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SCHWOB,Marcel(1867-1905): Il Libro della miaMemoria(1905). Saisiedu texte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (16.XII.2006) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur l'exemplairede la Médiathèque (Bm Lx : n.c.) de Vers et prose, revuetrimestrielle de littérature, éditée à Paris parl'Imprimerie H. Jouve (Tome 1, Mars 1905). IL LIBRO DELLA MIA MEMORIA par MarcelSchwob ~~~~MARCELSCHWOB Marcel Schwob est mort. Un mal banal triomphede sa chair débile que dévorait une vie ardente. A l'abri del'admiration du vulgaire, aimé des délicats, il meurt maître de cetalent mystérieux qu'éclairait une si parfaite conscience. Il meurt à trente-neuf ans, ayant enrichi le trésorlittéraire français d'une oeuvre, en tous points considérable, chériede ceux qui, jouissant du mystère sans en devenir la proie, nerenoncent jamais aux clartés certaines d'une logique impérieuse : Mimes, la Croisade des Enfants, l'Etoile de Bois, le Roi auMasque d'Or, autant de précieux livres qui nous seront plus précieuxdésormais, car ils sont la chair et le sang du Maître aimé qui, hier,nous remettait les premiers feuillets de « Il Libro della mia Memoria»... ! Les poètes, les lettrés lepleureront et, certes, aussi, les vingt fidèles qu'il réunissait chaquejeudi en l’Ecole des Hautes Etudes Sociales, parachevant son étude surl'oeuvre et la vie de François Villon, qui eût constitué l'un desmonuments impérissables de notre littérature. Les « Villonistes »n'ont plus de maître. Nous courberons latête sans rien ajouter, cependant que le peuple des diurnales, quirefusait naguère d'honorer le vivant, entonne un chant de gloire ;Marcel Schwob est mort. A. S. IL LIBRODELLA MIA MEMORIA I LA « RUBRIQUE » DES IMAGES In quella parte del libro dellamia memoria, dinanzi alla quale poco sipotrebbe leggere, si trova una rubrica... DANTED'ALIGHIERI. 1 Le Christ au Rossignol. Le Vendredi-Saint. LeChrist est sur la croix, agonisant. Les disciples, terrifiés,se sont enfuis. Marie est retournée, épuisée de larmes. Ildoit ressusciter. Mais ce n'est pas lui qui ressuscite. Lesdisciples en ont trouvé un autre, qui lui ressemble ; C'estcelui-là qui apparaîtra à Marie, à Madeleine, et aux pèlerinsincrédules. Le Christ est abandonné. Il va mourir surla croix, dans une lande brûlée, où il y a des ravins comblés de ronces. C'estle dimanche matin. Voici que l'imposteur a resurgi, et leChrist, dans son agonie, entend la rumeur au lointain et les voixjoyeuses qui chantent : Kyrieeleison. Puis tout est silencieux encore. Lesilence nouveau du saint dimanche. Alors paraît au bord d'untrou pierreux un petit lièvre. Et sur la branche d'une ronceun petit rossignol vient et regarde. Et le petit rossignolparle à Jésus. 2 Le Souvenir d'un Livre. Lesouvenir de la première fois où on a lu un livre aimé se mêleétrangement au souvenir du lieu et au souvenir de l'heure et de lalumière. Aujourd'hui comme alors, la page m'apparaît à travers unebrume verdâtre de décembre, ou éclatante sous le soleil de juin, et,près d'elle, de chères figures d'objets et de meubles qui ne sont plus.Comme, après avoir longtemps regardé une fenêtre, on revoit, en fermantles yeux, son spectre transparent à croisières noires, ainsi la feuilletraversée de ses lignes s'éclaire, dans la mémoire, de son ancienneclarté. L'odeur aussi est évocatrice. Le premier livre que j'eus me futrapporté d'Angleterre par ma gouvernante. J'avais quatre ans. Je mesouviens nettement de son attitude et des plis de sa robe, d'une tableà ouvrage placée vis-à-vis de la fenêtre, du livre à couverture rouge,neuf, brillant, et de l'odeurpénétrante qu'il exhalait entre ses pages : une odeur âcre de créosoteet d'encre fraîche que les livres anglais nouvellement imprimés gardentassez longtemps. De ce livre je reparlerai plus tard : j'y ai appris àlire. Mais son odeur me donne encore aujourd'hui le frisson d'unnouveau monde entrevu, et la faim de l'intelligence. Encore aujourd'huije ne reçois pas d'Angleterre un livre nouveau que je ne plonge mafigure entre ses pages jusqu'au fil qui le broche, pour humer sonbrouillard et sa fumée, et aspirer tout ce qui peut rester de ma joied'enfance. 3 Le livre et le lit. Liredans son lit est un plaisir de sécurité intellectuelle mêlée debien-être. Mais il change de nature avec l'âge. Souvenez-vousde la page la plus intéressante du gros roman que vous dévoriez aprèscoucher, le soir, vers quinze ans, dans le moment où elle se brouille,s'assombrit, s'efface, tandis que la bougie brûlée à fond crépite,palpite bleue dans le bougeoir et s'éteint. Je m'éveillais le matinavant cinq heures pour tirer de leur cachette sous mon traversin lespetits livres à cinq sous de la Bibliothèque Nationale. C'est là quej'ai lu les Parolesd'un croyant de Lamennais, et l'Enfer de Dante. Jen'ai jamais relu Lamennais ; mais j'ai l'impression d'un terriblesouper de sept personnages (si j'ai bonne mémoire) où résonnait commeun son de fer fatal, que je reconnus plus tard dans un conte de Poe. Jemettais le petit livre sur l'oreiller pour recevoir la première pauvrelumière du jour ; et, couché sur le ventre, le menton soutenu par lescoudes, j'aspirais les mots. Jamais je n'ai lu plus délicieusement. Iln'y a pas longtemps que j'ai essayé, un soir, de reprendre ma vieilleposition de cinq heures. Elle m'a paru insupportable. Unecharmante dame slave se plaignait un jour devant moi de n'avoir jamaistrouvé la position « idéale » pour lire. Si on s'assied à une table, onne se sent pas en « communion » avec le livre ; si on s'en approche, latête entre les mains, il semble qu'on s'y noie, dans une sorte d'affluxsanguin. Dans un fauteuil, le livre pèse vite. Au lit, sur le dos, onprend froid aux bras ; souvent la lumière est mauvaise ; il y a de lagêne pour tourner les pages et, sur le côté, la moitié du livre échappe: ce n'est plus la véritable possession. Voilàpourtant où il faut se résoudre. « C'est détestable pour les yeux »,disent les bonnes gens. Ce sont de bonnes gens qui n'aiment point lire. Seulementl'âge diminue le plaisir de l'acte défendu où on ne sera pas surpris,et de la sécurité où toutes les audaces de la fantaisie peuvent danserà l'aise. Restent la solitude douillette et tiède, le silence de lanuit, la dorure voilée que donne sous la lampe aux idées et aux meublesluisants l'approche du sommeil, la joie sûre d'avoir à soi, près de soncoeur, le livre qu'on aime. Quant à ceux qui lisent au lit, « contrel'insomnie », ils me font l'effet de pleutres, admis à la table desdieux et qui demanderaient à prendre le nectar en pilules. 4 Les « Hespérides ». LireHerrick, c'est lire des abeilles et du lait. Les mots sont luisantsd'huile de fleurs, frottés de nard et diaprés de gouttelettesparfumées. Ses vers volent à l'éternité avec de petites ailes d'orbattu. Il ne faut pas plus qu'ouvrir les « Hespérides » et y trempervite les yeux comme dans une vapeur de benjoin. Toute ligne apparue estpeinte d'odeur qu'on hume du regard. Cire vierge et givre, riche pollende pistils, nacre de papillons, pulpe de marguerites rosées. Sa têtefrisée et aquiline, toute convergente vers la bouche, soufflait desbulles d'or. Il était ivre d'un vin qui pétillait en mousse de poésie.Buvez ses chansons dans des lacrymatoires de verre très mince. Pour uneseconde vous serez entouré du printemps le plus blanc et de l'été leplus jaune. Mais ne lisez pas longtemps : vous seriez noyé dans unocéan de roses. 5 Robinson, Barbe-Bleue et Aladdin. Leplus haut plaisir du lecteur, comme de l'écrivain, est un plaisird'hypocrite. Quand j'étais enfant, je m'enfermais au grenier pour lireun voyage au Pôle Nord, en mangeant un morceau de pain sec trempé dansun verre d'eau. Probablement j'avais bien déjeuné. Mais je me figuraismieux prendre part à la misère de mes héros. Le vrailecteur construit presque autant que l'auteur : seulement il bâtitentre les lignes. Celui qui ne sait pas lire dans le blanc des pages nesera jamais bon gourmet de livres. La vue des mots comme le son desnotes dans une symphonie amène une procession d'images qui vous conduitavec elles. Je vois la grosse table mal équarrie oùmange Robinson. Mange-t-il du chevreau ou du riz ? Attendez... nousallons voir. Tiens, il s'est fait un plat tout rond, en terre rouge.Voilà le perroquet qui crie : on lui donnera tout à l'heure un peu deblé nouveau. Nous irons en voler dans le tas de réserve, sousl'appentis. Le rhum que Robinson buvait, quand il était malade, étaitdans une grosse bouteille noire, avec des côtes. Le mot « fowling piece »(pièce à volailles), que je ne comprenais pas trop me donnait lesimaginations les plus extraordinaires sur le fusil de Robinson.(Longtemps je me suis figuré que les « icoglans stupides » des Orientales étaientune espèce de caméléons. Encore aujourd'hui je fais violence à mafantaisie pour lui persuader que ce ne sont que des gendarmes). Commentétait faite la lampe d'Aladdin ? A mon idée, un peu comme les lampes àhuile de notre salle d'études. Aussi étais-je anxieux de la manièredont s'y prendrait Aladdin pour la vider. L'endroit où il fallait lafrotter avec du sable fin - les mots ne sont nulle part dans le texte,mais je ne puis les en dissocier, et c'est encore avec du sable fin quela femme de Barbe-Bleue essaye d'effacer la tache de sang sur la clef -se trouvait quelque part sur le renflement du ventre en métal. Je saismaintenant que la lampe d'Aladdin était une lampe de cuivre, à bec,toute ronde et ouverte, comme les lampes grecques et arabes ; mais jene la « vois » plus. Revenons à la clef deBarbe-Bleue. Ce qui m'y plaisait c'est qu'elle était « fée », chose quim'intriguait prodigieusement. Je n'y comprenais rien. Mais j'y pensaisbien souvent. Hélas ! c'est une faute d'impression devenuetraditionnelle. Dans l'ancienne édition (elle est bien rare) vous lirezque la clef était « féée »- fata,- enchantée, qu'on y avait fait oeuvre de fée. C'est très clair :seulement je ne peux plus y rêver. La pantoufle deverre de Cendrillon,- comme ce verre me paraissait précieux,translucide, délicatement filé, à la manière des petits bougeoirs deVenise avec lesquels nous avions joué, - la pantoufle est en étoffe, en vair. Jene la « vois » plus du tout. Je mefigurais avec une grande précision les olives vertes et luisantes,saupoudrées avec de la poudre d'or dans les vases de Camaralzaman ; lemur un peu délabré, veiné de lierre, gris de mousse, empli de soleil,au pied duquel le prince travaillait chez le jardinier ; la boutique deBedreddin Hassan, devenu pâtissier ; l'arête fixée dans la gorge dupetit bossu ; le gros livre empoisonné avec ses pages collées l'unecontre l'autre et la tête de Durban soudée à la couverture de cuir brundu livre par le sang figé, comme un bout de bougie sur du suif glacé...Chères, chères images dont j'aime tant à revoir les couleurs quand jeles trouve sous leur rubrique nellibro della mia memoria. MARCEL SCHWOB. |