Corps
SCHLOESSER, Franck (18..-19..) : Les Menus du Siège, 1870-1871(1909) Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.I.2013) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque du n°24 - VIe série- 15.12.1909 deLA REVUE (ancienne Revue des Revues). Les Menus du Siège, 1870-1871 par FRANK SCHLOESSER _____ Il y a quelque temps, le maîtred'hôtel d'un restaurant de Londres me donna un petit livre qui, dit-il,m'intéresserait beaucoup. C'était un carnet manuscrit de quelquesfeuillets. Sur la première page écrite à l'encre d'or et presqueeffacée on lisait : LES MENUS d'un Restaurant de Paris durant le siège. Préface d'analogie Passionnelle sur Les Malheurs de la France. ----------- Le lendemain d'un jour où la France aura congédié ses six cent mille soldats, le monde sera à elle. A. TOUSSENEL. J'avais sous les yeux un véritable document historique. Le cuisinieravait écrit sur chaque menu le prix qu'il avait payé pour lesdifférents mets et la comparaison avec les prix de la carte estsingulièrement instructive. Le premier jour le menu ne donne comme variante à la carte habituelleque deux plats : Sauté de chat aux racines.......... 5 francs. Cheval en daube....................... 6 francs. Le lendemain, il y a mieux : Rosbif de cheval au macaroni........3 f r. 50 Carré de mulet, sauce poivrade......3 fr. » Sauté d'âne à la bourgeoise..........3 fr. 50 A la même date, le plat d'asperges coûte 3 fr. 50 ; le plumpudding 1fr. 50 ; une poire 1 fr. 25. En note on fait remarquer qu'un chat coûte 6 francs, un mouton vivantprovenant du Jardin des Plantes 150 francs ; le mulet, 3 fr. 50 le kilo. L'âne et le mulet semblent avoir été très appréciés, mais les goûtsdiffèrent. Je connais à Paris un très ancien cercle de dîneurs, le « Moulin à Sel», où se réunissent un grand nombre d'artistes, sculpteurs,littérateurs, et hommes politiques. Un jour, à l'un de ces dîners,Fulbert Dumonteil, l'écrivain gastronomique bien connu, donna lectured'une brochure où l'on faisait l'apologie de l'âne et citait pourexemple les repas du siège de Paris. Cet opuscule, aujourd'huiintrouvable, fourmille d'anecdotes. Je relève celle-ci : Pendant le siège, j’errai, par une matinée lugubre, autour du marchédes Ternes où le bœuf et le mouton avaient été remplacés par le cheval,le chat et le rat vendus assez cher. Soudain, mes yeux s'arrêtèrent surune pancarte où je lus cette annonce : « Ici on vend de l'âne. »J'entrai dans la boutique et questionnai une jeune fille qui setrouvait au comptoir, la tête emmitouflée d'un fichu rouge. - Où vous êtes-vous procuré cette viande, mademoiselle ? - Hélas, monsieur, nous avions deux beaux ânes qui faisaientl'admiration de tout Suresnes ; obligés de venir à Paris pour notresécurité, il nous a fallu les tuer. Ils s'appelaient Ernest et Joseph. Joseph est vendu. - Par ses frères ? - Par mon père. Celui-ci c'est Ernest. N'est-il pas appétissant ? Lefilet coûte 30 francs, la cervelle 60, le cœur 10 francs. C'est bonmarché, n'est-ce pas ? - Je prendrai le cœur, mademoiselle. Vous vous appelez ? - Denise. Et la jeune fille, en tâchant de sourire, mais toute pâle, enveloppe,1e cœur d'Ernest. C'était, si je m'en souviens, dans une proclamation du général Trochu :« Paris ne capitulera pas ». Ernest devait être bien vieux. Son cœur, certainement moins tendre quecelui de Denise, me donna une telle indigestion que j'en garde encoreune profonde rancune aux Allemands. Ici je transcris textuellement les observations du cuisinier à la datedu 17 décembre. L'orthographe en est scrupuleusement respectée. Le poisson qui nous provenais était de la Seine. Nous achetionsrégulièrement 50 francs de poisson par jour. Le cheval n'a jamaisbeaucoup varié de prix, le plus cher fut 8 francs le kilo. Le paoncoûtait 15 à 20 francs à l'époque, provenant du Jardin des Plantes. Jemis en conserve pour le patron deux mille cinq cents œufs, nous lesvendîmes 1 fr 50 la pièce deux mois plus tard. Les menus, durant cette période de décembre, sont étonnamment bons. Deshors-d’œuvre, deux sortes de poisson, du bœuf, de la volaille, dugigot, du canard (7 francs un quartier), du chat sauté et du lapin (4francs). Les choux-fleurs et les petits pois étaient servis commelégumes ; les compotes de prunes et de mirabelles comme entremets. Le 20 décembre, les premiers rats sont vendus au prix de 75 centimespièce. La vente se faisait généralement d'une manière clandestine. Un soir àonze heures, on nous offrit un demi-fromage de gruyère à 32 francs lekilo. A minuit un homme nous apporta en grand secret un fromage de briepour 30 francs. Quelquefois le cuisinier a des déceptions : ainsi il avait gardé desdindons vivants, véritables trésors. Avant d'être plumés ils moururentOn les remplaça sur la carte par 10 kilos de chameau, et les clientsn'y virent pas de différence (c'était peut-être de la bosse...). On mangeait énormément de cheval et de chat. Il était même recommandé à ceux qui avaient des petits chats de ne pasles noyer, mais de les manger. Cuits à l'étouffée avec des oignons ouen ragout, ils avaient, parait-il, un goût excellent. Les chiens n'étaient pas moins appréciés, à tel point, que FrancisqueSarcey, indigné, protesta contre ce contre ce qu’il appelait un crimequi eût révolté même Ugolin. Il déclare qu'il comprendrait mieux Orestemangeant Pylade, Paul dévorant Virginie ou les frères siamois seservant de nourriture l'un à l'autre. Mais la faim ne connaît pas deloi. En novembre, des boucheries félines et canines furent ouvertes surdifférents points de Paris. Habilement préparés, proprement écorchés et cuits avec une bonne sauce,les chiens faisaient un excellent plat ; leur chair est rouge etdélicate. Les côtelettes de chien se vendaient 2 francs pièce, un gigotde chien, pendant le mois de novembre, ne pouvait être acheté à moinsde 4 francs la livre. Deux bons bourgeois, le mari et la femme, avaient un petit chien dontils étaient très aimés. Mais un jour vint où il n'y eut plus rien àmanger dans la maison, et le pauvre Bijou fut tué et cuit. Son maîtreet sa maîtresse avaient les yeux pleins de larmes avant le dîner.Pendant le repas, après avoir placé machinalement le dernier os sur lebord de son assiette : - Pauvre Bijou, dit la femme avec un tristeregard. Quel régal ceci aurait été pour lui ! On doit dire, à la vérité, qu'il fut mangé plus de chats que de chienset qu'après le siège ils furent rares ceux qui restèrent dans la ville.Parés de papier et de rubans, les chats parisiens étaient vendus sousle nom de « lapins de gouttière ». Rôti et assaisonné avec des pistaches, des noisettes, des olives, descornichons et des piments, ils constituaient un plat d'une délicatesseextrême. Voici une liste des mets de choix : terrine de poulet 16 fr., de lapin13 fr. ; un poulet 26 fr. ; un lapin 26 fr. ; un dindon 60 fr. ; uneoie 45 fr. ; un chou-fleur 3 fr. ; un chou vert 4 fr. le chien 2 fr. lalivre ; un chat écorché 5 fr. ; un rat 1 fr. ; un gros rat d'égout 1fr. 50 ; on mangea presque tous les animaux du Jardin d'Acclimatationqui se vendaient en moyenne 7 francs la livre, mais la livre dekangourou valait 12 francs. Un correspondant qui était à ce moment à Paris écrivait : Hier, j'ai dîné avec un confrère d'un journal de Londres ; il avaitréussi à se procurer un gros morceau de mouflon animal qu'on ne trouve,je crois, qu'en Corse. Il m'en offrit ; ce n'était, pas absolumentmauvais mais je n'en ferai certainement pas mon menu ordinaire sij'allais là-bas. Ce matin, nous avons eu un salmis de rat. Excellent ;cela tenait de la grenouille et du lapin. Je me rappelle qu'en Egypte,j'éprouvais quelque répugnance à voir, les indigènes manger du rat.Plus il vieillit, plus il devient passable. Si jamais je retourne enAfrique, je ne bouderais pas sur le plat national. Pendant le siège de Londonderry, on a vendu des rats 7 schellings (8fr. 75 pièce). Si le blocus se prolonge de quelques semaines, tout cequ’on pourra se permettre avec des moyens modestes, ce sera par hasardquelque souris. J'étais curieux de savoir si sur la carte du restaurant, le rat seraitappelé rat. Je lus : salmis de gibier. Il y avait un marché de rats place de l'Hôtel-de-Ville, juste sous lenez de l'autorité. Les approvisionnements se renouvelaient sansinterruption. Les preneurs de rats avaient accès dans les égouts et se servaientcomme appât de glucose dont ces rongeurs sont très friands. D'ailleursle rat n'était pas une nouveauté comme aliment en France. De même qu'onélève des escargots dans les vignes de Bourgogne pour l'alimentation,de même, dans les chais du Bordelais, infestés par les rats, on leurdonne la chasse pour les vendre aux restaurants. On en fait grand cas,surtout quand ils sont ivres de vin. Le 27 décembre, le prix des chats monta jusqu'à 8 francs, et un ours duJardin dès Plantes fut vendu 200 francs. Un paon rapporta 29 francs, etla portion de sauté aux racines était marquée 5 francs sur la carte dujour. M. Bonvalet, maire du IIIe arrondissement, a conservé le menu suivantd'un dîner servi chez Peters : MENU. Beurre, Celeri, Sardines, Olives. Potage de Sagou au vin de Bordeaux. Saumon à la Berzelius. Escalope d'éléphant, sauce échalote. Ours à la Sauce Toussenel, Salade de Légumes à la Raspail. Pommes. Poires. Biscuits. Un autre dîneur écrit : Hier, j'ai eu une tranche de Pollux à dîner. Pollux et son frère Castorsont les deux éléphants du Jardin des Plantes que l'an a tués. Polluxétait dur, coriacé et huileux ; je ne recommanderai à personne demanger de l'éléphant tant qu'on peut se procurer du bœuf et du mouton.Les bons morceaux de Castor et Pollux ont été vendus 45 francs le 1/2kilo. Les autres morceaux de ces deux intéressants jumeaux se cotaient10 francs la livre. Le 2 janvier, les restaurants achetaient l'éléphant à 30 fr. le kilo etl'un des patrons dit à ce sujet : « Ce jour-là je vendis pour 600francs d'éléphant ». Le 7 janvier, les rats se payent jusqu'à 2 francs pièce, et lecuisinier ajoute cette remarque : « Mes amis qui reviennent des fortsme disent : Nous ne sommes pas en nombre. Le commerce commence à dire :Nous serons forcés de capituler » Les prix des restaurants sont presque les mêmes dans tout Paris, avecdes différences pour ceux qui sont très fréquentés. A la fin denovembre, chez Véfour, au Palais-Royal, une tranche de pâté de gibier(on ne dit pas de quel gibier, mais on s'en doute) vaut 2 francs, etune petite saucisse truffée 1 franc pièce. Aux Trois FrèresProvençaux, on sert des saucisses de bœuf (?) à 4 francs la livre. Chez Catelain, un plat raisonnable de prétendu bœuf à la mode et defoie de poulet est marqué 2 francs. Ailleurs, par exemple au restaurant bon marché de la rueGrange-Batelière, un poulet maigre, rôti, coûte 60 fr. ; un filet, ditde bœuf, 2 francs la portion. Potel et Chabot vendent des conserves de prétendu bœuf à 14, 20 et 25francs la boîte. Au Palais-Royal on vend de l'âne rôti à 12 francs la livre, despuddings noirs à 2 francs pièce ; une petite tête de veau ne se donnepas au-dessous de 25 francs ; un demi-litre de lait ne s'obtient qu'à 1franc, le beurre frais est à 25 francs la livre, mais il estextrêmement rare, et le marchand n'en expose qu'une motte à la-fois surun plateau tournant qui excite l'admiration et la convoitise d'unefoule ininterrompue de badauds. Chez Duval, les habitués ont droit, par protection, à un tout petitplat de ce qu'on appelle de la viande. Au faubourg Saint-Honoré, un boucher met à l'étalage les carcasses dedeux loups dépouillés. Un troupeau d'antilopes du Jardind'acclimatation atteint un prix inouï. Il en est de même de certainsrats d'eau, de certains chats domestiques. On a offert 100 francs d'unpetit chien bien gras. Toussenel écrit : « J'ai connu des personnes qui, durant le siège, ontfait des fortunes énormes en usurpant (sic) le peuple ». Le 13, janvier, il écrit : On nous vendit de la salade de laitue cinquante francs, chaque saladeavait huit feuilles. Elle provenait des jardins maraîchers en dedansdes fortifications. Le jour suivant : les pommes de terre cinquantefrancs Le décalitre ; les pigeons toujours le même prix, de dix à douzefrancs. Les fruits deviennent rares ; beaucoup de marchands de vinmanquent de liquide ; les épiciers n'ont plus de sel. Le 18 janvier, Toussenel fait une trouvaille : Nous découvrîmes des bêtes à cornes dans un couvent. La Supérieure nousvendit un bœuf, d'une qualité extra ; les côtes avaient cinqcentimètres de graisse. Et le lendemain : Un homme vint nous offrir deux lapins. Cet homme était un incurable dela rue de Serre. Je le fis entrer pour examiner la marchandise. C'estlà qu'il me dit : Je ne vous apporte pas deux lapins, mais deux beauxchats ! - Combien en voulez-vous ? - Sept francs la pièce. La chose lutacceptée. Le chef est ingénieux : Nous achetâmes un bouc, trois francs le kilo. Jamais l'art culinaire neréussira a faire de la viande de bouc un mets potable. J'ai employé lesacides oxalique, tartorique, métrique (sic), sulfurique, étendu d'eau ;il m'a: été impossible de faire disparaître l'odeur. Le 22 janvier, véritable cri du cœur : Le pain manque depuis longtemps ; le Sénat est à l'étranger, lanoblesse de Napoléon III est et Londres ! L'ouvrier patiente jusqu'aubout ! Six jours après, clôture du Journal des Menus : Le 28 janvier un armistice est conclu à Versailles entre M. Jules Favreet M. Bismarck. Le Siège de Paris avait duré 135 jours. Je termine iciles menus du siège. J'aurais pu multiplier et donner en parallèle lesdéjeuners. Les lignes établies, la marée se vendit au prix de l’or. Lesiège était fini ; le peuple avait du pain ! P.-S. - Tous les restaurateurs du siège sont loin d'avoir faitfortune. On m'assure que l'un d'eux, M. Peters, qui avait toute laclientèle riche, est mort â l'hôpital dans le plus grand dénuement àquatre-vingt-quatre ans. FRANK SCHLOESSER |