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SOULIÉ,Frédéric (1800-1847) : La maîtresse de maison de santé(1841).
Saisiedutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (12.II.2007)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Orthographe etgraphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire(BM Lisieux : 4866 ) du tome 4 des Francaispeints pareux-mêmes : encyclopédie morale du XIXesiècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 9 vol. 
 
Lamaîtresse de maison de santé
par
Frédéric Soulié

~ * ~

AVANTde faire le portrait de l’individu, essayons de donner une descriptionde l’endroit où on le trouve, du cadre où il pose, ou, si vous l’aimezmieux, de la contrée où il règne. La maison de santé est presquetoujours logée dans quelque vieil hôtel dont les vastes appartements durez-de-chaussée sont affectés au service commun, au grand et au petitsalon, à la salle à manger, au parloir, etc. Les étages supérieurs sontdivisés en une foule de petits appartements qui sont affectés auxmalades de première qualité. Ceux du second ordre sont casernés dansles chambres que l’on a pratiquées sous les combles, ou dans cellesqu’on a créées, au moyen de quelques cloisons, dans les bâtimentsdestinés autrefois aux écuries et aux remises. Comme la maison de santéparle toujours, dans ses prospectus, de l’air pur qu’on y respire, ellea toujours un jardin d’une assez vaste étendue. Ce jardin estd’ordinaire livré à l’entreprise, c’est-à-dire que, moyennant une sommede 100 francs par an, il y a un jardinier qui se charge de le ratisser,de le labourer et de le fournir de fleurs, d’où il résultenécessairement que l’herbe pousse dans les allées, et que rien nepousse dans les plates-bandes. Cependant c’est là seulement que setrouve l’air pur qui fait le grand mérite de cette demeure, car l’on nepeut guère s’imaginer l’air qu’on respire à l’intérieur. Grâce auxnécessités de l’exploitation, qui font à la fois d’une maison de santéune succursale d’hôpital et une annexe de restaurant, il s’y forme uneatmosphère pharmaceutique et culinaire, chargée d’exhalaisons d’étheret de matelote, de quinine et de choux farcis, de graine de lin et deharicot de mouton ; espèce de gaz gras et nauséabond qui donneà la fois des étouffements et des envies de vomir.

C’estlà que vit pêle-mêle la population la plus diverse et la pluschangeante, car la maison de santé n’est pas seulement, comme nousavons dit, une succursale d’hôpital, une annexe de restaurant, c’estaussi une dépendance de prison. C’est en cela que la maison de santédiffère essentiellement de la pension bourgeoise. Celle-ci n’est, àtout prendre, qu’un fac-simile incomplet de la petiteville ; la maison de santé est un résumé de la société toutentière. L’une ne renferme guère que la sottise et le ridicule, etl’autre y joint le crime et le vice. Vous allez voir comment.

Parune tolérance dont nous ne voulons point faire la critique, mais quiexiste, il y a un certain nombre de condamnés qui obtiennent, sousprétexte de maladie, la permission de subir leur châtiment dans unemaison de santé. Cette tolérance a été appliquée d’abord aux écrivainspolitiques, et en ce cas elle semble presque juste, ou tout au moinspossible à expliquer. Dans nos moeurs, l’homme qui commet un délit moralne saurait être assimilé à celui qui a matériellement fait un actecoupable. Notre délicatesse répugne à voir dans la même prison unpubliciste et un escroc, un poëte et un voleur. La loi n’a pas fait dedifférence, l’administration en a reconnu une, elle a eu raison sansdoute ; mais malheureusement dans notre pays l’abus esttoujours près de l’usage, et peu à peu la tolérance dont j’ai parlés’est étendue aux banqueroutiers, aux faussaires, etc. ; defaçon qu’il y a des criminels dont les uns pourrissent dans descellules impures, et dont les autres se gobergent dans les salons de lamaison de santé. Si l’on veut me permettre de raconter une visite queje fis dans une maison de ce genre, on jugera peut-être mieux del’ensemble de cette population, sur laquelle règne la maîtresse dulieu, et peut-être aussi le portrait de ce que doit être la souverained’un pareil monde se trouvera-t-il à moitié dessiné par l’esquisse dessujets sur lesquels elle étend son empire. J’étais invité à dîner dansune maison de santé par un de mes amis, que des passants y avaienttransporté à la suite d’un accident, et qui s’y était installé pour s’yfaire guérir, car il n’avait point de famille à Paris. Je me rendis debonne heure à l’invitation. C’était en été, et la plupart des habitantsde la maison se promenaient dans le jardin. Auprès d’une plate-bande oùj’avais cueilli une rose thé d’une pâleur charmante et d’un parfumdélicat, j’aperçus deux hommes que leur entretien semblait absorbercomplétement ; l’un jeune encore et malade, mais habillé avecune recherche et une élégance particulières. On voyait que c’était unétranger. L’autre, au contraire, râblé, rubicond, musculeux, suant lasanté et la vigueur, mais d’une allure grossière et brute, était vêtucomme un ouvrier endimanché. Je demandai à mon ami quels étaient cesdeux hommes qui causaient si fraternellement, quoiqu’ils parussent denature si différente. « Le premier, me répondit-il, est unbaron allemand énormément riche, et qui est venu se faire traiter icipour une maladie de peau reconnue incurable. Le second est un maîtremaçon détenu sous prévention de faillite frauduleuse. Ce sont là despratiques excellentes, le baron payant très-cher parce qu’il est riche,et le maçon parce qu’il est coupable ; l’un vivant dansl’espoir d’une guérison qu’on lui promet toujours pour le moisprochain, l’autre vivant dans la crainte d’être à tout moment retournéà la Force, et flattant de ses écus volés l’influence occulte de ladirectrice de la maison, qui le sauve de cette extrémité. L’intimité deces deux hommes, qui vous semble un problème insoluble, s’explique icitout naturellement. Le maître maçon seul s’est trouvé la peau assezrude et assez calleuse pour toucher la peau galeuse du baron allemand,lui seul ose entrer dans sa chambre et braver la pestilence de l’airqu’on y respire. Du reste, tous deux en combattent l’impureté par unexercice continu de la pipe et une prodigieuse absorption de bière, etcela à l’encontre des ordonnances du médecin.

- Etla maîtresse de la maison ne s’oppose pas à cette dérogation aux loissanitaires qui doivent être plus despotiques ici que partoutailleurs ?

- Hé ! me répliqua monami, où serait alors le bénéfice de l’entreprise, si les malades seguérissaient ? Chaque bouteille de bière exige, le lendemain,un pot de pommade pour frictionner le baron ; et je vous jurequ’on le frictionne, non-seulement pour ce qu’il boit, mais pour ce queboit le maçon.

- Mais le malheureux en mourra.

-On l’empêchera bien. La maladie de peau est connue pour ses excellentsproduits. C’est le vrai fonds des maisons de santé, on n’en guéritjamais, mais on n’en meurt que très-tard ; une maladie de peauest presqu’une rente viagère pour la maison, et, si on l’exploite, onse garde bien de la laisser aller trop vite. Il n’y a pas de maladeplus soigné que le baron. »

A quelques pasde là, je pus me convaincre que s’il y avait des amitiés dans cettesentine, il y avait aussi des haines profondes ; et j’apprisen même temps que s’il s’y trouvait des malades et des prévenus, il yavait aussi des condamnés. Une femme abominablement sale, mais d’unegrasse beauté, passa près d’un homme fluet et maigre, et d’unerecherche excessive. Tous deux se lancèrent un regard de haine et demépris, que tous deux méritaient comme on va voir. La femme sale étaitune bouchère républicaine, que son mari avait fait condamner, parcequ’il croyait que le ménage est tout à fait un état monarchique où ilne doit y avoir qu’un souverain, et que sa femme y voulait un sénatcomposé de tous les garçons de boutique à larges épaules, et leurfaisait prendre aux affaires une part trop intime et en même temps troppublique.

Le monsieur était un vicomte de l’ancienrégime, à qui les bourgeois du jury avaient fait payer, par unedétention de cinq ans, son trop grand amour pour les jeunes fillesau-dessous de quinze ans.

La haine de ces deux êtresl’un pour l’autre était poussée aux dernières limites. La forte etvigoureuse bouchère, pour qui son crime n’était qu’un exercice un peuétendu de sa constitution républicaine, exécrait ce croquet de vicomteet son incapacité à aborder la question dans toute sa puissance, enface d’une personne qui, comme elle, savait au moins ce qu’ellefaisait, et qui insultait à la nature par l’abominable corruption dontil flétrissait des êtres incapables de se défendre ou plutôt incapablesde céder. De son côté, le vicomte se révoltait de ce que cettevolumineuse et lourde bouchère eût sali de son contact grossier ce jolipetit crime privilégié qui, selon lui, ne devait appartenir qu’auxfemmes du monde, et qui consiste à tromper son mari. Du reste, tousdeux avaient trouvé, chacun pour l’autre, une dénomination qui peignaità la fois ce qu’ils étaient et le sentiment qu’ils s’inspiraient. Labouchère appelait le vicomte : « VieuxContrafatto ! » Le vicomte appelait sonennemie : « La tranche de boeufadultère ! » Tous deux condamnés avaient trouvé unasile dans cette maison. Pourquoi ? par qui ?comment ? Ceci est un des mystères des maisons de santé.

J’avoueque ces deux rencontres m’avaient déjà donné un commencement de mal aucoeur, qui m’eût peut-être fait inventer un prétexte pour me retireravant le dîner, si je n’avais été ramené à des idées moins fétides parun jeune homme qui m’aborda en s’écriant :« Hé ! c’est vous, mon cher, est-ce que vous dînezavec nous ? En ce cas, je vais faire frapper du champagne, carje suis de la maison. - Vous, et à quel titre ? -Eh ! eh ! reprit-il en riant aux éclats, commemalade. - Avec cette figure épanouie ! Vous êtes donc unmalade imaginaire ? - Non, pardieu, je suis plutôt un maladeimaginé. Voici ce que c’est. Un juif me prête 20,000 francs ;c’est-à-dire qu’il me donne cent louis en écus, et 17,600 francs ensavon de Windsor, en tonneaux d’urate, en pains à cacheter, en serins,en registres à dos élastique, etc., etc., etc. L’échéance venue, ledrôle me poursuivit. Je lui proposai un arrangement, il refusa. Je mevengeai. Il m’avait prêté en savon et en pains à cacheter, je le payaien prison. Mais comme Clichy est un abominable séjour, je me trouvai,le lendemain de mon écrou,  atteint d’une maladie chronique dufoie. Je fus condamné, sous peine de mort, à faire bonne chère, àmonter à cheval, à me livrer à toutes sortes de distractions ;et comme la loi a dit au créancier : « Tuemprisonneras ton débiteur, » mais non pas :« Tu le tueras, » j’ai été transféré dans cettemaison de santé, où je me soigne le plus que je peux, en attendant maguérison définitive, qui arrivera dans deux ans, car voilà trois ans detraitement que je fais de mon mieux, sans que ma maladie ait diminuéd’intensité. C’est pourquoi nous allons boire de la tisane deChampagne… à la santé de mon juif. A tout à l’heure. Je vais àl’office. »

Il nous quitta en riant, ettrouva sur son passage un homme chauve à qui il se mit à chanter àtue-tête :

       Préfet, je veux de tes cheveux.

L’hommeainsi interpellé se redressa comme un aspic, et courut sus à celui quil’avait interpellé, jusqu’à ce que, fatigué de le poursuivre à traverstoutes les sinuosités du jardin, que l’autre lui faisait parcourir enlui chantant toujours Préfet, je veux de tes cheveux, le malheureuxtomba sur un banc où il se mit à frotter sa tête chauve avec un morceaude flanelle grasse et une frénésie extraordinaire. C’était un ex-préfetde l’empire, qui, devenu trop pressant dans ses hommages à une belledame, s’était vu enlever son faux toupet au moment le plus animé del’attaque. L’éclat de rire que fit naître cet accident, et qui défenditla dame beaucoup mieux que ses fureurs, avait si profondément blessé laprétention belliqueuse du préfet, qu’il en avait perdu le peu de bonsens demeuré jusque-là sous sa perruque. Il en était devenu fou, et safolie consistait à croire qu’il avait inventé une pommade pour fairepousser les cheveux. C’est pour cela qu’il se frottait si furieusementle crâne.

Enfin l’heure du dîner arriva. Nous étionsà peu près vingt-cinq à table. Le dîner me parut convenable, maisl’aspect de la table fut plus puissant que mon appétit. J’avais en facede moi une pulmonaire, espèce de cadavre ambulant qui avait étéaccueilli à son entrée par un murmure dont le sens voulaitdire : « Tiens, elle n’est pas encoremorte ; c’est drôle ! » Un peu plus loin, unmanchot, que j’avais d’abord pris pour un militaire, mais qui n’étaitautre qu’un scrofuleux à qui l’on avait coupé le bras, lequel bras, àce que j’appris, avait été enterré au pied du rosier où j’avais cueillicette charmante rose thé que j’avais à ma boutonnière. Il me sembla quej’avais le bras de cet homme pendu à mon habit ; j’arrachaicette délicieuse fleur avec un mouvement de dégoût et d’horreur, et jerenonçai à dîner.

Cependant j’admirais avec quelletranquillité d’estomac tous ces gens mangeaient et buvaient, et j’eusbientôt l’occasion d’apprécier avec quelle tranquillité d’esprit ilsprennent certains événements. Dans cette circonstance, je reconnus quel’homme physique et l’homme moral n’a que des jongleries dans le coeuret dans l’estomac. En effet, au beau milieu d’un dindon que découpaitla maîtresse de la maison, un domestique de chambre, sorte de garçon decuisine et d’apothicairerie, entra et dit tout haut :

« Madame,madame B*** du second est à toute extrémité, et elle demande unconfesseur.

- Bien, répondit la maîtresse en fendantune aile en six, faites venir aussi le viatique, car je crois qu’ellen’ira pas jusqu’au dessert. »

Après ceci, àquoi personne ne fit attention, on parla immédiatement de littératurelégère. Je laissai la conversation s’engager entre un richard condamnéà mort pour catarrhe, et un professeur d’anglais condamné à ladétention pour faux. L’un fut soutenu dans ses opinions classiques etmorales par un ancien croupier de Tortoni, qui avait ouvert une maisonde jeu clandestine ; et l’autre fut secondé dans sonadmiration pour le genre romantique par un hydropique qui prétendaitavoir le ventre de Falstaff. Ce fut alors que je pus observer lamaîtresse du lieu. A ce moment de la journée, elle devait avoir, etelle avait quelque chose de la maîtresse de pension. Ainsi la mêmeadresse à distribuer un plat, la même surveillance de l’oeil sur laconsommation libre des hors-d’oeuvre, la même colère quand un indiscretosait revenir deux fois au même mets. Mais la dextérité humoriste etsouple de la maîtresse de pension bourgeoise était remplacée ici parune sécheresse d’autorité que ma présence seule empêchait de se montrerdans toute sa vigueur. On voyait toujours surgir derrière les parolesde cette femme, comme une ombre menaçante, ou le médecin, lorsqu’ellearrêtait l’appétit des malades, ou le préfet de police, lorsqu’ellecalmait l’avidité des condamnés. Toutefois, quelques-uns, comme lebaron et l’Anglais, mangeaient à volonté, cela ne pouvant que leurfaire du mal, et la pharmacie de la maison rattrapant au centuple ceque la cuisine pouvait y perdre.

Enfin, ce dîner setermina, et la chose qui me frappa le plus quand on eut quitté latable, ce fut l’étrange fusion qui s’opéra dans le salon. Outre lespersonnes dont j’ai parlé, il y avait dans cette maison despensionnaires valides et des malades souffreteux, gens de bon monde etde probité. Je pensais qu’ils allaient se réfugier dans un coin. A magrande surprise, il s’établit une conversation générale dont personnen’était exclu. Deux jeunes filles qui demeuraient dans cette maisonprès de leurs mères infirmes, des femmes élégantes qui venaient y voirleurs frères ou leurs parents, faisaient cercle avec la bouchère et levicomte, et, pendant un moment, la maison de santé disparut pour faireplace à une réunion gaie, animée, brillante. On y parlait modes,spectacles, concerts. On y faisait des calembours, de bons mots, tandisque l’on mourait au-dessus de notre tête. Moi seul y pensaipeut-être ; mon ami m’assura que le lendemain je n’y auraisplus pensé.

Le repas fini, je me fis présenter, etje causai longtemps avec cette régente d’un empire si singulièrementcomposé. Elle me fit peur. Elle n’est plus jeune, mais a dû être fortbelle ; elle est rude, mais elle a un choix d’expressionsassez distinguées. A la voir ailleurs que chez elle, on lui trouveraitde l’esprit, et on chercherait où elle l’a pris ; mais à côtéde la source où elle le puise, cet esprit devient presque un cynismeeffrayant. Jamais je n’ai entendu parler de toutes les infirmités et detous les crimes humains avec une précision si indifférente. Le juge leplus accoutumé à l’aspect du vice, le médecin qui pénètre dans leshôpitaux, n’ont chacun qu’une moitié de cette affreuse expérience del’homme, qui tue toute foi et toute sensibilité. Il me semblait quecette femme dût être faite de bois et de fer. Eh bien, non, il y a aufond de tout cela une portion d’âme qui a survécu à l’ossificationgénérale : cette femme aime, et elle aime avec passion. Jecherchai qui pouvait être le préféré « Jamais, me dit mon ami,il n’entre dans cette maison ; elle n’est pas assez maladroitepour se montrer dans cet affreux déshabillé de son état ; ellesent que le charme fuirait à la seconde visite. Du reste, un mari ou unamant ne feraient que l’embarrasser. S’il y avait ici un homme qui eûtle droit de s’interposer dans les querelles qui s’y engendrent, il luifaudrait souvent employer la violence personnelle pour mettre lesrécalcitrants à la raison, ou répondre à des provocations qui peuventpartir d’hommes dont on ne peut les refuser. La femme, au contraire,protégée par sa prétendue faiblesse, est toujours en droit d’appelerdes auxiliaires avec lesquels personne ne se soucie de secommettre ; pour les maladies qui vont jusqu’à la fureur, cesont les domestiques ; pour les autres, c’est le commissairede police. Grâce à ces moyens, chacun se maintient à sa place, sûr d’yêtre remis par une force ou une autorité supérieures.

Toutefois,la maîtresse de maison de santé a des vertus que l’on chercheraitvainement dans le monde : c’est une discrétion à touteépreuve. Ici ont passé sans qu’on les ait jamais vues, bien des jeunesfilles et des femmes dont l’arrivée était suivie de la venue d’unenourrice. Il y a eu dans ce genre des romans entiers cachés dans lesmurs de cette maison, et certes les Mémoires d’une maîtresse de maisonde santé vaudraient mieux que ceux de l’homme qui croit le plus savoirdans ce monde.

A ce propos, je demanderai, lapermission de raconter une rencontre dont le secret me fut révélé troissemaines après cette première visite, un jour de bal, car on donne desbals dans les maisons de santé.

Le jour où je dînai,la nuit était tout à fait close quand je sortis. Chaillot est désert debonne heure, et je rencontrai au milieu de la rue une voiture de postearrêtée, et dont le postillon avait quitté les chevaux. Je m’approchai,craignant qu’il ne fût arrivé quelque accident, lorsqu’une voix defemme, sortie de cette voiture, me dit avec un accent deprière :

« Mon Dieu, monsieur,pourriez-vous indiquer au postillon la maison de santé du docteurN… ? Ce malheureux est ivre et s’en va frappant à toutes lesportes. »

La personne qui m’avait ainsiparlé s’était penchée hors de cette voiture, et la lumière de lalanterne m’avait éclairé son visage de manière à ce que je pusse voircombien elle était belle. Cette femme avait dans ses yeux, dansl’accent de sa voix, quelque chose d’inquiet qui sans doute l’empêchade voir avec quelle curiosité je la regardais ; mais, dumoment qu’elle s’en aperçut, elle se retira dans la voiture et se voilale visage. J’accompagnai la voiture jusqu’à la maison d’où je sortais,et je me promis de m’informer de cette admirable personne. J’en parlaià mon ami.

Il ne l’avait point vue et n’en avait pasentendu parler. Personne, dans la maison, ne savait rien d’unepensionnaire ou d’une malade arrivée en chaise de poste. Je supposaique cette étrangère n’avait pas trouvé chez le docteur ce qu’elle ycherchait, et s’était adressée ailleurs.

Le jour dubal vint enfin, et dans cette maison d’invalides et de condamnés, où lamaladie régnait à tous les étages, où la honte semblait devoir fermerles portes quand ce n’était pas la douleur, ce fut un luxe, du bruit,des fleurs, des diamants, des femmes qui riaient et dansaient au sond’un orchestre joyeux. Une seule figure rappelait la mort au milieu decette fête bruyante. C’était celle d’une jeune poitrinaire, qui, àforce d’instances, avait obtenu de se placer dans un coin du salon. Là,immobile, attentive, respirant un air qui devait lui brûler lapoitrine, elle regardait danser d’un oeil ardent d’autres jeunes fillespleines de fraîcheur et de séve. Ses lèvres, convulsivement agitées,suivaient les mesures rapides du galop ;… elle tressaillaitd’une joie désolée, lorsque la danse animée emportait tous ces flots defemmes en légers tourbillons ; ses doigts, crispés sur lesbras de son fauteuil, essayaient de la soulever. Un moment elle se tintpresque debout, et je crus qu’elle allait mêler sa figure cadavéreuse àcette course emportée et rouge de plaisir. Mais la force lui manqua, etelle retomba à sa place.

Il ne faut pas croire quece monde qui dansait ainsi ne se fût pas aperçu de la présence de cettemourante : chacun la savait là, chacun l’avait remarquée. Maispar un admirable instinct d’égoïsme, personne n’en parlant à personne,tout le monde semblait l’ignorer, et l’on n’avait pas besoin de donnerà la pitié une seule minute de cette nuit vouée au plaisir. Moi-même jevoulus me distraire de cette pensée, et je ne sais ce qui me prit dedemander à mon ami des nouvelles de notre préfet. Je rencontrai bien.

« Silence,me dit mon ami, sa folie a pris un caractère furieux, et ce matin ils’est tué d’un coup de couteau. Ne parlez pas de cela, ça jetterait dufroid dans le bal... Il est là, à deux pas, dans un petit salon… Lesfemmes sont si ridicules ! elles auraient peur, et j’avoue queje ne voudrais pas manquer le galop que m’a promis la femme du généralbelge R***, la belle-soeur du docteur, une femme charmante ;elle est arrivée ce matin d’Angleterre, et n’a pas voulu manquer le balde ce soir, car elle repart demain pour Bruxelles.

Jedemeurai à ma place. Le galop passa à plusieurs fois devant moi.J’étais tellement préoccupé de ce bal, à côté de ce cadavre, que je nevoyais personne ; un couple plus rapide que les autres meheurta assez fortement, et j’entendis un rire suave et doux glisser enmême temps dans l’air. Je levai les yeux, et je vis mon ami emportantune femme d’une élégance et d’une souplesse merveilleuse. Elle repassadevant moi, je la reconnus. Cependant je n’osai me fier à un premiercoup d’oeil. Lorsqu’elle fut assise, je me plaçai près d’elle ;elle m’aperçut et devint pâle. J’allais aborder mon ami qui venait àmoi, lorsqu’elle me dit avec un sourire plein de bonne grâce :

« N’est-cepas vous, monsieur, qui m’avez invitée pour la premièrecontredanse ? »

Je m’empressai delui répondre qu’elle ne se trompait pas. Nous dansâmesensemble ; pendant une figure, elle se tourna vers moi, ettout en arrangeant les plis d’un fichu de blonde, elle me dit à voixbasse, comme si elle m’eût parlé de sa robe :

« Sivous dites un mot, je suis perdue…. Point de questions sur mon compte….Là-bas, au coin de la fenêtre, cet homme à cheveux blancs à qui jesouris en ce moment, c’est mon mari ; et s’il soupçonnait queje suis entrée ici il y a trois semaines, quand il me croyait àLondres, il me tuerait. »

Elle ne putcontinuer, c’était son tour de figurer ; elle s’élança, lajoie sur le front, le sourire sur les lèvres, et je ne m’étonnai pointde voir mon ami danser gaiement près d’un cadavre, quand cette femme semontrait si légère avec une telle terreur dans l’âme.

Quandelle revint, je la rassurai ; elle me remercia comme si je luiavais ramassé son éventail.

Le bal dura jusqu’aumatin. Je me retirai vers six heures, et pourtant je ne fus chez moique beaucoup plus tard. Cela vint de ce que, dans l’avenue de lamaison, la voiture qui précédait la mienne, et où se trouvait la bellemadame R***, accrocha le corbillard qui venait pour enterrerl’ex-préfet. On fut plus d’une heure à dégager ces deux voitures l’unede l’autre ; et comme les deux cochers se disputaient, celuidu corbillard dit à son camarade :

« C’étaità toi de faire attention, animal ; je ne courais pas risquecomme toi de faire changer mon monde de voiture.

-Taisez-vous ! s’écria madame R*** avec épouvante.

-Laissez donc, la petite dame, dit le cocher en sifflant ses chevauxpour les faire avancer, vous y viendrez tôt ou tard. Je sais le chemin,et je ne chercherai pas l’adresse cette fois-ci. »

Jeregardai le drôle, c’était le postillon de Chaillot devenu cocher decorbillard.

FrédéricSOULIÉ.