontons aussi clairement qu’il nous est possible le plus étrangeassaut qui ait jamais été donné à la langue française, cette bellelangue raisonnable et sceptique, amoureuse de netteté et de clarté, quia une horreur spéciale pour l’inachevé dans l’expression et n’est pasplus faite que le grand jour pour l’indécision et le flottant desrêves. On peut penser tout ce qu’on voudra de cette violence, en rireou s’en alarmer, mais il nous semble qu’il ne s’en est point vu d’aussicurieuse depuis que Ronsard essaya de parler grec et latin en français,et qu’elle vaut la peine qu’on s’y arrête une fois.

Enappliquant aux mots le principe de l’analogie, on trouverait que lessons qui les composent correspondent à des couleurs et à des parfums.C’est ce que les décadents n’ont pas manqué de faire. Ils ont largementcommenté le vers de Victor Hugo :

- Car le mot, qu’on le sache, est un êtrevivant.

…………………………………… Desobservateurs timorés de notre temps ont la bonhomie de s’inquiéter del’existence des poètes décadents. Serions-nous vraiment en décadence ?Ma foi, on le saura dans cinquante ans. Pour le moment, il est permisde constater qu’il n’y a rien en eux de bien spécial à notre génération: ce dédain des sentiments qui constituent le fond de la vie morale, cenévrosiaque besoin de s’isoler du reste des hommes, cette façond’entendre l’art comme un dilettantisme à la portée exclusive dequelques raffinés, ces affectations de corruption et d’horreur, toutcela est en germe dans les Jeune-France de 1835. De Gautier àBaudelaire, de Baudelaire au Parnasse, du Parnasse au décadent, on voitgrandir et se préciser cette infatuation de l’artiste qui le détournede la source des grandes inspirations et le rabaisse au rang d’unsimple virtuose. Le romantisme épuisé a donné cette dernière petitefleur, une fleur de fin de saison, maladive et bizarre. C’est sûrementune décadence, mais seulement celle d’une école qui se meurt. Lesessais que font ces poètes sur la langue sont plus nouveaux en notrepays que leurs sentiments et leurs opinions. Cependant voilà longtempsdéjà qu’en Angleterre une école célèbre cherche dans les mots unemusique, des couleurs et des parfums, et je ne vois pas qu’on parle dedécadence anglaise. Si un grand homme survenait, peut-être le procédéde l’analogie lui inspirerait-il des chefs-d’oeuvre ; auquel cas nousn’aurions qu’à bénir l’analogie. Avec les grands hommes, il fauts’attendre à tout. Mais, tant que M. Stéphane Mallarmé restera le plushaut représentant de la poésie nouvelle, vous pouvez dormir tranquillesur votre Littré, elle ne sera jamais contagieuse.……………………………………

PAULBOURDE.

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II

LesDécadents
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Réponse de Jean Moréas

(XIXeSiècle, du 11 août 1885.)


Depuis deuxmois, la presse s’occupe beaucoup, à propos d’une agréable parodie (4),de certains poètes qu’on qualifie arbitrairement de « décadents » ; etvoilà qu’un écrivain grave, M. Paul Bourde, leur consacre, dans le Temps du 6 août, une longue étude. Le nom du signataire du présentarticle a été souvent prononcé dans toute cette logomachie, - et M.Bourde semble le prendre particulièrement à partie ; il se croit doncle droit de tâcher d’éclaircir ce point d’esthétique mal défini. Alfredde Vigny écrivait en 1829 : « Les esprits paresseux et routiniersaiment à entendre aujourd’hui ce qu’ils entendaient hier : mêmes idées,mêmes expressions, mêmes sens ; tout ce qui est nouveau leur sembleridicule ; tout ce qui est inusité, barbare. » Je cite ces parolesavant d’aller plus loin, car elles me paraissent, malgré leur date,d’une piquante actualité.

Le courrier que M.Bourde consacre aux poètes prétendus décadents dénote en maintsendroits, et malgré un badinage inutile et un peu lourd, une louableconscience littéraire ainsi qu’une certaine compréhension du sujettraité, compréhension, il est vrai, latente plutôt et quasi timorée.Mais M. Bourde a eu un grave tort, c’est de prêter une oreille tropcomplaisante à des racontars quelque peu fantaisistes. C’est pourquoiil a pu écrire : « La santé étant essentiellement vulgaire et bonnepour les rustres, il doit être au moins névropathe. Si la natureaveugle s’obstine à faire circuler dans ses veines un sang banalementvigoureux, il a recours à la seringue Pravaz pour obtenir l’étatmorbide qui lui convient. » Et plus loin : « Il est catholique. D’abordsi l’on n’avait pas de Dieu, il serait impossible de le blasphémer etde pimenter ses plaisirs par l’idée du péché. Ensuite sans Dieu, on nesaurait avoir Satan ; et, sans Satan, il est impossible d’êtresatanique, ce qui est essentiellement de la manière d’être du décadent.» Que M. Bourde se rassure ; les décadents se soucient fort peu debaiser les lèvres blêmes de la déesse Morphine ; ils n’ont pas encoregrignoté de foetus sanglants ; ils préfèrent boire dans des verres àpattes, plutôt que dans le crâne de leur mère-grand. et ils ontl’habitude de travailler durant les sombres nuits d’hiver et non pas deprendre accointance avec le diable pour proférer, pendant le sabbat,d’abominables blasphèmes en remuant des queues rouges et de hideusestêtes de boeuf, d’âne, de porc ou de cheval.

M.Bourde pense que Baudelaire est le père direct de ces horriblesdécadents, et il a raison. Oui, ils sont les dignes fils de ce grand etnoble poète tant bafoué et calomnié de son vivant, et si mal connuencore à cette heure ; de ce pur artiste qui écrivait : « … La poésie,pour peu qu’on veuille descendre en soi-même, interroger son âme,rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle-même; elle ne peut pas en avoir d’autre et aucun poème ne sera si grand, sinoble, si véritablement digne du nom de poème, que celui qui aura étéécrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. » Et, en remontantjusqu’aux premières années du siècle, on trouverait un autre ancêtre,Alfred de Vigny, l’auteur de Moïse, de la Colère de Samson, de la Maison du berger et de ce délicieux mystère

   …. les rêves pieux et les saintes louanges,
   Et tous les anges purs et tous les grands archanges…

chantentsur leurs harpes d’or la naissance d’Eloa, cette ange charmante néed’une larme de Jésus.

Les prétendus décadentscherchent avant tout dans leur art le pur Concept et l’éternel Symbole,et ils ont la hardiesse de croire avec Edgar Poë « … que le Beau est leseul domaine légitime de la poésie. Car le plaisir qui est à la fois leplus intense, le plus élevé et le plus pur, ce plaisir-là ne se trouveque dans la contemplation du Beau. Quand les hommes parlent de Beauté,ils entendent, non pas précisément une qualité, comme on le suppose,mais une impression ; bref, ils ont justement en vue cette violence etpure élévation de l’âme - non pas de l’intellect, non plus que ducoeur - qui est le résultat de la contemplation du Beau. »

Lecaractère mélancolique de la poésie décadente a aussi singulièrementagacé le critique du Temps, défenseur du rire gaulois. PourtantEschyle, Dante, Shakespeare, Byron, Goethe, Lamartine, Hugo et tous lesautres grands poètes, ne semblent pas avoir vu dans la vie une follekermesse aux joyeuses rondes. Et quant à la prétendue gaieté des grandscomiques, tels qu’Aristophane et Molière, chacun sait qu’il faut nevoir là qu’une tristesse se leurrant elle-même, une sorte de tristesseà rebours. Mais ce que M. Bourde reproche le plus amèrement auxdécadents, c’est l’obscurité de leurs oeuvres. Consultons encore surce sujet Edgar Poë : « Deux choses sont éternellement requises : l’une,une certaine somme de complexité, ou plus proprement, de combinaison ;l’autre, une certaine quantité d’esprit suggestif, quelque chosecomme un courant souterrain de pensée, non visible, indéfini.… C’est l’excès dans l’expression du sens qui ne doit être qu’insinué,c’est la manie de faire du courant souterrain d’une oeuvre le courantvisible et supérieur qui change en prose, et en prose de la plateespèce, la prétendue poésie de quelques soi-disant poètes. » Et puisStendhal n’a-t-il pas écrit : « Malgré beaucoup de soins pour êtreclair et lucide, je ne puis faire des miracles ; je ne puis pas donnerdes oreilles aux sourds ni des yeux aux aveugles ? »

M.Bourde, qui n’a pas su ou n’a pas voulu apprécier à sa juste valeurl’ésotérisme de la poésie soi-disant décadente, semble en avoir mieuxcompris l’extériorité*. Il dit : « M. Théodore de Banville exprimaitil y a quelques années, le regret que Victor Hugo n’ait pas eu lecourage de rendre purement et simplement à la poésie la liberté dontelle jouissait à l’âge d’or du seizième siècle. Eh bien ! cetterévolution, les décadents la continuent après le géant mort. Leurcuriosité les a conduits à reprendre ces libertés condamnées. Il y a làencore comme un plaisir de péché, en même temps qu’un moyen d’effetnouveau. Leurs infractions à l’hiatus restent rares, mais ils se sontdécidément affranchis de la césure et de l’alternance des deux rimes.Ils obtiennent avec des rimes exclusivement féminines, des pièceschuchotantes, aux nuances effacées, avec des rimes exclusivementmasculines des sonorités redondantes, impossibles sous le joug desanciennes règles. » Voilà de bonnes et judicieuses paroles. Mais M.Bourde, plus loin, s’inquiète de nouveau de la pureté de la langue, etévoque les ombres des vieux grammairiens et de Littré. M. Bourde peutdormir tranquille. Littré ce lexicographe libéral et hardi, serait lepremier a accueillir, s’il n’était pas mort, les trouvailles de styledes décadents, comme il l’a fait pour les mots, tirés du latin ou créésde toutes pièces, par ce prodigieux écrivain qui a nom ThéophileGautier. Les poètes décadents - la critique, puisque sa manied’étiquetage est incurable, pourrait les appeler plus justement des symbolistes, - que M. Bourde a estrapadés d’une main courtoise sont :MM. Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Laurent Tailhade, CharlesVignier, Charles Morice et le signataire de cet article. Ils pourronts’en consoler en méditant sur cette fin magistrale de la lettre que deVigny adressait à lord *** à propos de la première représentation de satraduction d’Othello. Il y compare la société à une grande horloge àtrois aiguilles. L’une, bien grosse, s’avance si lentement qu’on lacroirait immobile : c’est la foule. L’autre plus déliée, marche assezvite pour qu’avec une médiocre attention on puisse saisir son mouvement: c’est la masse des gens éclairés. « Mais, au-dessus de ces deuxaiguilles, il s’en trouve une bien autrement agile et dont l’oeil suitdifficilement les bonds ; elle a vu soixante fois l’espace avant que laseconde y marche et que la troisième s’y traîne. Jamais, non, jamais,je n’ai considéré cette aiguille des secondes, cette flèche siinquiète, si hardie et si émue à la fois, qui s’élance en avant etfrémit comme du sentiment de son audace ou du plaisir de sa conquêtesur le temps ; jamais je ne l’ai considérée sans penser que le poète atoujours eu et doit avoir cette marche prompte au devant des siècles etau-delà de l’esprit général de sa nation, au-delà même de sa partie laplus éclairée. »

JEANMORÉAS.

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III

LeSymbolisme

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Manifeste deJean Moréas

(Figaro, du 18 septembre 1886.)


Commetous les arts, la littérature évolue : évolution cyclique avec desretours strictement déterminés et qui se compliquent des diversesmodifications apportées par la marche des temps et les bouleversementsdes milieux. Il serait superflu de faire observer que chaque nouvellephase évolutive de l’art correspond exactement à la décrépitude sénile,à l’inéluctable fin de l’école immédiatement antérieure. Deux exemplessuffiront : Ronsard triomphe de l’impuissance des derniers imitateursde Marot, le romantisme éploie ses oriflammes sur les décombresclassiques mal gardés par Baour Lormian et Etienne de Jouy. C’est quetoute manifestation d’art arrive fatalement à s’appauvrir, à s’épuiser; alors, de copie en copie, d’imitation en imitation, ce qui fut pleinde sève et de fraîcheur se dessèche et se recroqueville ; ce qui fut leneuf et le spontané devient le poncif et le lieu-commun.

Ainsile romantisme, après avoir sonné tous les tumultueux tocsins de larévolte, après avoir eu ses jours de gloire et de bataille, perdit desa force et de sa grâce, abdiqua ses audaces héroïques, se fit rangé,sceptique et plein de bon sens ; dans l’honorable et mesquine tentativedes Parnassiens, il espéra de fallacieux renouveaux, puis finalement,tel un monarque tombé en enfance, il se laissa déposer par lenaturalisme auquel on ne peut accorder sérieusement qu’une valeur deprotestation légitime, mais mal avisée, contre les fadeurs de quelquesromanciers alors à la mode.

Une nouvellemanifestation d’art était donc attendue, nécessaire, inévitable. Cettemanifestation, couvée depuis longtemps, vient d’éclore. Et toutes lesanodines facéties des joyeux de la presse, toutes les inquiétudes descritiques graves, toute la mauvaise humeur du public surpris dans sesnonchalances moutonnières ne font qu’affirmer chaque jour davantage lavitalité de l’évolution actuelle dans les lettres françaises, cetteévolution que des juges pressés notèrent, par une inexplicableantinomie, de décadence. Remarquez pourtant que les littératuresdécadentes se révèlent essentiellement coriaces, filandreuses, timoréeset serviles : toutes les tragédies de Voltaire, par exemple, sontmarquées de ces tavelures de décadence. Et que peut-on reprocher, quereproche-t-on à la nouvelle école ? L’abus de la pompe, l’étrangeté dela métaphore, un vocabulaire neuf où les harmonies se combinent avecles couleurs et les lignes : caractéristiques de toute renaissance.

Nousavons déjà proposé la dénomination du Symbolisme comme la seulecapable de désigner raisonnablement la tendance actuelle de l’espritcréateur en art. Cette dénomination peut être maintenue.

Ila été dit au commencement de cet article que les évolutions d’artoffrent un caractère cyclique extrêmement compliqué de divergences ;ainsi, pour suivre l’exacte filiation de la nouvelle école, il faudraitremonter jusques à certains poèmes d’Alfred de Vigny, jusques àShakespeare, jusques aux mystiques, plus loin encore. Ces questionsdemanderaient un volume de commentaires ; disons donc que CharlesBaudelaire doit être considéré comme le véritable précurseur dumouvement actuel ; M. Stéphane Mallarmé le lotit du sens du mystère etde l’ineffable ; M. Paul Verlaine brisa en son honneur les cruellesentraves du vers que les doigts prestigieux de M. Théodore de Banvilleavaient assoupli auparavant. Cependant le Suprême Enchantement n’estpas encore consommé : un labeur opiniâtre et jaloux sollicite lesnouveaux venus.

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*   *

Ennemiede l’enseignement, de la déclamation, de la fausse sensibilité, de ladescription objective, la poésie symboliste cherche : à vêtir l’Idéed’une forme sensible qui, néanmoins, ne serait pas son but à elle-même,mais qui, tout en servant à exprimer l’Idée, demeurerait sujette.L’Idée, à son tour, ne doit point se laisser voir privée dessomptueuses simarres des analogies extérieures ; car le caractèreessentiel de l’art symbolique consiste à ne jamais aller jusqu’à laconception de l’Idée en soi. Ainsi, dans cet art, les tableaux de lanature, les actions des humains, tous les phénomènes concrets nesauraient se manifester eux-mêmes : ce sont là des apparences sensiblesdestinées à représenter leurs affinités ésotériques avec des Idéesprimordiales.

L’accusation d’obscurité lancée contreune telle esthétique par des lecteurs à bâtons rompus n’a rien quipuisse surprendre. Mais qu’y faire ? Les Pythiques de Pindare,l’Hamlet de Shakespeare, la Vita Nuova de Dante, le Second Faustde Goethe, la Tentation de saint Antoine de Flaubert ne furent-ilspas aussi taxés d’ambiguïté ?

Pour la traductionexacte de sa synthèse, il faut au symbolisme un style archétype etcomplexe : d’impollués vocables, la période qui s’arcboute alternantavec la période aux défaillances ondulées, les pléonasmessignificatifs, les mystérieuses ellipses, l’anacoluthe en suspens, touttrope hardi et multiforme : enfin la bonne langue - instaurée etmodernisée - la bonne et luxuriante et fringante langue françaised’avant les Vaugelas et les Boileau-Despréaux, la langue de FrançoisRabelais et de Philippe de Commines, de Villon, de Ruteboeuf et de tantd’autres écrivains libres et dardant le terme acut du langage, tels destoxotes de Thrace leurs flèches sinueuses.

LE RYTHME: L’ancienne métrique avivée ; un désordre savamment ordonné ; la rimeillucescente et martelée comme un bouclier d’or et d’airain, auprès dela rime aux fluidités absconses ; l’alexandrin à arrêts multiples etmobiles ; l’emploi de certains nombres impairs.

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*  *

Ici je demande la permission de vous faireassister à mon petit INTERMÈDE tiré d’un précieux livre : Le Traité dePoésie Française, où M. Théodore de Banville fait pousserimpitoyablement, tel le dieu de Claros, de monstrueuses oreilles d’ânesur la tête de maint Midas.

Attention !

Lespersonnages qui parlent dans la pièce sont :

   UN DÉTRACTEUR DE L’ÉCOLE SYMBOLIQUE
   M. THÉODORE DE BANVILLE
    ERATO

ScènePremière

LE DÉTRACTEUR. - Oh ! ces décadents !Quelle emphase ! Quel galimatias ! Comme notre grand Molière avaitraison quand il a dit :

       Ce style figuré dont on fait vanité
       Sort du bon caractère et de la vérité.

THÉODORE DE BANVILLE. - Notre grand Molière commit là deux mauvais vers quieux-mêmes sortent autant que possible du bon caractère. De quel boncaractère ? De quelle vérité ? Le désordre apparent, la démenceéclatante l’emphase passionnée sont la vérité même de la poésielyrique. Tomber dans l’excès des figures et de la couleur le mal n’estpas grand et ce n’est pas par là que périra notre littérature. Aux plusmauvais jours, quand elle expire décidément, comme par exemple sous lepremier Empire, ce n’est pas l’emphase et l’abus des ornements qui latuent, c’est la platitude. Le goût, le naturel sont de belles chosesassurément moins utiles qu’on ne le pense à la poésie. Le Roméo etJuliette de Shakespeare est écrit d’un bout à l’autre dans un styleaussi affecté que celui du marquis de Mascarille ; celui de Ducisbrille par la plus heureuse et la plus naturelle simplicité.

LE DÉTRACTEUR. - Mais la césure, la césure ! On viole la césure !!

THÉODORE DE BANVILLE. - Dans sa remarquable prosodie publiée en 1844, M. WilhemTenint établit que le vers alexandrin admet douze combinaisonsdifférentes, en partant du vers qui a sa césure après la premièresyllabe, pour arriver au vers qui a sa césure après la onzième syllabe.Cela revient à dire qu’en réalité, la césure peut être placée aprèsn’importe quelle syllabe du vers alexandrin. De même, il établit queles vers de six, de sept, de huit, de neuf, de dix syllabes admettentdes césures variables et diversement placées. Faisons plus ; osonsproclamer la liberté complète et dire qu’en ces questions complexesl’oreille décide seule. On périt toujours non pour avoir été trop hardimais pour n’avoir pas été assez hardi.

LE DÉTRACTEUR. - Horreur ! Ne pas respecter l’alternance des rimes !Savez-vous, Monsieur, que les décadents osent se permettre mêmel’hiatus ! même l’hi-a-tus !!

THÉODORE DE BANVILLE.- L’hiatus, la diphtongue faisant syllabe dans le vers, toutes lesautres choses qui ont été interdites et surtout l’emploi facultatif desrimes masculines et féminines fournissaient au poète de génie millemoyens d’effets délicats toujours variés, inattendus, inépuisables.Mais pour se servir de ce vers compliqué et savant, il fallait du génieet une oreille musicale, tandis qu’avec les règles fixes, les écrivainsles plus médiocres peuvent, en leur obéissant fidèlement, faire, hélas! des vers passables ! Qui donc a gagné quelque chose à laréglementation de la poésie ? Les poètes médiocres. Eux seuls !

LE DÉTRACTEUR. - Il me semble pourtant que la révolution romantique…

THÉODORE DE BANVILLE. - Le romantisme a été une révolution incomplète. Quelmalheur que Victor Hugo, cet Hercule victorieux aux mains sanglantes,n’ait pas été un révolutionnaire tout à fait et qu’il ait laissé vivreune partie des monstres qu’il était chargé d’exterminer avec sesflèches de flammes !

LE DÉTRACTEUR. - Touterénovation est folie ! L’imitation de Victor Hugo, voilà le salut de lapoésie française !

THÉODORE DE BANVILLE. - LorsqueHugo eut affranchi le vers, on devait croire qu’instruits à son exempleles poètes venus après lui voudraient être libres et ne relever qued’eux-mêmes. Mais tel est en nous l’amour de la servitude que lesnouveaux poètes copièrent et imitèrent à l’envi les formes, lescombinaisons et les coupes les plus habituelles de Hugo, au lieu des’efforcer d’en trouver de nouvelles. C’est ainsi que, façonnés pour lejoug, nous retombons d’un esclavage dans un autre, et qu’après les poncifs classiques, il y a eu des poncifs romantiques, poncifs decoupes, poncifs de phrases, poncifs de rimes ; et le poncif,c’est-à-dire le lieu commun passé à l’état chronique, en poésie commeen toute autre chose, c’est la Mort. Au contraire, osons vivre ! etvivre c’est respirer l’air du ciel et non l’haleine de notre voisin, cevoisin fût-il un dieu !

Scène II

ERATO(invisible). - Votre Petit Traité de Poésie Française est unouvrage délicieux, maître Banville. Mais les jeunes poètes ont du sangjusques aux yeux en luttant contre les monstres affenés par NicolasBoileau ; on vous réclame au champ d’honneur, et vous vous taisez,maître Banville !

THÉODORE DE BANVILLE (rêveur). -Malédiction ! Aurais-je failli à mon devoir d’aîné et de poète lyrique !

(L’auteurdes Exilées pousse un soupir lamentable et l’intermède finit.)

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*  *

La Prose. - romans, nouvelles, contes, fantaisies,- évolue dans un sens analogue à celui de la poésie. Des éléments enapparence hétérogènes, y concourent : Stendhal apporte sa psychologietranslucide, Balzac sa vision exorbitée, Flaubert ses cadences dephrases aux amples volutes, M. Edmond de Goncourt son impressionnismemodernement suggestif.

La conception du romansymbolique est polymorphe : tantôt un personnage unique se meut dansdes milieux déformés par ses hallucinations propres, son tempérament :en cette déformation gît le seul réel. Des êtres au geste mécanique,aux silhouettes obombrées, s’agitent autour du personnage unique : cene lui sont que prétextes à sensations et à conjecture. Lui-même est unmasque tragique ou bouffon, d’une humanité toutefois parfaite bien querationnelle. - Tantôt des foules, superficiellement affectées parl’ensemble des représentations ambiantes, se portent avec desalternatives de heurts et de stagnances vers des actes qui demeurentinachevés. Par moments, des volontés* individuelles se manifestent ;elles s’attirent,  s’agglomèrent, se généralisent pour un butqui, atteint ou manqué, les disperse en leurs éléments primitifs. -Tantôt de mythiques phantasmes évoqués, depuis l’antique Démogorgônjusques à Bélial, depuis les Kabires jusques aux Nigromans,apparaissent fastueusement atournés sur le roc de Caliban ou par laforêt de Titania aux modes mixolydiens des barbitons et des octocordes.

Ainsidédaigneux de la Méthode puérile du Naturalisme, - M. Zola, lui, futsauvé par un merveilleux instinct d’écrivain - le roman symboliqueédifiera son oeuvre de déformation subjective, fort de cet axiome :que l’art ne saurait chercher en l’objectif qu’un simple point dedépart extrêmement succinct.

JEAN MORÉAS.

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IV

Examendu Manifeste
Par Anatole France.


(LeTemps, 26 septembre 1886.) Extraits.

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Unjournal, qui reçoit d’ordinaire les manifestes des princes, vient depublier la profession de foi des symbolistes. Ceux-ci étaient plusconnus sous les noms de décadents et de déliquescents. Mais M. JeanMoréas, le rédacteur de la profession de foi, repousse ces vocablescomme impropres : «  Les littératures décadentes se révèlent,dit-il, essentiellement coriaces, filandreuses, timorées et serviles :toutes les tragédies de Voltaire, par exemple, sont marquées de cestavelures de décadence. Et que peut-on reprocher, que reproche-t-on àla nouvelle école ? L’abus de la pompe, l’étrangeté de la métaphore, unvocabulaire neuf où les harmonies se combinent avec les couleurs et leslignes : caractéristiques de toute renaissance. » Après cela, on voitde reste pourquoi M. Jean Moréas ne veut pas qu’on appelle ses amis desdécadents. Quant à savoir pourquoi il leur donne le nom de symbolistes,c’est moins facile, et je serais encore, à l’heure qu’il est, un peuembarrassé de le dire.

Mon embarras vient surtout dece que je ne sais pas exactement ce que c’est que le symbolisme. Il estvrai que M. Jean Moréas l’explique. Mais il est vrai aussi que sonexplication est difficile à suivre.……………………………………

M.Théodore de Banville n’a point porté au symbolisme l’aide qu’onattendait. Il s’est tu, « il a failli à son devoir d’aîné et de poètelyrique. » Il est impardonnable et il ne sera point pardonné. Jadis, M.Taine trompa l’espoir des naturalistes. M. Zola comptait que M. Taineserait son critique, et aujourd’hui encore M. Zola voit avec douleurque M. Taine a manqué à sa mission. Semblablement M. Théodore deBanville. Les symbolistes attendaient qu’en ses vieux jours ce poètesavant et charmant chantât, à leur venue, le cantique de Siméon. Etparce qu’il n’a point chanté de prophétie, ils disent qu’il n’est qu’unfaux devin et un inutile chanteur.……………………………………………….

Parmiles écrivains français dont vous voulez restaurer la langue, vousnommez François Rabelais, Philippe de Comynes (et non point Commines,ainsi que vous l’écrivez), Villon et Ruteboeuf,  « écrivainslibres, dites-vous, et dardant le terme acut du langage, tels destoxotes de Thrace leurs flèches sinueuses ». Voilà encore,permettez-moi de vous le dire, des noms qu’on ne s’attendait point àvoir réunis. Je ne parle pas de Ruteboeuf, que je n’ai guère pratiqué.Quant à Comynes et à Rabelais, je crois les connaître un peu l’un etl’autre. Ce sont des écrivains de tout point dissemblables, et s’ilsressemblent tous deux, comme vous dites, aux toxotes de Thrace, il fautnécessairement que cette ressemblance s’étende à beaucoup d’écrivains.On connaît Rabelais ; il a un grand nombre d’admirateurs et mêmequelques lecteurs. Je suis persuadé, monsieur, que vous êtes de cesderniers. Vous savez combien la langue de Rabelais est riche, savante ;vous savez qu’elle est lourde à force de richesse ; que c’est unentassement prodigieux de belles formes de langage, un magasin confusde mots et d’idées. Telle n’est point la langue de Comynes. CePhilippe  de Comynes était un homme d’Etat. Il écrivaitsimplement, sans recherche de l’effet, sans autre souci que d’êtreclair. Il se proposait, non d’amuser comme Froissart par des contesjoliment colorés, mais d’instruire les politiques en leur montrantl’enchaînement des faits. Le premier en France, il eut les vues d’unhistorien. Ce n’est pas là, sans doute, un mérite inférieur. Il faut lelouer aussi d’avoir donné le premier l’exemple d’un style simple etutile, le style des affaires. Je vois bien que ce style a été employéde nos jours avec avantage. Mais il me semble que c’est par M. Thiersou par M. Dufaure, plutôt que par aucun des écrivains symbolistes.J’éprouve là encore un embarras dont tous les toxotes de Thrace neparviendront pas à me tirer. Permettez-moi de vous dire, cher monsieurJean Moréas, que si je suis embarrassé, c’est un peu de votre faute.Vous rapportez tout au symbolisme. Vous croyez que les littératures detous les âges et de tous les pays n’eurent de raison d’être qu’en cequ’elles préparèrent l’éclosion du symbolisme. C’est là un point de vueoù il m’est difficile de me placer. M. Zola, s’il vous en souvient,s’est efforcé de prouver que la littérature tend, depuis les âges lesplus reculés, au naturalisme, lequel en est la fin nécessaire, et quetous les progrès de l’art d’écrire ont abouti fatalement aux Rougon-Macquart. Il n’y a pas tout à fait réussi, pour plusieursraisons ; la première est que cela n’est peut-être pas vrai. Ce n’estpas vous, monsieur Moréas, qui contredirez à cette raison. Il y en ad’autres encore. M. Zola a, dans sa laborieuse et honorable carrière,plus écrit qu’il n’a lu. Je ne m’en plains pas, puisque ses livres sonttrès intéressants. Mais enfin, le passé de l’esprit humain lui échappeen partie et, quand il a essayé d’établir les protégomènes dunaturalisme dans le roman et au théâtre, il a montré beaucoupd’incertitude. Ses adversaires eux-mêmes ont été tentés de lui venir enaide et de lui citer les Milésiennes, la Célestine, lesPicaresques. Sorel, Furestière, Scaron, Caylus, Restif de la Bretonneet cent autres qu’il oubliait. Il n’y a pas jusqu’au dialogue deBoileau sur les héros de roman qui ne lui eût profité. Car Boileau etles classiques sont, a leur façon et à son insu, les auxiliaires de M.Zola. Boileau reprochait à Scudéry précisément ce que Zola reproche, etnon pas tout à fait à tort, à Victor Hugo. Quant à vous, monsieur, sij’osais, je vous désignerais un de vos précurseurs que vous négligez,c’est Lycophron. Il est ésotérique autant que possible et suffisammentcomplexe, ce me semble. Je serais curieux de savoir ce que vous enpensez. Quant à moi, je le tiens pour le premier des symbolistes. Vousferez peu de cas, sans doute, de l’opinion d’un barbare. L’exemple deM. Zola devrait vous inquiéter davantage. Si la philosophie littérairequi aboutit au seul naturalisme est fausse, celle qui aboutit au seulsymbolisme risque de n’être pas plus vraie. C’est le danger dessystèmes ; je veux vous en rappeler un illustre exemple. Le grandAugustin Thierry établit vers 1835 que tout ce qui avait eu lieu dansnotre pays, depuis les Romains, n’était qu’une préparation à lamonarchie de Juillet, et que, par conséquent, l’histoire de Franceétait désormais parfaite. Ce système fut renversé en 1848 et il nes’est pas relevé depuis.

Vous prenez soin, Monsieur,de désigner dans votre manifeste, en même temps que les bons écrivainsfrançais qui ont préparé le symbolisme, les mauvais qui l’ont retardé.Parmi ceux-ci vous nommez Vaugelas et Boileau. Je crois comme vous, eneffet, que Boileau ne soupçonna jamais ni les « impollués vocables »,ni « la période qui s’arc-boute alternant avec la période auxdéfaillances ondulées », ni « les mystérieuses ellipses », ni « letrope hardi et multiforme » que vous préconisez. M. Renan nous affirmeque Nicolas est devenu romantique depuis qu’il est mort. Je n’en croisrien : c’était un entêté. Il y a gros à parier qu’il n’est encore nipour M. Victor Hugo, ni pour vous. Quant à Vaugelas, je ne sais pas envérité pourquoi vous le considérez comme votre ennemi. Il n’estl’ennemi de personne. Ce n’était pas un grammairien à la façon dont onl’entend aujourd’hui. C’était même tout le contraire. Il nereconnaissait d’autre règle que l’usage. Il avait vécu à la cour du ducd’Orléans Gaston, il en avait noté les façons de dire. C’est sur cesfaçons de dire qu’il fit un volume de Remarques. Jamais on n’écrivitsur la langue avec moins de tyrannie. Il se borne à dire, dans sonlivre, que tel terme est du bel usage et que tel autre terme n’en estpas. En quoi cela peut-il vous contrarier ? Ne serait-il pas meilleur,Monsieur, de laisser en repos ce gentilhomme qui aimait les beauxdiscours, et de tourner ensemble notre colère contre Noël et Chapsal,vos ennemis et les miens ? Ceux-là furent des cuistres. Ilsprétendirent donner des règles pour écrire, comme s’il y avait d’autresrègles pour cela que l’usage et le goût.……………………………………………….

Jevais vous surprendre encore. Je ne trouve pas le théâtre de Voltaire simal écrit que vous dites. Je n’y vois pas tant de « tavelures » quevous en voyez. Le vers en est parfois un peu traînant, j’en conviens.Voltaire, pour parler comme Pascal, n’avait pas le temps d’être court.Mais enfin, s’il y a quelque part un bon style de tragédiephilosophique, c’est celui-là. J’y sens par endroits le coeur et l’âmedu dix-huitième siècle. Les marquises et les philosophes nereconnaissaient dans Zaïre et dans Alzire. Ils en pleuraient.Laissez-moi voir encore entre les feuillets jaunis glisser leurs ombresaimables. Il y a tout de même de la poésie dans ces vers-là. C’estvieillot, dites-vous. Eh bien, un peu de patience ! ce sera vieuxdemain. Je vous attaque en ce moment, Monsieur, sur un point que vousn’êtes pas seul à défendre. Je ne serai soutenu qu’à moitié par M.Emile Deschanel. Vous avez beaucoup de monde et spécialement M.Francisque Sarcey avec vous. C’est ce qu’on appelle, en styleparlementaire, une majorité de coalition. Car M. Sarcey n’estassurément pas un symboliste. Vous le mettez sans doute avec Nicolas.Moi aussi. Oui, M. Sarcey a dit ici même beaucoup de mal des vers de Mahomet. Il y en a un dont il était particulièrement choqué, celui-ci:

    Tu verras dechameaux un grossier conducteur.

A la vérité, cen’est pas un beau vers. Mais, on mettrait sans crainte aujourd’hui :

   Tu verras un grossier conducteur de chameaux.

Et jene suis pas certain que cela vaudrait mieux. Pour moi, c’est bonnetblanc et blanc bonnet….

Je vous entends, chermonsieur Jean Moréas ; c’est à que vous allez triompher. Moi,direz-vous, je ne mettrai ni chameaux, ni conducteur, ni quoi que cesoit qui désigne des bêtes et l’homme. J’en donnerai seulement l’idée.Et si je vous demande comment vous en donnerez l’idée, vous merépondrez que ce sera par de lointaines et secrètes analogies de ton,de forme, par voie d’allusion et avec un retour à je ne sais quellesidées primordiales, enfin grâce à quelques-uns des beaux secrets dusymbolisme ! Eh ! oui, cher monsieur Jean Moréas, vous avez de beauxsecrets, votre vers sera merveilleux. Mais on n’y comprendra rien. Vousferez le chef-d’oeuvre inconnu. Et, parbleu ! en vous cherchant desprécurseurs j’oubliais celui-là : le vieux peintre dont Balzac nous aconté la touchante et cruelle aventure. Ce peintre voulut trop bienfaire. L’orgueil perdit les anges, cher monsieur. Nous savons qu’en artil est dangereux d’imiter. C’est là un péril contre lequel notre vaniténous met en garde autant que notre talent. Nous sommes tentés del’exagérer, s’il est possible. Un art que vous connaissez bien, car ilest la gloire du pays adorable dont vous êtes originaire, la sculpturegrecque n’a pas trop souffert de cet esprit d’imitation qui inspiraitses écoles. La plupart des statues antiques que nous admirons sont desrépliques. Les sculpteurs grecs répétaient à satiété les mêmes motifs.La poésie hellénique vivait aussi d’imitations. Cela est sensible dansl’Anthologie.…………………………………….

ANATOLEFRANCE.

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V

Lettrede Jean Moréas à Anatole France

(Symboliste, du 7octobre 1886.)

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Paris,27 septembre 1886.


   MONSIEUR ET CHER CONFRÈRE,

J’ai lu avec le plusgrand intérêt votre si docte dissertation à propos de mon article surle Symbolismepublié par le Figaro; et ce me fut une bien agréable surprise que cette critique de finlettré parmi toutes les injures dont les chironactes de la Pressem’accablent depuis quelque temps. Après cela, vous permettrez quej’essaye de me justifier sur certains points de votre critique :

Vousvoulez que j’écrive Comynes et non Commines. Pourquoi ? les deuxorthographes sont également employées : Littré, Michelet, et biend’autres, écrivent Commines. Plus loin, vous comparez le style de ceconseiller de Louis XI à celui de M. Thiers. Cet ingénieux paradoxe, jel’accepte, car il me sert ; il pourrait prouver une fois encore quellevertigineuse décadence suivit notre langue depuis le quinzième siècle.Quant à Ruteboeuf, souffrez que je m’étonne de votre indifférence :«  Je ne parle pas de Ruteboeuf, dites-vous, que je n’ai guèrepratiqué. » Il me semblait cependant que le « doux trouvère » avaitdroit à l’estime de tout bon poète.

Certes, vousavez, Monsieur, très habilement défendu contre moi Vaugelas, « cegentilhomme qui aimait les beaux discours ». J’ai encore feuilleté,hier, ses REMARQUES, et j’ai le malheur de persister dans mon erreur :je le trouve pernicieux et très « tyrannique », ce gentilhomme del’Académie, vous aurez beau dire.

Vous exprimez ledésir de savoir ce que je pense de Lycophron que vous jugez ésotériqueautant que possible et suffisamment complexe. Je suis tout à fait devotre avis, et je trouve même son poème d’ALEXANDRA extrêmementdélicieux. Mais là où j’oserai vous contredire, c’est lorsque vousdites que « la poésie hellénique vivait d’imitations. » Je pensequ’Eschyle, par exemple, Sophocle et Euripide sont des poètes de toutpoint dissemblables ; ils furent aussi tous trois de parfaitsrévolutionnaires à leur époque. Quant à la plupart des poètes del’ANTHOLOGIE, j’avoue ne pas professer pour eux une admirationsuperlative.

Dois-je maintenant me plaindre de ceque vous avez pu conclure de mon article relativement à M. Théodore deBanville ? Il ne me semble pas être si « en querelle » avec ce maître.Tout au contraire, je crois avoir suffisamment prouvé par des extraitsque, dans son admirable TRAITÉ DE POÉSIE, M. de Banville a préconisétoutes les réformes rythmiques que nous avons le courage de réaliser,en ce moment, mes amis et moi.

Voilà, Monsieur, toutce que je voulais vous dire : car, pour le reste, la plus prolixecontroverse ne saurait aboutir. Vous admirez Lamartine, tout enestimant, j’aime à le croire, Charles Baudelaire ; et moi j’admireBaudelaire tout en estimant Lamartine. L’ultime explication de nosdissidences est peut-être là.

Je finis, Monsieur etcher Confrère, en vous priant d’agréer l’hommage de mes meilleuressympathies.

JEANMORÉAS.


NOTES :
(1) Lelibraire Léon Vanier, qui semble ambitionner de devenir le Lemerre decette poésie nouvelle, a publié quelques-uns des volumes de M. Verlaineet tient un assortiment de Décadents.
(2) Chez Léon Vanier.
(3)Chez Lemerre.
(4) Les Déliquescences.