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SOULIÉ,Frédéric (1800-1847) : Le second mari(1841).
Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (18.II.2010)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
http://www.bmlisieux.com/

Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Lesecond mari
par
Frédéric Soulié

~  ~

                  M. A. – Quelle est cette jolie femme quivous salue ?
                  MADAME B. – C’est madame N, la femmela plus malheureuse de
                   France.
                  M. A. – Pourquoi cela ?
                  MADAME B. – Parce qu’elle a deux maris.
                     
                  DIALOGUES DE LA LOGE N°.... DE L’OPÉRA,ouvrage entièrement
                  inédit et actuellement sous presse.
   
                                                                                                     
LA nature a ses types, la société a ses types, toute nation a sestypes, et enfin chaque époque a ses types. L’avare, le vaniteux, lefanfaron, appartiennent à la nature, et elle les a semés partout oùelle a jeté des hommes. Dès que la société a été organisée, elle a toutaussitôt créé les siens. Ainsi le juge, soit qu’il applique la loi deDracon ou le Code pénal ; le commerçant, soit qu’il vende des nègres oudes rentes sur l’état ; le militaire, soit qu’il marche le pot en têteou le fusil à l’épaule ; le médecin, soit qu’il suive la doctrined’Hippocrate ou celle de Hannman, ont des traits caractéristiquesgénéraux qui se retrouvent toujours et partout. Au contraire de ceci,le climat, les productions du sol, la disposition géographique, ontfait à chaque peuple des types particuliers ; ainsi le mangeur d’opium,le buveur de bière, le conducteur de caravanes, le guide des montagnes,le mineur, le pêcheur de perles, sont des types appropriés à certainslieux, et hors desquels ils ne peuvent exister. Enfin j’ai dit : chaqueépoque a ses types ; et dans ce livre même, lorsque j’écrivais quelqueslignes sous le titre de l’Ame méconnue, j’essayais de saisir un deceux qui ne vivent que d’hier et qui ne vivront peut-être plus demain :mais ils sont, ils auront été, et c’est au philosophe à les prendre auvol de leur existence éphémère, pour constater à quelles singulièresformations la matière humaine, délayée par la société, peut donnernaissance.

Je déclare donc que ce que j’appelle le second mari est un type de cegenre, particulier à la nation française, particulier même auterritoire parisien, et qui, n’ayant pas d’aïeux directs dans le passé,n’aura pas d’enfants légitimes dans l’avenir.

Et cependant le second mari a eu une foule de prédécesseurs et aura desmyriades de successeurs. Aux yeux du vulgaire, tous sont de la mêmefamille ; aux yeux du philosophe, il y a un abîme entre le second mariet tout ce qui lui ressemble. Le corail est pour la plèbe une pierrecomme la malachite ; le naturaliste sait seul que c’est un animal.

Voyons maintenant ce que c’est que le second mari.

Toutefois, avant d’entamer cette importante analyse, je prie meslecteurs ou mes lectrices, si j’en ai, de croire que je n’ai point laprétention de faire ni de la morale ni de l’immoralité. Je hais lesprêches pudibonds et solennels, je déteste les déclamations sonores etvertueuses, attendu que j’ai presque toujours découvert que les auteursde ces sentimentales leçons étaient les plus infimes gredins de laterre. Je connais un homme dont la vie se passe à écrire le matincontre les oeuvres de mauvais ton et contre les actions de mauvaise foi,et à se soûler (1) le soir parmi les filles les plus perdues, avecl’argent moyennant lequel il vend à tout passant sa conscience et saplume. D’une autre part, j’ai une égale horreur pour ces hommes qui,sous prétexte de dignité humaine ou de liberté politique, rongent deleurs dents venimeuses tous les liens de la nature et de la société,qui ridiculisent l’autorité des pères sur les enfants, des vieillardssur les jeunes gens, qui s’insurgent contre tout pouvoir et nient toutehiérarchie, qui se croient obligés de crotter un pair de France quandils le rencontrent, et qui rossent impitoyablement le gamin qui lesheurte en passant dans la rue. De ces deux espèces, je souhaite quel’une mange l’autre, à moins qu’il ne soit possible qu’elles se mangenttoutes deux, y compris la queue, comme les rats de M. Lieuterlain.

Ce que j’essaye pour ma part, c’est, non point de juger, mais d’exposerles causes. Pour cela, je me tiens le plus que je puis dans le récitdes faits. Ce sont les faits que j’invoque, et de tous ces faits, leplus flagrant est celui-ci :

Depuis que le mariage existe, il y a des maris trompés (2).

Or, l’existence du mari trompé procède immédiatement de l’existenced’un autre individu. Dès qu’il y a quelqu’un de rossé, il y a quelqu’unqui l’a battu ; donc, puisqu’il y a des maris trompés, il y a desamants. Ceci est peut-être immoral dans le fait, mais c’estprodigieusement logique dans l’exposé dudit fait. Toutefois, voyezcomme la sotte pruderie de notre époque rend les choses difficiles àdire, et ôte à la pensée toute sa netteté et son éclat. Dans lacirconstance que je veux expliquer, il n’y a pas ce qu’on peut appelerpertinemment un mari trompé, car il ne l’est pas, puisqu’il le sait. Jedirai donc un mari marri, comme font les vaudevilles qui passent pourde la comédie ; mais c’est qu’il n’est point du tout marri ; bien aucontraire, cela lui plaît, cela lui sert, cela lui est nécessaire.Faudra-t-il donc écrire un mari complaisant ? impossible ; car il n’ymet pas la moindre complaisance, et c’est le plus souvent un tyraninsupportable. Il faudrait donc en revenir au mot propre pour me fairecomprendre. Vous le trouverez à la page 661 du tome 2 du Dictionnairede Trévoux, édition de 1771.

D’un autre côté, et par une conséquence toute naturelle de ce qu’aucunedes définitions que j’ai dites plus haut ne convient au mari comme jel’entends, le nom d’amant ne convient point à celui qui le fait ce quevous entendrez bien. A mon sens, l’amant est un être d’une naturedistinguée et presque honorable. S’il commet une faute, s’il fait uncrime, c’est avec l’excuse de la passion qui naît de l’obstacle, leplus grand mobile des coeurs ardents. Pour l’amant, la liaison,l’intrigue, l’attentat dont il est coupable a tous les charmes dumystère, tous les attraits de la peur, tous les plaisirs de laperfidie. C’est enfin un danger, une lutte, un succès ; ce qui émeut,ce qui anime, ce qui enivre, ce qui fait l’homme enfin. Dans celui dontje veux esquisser le portrait, rien de cela n’existe. C’est pour celaque je disais, au commencement de cet article, qu’il ne fallait pas leconfondre avec une espèce dont il tient la place en apparence, mais àlaquelle il n’appartient nullement. C’est pour cela que je lui refusele nom d’amant, et que je me suis décidé à l’appeler le second mari.Quant à l’autre, à celui qui est consacré par le Code civil, et qui adonné son nom à l’affaire, je l’appellerai le premier mari, puisquetoute autre dénomination m’est interdite. Ceci posé, je commence.

Un ménage existe. Il se compose d’abord du mari et de la femme. Le mariest un homme d’un âge prudent. Sa jeunesse a été aventureuse etvivement occupée d’intrigues amoureuses, de politique, de spéculations; il a beaucoup tenté, beaucoup obtenu et beaucoup perdu. Il en estrésulté chez lui un profond scepticisme sur la valeur réelle decertains mots avec lesquels on fait ordinairement bouillonner le sangdes hommes, et une indifférence apathique pour certains casus belliqui jadis lui auraient fait mettre son chapeau de travers, etl’auraient empêché de dormir. En perdant ses premières passions, il ena conquis une autre ; c’est la passion du repos, du doux vivre, ducalme plat moral. En cet état, fatigué d’une existence nocturne etfurieuse, il se décide à avoir une femme au soleil et se marie, avecl’intention d’être ce qu’il appelle un bon père de famille ;c’est-à-dire de se lever à son heure, de faire paisiblement sesaffaires, de bien dîner à son retour, de passer ses soirées avec sapartie de wisth ou de bouillotte, de vivre enfin sans cris, sans bruit,sans discussion, sans avoir à s’occuper d’aucun détail de sonintérieur, et surtout sans résolution à prendre : exercice d’aucundétail de son intérieur, et surtout sans résolution à prendre :exercice violent auquel il a absolument renoncé.

Mais la femme à laquelle il a consacré les débris par trop douillets deson existence jadis vivace, ladite femme n’a pas encore assez de cedont il ne veut plus. Elle ne s’est pas mariée pour engraisser etdormir, mais pour être une femme, c’est-à-dire pour aller au spectacle,au bal, au concert ; pour porter des chapeaux frais, sortir seule et secambrer la taille en dehors de toutes les proportions voulues, au moyende la crinoline Oudinot. Les premiers jours, cela se passe assez bien :le mari sacrifie quelques semaines de son indolence sur l’autel du dieuHymen, qui est un gaillard bien autrement capricieux, exigeant, bavardet tenace que le dieu Amour. Mais cet effort fait, l’époux d’indolentdevient dolent, et ne marche plus que comme un vieux carlin trop grasqu’il faut traîner par sa laisse. La femme tire, le mari résiste, laquerelle s’engage, et déjà les regrets éclatent du côté de la femme enlarmes et en sanglots, et du côté du mari, en exclamations soufflanteset sourdes qui tiennent beaucoup des soupirs d’une indigestion.

C’est le moment précis, le moment fatal où l’homme de la circonstancese révèle. Il est à remarquer que toute circonstance a son homme, enménage comme en politique. L’homme du ménage est rarement un ami dumari, c’est un homme du hasard, un désoeuvré du monde qui a fait unevisite, deux visites, trois visites, et qui en fait six par la raisonqu’il en a fait trois. Mais, à son insu, ces visites lui ont profité :on le trouve complaisant, facile ; on l’accueille, ou l’agace ; il rêveune intrigue, une conquête, une charmante liaison passagère. Voici cequi lui arrive : le mari s’aperçoit bien d’une sorte d’assiduité quilui fait rencontrer ce monsieur dans sa maison plus souvent qu’unautre. Sans que cela l’ennuie précisément, car cela vient rompre ladésolante uniformité du tête-à-tête ; sans que cela l’offense jusqu’àla colère, car il n’est plus homme à se monter jusque-là ; quelquechose le pince qui l’avertit qu’il est arrivé à ce suprême endroit oùle chemin de l’honneur marital se bifurque en deux voies distinctes :celle qu’on enseigne à toutes les femmes et qui est presque déserte, etcelle qu’on leur défend et par où elles passent en foule. Assurément ily a, dans ce moment, une révolte sérieuse dans le coeur du mari. Ilvoudrait arrêter le sort qui le menace, mais pour cela il y a millechoses à faire : disputer le terrain, surveiller, épier, prévenir,sermoner, et même menacer au besoin, et tout cela est bien fatigant,bien ennuyeux ; ce n’est pas pour cela qu’il s’est marié. Alors, moitiédiscutant avec lui-même, moitié se moralisant pour se prouver que s’ilveut prendre le parti de la résistance, ce sera une lutte de toute savie, il laisse aller les choses.

D’ailleurs, il est à peu près sûr que son sort n’est pas encoreaccompli, car jamais sa femme ne fut plus capricieuse, plus emportée,plus acariâtre ; et comme tous les hommes expérimentés, il sait querien n’est méchant comme une femme qui se débat dans les derniersretranchements de sa vertu.

Soit qu’elle veuille avertir son mari de venir à son aide par sesexigences impérieuses, afin de se sauver honorablement ; soit qu’ellele veuille pousser à avoir des torts réels envers elle, en l’accusantoutre mesure, de façon à avoir un prétexte honnête pour se perdre,toujours est-il qu’en ce moment le ménage devient un véritable enfer.Le mari connaît ce manége, et il dort tranquille sur la foi du vacarmequ’on fait autour de lui.

Mais tout à coup l’orage se calme, le ciel devient serein, le paradiss’ouvre, la femme est douce, soumise, le dîner excellent et servi àpoint, tout marche à ravir, le mari est vaincu.

A ce moment encore, un dernier murmure d’honneur soupire dans lesentrailles de l’époux, mais ici la peine à prendre serait bien autreque celle qu’il ne s’est pas senti le courage de supporter. Icis’avancent en première ligne le duel, le procès en adultère, laséparation, le partage de la fortune, mille millions de soucis ; etpourquoi ? pour ne pas vouloir être ce qu’on est, et ce qu’est tout lemonde, et cela au moment précis où commence à se réaliser ce rêve devie somnolente et douce qui est l’unique désir du mari. Non.. non...mille fois non. Ce qui est fait est fait, et, qui plus est, bien fait.Et vous allez voir comment cela est bien fait.

Pour une raison quelconque, le mari, chez qui l’amant (le drôle n’estencore qu’amant) a glissé le bout du pied, se retire peu à peu ; illaisse, à celui qui le trompe, mettre un pied tout entier, puis lesdeux pieds ; il lui permet de s’asseoir dans son fauteuil et d’étendreles jambes devant son feu. Enfin, le premier mari s’efface si bien, quel’amant prend insensiblement sa place sans s’en douter. Alors il arriveà ce que j’appelle l’état de second mari. La portière ne lui demandejamais où il va, et les domestiques l’appellent quelquefois monsieurtout court.

Jamais le n° 1 n’a fait semblant de rien voir, et cependant les deuxcoupables sentent qu’il est sûr de tout ; mais tous deux, emportésd’abord par la passion, se sont laissé abuser par cette facilité qu’uneadresse infernale a ouverte sous leurs pas. L’habitude en est prise,elle est flagrante, il serait inutile de la rompre, on les y poussemême pas ; on se contente de faire comprendre que c’est un marchétacite qu’on veut bien accepter, mais à condition de réciprocité decomplaisance. Grâce aux charmes encore puissants, bien qu’affaiblis, decette union illégale, la transaction est acceptée ; alors le vraimaître reparaît, alors commence pour le premier mari un règnedespotique que le second mari, enlacé dans l’existence qu’il acompromise à tout jamais, subit avec une admirable résignation.

Avez-vous jamais rencontré à la promenade cet homme à la mine railleuseet spirituelle qui donne le bras à une jolie femme, tandis qu’un autreporte le parapluie et donne la main aux enfants ? Celui qui porte leparapluie est le second mari. Ils vont dîner au Cadran Bleu, où lepremier mangera les ailes de perdreau, et son collègue les carcasses,et paiera la carte. Dans cette loge où ce gros beau se tient au fondsans rien voir, tandis qu’un autre s’étale sur le devant de toute lalongueur de ses deux avant-bras posés horizontalement et bout à boutsur le coussin de velours d’Utrecht, il y a un ménage à trois partiesdont le gros beau est le second mari. Quand le premier mari perd aujeu, il emprunte de l’argent au second et ne le lui rend pas. Quand lafemme est malade, c’est le second mari qui va chercher le médecin etqui donne la tisane. Si l’on va au bal, il solde les fiacres et prendsoin du châle ou du bournous. Il a apporté le bouquet. Si les cavaliersmanquent, c’est lui qui remplit tous les vides et qui doit être prêt àtous les exercices que son état lui impose.

Il arrive, cependant, que le premier mari n’est pas toujours lecompagnon inséparable de son ménage. Les jours où lui-même a sesplaisirs particuliers (je dis plaisirs particuliers, car ce n’est quelorsqu’il a la chance de s’amuser beaucoup qu’il permet à ses esclavesde s’amuser un peu), ces jours-là, le second mari prend la premièreplace ; mais ce n’est pas toujours un bonheur pour lui, car, dans depareils cas, il est arrivé que s’il mène au bal sa femme qui n’est pasla sienne, un domestique distrait, qui les voit sans cesse ensemble,les annonce sous le même nom, le nom de la femme. Jugez alors del’embarras d’une entrée précédée d’une pareille annonce, surtout dansun salon où l’on connaît l’histoire à fond. Mais l’embarras n’est rien,c’est la scène qui le suivra qui sera effroyable. Quels rires ! quelchuchotements ! quels commentaires ! quels récits ! Il y a toujoursdans les salons des gens qui ne savent rien et à qui il faut toutraconter. Leurs exclamations, leur étonnement, leurs regards effarés,tout cela pleut sur la tête des coupables comme des tuiles assommantes.J’en connais un à qui cela est arrivé une fois par hasard, et je nepuis dire par quelle affreuse conspiration cela lui arrive ensuite tousles jours. Que croyez-vous qu’il fit ? qu’il se retira ? Du tout : ilaccepta, ils acceptèrent tous trois. Et je sais une femme qui a deuxnoms dans le monde et qui les porte avec une assurance angélique, carc’est un ange de résignation.

Mais toutes n’ont pas cette humilité ; aussi, le plus souvent, c’est àla campagne, aux eaux de Versailles ou de Saint-Cloud que vont sepasser ces heures de récréation, ou quelquefois encore au spectacle.Mais ces pauvres gens ont beau faire, leur solitude n’est pas unplaisir, car ils n’ont rien à faire ensemble qu’ils n’aient épuisé, ilsn’ont pas même à se cacher. C’est l’ennui dans toute sa liberté, voilàtout ; ils ne dévoilent rien à personne, pas même à un ami qu’ilsrencontrent et qui les salue cordialement, sachant qu’il n’y a pasd’indiscrétion à les reconnaître. Pauvres gens qui n’ont même plus lecharme de la peur.

A l’intérieur, si l’épouse est nerveuse, le premier mari la regarde ducoin de l’oeil, sifflotte un air d’opéra comique, et va au cercle enlaissant le second mari sous les batteries de tous les caprices et detous les sarcasmes qu’une femme agacée peut inventer pour accabler unpauvre homme. Du reste, plus de querelles pour le premier mari ; aumoindre mot d’aigreur, il répond par cette apostrophe terrible : « Eh,madame, pensez-vous que je.... »

Ce que, non moins terrible que celui de Neptune, calme toutes lesfureurs, aplanit toutes les difficultés ; les tempêtes se suspendent,et elles n’éclatent que lorsque le second mari paraît, auquel cas lepremier se retire pour le laisser mordre, piquer, tordre, écorcher.

En vertu de tout ceci, le second mari est tenu aux cadeaux du 1erjanvier, des fêtes et jours de naissance : cadeaux qui doivent êtresplendides, car ils sont patents. Ce n’est pas, comme pour l’amant, unbijou imperceptible que lui seul reconnaît parmi les flots de parure oùil se cache mystérieusement, c’est une parure tout entière, quelquefoisun meuble complet ; et ceci non-seulement pour la femme, mais encorepour le premier mari ; pour les enfants, être doués d’un instinctrapace qui leur enseigne, sans raisonnement, qu’un homme est à leurmerci, et qui le plument sans pitié comme un moineau qu’ils tiennenttout vivant. Les domestiques ont aussi leurs droits, et ils lesexercent avec cette insolente humilité qui, à la longue, dégradebeaucoup plus un homme qu’un outrage direct. En un mot, à part cenécessaire honorable, mais qui n’est qu’une parcelle de la dépenseparisienne, le premier mari ne fournit plus rien au ménage, le secondmari succombe sous l’énorme poids du superflu. Cela s’arrange ainsitout doucettement ; le monde le sait, le monde l’accepte, et aucunefemme de bonne composition ne se permettrait d’inviter M. et madameN... sans M. D... Cela est tellement convenu, établi, qu’à la longuecela devient respectable.

Pour le prouver, je demanderai à citer une anecdote dont je garantisl’authenticité. Un second mari avait été forcé de faire un assez longvoyage ; pendant son absence, il apprend qu’un galant, mais un galantmystérieux, occulte, un amant enfin, a occupé les loisirs de sa quasiépouse. Il revient furieux, et arrive au moment où toute la familleétait à table : le n° 1, l’épouse, sa mère, ses enfants, sesbeaux-frères, et, à la place d’honneur, la mère du n°1, cettesurveillante terrible du bonheur de son fils. Vous croyez peut-être quecelle-ci est l’ennemie du n° 2 ; point du tout, c’est une femme styléequi profite de l’opulence clandestine que le n° 2 apporte dans lamaison. Au premier coup d’oeil, elle voit la cause de ce retourinattendu : la pâleur du second mari lui apprend ses soupçons, letrouble de sa bru l’assure de sa faute, elle comprend qu’un orage vaéclater ; et, pendant que le n° 1 mange, boit et goguenarde, elleappelle près d’elle le n° 2, le flatte, le cajole, l’apaise, puis, ledîner fini, dans ce moment de trouble où on se lève, pendant que lebruit des chaises couvre la voix des confidences, elle prend la main dusecond mari et lui dit avec un accent maternel admirable : « Sur monhonneur, elle ne vous a pas trompé. » J’atteste la vérité du mot et del’aventure. Et je dois ajouter que celle qui l’a dit était une desfemmes les plus supérieures que j’aie connues. Mais elle avait jugé sonfils, elle avait compris qu’il ne valait pas mieux que ce qu’il était,et le protégeait encore autant qu’il pouvait l’être, en limitant lenombre de ses malheurs par son adresse. En effet, il n’y eut nirupture, ni scandale, et ce qui était resta pour la plus grandeglorification des bonnes moeurs.

Mais de telles précautions ne sont nécessaires qu’envers un second mariqui a encore de la passion ; pour ceux qui n’ont plus que des devoirs,on ne s’impose pas tant de façons. C’est un serf dans toute l’acceptiondu mot, à qui aucune révolte n’est permise.

Celui dont un vénérable tragique disait : « Je viens de tromper L...» était un second mari ; et c’était le premier mari qui disait le mot.Car il y a de la part du maître légal des réminiscences cruelles etdont il a soin d’informer son second avec une complaisance insultantequi l’avertit de son infériorité. C’est une manière de le remettre à saplace lorsqu’il s’émancipe jusqu’à avoir une opinion ou une volontépolitique, sous peine de s’entendre dire tout haut à onze heures dusoir, au moment de la retraite obligée : « Je reste à causer avec mafemme ! » Puis tout bas : « Jamais elle ne m’a paru aussi agaçante quece soir... hé ! hé ! »

Mais ceci est la condition la plus heureuse du second mari ; car, dumoment qu’il est arrivé à ce titre de mari, il doit en accepter toutesles conséquences, quel que soit son numéro, et la plus usuelle et enmême temps la plus pittoresque, c’est de devenir second mari trompé.Alors commence la plus amusante comédie : le triomphe du n° 1 sur le n°2 devient insolent, goguenard, méchant, car il protége l’amant, ill’invite, il le choie, il le vante. Alors aussi la tragédie del’affaire montre l’oreille, et le second mari est menacé à toute heured’un éclat que va faire le premier, s’il n’accepte pas d’un autre cequ’on accepté de lui. La femme’, qui sent que l’abandon du n° 2entraînera l’abandon du n° 1, se ligue tacitement avec son légitimeallié, elle reproche au second sa vie perdue pour lui, ellel’épouvante, elle le persuade, et le second mari est rivé à tout jamaisà la chaîne qu’il s’est faite.

Les années se succèdent, il vieillit, il devient grison, il a passé letemps où lui-même eût fait un excellent n° 1, et le voilà pour toujoursréduit au misérable rôle du n° 2. J’en connais, vous en connaissez, etcomme moi vous les plaignez, car c’est le plus misérable état de laterre. Chagrins, menaces, tracas, tout lui appartient dans la maison :les maîtres d’agrément des filles en pension, les dettes des fils quela mère ne veut pas découvrir au n° 1 ; et tout cela sansreconnaissance de la part des obligés. C’est lui qui exempte lesgarçons de la conscription, lui qui leur ouvre une carrière, lui quiles protége, tandis que le n° 1 engraisse, dort, ronfle, gronde,domine, et finit par mourir de béatitude et de gras fondu. Alors le n°2 arrive au n° 1, après les dix mois voulus par la loi. Mais sa femmen’est plus assez jeune pour lui donner un n° 2 et le faire jouir de laquiétude qu’il a procurée à un autre ; il n’a plus qu’une vieillefemme, méchante, hargneuse, qui le sait par coeur, qui le violente,l’insulte, le tracasse, le force à donner sa fortune par portionségales à des enfants dont aucun ne porte son nom, et dont les aînés nesont pas de son sang, et qui, après avoir obtenu ce dernier sacrifice,le fait mourir de phthisie et de désespoir. Voilà la vie et la fin dusecond mari !

FrédéricSOULIÉ.


(1) Je mesers du mot propre, si brutal qu’il soit, parce que seul ildit bien ce que je veux dire, et que je crois qu’il est temps derestituer à la langue toutes les expressions honnêtes qu’unebégueulerie stupide en a chassés peu à peu.
(2) Ici je recule devantle mot propre, qui dit si net ce que vous comprenez si bien, et dontl’étymologie est si spirituelle. Mais je suis convaincu que l’éditeurn’oserait l’imprimer, ou que s’il en avait le courage, il paierait de 5à 600 francs de ports de lettres toutes pleines de réclamations, à luiadressées par autant d’hommes qui convoitent les femmes de leur ami, etpar autant de femmes qui les écriraient sur le même papier-poulet quileur sert à donner des rendez-vous illicites.