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SCHWOB,Marcel (1867-1905) : Essaisur le Parapluie (1900).

Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (18.VIII.2015)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.  
Texte établi sur l'exemplaire d'une coll.part. de Chroniques(inédit) publié à Paris par François Bernouard, en 1928dans la collection des œuvrescomplètes de Marcel Schwob.
 
 Essaisur le Parapluie
(L'Echo de Paris,10 mai 1890)
par
Marcel Schwob


Ces quelques lignes sontdétachées du cahier intime de mon ami C. L.
 
J'avais un parapluie, la mort me l'a ôté. Elle l’a emporté au début desa carrière ; il était jeune encore, et sans doute un jour il eutouvert son aile pour s'envoler sur les grandes cîmes ; un coup de ventl'a brisé ; il n'est plus. Je me sens attiré par une certainecommisération vers les parapluies ; je les ai beaucoup aimés, et j'aiencore pour eux un faible que je crains. Celui-là m'avait séduit parson élégance, sa taille gracieuse, sa mignonne tête d'ivoire ; ses osétaient menus, allongés, sa chair en poult de soie avait des refletsd'un charme infini, et, quand il s'épanouissait, il planait comme unvrai petit bas bleu à hauteur des fenêtres d'un rez-de-chaussée. Iln'allait pas jusqu'aux nuages ; il fuyait les ruisseaux ; ilavait une affection perverse pour l'humidité, il se laissait suggérertout ce qu'on voulait, avec un coup de pouce ; ses huit baleines luipermettaient un développement raisonnable.
 
Je le pleure, car je sentais en lui vraiment l'âme d'un parapluie.Maintenant que sa couverture pend comme une aile blessée, je ne pourraisonger à lui pour de lointains voyages. J’eusse pris plaisir pourtant àlui montrer l'Italie, à lui faire connaître ce qu'un ciel bleu peutavoir de morose pour ceux qui n'y sont point accoutumés, à éprouver parlui des sensations nouvelles. Je le tenais d'une grande dame qui veutbien souvent me donner à dîner ; et je vais essayer de noter pour ellele snobisme de ce petit parapluie.
 
Première méditation.— Il y a ici un cas moral singulier. Je ne saissi ce parapluie appartenait véritablement à la dame qui m'en fitprésent. Certaines personnes prennent les parapluies sans y songer.Quel est l'état d'âme de ce pauvre être dépossédé ? - Ne riez paspourquoi les objets n'auraient-ils pas des sentiments confus ? Voici leparapluie, compagnon historique de l'homme et de la femme ; lesdélicieuses coupelles de terre cuite, balancées au-dessus des figurinesde Tanagra, des statuettes cypriotes ; les grands chapeaux de pailletressée, posés sur le sommet de la tête, comme des ombrelles à manchevivant, et plus tard les dais pourpres et violets, avec leurs étoileset leurs fleurs d'or et d'argent ; et au loin, vers la Chine et l'Inde,ces dômes de baguettes fines, vertes, serrées, qui s'ouvrent au soleilcomme des coupoles ambulantes et bariolées, — autant d’ancêtres, autantde traditions, de mœurs, de sentiments que l'obscur courant del'hérédité a entraînés jusqu'en lui.
 
Et le milieu ? peut-être l'Angleterre, d'abord, à la fin dusiècle dernier, avec ses sensations et délicieusement intimes, homely, l'exquiseodeur légèrement créosotée qui s'échappe des livrespréraphaélites, le parfum du thé, la vision des petites maisons, despetites briques, des petites tables, des petites serviettes, des ,petites tasses, des petites cuillères et des grands roastbeefs, l'airenfumé, les fellowsd'Oxford, surtout ce charmant Baliol-College ;voilà ce qu'il y a peut-être en lui. Je pense en effet qu'il venaitd'Angleterre, et qu'il était de bonne famille : (C'est moi quiai introduit chez cette grande dame et ses invités m'en sontreconnaissants - les chemises teintes, à manchettes, à col et àplastron parfaitement blancs ; la mode est anglaise, et les chemisesm'arrivent préparées par le Steam-boat).

Ainsi l'hérédité, le milieu, l'état d'âme, je pouvais tout analyser,tout reconstituer. (Je me suis rappelé fort à propos comment il fautmélanger mes extraits de Taine et de Stendhal. Quand j'en serai à lapassion, j'ajouterai un peu de Spinoza. — Notes de C. L).

Deuxième méditation.— Il y a de gros rustres de parapluies, à piedde cuivre, à gland de cuir,, en coton vert, rouge ou bleu ; il y a depauvres parapluies troués au coude de leurs baleines, déchirés, àcollerette d'étoffe râpée, avec des bouts de tiges noires qui percent ;il y a d'excellents parapluies vêtus d'alpaga, qui sortent du Louvre oudu Bon Marché, peuple nombreux et régulier. Le mien n'était aucun deceux-là ; et j'attribue son snobisme au sentiment qu'il avait de cette différence, ce qui mepermet deformuler une proposition :

Proposition n°... Le snobisme se développe chez les êtres qui ont reçu,grâce à l'hérédité, des sensations raffinées, dont le milieu estanglais, qui souffrent d'un état d'âme intéressant, et qui ont pourtout ce qui est bas, vil ou terne, un mépris caractérisé.

Troisièmeméditation. — Les parapluies sont parfois victimesd'étranges perversités. Mon ami C... d'O... racontait un jour devantmoi au docteur M... qu'il était possédé de la manie de prendre lesparapluies de ses meilleurs amis. Puis — c'est ici que survientl'intérêt de cette psychologie particulière — il allait chez unmarchand, faisait dévisser et remplacer la tête du parapluie.Rencontrant quelques jours plus tard l'ami volé, il lui faisait admirersa nouvelle, acquisition, lui en expliquait les qualités, lui endévoilait les charmes, le lui laissait tâter, caresser, flatter de lamain, lui frappait du bout à petits coups sur la jambe, en disant :« N'est-ce pas que ce parapluie est joli ! Je l'ai toutnouvellement acheté. Vous n'auriez pas le goût d'en prendre un pareil.Fi, que le vôtre est donc grossier ! Regardez le mien ; est-il assezgracieux de corps ? Et doux à la main, et léger, et bienfait ».
 
Cependant que l'ami inquiet, reconnaissant presque son bien, sepenchait sur le parapluie de C... d'O..., l'examinait sur toutes lescoutures, mais n'osait rien affirmer parce que la tête était changée.
 
Ceci est un goût raffiné de perversité. Notez qu'il est extérieur àl'être auquel il s'applique, mais qui en souffre. Peut-être que cettemystérieuse dépravation s'introduit ainsi grâce à nous, dans ces âmesbaleinées. Les parapluies ne peuvent pas changer de tête, à volonté ;mais ils se retournent. Lorsqu'un parapluie est retourné, vousl'abandonnez ; il ne voulait peut-être que vous quitter. Le boulevardest plein d'anciens parapluies retournés, qui ont eu la baleine faible.
 
Mon pauvre petit parapluie snobfrissonnait sous le vent comme unetulipe ; mais il n'a pas été retourné, il s'est brisé...
 
Quatrième etdernière méditation. — Songez à la complication de cecœur textile, fait de fils de fer très distingués et de poult de soiedélicat, aux sensations qui l'on fait vibrer, à ses aspirations versl'au-delà ; imaginez qu'il ait la passion de s'analyser, de chercherses trous, d'examiner ses baleines, de réfléchir aux impressions dusoleil et de la pluie. Placez-le maintenant, non plus parmi les classesinférieures de la société, mais dans la sienne même, dans le cortège deparapluies élégants, qui ressemble plutôt à une avenue vivante demorilles multicolores qu'à une bande d'obscures cloches à melons :combien son âme, par une infinie nuance, se distingue-des autres !

Mais, après qu'il se sera ainsi reconnu, vraiment seul parmi lesparapluies, imaginez qu'il rentre plus profondément en lui-même ; qu'ilse voit parapluie, comme les autres, qu'il rougisse de sa forme et deson être ; qu'il se demande s'il est vraiment distingué d'êtreparapluie, quoiqu'il y ait des ombrelles, qu'il n'accepte pas lesréponses de son amour-propre, qu'il pense aux palais florentins, auxgondoles de Venise, aux huit ressorts, à tout ce qui exclut par le luxeintérieur ou extérieur l'usage d'un instrument si misérable ; alors ilsentira toutes ses baleines ; alors, il verra que sa pauvre a âme perdutout son duvet de soie ; alors cette âme de parapluie voudra sortir dece corps de parapluie, tandis que la pluie elle-même n'aura pas assezde larmes pour sa désolation.
 
Ainsi, à travers ces quatre méditations, j'ai analysé, l'état d'âme etde snobismedu pauvre petit parapluie qui m'avait été donné par unetrès grande dame, chez laquelle je dîne, et je l'ai amené jusqu'auterme fatal où il a rompu ses baleines.