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[...........] Cequ’entendent et ce que disent les Sourds-Muets (1900). Saisie du texte : Sylvie Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (27.IV.2013) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) du numéro 2 daté d'août 1900 de Lectures pour tous : revue universelleillustrée publié par la Librairie Hachette. Pour visionner lesillustrations légendées, consulter la version.PDF de l'article Ce qu’Entendent et ce que Disent les Sourds-Muets _____ La science, toujours admirable,n’a jamais plus de droits à notrereconnaissance que dans les cas où, se proposant de réparer lesinjustices ou les cruautés de la nature, elle s’efforce d’améliorer lasituation des êtres qui semblaient, par leurs infirmités de naissance,condamnés à un malheur sans remède et à une infortune incurable. Rendre à la communion desvivants ceux que la double tare de la surditéet du mutisme en avait retranchés, telle est l’œuvre devant laquellen’ont pas reculé de grands bienfaiteurs de l’humanité. De patientesméthodes qui se perfectionnent tous les jours arrivent à réaliser desprodiges qui nous remplissent d’admiration et de reconnaissance pourles efforts combinés de l’imagination inventive et de la charité. °°° SENTIR que nous sommes en communication avec nossemblables, mettre nosémotions à l’unisson des leurs, échanger avec eux des idées, recueillirleurs impressions, leur faire part des nôtres, c’est là pour nous unbesoin aussi impérieux que de nous mouvoir et de respirer. Nous nepouvons vivre en dehors de l’humanité. La solitude morale, aussi bienque la solitude matérielle, nous est intolérable. C’est ce qui fait quela situation des malheureux que la nature a rendu sourds en naissantest si pénible. Non seulement, en effet, ceux-là sont privés d’entendre le sondélicieux de la parole humaine, mais de cette infirmité initialerésulte pour eux une série d’atroces conséquences. Car, c’est enentendant parler qu’on apprend à parler. Privés de l’ouïe ils sontdonc, du même coup, privés de la parole. Ils ne peuvent s’exprimer, sefaire connaître, manifester leur âme. Il y a plus encore.L’intelligence et la sensibilité resteront chez eux à l’étatrudimentaire parce qu’elles ne pourront être fortifiées et affinées parl’éducation. Faute de pouvoir comprendre et se faire comprendre, lesourd-muet est incapable de développer les germes d’intelligence quipeuvent être en lui. Son esprit s’atrophie. Telle était du moins l’affreuse destinée à laquelle était réduit lesourd-muet jusqu’à une époque récente. Pendant de longs siècles ilétait resté relégué dans une humiliante condition. Tout au pluspouvait-il exécuter certains travaux grossiers, en échange desquels ilrecevait une nourriture plus grossière encore. Les mauvais traitementspleuvaient sur l’infortuné ! Mais un jour vinrent des hommes charitables qui entreprirent de faireentendre les sourds et parler les muets. LE BIENFAITEUR DES SOURDS MUETS : L’ABBÉ DE L’ÉPÉE. La première idée de ceux qui voulurent tenter d’apprendre auxsourds-muets à s’exprimer fut de leur enseigner le langage des signes.Ceux-ci n’entendaient ni ne parlaient, mais ils voyaient ; il n’y avaitdonc rien de plus naturel que de leur faire comprendre que tel signevoudrait dire tel objet, correspondrait à tel besoin, signifieraittelle pensée. Ce langage des signes est presque inné chez lessourds-muets. Dans les maisons d’éducation qui leur sont aujourd’huidestinées, ils en font entre eux un perpétuel usage, et on a été obligéde le leur interdire, car il est en contradiction avec les méthodesnouvelles et plus savantes. Si l’un d’eux ne peut, par exemple,soulever un fardeau trop lourd, il fera, en appuyant le pouce sur sonmenton et en ouvrant les doigts une sorte de pied-de-nez, qui est lesigne de « l’impossibilité ». Son camarade, plus fort que lui,voudra-t-il indiquer que cette action lui est au contraire « facile »,il se pincera le menton entre les doigts, tandis que l’autre enfant, enrapprochant et en écartant tour à tour la paume de ses mains, fera enguise de louange et d’approbation le geste commun à tous del’applaudissement. C’est sur cette méthode toute primitive que se fonda, à la fin dusiècle dernier, l’enseignement de l’Abbé de l’Epée, le premier grandéducateur des sourds-muets. Il entreprit de régulariser ces signes, deles unifier, et d’établir un alphabet dans lequel la position desdoigts traduirait et représenterait chaque lettre ; il rêva même defaire de cette langue nouvelle une langue universelle, quirapprocherait dans une pantomime commune tous les peuples de la terre.Il installa son école dans sa propre maison et l’ouvrit gratuitement àtous ceux qui se présentaient ; les enfants des familles indigentesfurent entretenus à ses frais dans des pensions voisines. Les séancesd’instruction étaient publiques et une foule nombreuse de spectateurss’y pressait ; le bon abbé avait l’âme pleine de joie en voyant venirchez lui, pour l’admirer et l’encourager, des gens de tout état,jusqu’aux princes du sang et jusqu’à la cour elle-même. « Je neconnais, disait-il, aucune partie de l’Europe, à l’exception de laTurquie, d’où il ne soit arrivé des étrangers. » Ces étrangers s’enretournaient chez eux et faisaient part à leurs gouvernements del’admiration où les plongeaient les résultats qu’ils avaient puconstater ; des disciples se formaient qui propageaitent l’enseignementdu maître, et des écoles s’ouvraient partout pour les malheureuxauxquels apparaissait tout à coup l’aurore d’une vie nouvelle. Par làsurtout l’œuvre de l’Abbé de l’Épée fut grande et féconde, par là il amérité d’être mis au rang des plus illustres bienfaiteurs de l’humanité. A sa méthode généreuse mais imparfaite, une autre devait succéder unjour qui, non plus au figuré seulement, allait apprendre à parler auxmuets. Ce résultat inouï, l’Abbé de l’Épée l’avait entrevu ; mais il necroyait possible de l’obtenir qu’avec quelques rares individus. Il y aaujourd’hui, cependant, près des deux tiers des sourds-muets quiparlent. COMMENT ON « VOIT » LES PAROLES. Tout le monde connaît la scène du BourgeoisGentilhomme dans laquelleMolière nous montre le maître de philosophie enseignant à M. Jourdainles lois de l’articulation des sons : « La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A. La voix E se formeen rapprochant la mâchoire d’en bas de celle d’en haut : A, E. La voixI en rapprochant encore davantage les mâchoires l’une de l’autre, et enécartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I. » Etainsi de suite pour toutes les voyelles. Il en est de même avec les consonnes : le D se prononce en donnant dubout de la langue contre les dents d’en haut, l’F en appuyant les dentsd’en haut sur la lèvre inférieure et en soufflant etc... D’après ces signes extérieursde l’articulation, les muets vontapprendre à parler ; ces voyelles, ces consonnes, ces syllabes dont leson n’arrive pas à leurs oreilles, leurs yeux vont les saisir sur leslèvres de leur interlocuteur ; ils ne vont pas entendre les paroles,ils vont les voir ! Puis, à leur tour, en reproduisant les mêmes gestesde la bouche, les mêmes mouvements des lèvres, ils répéteront desparoles qu’ils n’entendront pas ! Ce n’est pas là cependant une œuvre facile, comme bien on pense. Dequelle façon va-t-elle s’accomplir, par quels moyens pratiquesva-t-elle être menée à bien ? Voici un enfant. Il est bien portant et semble bien constitué.Toutefois au bout de quelques mois on est surpris de lui voir garderune impassibilité étrange ; aucun bruit ne semble le frapper : un jour,pendant qu’il dort, la nourrice renverse un meuble tout près deson berceau, mais l’enfant ne s’est pas réveillé. Il n’y a plus à endouter, il est sourd ; et, par une conséquence fatale, il sera muet ;puisqu’on ne peut lui enseigner des sons auxquels son oreille estfermée. Pendant les premières années il n’y aura rien à faire ; ce àquoi il faudra s’efforcer, pourtant, ce sera de fixer son regard, carses yeux vagues errent sur les objets sans s’y arrêter. A neuf ans onl’amènera à l’Institution où il payera pension, si ses parents en ontle moyen, où, dans le cas contraire, il lui sera accordé unedemi-bourse ou une bourse entière. Le professeur à qui on le conduit procède d’abord à un examen physiqueet intellectuel du sujet. Peut-être a-t-il un embryon d’ouïe : on seservira en ce cas d’un double cornet acoustique, dont les deux branchesréunies en un seul tube pourront faire entendre à l’enfant et sa proprevoix, et celle du maître. La surdité ne peut manquer d’influer sur lecaractère : le sourd-muet est généralement d’un naturel inconstant etmobile, imprévoyant, enclin à suivre les mauvais exemples plutôt queles bons, porté à la paresse et moqueur. Voilà bien des défauts, maisquand on a reçu de la nature une aussi triste infirmité, n’a-t-on pasdroit à un peu plus d’indulgence que les autres êtres ? Tous ces différents points une fois établis, l’éducation commence ; laparole devant être apprise par la vue,c’est l’œil qu’il fautcommencer par exercer à une observation minutieuse ; aussi fera-t-onrépéter à l’enfant les mouvements qu’il voit faire : marcher,s’asseoir, se lever, ouvrir et fermer une porte, feuilleter un livre.Le professeur aura soin qu’il reproduise exactement les gestes, jusquedans le plus petit détail. En même temps on lui enseignera à crier enlevant les bras en l’air, de façon à développer par cette gymnastiqueson thorax et à lui faciliter l’articulation des sons. Bientôt lesexercices d’imitation se précisent ; il s’agit de reproduire desmouvements divers de la bouche, de la langue et des lèvres. Pour celal’élève et son professeur, dont on ne saurait trop admirer la patience,se placent devant une glace qui reflète leurs deux visages et fait voiren même temps à l’enfant, et les mouvements qu’exécute le maître etceux qu’il fait lui-même pour imiter le modèle qu’il a sous les yeux. C’est alors qu’apparaît le système enseigné par M. Jourdain ; suivantqu’il écarte plus ou moins les lèvres, qu’il jette la langue contre lamâchoire inférieure ou contre celle d’en haut, l’enfant émet un son quidevient une voyelle ou une consonne ; il ne l’entend pas, mais, par leseul fait du mouvement de ses lèvres semblable à celui du professeur,il a émis un son, que les autres entendent, en un mot il a parlé. C’estla partie la plus ardue de la tâche, car les nuances de ces mouvementssont souvent si délicates à saisir ! Aussi différents moyens pratiquesviennent-ils à l’aide du professeur ; d’abord avec une petite spatuled’ivoire, il guide la langue, la met dans la position qu’elle doitavoir, comme un médecin qui vous examine la gorge ; pour la lettre Il’enfant appuiera une main sur sa tête à lui et une autre main sur latête du maître afin de contrôler les vibrations produites au sommet ducrâne par cette voyelle, tandis qu’on lui serrera le bas du menton afind’obtenir une émission plus nette. Dans ce cas il ne voit plusseulement le son, il le sentau jeu des muscles, il le touche.Pourla lettre D, pour la lettre T, une petite bougie allumée est placéedevant lui ; le vent qui sort de sa bouche devra en incliner la flammeou même la souffler. Enfin, si la poitrine est rebelle à l’émissiond’un son, on la frappe de la main afin de lui venir en aide par cettesecousse. Rien n’est plus curieux que tout cet enseignement mécanique,régulièrement classé et suivi pas à pas, qui, d’un vagissement bestialfait une voix articulée. Une fois que la prononciation des voyelles et des consonnes estapprise, il s’agit de coordonner ces sons pour en former des mots ;c’est le même principe de la lecture sur les lèvres qui continue à êtremis en œuvre, et les progrès sont dès lors rapides. Les mots serontensuite rapportés aux objets qu’ils représentent. Sur un tableau noirsont dessinés un arbre, un balai, une tête ; le maître nomme ces objetsen les désignant du doigt, et les élèves les nommeront à leur tour enreproduisant la série des mouvements de sa bouche ; ou bien encore unesérie de petits monuments, de petits objets en réduction, des meubles,des animaux, des ustensiles d’un usage courant, sont apportés dans laclasse ; l’élève en prend un, qu’il nomme sans le secours duprofesseur, il l’élève en l’air, et ses camarades répètent. Puis lesmots deviendront des phrases, et au bout de quelques années, les élèvess’exprimeront couramment sur n’importe quel sujet. La voix de ces êtresqui parlent sans s’entendre eux-mêmes demeure étrange ; elle n’a nimodulation, ni harmonie. Résultat merveilleux cependant ! Mais le pluscurieux, est que, pour être entendu de ce nouveau genre de sourds, nonseulement crier ne sert à rien, mais parler bas suffit : du momentqu’ils vous voient, ils entendent vos paroles. A quelle époque remonte cette méthode géniale de la lecture sur leslèvres ? Beaucoup plus haut qu’on ne le croit généralement. Un ouvrageintitulé : De l’art d’enseigner àparler aux sourds-muets, fut publiéen Espagne sur ce sujet, dès l’an 1620 et dédié au roi Philippe III ;le frontispice allégorique représentait une colombe prenant son vol,emportant dans son bec la clef d’un cadenas. C’était bien tout lesystème actuel que son auteur avait pressenti et exposé ; qui,cependant, connaît aujourd’hui le nom de Juan Pablo Bonet ? Lapostérité a de ces injustices. Un des exemplaires du petit livre,devenu rarissime, a été vendu en Amérique, tout récemment, au prix de900 francs, et la bibliothèque des Sourds-Muets de Paris en conserveprécieusement un autre. Ce ne fut qu’au milieu de ce siècle que l’onadmit sérieusement la possibilité de la parole articulée chez lessourds-muets : en 1879, un congrès tenu à Lyon s’attardait encore à lavieille méthode de la mimique et des gestes, déclarant inutiles lesefforts tentés dans un autre sens. En 1880 seulement eut lieu la réforme radicale de l’InstitutionNationale des Sourds-Muets de Paris. L’Italie nous avait précédés danscette voie ; la Belgique, la Hollande, le Danemark, puis tous les payscivilisés de l’Europe suivirent la marche, et il n’y a pas jusqu’auMexique et au Japon qui ne les aient imités. UN DEGRÉ DE PLUS DANS L’ABIME DE L’INFIRMITÉ. Nous avons parlé des aveugles qui arrivent à lire et des muets quiparlent. Il y a cependant des créatures humaines qui, plus malheureusesencore, sont privées à la fois de la vue et de l’ouïe. Oui, il existedes êtres – ils sont rares heureusement – chez qui, à la fois, les yeuxsont fermés à la lumière, les oreilles à l’audition des sons, la boucheà l’émission des paroles ; être en même temps sourd, muet et aveugle !peut-on imaginer rien de plus épouvantable, et ne croit-on pas qu’ilvaudrait mieux en pareil cas n’être pas né ? Parmi les personnes auxquelles a été attribué cette année le PrixMontyon, il s’est trouvé une religieuse française qui a mérité cettebelle récompense pour avoir éduqué une femme frappée de cette multipleinfortune, et qui, en outre, était simple d’esprit. C’est l’Amérique qui détient en cette matière le record del’extraordinaire. Miss Helen Keller naquit à Tuscumbia, le 27 juin 1880 ; ses parents etses grands-parents étaient bien constitués. Elle vint au monde douée detoutes ses facultés, mais à dix-huit mois une maladie grave lui faisaitperdre à la fois l’ouïe et la vue. Une femme dévouée, ancienne aveugleelle-même rendue à la clarté après une opération chirurgicale, ne s’enmit pas moins, quelques années après, à entreprendre l’éducation del’enfant ; elle avait alors sept ans, semblait douée, malgré sesdisgrâces, d’une vive intelligence. On lui enseigna à connaître lesobjets par le toucher ; au bout de quelques années la fillette pouvaitaller et venir sans se heurter aux objets ; elle sut ensuite lesdistinguer et en comprendre l’usage. Avec un alphabet en relief on luiapprit quels étaient leurs noms. Un jour, elle eut l’intuition que sescompagnes aveugles communiquaient entre elles par un autre moyen quecelui de cette écriture par points sur les bosses et sur les creux delaquelle courait sa main ; elle s’en inquiéta et elle sut qu’ilexistait ce qu’on appelle la parole. Alors elle demanda à parler.Comment faire ? Puisqu’elle était sourde, elle ne pouvait entendre lesmots ; puisqu’elle était aveugle, elle ne pouvait les lire sur leslèvres. C’est alors que son éducation devient d’une difficulté inouïe.Ces mouvements de la bouche qu’elle ne pouvait voir, elle les sentitavec ses doigts sur les lèvres de sa maîtresse, pendant que les doigtsde son autre main touchaient les caractères en relief d’un livre. Elleconnut ainsi les voyelles, les consonnes, les syllabes et les mots, nonplus comme des signes morts, mais en vivantes paroles qu’ellereproduisait elle-même avec une joie avide. Elle avait reçu sa premièreleçon le 26 mars 1890 ; le 29 du mois suivant, elle faisait de vivevoix le récit d’une visite à une de ses amies, ayant de la sorte,malgré sa cécité, appris en trois semaines ce qu’il faut huit ou dixans pour apprendre aux sourds-muets doués de la vue. Le monde savants’émerveilla, car Helen Keller entrait dès lors dans le domaine duprodige. Bientôt, elle sut l’anglais, elle voulut apprendre lefrançais, puis l’allemand, et y réussit avec une égale facilité ;ensuite, elle étudia le grec et le latin. Actuellement elle lit Homèreet Virgile dans le texte, termine la géométrie, et entame l’algèbre !Ce qu’il y a de plus surprenant, c’est de constater que les objets fontsur la belle jeune fille, entourée de silence et de ténèbres, la mêmeimpression que sur nous. Il y a quelque temps, elle alla visiter àBoston le musée de sculpture. Lorsqu’elle entra, quelqu’un lui dit, enépelant à l’aide des doigts les mots sur sa main : « Que venez-vousfaire en cet endroit ? » Helen Keller répondit en souriant : « Je suis venue pour « voir » les statues. » Une sorte d’escabeau roulant fut mis à sa disposition et amenésuccessivement devant chacun des marbres. Elle se promena ainsi àtravers les salles. Chacun l’admirait pour sa gracieuse agilité, pourl’incroyable délicatesse de son toucher : on savait qu’elle ne pouvaitentendre et, cependant, un respectueux silence l’entourait. « Je reviendrai, dit-elle en partant, ces gens de marbre me reposent ;eux, ils ne sont jamais las, ils ne sont jamais seuls ! » En face d’un groupe représentant une Mèreet son enfant, elle promenases doigts agiles sur la sculpture : « Elle me fait pleurer, dit-elle,elle est si heureuse ! » Devant un Lion et un faonelle s’écria en touchant le lion : « C’estun animal fort et robuste. Comme il doit pouvoir courir ! Point desoleil trop chaud pour lui, point de jour trop long. Il est beau d’êtrelion ! » Devant une Médée aucontraire elle s’attrista, et un soupirs’échappa de sa poitrine quand, sous ses doigts, elle sentit les traitsdu visage : « C’est pénible à voir, dit-elle ; sa figure qui souffre mefait mal. » Elle demanda à voir Apollon : « A la bonne heure ! il estgrand et élancé ; c’est bien lui, tel que je me l’imaginais. » Unsourire immensément triste, dans lequel erraient on ne sait quelsvagues regrets, passa sur son visage lorsqu’elle prononça ces mots, etune pitié profonde, infinie, étreignit le cœur de tous les assistants. Quelle existence mystérieuse que celle de cette femme, jeune, jolie,intelligente au-delà de la mesure ordinaire qui voit sans yeux et quientend sans oreilles ! A L’INSTITUTION DES SOURDS-MUETS. La France possède aujourd’hui près de quatre-vingts écoles desourds-muets. Les filles sont élevées à Bordeaux, et dotées de laparole par les mêmes exercices que les garçons. Mais, remarque curieuse, les sourdes-muettes apprennent à parlerbeaucoup plus rapidement que les hommes. Les sourds-muets de Paris sont, comme l’on sait, installés rueSaint-Jacques ; de vastes bâtiments entourés de jardins occupent unterrain de vingt mille mètres carrés où s’apaisent et s’éteignent tousles bruits du dehors en un grand repos que l’on s’étonne de trouverainsi en plein Paris ; une statue de l’Abbé de l’Épée, œuvre dusourd-muet Félix Martin, occupe le centre de la Cour d’honneur. Un ormecolossal s’y remarque surtout, qui est bien connu des habitants de larive gauche habitués, de tout temps, à voir son immense panache sedresser au-dessus des toits (il remonterait, selon la traditionpopulaire, à l’an 1600, peut-être même à 1572). Il mesure à sa base sixmètres et sa hauteur en atteint près de cinquante (dix mètres de moinsque les tours Notre-Dame). Les trois siècles qu’il a vécu commencentcependant à peser sur ses épaules ; chaque année, il perd un de sesbras formidables, menaçant d’écraser les passants sous sa chute, et ilfaut déloger à coups de fusil les corbeaux qui viennent nicher dans sestrous et les agrandir. Un jour ou l’autre, le géant de bois digne, desforêts du Nouveau Monde, s’effondrera, à moins qu’une décision cruellemais nécessaire ne tranche sa destinée. Les enfants sont admis à l’institution de neuf à douze ans ; ils yrestent huit ans. Au bout de ce temps ils savent parler, et on leur aenseigné en outre un métier ; ils sont cordonniers, tailleurs,menuisiers, et même imprimeurs, selon leurs capacités ; une partiecultive aussi le potager et forme pour l’avenir des jardiniers que l’onaidera à se placer. Il en reste hélas ! quelques-uns, pas loin dutiers, qui ne peuvent profiter de la bienfaisante éducation, par suited’une sorte d’idiotie inguérissable ; à ceux-là on apprend tant bienque mal le langage des signes ; les cris qu’ils poussent demeurentpareils à ceux des animaux, et ils seront les éternels parias ; si l’onapproche de la partie de l’établissement qu’ils occupent, l’on s’enfuitépouvanté en entendant ces hurlements inarticulés. C’est ainsi pourtantqu’autrefois ils étaient tous. Quelle différence maintenant ! A voirles ébats de ces gamins dans les cours et sous les préaux, à lesregarder jouer aux billes ou courir gaiement, ils ne paraissentvraiment pas plus malheureux que d’autres, et l’on ignorerait à peuprès où l’on est, si un certain silence singulier ne planait sur tousces amusements ; car ne pouvant éprouver le plaisir de s’entendreparler, ils n’usent de la parole que pour exprimer leurs besoins etdire des choses strictement utiles. Rendre à la vie normale tous ces êtres qu’un sort injuste semblait enavoir à jamais exclus, donner la mesure de ce que peuvent réaliser lavolonté et la pitié mises au service d’une noble cause ; voilà la tâchebienfaisante à laquelle se consacrait les instituteurs dessourds-muets. Ils ont droit à notre admiration reconnaissante. Carl’œuvre qu’ils accomplissent est éminemment humaine, et il n’estpersonne parmi nous qui puissent rester indifférent en présence dusoulagement apporté ainsi aux souffrances des plus déshérités de nossemblables. Certes, dans notre lutte incessante contre la nature, nousavons remporté bien des victoires glorieuses. Mais aucune ne doit nousêtre plus chère que celle dont le résultat est de remédier à desmisères qui semblaient sans remède, de venir à bout de disgrâcesaccumulées sur certains d’entre nous, d’accomplir l’œuvre de bonté, lerôle idéal et bienfaisant du Progrès ? |