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THIBAUDET, Albert (1874-1936) : Cluny.-Paris : Emile-Paul, 1928.- 86 p.-1 f. de pl. en front. : couv. ill. ;20 cm.- (Portrait de la France ; 20. 2ème série ; 8).
Saisie du texte etrelecture : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (24.X.2007)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex
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Texteétabli sur l'exemplaire de la médiathèque (BmLx : nc).
 
Cluny
par
Albert Thibaudet

~ * ~

I

AU Français qui voyage en Allemagne, vous savez quelleest la première question que l’on pose : « Êtes-vous de Paris ? » Uneréponse négative vous fait considérer comme un Français de deuxièmezone, et même comme rien du tout. Ces Germains ignorent que, sauf desexceptions, en France on n’est pas de Paris. On va à Paris, ou on envient, ou on y passe, ou vos parents y sont venus, ou vous y êtes venu,mais enfin, dans le monde de l’esprit tout au moins, Paris est associéà des valeurs de mouvement, de conquête, de départ, d’arrivée, decirculation.

De cette éternelle question le Français se débarrasse généralement parun « oui ». D’ailleurs, avec la centralisation, le journal, letéléphone, et la radiophonie, partout en France on est de Paris, on està Paris. Martyr de la véracité, je m’abstiens cependant d’abuser leTeuton, et je lui réponds : « Non ! je suis de Cluny. »

Il me dit, s’il a de la culture : « Ah ! Cluny aussi a été une grandecapitale. » Ainsi je ne perds point la face, je préside à uneconversion des valeurs d’étendue en valeurs spirituelles, des valeursactuelles en valeurs historiques, j’introduis dans le dialogue quelquepoint de vue de Sirius, et, comme Cluny fut dans la chrétienté un signeet une âme de paix, le siège de la trêve de Dieu, je travaille pour laconcorde.

A vrai dire, je n’y suis pas né, mais c’est le pays de ma famillematernelle, et je partageais mes vacances entre Cluny et Tournus, quetrente kilomètres en séparent. Tournus : une autre ville abbatiale ; desorte que je me construis un type de civilisation réglé et encadré parles abbayes bourguignonnes sur la grande route de France. Je tireraisde là, volontiers, des développements, des discours sur moi-même ou àmoi-même : vérités oratoires, ou littéraires, qui font figure ellesaussi de grandes routes, commodes pour circuler, mais où l’on nesaurait évidemment passer, bâtir et vivre. Les grands Bourguignons,Buffon, Bossuet, Lamartine, ont pratiqué largement cet ordre de véritéset ces routes, qu’il nous est difficile de ne point surclasser oudéclasser. Laissons au plein air de la vie, au brassage de l’histoire,au dialogue des familles d’esprit le soin délicat de les classer à peuprès.

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*   *

Tout Clunysois naît pour l’histoire avec un péché originel : celuid’avoir détruit la basilique de saint Hugues. Vu l’existence desPyramides et de Karnak, du Colisée et de Saint-Pierre de Rome,Saint-Pierre de Cluny n’était pas tout à fait le plus grand monumentque les hommes eussent construit. Mais il est le plus grand et le plusvénérable qu’ils aient détruit.

Je ne me soustrairai pas à ce péché originel. Je suis contraint de leconfesser, d’en sentir dans ma chair les amorces et les racines. Je leporte avec mauvaise conscience et je m’efforce de lutter contre lui.Pour lutter il faut comprendre. Et les terrasses de Cluny facilitentl’intelligence. Cluny c’est ceci, et rien que ceci : le lieu où s’estproduit une des plus grandes forces humaines de création, d’où cetteforce de création est devenue une valeur de consommation.

Ce Cluny de consommation (dans lequel d’ailleurs je ne persévérai pasindignement), c’est le Cluny de mon enfance, c’est mon Cluny vivant. Jedis vivant, bien que l’esprit y chemine, en somme, entre des images demort. Mais l’enfant, lui, l’enfant assume sans remords une existence deconsommation. Ce Cluny petit rentier, qui fut le mien, était aussi bienaccordé avec ma jeune histoire qu’il l’était avec sa vieille histoire.

Les parchemins des Bénédictins (ce qui en avait échappé aux feux de laplace du Merle), carrière exploitée après la Révolution, ont fourni,jusqu’à ma grand’mère, à trois générations de ménagères, des milliersde couvercles pour ces confitures dont le parfum, quand ellescuisaient, faisait de nos maisons un intérieur capiteux de ruches :Évrard, de la Sainte Chapelle, n’eût point déploré cet usage, et c’estdans la bouche d’un chanoine que Boileau a mis les vers où j’ai vu serésumer la vie d’un bourgeois de Cluny.

    Pour moi, je lis la Bible autant que l’Alcoran.
    Je sais ce qu’un fermier nous doit rendre par an,
    Sur quelle vigne à Nuits nous avons hypothèque.
    Vingt muids rangés chez moi font ma bibliothèque !

Ces muids sont les in-folio et les Pères de la bibliothèquebourguignonne ; les pots de confitures de ma grand’mère en étaient lesin-18 et les feuilles légères. Hélas ! si l’esprit de la consommation asuccédé à celui de la production, il connaît aussi son déclin ; lephylloxera et le Noah sont venus, les confitures s’achètent chezl’épicier. La ruine des celliers suit la ruine des églises. N’arrêtonspas l’histoire, regardons-la couler et laissons passer la justice.

Ici, nos grand’mères du XIXe siècle ont employé pour leurs confituresles chartes abbatiales et les parchemins bénédictins. Qu’elles reposenten paix ! Mais des belles feuilles d’antiphonaires, à miniatures et àdorures, les enfants faisaient des cerfs-volants, que des anciens sesouviennent d’avoir lancé, sur le Fouëtin et la place Notre-Dame, dansle ciel pommelé des heureux étés. Si la dévastation et l’incendie ontpassé par là, il en sort ce filet de fumée bleue. Elle se confond avecl’âme de ce XIXe siècle, que l’humanité embellira de légende et deregret comme le siècle des Antonins. Et sous ce nom de Cluny, je nefais que délivrer dans un ciel jeune et frais mes trois faiblescerfs-volants de signe bénédictin, les trois Cluny de l’un à l’autredesquels je vais sans me fixer. Le Cluny vécu des jeunes années. LeCluny libre et aéré de verdure épaisse, de promenades, de terrasses, depensées. Le Cluny, enfin, historique et monacal, que nous n’avons pasdétruit parce que nous ne l’avons pas remplacé, et qui, comme l’Antoninmourant, nous transmet le mot d’ordre mal entendu auquel le salut del’Occident est lié.

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Une consommation qui l’emporte, un héritage qui ne s’accroît plus, unprésent qui vit du passé, Cluny l’était depuis des siècles. Et cettevue de l’esprit, la vie la mettait à portée de mes mains, m’a faitgrandir entre ses images.

Mes grands-parents ont tenu le bazar de Cluny pendant le second Empireet les premières années de la République. Cluny, aujourd’hui encoreisolé et tapi dans sa vallée, l’était alors bien davantage. Le cheminde fer de Mâcon n’existant pas, le pays se repliait sur lui-même, et uncommerce de bazar était rémunérateur. Mon grand-père eut bientôt gagnéla petite fortune qui lui permit, pendant un quart de siècle, de vivrede ses rentes.

Dans les collégiales, c’est-à-dire dans les abbayes qui sesécularisèrent à la Réforme, et où la vie en commun avait fait place aucanonicat, les maisons de chanoines se sont bâties autour de l’église ;la bourgeoisie les a acquises à la Révolution : alors il s’est forméune sorte de ville du haut, où le commerce enrichi est venu prendre sonrepos, faire souche de carrières libérales. Ainsi à Tournus et àSaint-Claude. Ce rythme ne jouait pas à Cluny, avec son abbaye deplaine, de palais, de jardins monumentaux et de viviers. Le quartier duFouëtin, son couvent de religieuses dans ses vastes jardins, formentcependant un petit « haut » à la genevoise, paisible et bourgeois, etc’est là que mes grands-parents vinrent détacher leurs coupons,cultiver leurs poiriers, préparer leurs confitures, soigner leurs vins,accueillir leurs voisins, recevoir leurs petits-enfants, suivre lapente qui descend, et qui, depuis sept ou huit siècles, donne à Clunysa forme et son profil.

Pas de famille sans bilingues, sans alibis. Une famille c’est deuxfamilles, comme un oeuf sur le plat c’est deux oeufs sur le plat. Pourl’adulte, il y a celle dont on est, qu’on laisser derrière soi, etcelle qu’on fonde, vers laquelle on va. Les familles se posent et sepensent en termes de mouvement. Mais, pour l’enfant, il y a celle deson père et celle de sa mère, il y a la perpétuelle comparaison de deuxlangues, de deux états humains, et voilà la gymnastique du senscritique. Je songe à Tom et à Maggie Tulliver entre les Tulliver et lesDodson. Entre Cluny et Tournus, l’exercice de la comparaison étaitrendu facile à des enfants par la différence de climat des deuxfamilles. J’ai sous les yeux aujourd’hui un article allemand où il estécrit : « Thibaudet ist durchseine Empfanglichkeit  für das Klassische sowohl wie dasNichtklassische d. h. Romantische (Maurras hat ihn einmal bilateralgenannt) für die Interpretation Mallarmés gerade zu prädestiniert.“En laissant de côté le cas de Mallarmé, il est exact que je ne conçoisla critique que comme un exercice et une habitude de bilatéralisme, oucomme un multilatéralisme général qui se résoud en des bilatéralismesparticuliers. On aurait tort d’y voir le moindre cosmopolitisme deprincipe. Ce genre de bilatéralisme est donné au contraire dans le sold’une province française sans uniformité, sans monoculture, mais àcloisonnements irréguliers, à petits pays, différents etcomplémentaires. La Bourgogne, dit-on souvent, c’est la vigne, et c’estla route entre le Nord et le Midi. Mais la vigne (j’entends la vignedigne de ce nom ; pas la nappe industrialisée du Noah qui poussepartout et empoisonne tout) ne forme entre le Beaujolais et l’Yonnequ’un frêle ruban de feu, et la route est le liséré de ce ruban.Quelques kilomètres de largeur suffisent à englober la Bresse, levignoble, la montagne, c’est-à-dire le maïs à volaille, le vin et lesprés d’embouche.

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Cluny et Tournus, deux villes d’abbaye. Mais à Cluny le ton est donné par la montagne, à Tournus par la Bresse.

Le Bressan ne laisse rien perdre ; et ses oeufs, il ne les apporte aumarché de Tournus que tondus (ce que je lui pardonnerais si, sur ladouzaine qu’on achète en hiver au prix des oeufs frais, il n’y en avaittoujours trois ou quatre de conservés). L’esprit est à Tournus plusouvert et plus entreprenant qu’à Cluny : la Grand’Rue c’est la granderoute de Paris à Marseille, et cela se sent. On y vit sur des thèmes deproduction ; les commerçants, qui s’enrichissent tous, y travaillentdavantage, et si on ne travaille pas on se travaille à faire travaillerson argent. L’histoire domestique y prend plus de romanesque et demordant. Dans ces petits pays, où il y a des tessons de bouteille surles murs, mais où ces murs étaient déjà verre, la chronique del’avarice défrayerait un Balzac.

Que de choses liées à tout le passé de l’humanité notre merveilleusegénération a vues, qui ne reviendront plus ! Le corbeau Never morene quitta pas notre horloge. Nous aurons connu les derniers fiacres àchevaux, les derniers drames en cinq actes et en vers, les dernièresfemmes qui n’auront pas montré leurs jambes à tout le monde, lesdernières bouteilles du Beaune d’avant le phylloxera. Je songe auxrentiers de Tournus, au propriétaire qui vivait de son héritage, sansrien faire, qui chassait, passait chaque jour trois heures au café (duCommerce, bien entendu), allait chaque semaine manger la carpe à laChambord avec sa femme dans les autres ménages de rentiers, « rendaitla politesse » tous les deux mois, et pour qui, jusqu’à la guerre, lavie se divisait en trois périodes presque géologiques : avant lephylloxera, pendant la replantation, après la replantation.

    Et je songe à ces écolières d’autrefois
    Dans des propriétés qui produisaient encore.

a dit Francis Jammes en des vers dont toute l’âme doit échapper à unParisien. La vigne ne produit plus, faute de vignerons. Le dernier deces rentiers de Tournus s’est suicidé il y a quatre ans. Fièvre chaude,a-t-on dit pour le clergé. Non, pas même l’ennui. Mais l’horreur, laterreur d’être maintenant seul à représenter son espèce. La mort dudernier æpiornis de Madagascar a dû être volontaire.

A Tournus, pays de production et de travail, aéré par les courants dela route, en contact avec les idées du jour, pressé de faire del’argent, défiant et méprisant envers qui n’en fait pas, l’état derentier demeurait cependant moins considéré et plus précaire qu’àCluny. La verdure de Cluny trouvait son point d’achèvement dans laconsommation, la suivait sur toute sa pente et en enveloppait tout lefruit.

On arrivait dans un autre climat. On était libéré de cet impératifcatégorique de la grande province qui s’appelle l’économie. Monarrière-grand’mère et ma grand’mère de Tournus, en bonnes, vraies etdignes Bressanes, n’écrivaient jamais qu’à leurs notaires, égalementBressans, chez qui elles avaient leur petit million de placé. Or, danstoute leur existence, elles n’achetèrent jamais une feuille de papierni une goutte d’encre. Le papier était fourni par les lettres de fairepart, soigneusement coupées, et, si elle n’était pas trop tachée, parla feuille de papier blanc dont le charcutier enveloppe un trosde boudin. L’encre, on la faisait à la maison avec du vin rouge, de lasuie et une poudre achetée chez le droguiste. Admirable bourgeoisiefrançaise ! Pour qui économisaient-elles le prix de l’encre ? Quandelles moururent, presque en même temps, on découvrit que leur fortuneétait minée depuis trente ans par leurs deux notaires, comme lesmaisons de La Rochelle par les termites. Quelques années de plus ettout croulait. Mon père y ayant mis ordre, ce furent les deux notairesqui croulèrent. Les grandes banques ont d’ailleurs remplacé lesnotaires (ma femme de ménage me montre avec mélancolie ce qu’on lui aremis à la banque en échange de ses économies : une part de propriétédans le port de Para (Brésil), d’un rapport égal à celui d’une partdans un cratère de la surface lunaire). Et Me Mouche, Me Corbeau n’ontplus grand’-chose à voir dans le décervelage des rentiers : l’Étatopère lui-même.

En l’Europe de la guerre, le grand événément aura été probablement lamort de César. Cette chaîne des empires qui forme pour Bossuet l’épinedorsale de l’histoire universelle, et qui durait depuis les Assyriens,nous l’avons vue cesser sous nos yeux. Pour la première fois depuisCésar Auguste, il n’y a plus de César. Kaiser, tsar, sultan, ont étéemportés ensemble. En Chine, le Fils du Ciel a disparu du même coup. Etil y a quelques années à peine que le Christ a été enlevé des écoles etdes tribunaux. Ces révolutions ont laissé froide la bourgeoisiefrançaise, n’ont pas retenti encore dans les basses températures de sesprofondeurs abyssales. Pour la toucher au coeur il a fallu, il fautaujourd’hui la disparition d’un autre César, d’un autre roi, d’un autreDieu : le bas de laine.

Dans la maison canoniale de mes grand’-mères, à Tournus, la religion dubas de laine était rigoriste et janséniste. A Cluny tout se passaitdans la facilité, le confort et l’agrément du style jésuite. Ici leMidi et là-bas le Nord. Quand on y regarde bien, la moindre parcelle devie bourguignonne implique ce contraste, ce dialogue et ce mariage d’unNord et d’un Midi. Le Nord : Buffon, Bossuet et Rude ; le Midi :Lamartine, Greuze et Prud’hon.


II

SI à ce Cluny de mon enfance il me fallait donner desarmes parlantes, je crois bien que je prendrais le melon de JulesHuret. Jules Huret, excellent journaliste, écrivit avant la guerre deuxvolumes de bon reportage sur les Etats-Unis. Au bout de quelquessemaines de voyage là-bas, et bien que le siroco du régime sec n’ysoufflât pas encore, il regrettait la France. Et, comme les corpsvoluptueux qui hantaient au désert l’ermitage de Saint-Antoine, dans lavie du business et dumouvement des visions de France le torturaient. Son imagination avaitbesoin d’une anti-Amérique. Il la trouva dans le souvenir d’un vieuxrentier de sa ville natale, l’été, en pantalon de nankin et en vested’orléans qui consacrait sa matinée à la tournée des jardinières,flairait, soupesait, choisissait longuement son melon (le melon, leseul fardeau que, dans la vieille France, dans la bonne France, unhomme de la haute société, le chevalier de Lamartine à Mâcon ou lemarquis des Isnards à Carpentras, pût porter publiquement sous sonbras, sans inconvenance, et avec le sourire complice des marquisesqu’il saluait). Et voilà, pensait Huret sur un vieil air, ce qu’ilsn’auront jamais en Amérique !

Jules Huret a fait là le portrait de mon grand-père (et peut-être duvôtre). Cet homme de bien employait son zèle à élire, entre lesvoitures des jardinières, la plus précieuse gourde de soleil et deparfum, le Titien de la chair végétale, qu’à onze heures moins lequart, gravissant la rue des Récollets, il apportait sous son bras,suivi par le regard ami de Cluny.

L’harmonie de Cluny s’accordait à ce périple d’une compétence. Non queles melons y poussent plus particulièrement délicats, et je crois bienque, comme aujourd’hui, les meilleurs venaient de Chalon. Mais, dansles replis des rues anciennes, entre les pierres romanes sur lesquellesn’avait pas encore passé la dernière vague des antiquaires (celled’après la Séparation), la quête du lauréat s’accomplissait, selon unmouvement lui-même circulaire, dans l’intérieur des siècles. Comme lespèlerins mêlés à la salade de Gargantua, ces bourgeois vivaient ettournaient sous le soleil dans la bouche d’un être vivant, d’un géantexpert en bons morceaux, sur le nerf de qui un maladroit a dû appuyerla dent creuse, ce qui nous a valu tout le remuement de la guerre,l’horrible traict de vin pineau où nous faillîmes être emportés. Cemouvement doux et sensuel des collines toutes vertes qui enveloppentCluny, et dans l’écorce desquelles la chair dorée de ses pierres mûrit,déjà il évoque le fruit cher qui n’est point indigne ici des lettres,puisque Saint-Amant l’a fait entrer dans le lyrisme et Bernardin deSaint-Pierre dans la philosophie. La division de ses côtes régulières,dit Bernardin, témoigne que la Providence l’a destiné à être mangé enfamille. On ridiculise à tort ce propos. Sans doute Bernardin lepensa-t-il dans les rues d’une petite ville comme Cluny, en voyant unhonnête homme, à la figure reposée, choisir de ses mains et apportersous son bras le puissant cantaloup qui évoquait, dans son cercleélargi, la famille heureuse de Greuze.

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Sur la porte du couvent qui fait face à la maison de mon grand-père, un écriteau nous conserve cette trace de la guerre : Foyer américain.Les religieuses de Saint-Joseph de Cluny, dans le puits desquelles nousallions chercher notre eau, n’ayant plus le droit de tenir unpensionnat, hospitalisent, paraît-il, des dames américaines. Quelchangement et quel contraste ! Le melon a horreur des buveurs d’eau. Lerite, fidèlement suivi autrefois dans cette petite maison de France quipoursuit ces étrangères de ses tristes et intrépides regards, veut que,sur le melon, même les enfants boivent pur. C’est au parfum du melonqu’est mêlé dans notre mémoire, comme la vigne à l’ormeau et comme ledorique à l’ionique, le premier contact du vin nu.

Le vin pur avait pour nous une antithèse inattendue : Prud’hon, le plusillustre enfant de Cluny. Moins généreux que Tournus qui a dédié àGreuze une statue de marbre, Cluny n’a élevé à Prud’hon qu’un tristebuste juché sur une fontaine municipale, après le puits des Récollets,l’eau la plus proche de notre maison. (Depuis, on a transporté ce busteailleurs.) Cet ensemble minable suscitait les sarcasmes de mongrand-père, dans la bouche de qui Prud’hon devenait un péjoratif. Quandma grand’mère, qui avait son vin spécial, en redemandait une bouteille,elle ne l’obtenait qu’après un refus ainsi formulé : « Va chez Prud’hon! » Aller chez Prud’hon dans le vocabulaire familial, signifiait boirede l’eau. La veille de mon départ éventuel pour les Etats-Unis, il estprobable qu’il m’arrivera de dire à mes amis : « Je vais chez Prud’hon! » et d’oublier qu’ils ne comprennent pas.

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Cette maison de mon grand-père avait retenu une ombre du vieux Clunymonastique. L’abbaye n’était pas le seul couvent de Cluny. Il y enavait un autre, celui des Récollets, destiné au service religieux de lapopulation (que leur règle interdisait aux Bénédictins) et placé surcette hauteur du Fouëtin où les grands jardins dévalent de la promenadeombreuse. Il ne fut pas démoli et fut acheté pour les religieuses deSaint-Joseph de Cluny, établies à Cluny par la Vénérable Mère Javouhey.Quand la Mère vint à Cluny pour visiter la propriété, et conclure, s’ily avait lieu, le marché, avant d’y entrer elle alla s’asseoir, dominantles jardins et soupesant d’un coup d’oeil le morceau à vendre, sur l’undes bancs du Fouëtin. D’ici, la vallée offre une telle vision de reposet de douceur, que ce premier regard la conquit à Cluny. D’ailleurs lecouvent garda le nom des Récollets. Les religieuses tenaient unpensionnat fréquenté par la petite bourgeoisie mâconnaise et autunoise.Ma mère et mes soeurs y furent élevées. De sa porte à notre porte il n’yavait que la largeur de la rue. Comme le soleil, quand il a quitté lavallée, demeure un instant sur les cimes, la vie monastique de Cluny,chassée de l’abbaye bénédictine d’en bas, s’était retirée sur cettepente de vieux arbres et de jardins.

La déclivité de la rue des Récollets (qu’on eût appelée Montesquioudans le bon langage rustique d’oc) donnait à notre maison une formebizarre : un rez-de-chaussée où l’on vivait le jour et qui n’avait quetrois pièces, salle à manger, cuisine et cave, de sorte que tout yétait employé au rite de la consommation ; un premier étage plus vasteoù les chambres à coucher attendaient une famille ; et plus haut, à peuprès à la hauteur du grenier, le jardin, où l’on grimpait.

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Le soir, ces dames montaient jouer au nain jaune, et j’ai dansl’oreille encore le ton de voix dont chacune annonçait le sept quiprend, le roi qui prend. Le « qui prend » lent, gras, traînant et d’unebouche bien ouverte, - péremptoire, suivi d’une main qui happe et d’unbruit de jetons en cascade. Ces dames, dont chacune avait été nantiepour l’éternité, par notre malicieux grand-père, d’une épithètehomérique, d’un surnom qui ne sortait pas plus de l’usage interne quele Putois des Bergeret, exerçaient nos facultés d’irrespect. AvantMallarmé, Valéry et Proust, elles m’ont habitué à la critique. La placedes rentiers chez les collégiens de Rennes, quand les élèves Jarry etMorin écrivaient Ubu, je l’ai comprise depuis longtemps. Les rentiers de Cluny, braves gens, tenaient la même sur notre guignol.

A huit heures, les rentières montaient agiter le carton, l’or et lessous autour de ce nain jaune, probablement descendant des Kobolds etdes Tomtës, qui, sur la terre d’Europe, figurent depuis des milliersd’années le secret capricieux de la fortune domestique. A dix heures,les rentiers venaient chercher les rentières, et chacun avec sa chacuneredescendaient aux bas quartiers du Merle et de Saint-Marcel. M.Pariétal, la montée dans la jambe, s’était écroulé sur le canapé avecun rituel : « Ouah ! que j’suis las ! » Un mystère nous étonnait dansla durée de M. Pariétal, auquel il nous était terriblement défendu defaire allusion devant lui. Il était un des trois Clunysois qui avaientmangé l’omelette. Ancien vétérinaire, une vache enragée l’avait mordudans l’exercice de son métier et aussi dans l’épaule. C’était bienavant la découverte de Pasteur. Les mordus allaient alors trouver unefemme qui avait la recette d’une omelette salvatrice, où entraient desingrédients si affreux que le rescapé ne pouvait plus désormais mangerd’omelette, la chair en fût-elle ambrée par un lard frais de Noël, oul’or flambant et bleu de rhum comme nuit tropicale, ni en voir une sursa table, ni en entendre le nom. Les omelettes antirabiques setransmettaient en secrets de famille, et les vétérinaires ou lesmédecins étaient bien les derniers à qui les sorcières en eussent donnéla recette. Près de M. Pariétal s’asseyait, autre rentier, l’ancienpropriétaire de l’Hôtel du Charolais, de son temps académie de cuisine connue dans tout le département, comme à Tournus le Sauvage.Ces instituts, bien avant la guerre, s’étaient déjà indignementabâtardis, mais alors Pernollet trouvait des émules et des maîtres danschaque canton de Bourgogne, de Bresse et du Bugey, Le vers, aujourd’huiisolé, sans rime, troué lui-même de parties mortes :

    Bergerand, Racouchot, Pernollet et Surgère

faisait partie d’un poème long comme un chant du Lutrin.Comme mon grand-père dans son bazar, les Branget avaient gagné dans legratin de queues d’écrevisses, les mousserons à la crème, le lièvre àla royale et les fromages de chèvre à l’eau-de-vie, la petite fortunedont madame Branget livrait une part infime aux hasards du nain jaune,et qui, placée en fonds russes tout comme celle du bon bourgeoissocialiste Georges Sorel, tomba sur un Nicolas II plus dangereux que leroi de coeur, un Lénine plus preneur que le sept qui prend.

M. Branget nous amusait par son prénom extraordinaire de Vivant. Prénomlocal que portait notre compatriote de Chalon, le baron Vivant Denon.Je ne rappellerais point cette rencontre, d’apparence vaine, si enl’aimable Denon ce nom de Vivant n’avait donné, comme un beau cantaloupchalonnais, tout son suc, et si la vie bourguignonne n’y avait mûri sonfruit arrondi et normal. Voici des lignes d’Anatole France qui seplacent trop exactement sur la table de consommation clunysoise pourque je ne les cite pas, à l’occasion du vieux patron de l’hôtel duCharolais :

Ainsi le baron Denon futheureux pendant plus de soixante-dix ans. A travers les catastrophesqui bouleversèrent la France et le monde et précipitèrent la fin d’unmonde, il goûta finement tous les plaisirs des sens et de l’esprit. Ilfut un habile homme ; il demanda à la vie tout ce qu’elle peut donner,sans jamais lui demander l’impossible. Son sensualisme fut relevé parle goût de belles formes, par le sentiment de l’art et quiétudephilosophique ; il comprit que la mollesse est l’ennemie des vraiesvoluptés et des plaisirs dignes de l’homme. Il fut brave et goûta ledanger comme le sel du plaisir… Il manqua à cet homme heureuxl’inquiétude et la souffrance.

Vivant Denon fut donc bon vivant. Vivant Branget l’était aussi, quiavait mis sa fortune en fonds russes et dont je vis, un jour del’après-guerre, dans les annonces de l’Union républicaine,qu’on vendait les meubles par autorité de justice, les meubles du salonde velours où je me suis ennuyé, les lendemains d’arrivée à Cluny,quand ma mère nous conduisait faire la dure tournée des visites auxrentiers. On les vendit parce que la terre avait tremblé en Russie.Révolution russe, civilisation américaine : puissances conjurées contrele melon de Jules Huret !


III

J’AI parlé jusqu’ici de Cluny avec amitié, et j’ai,selon un rite désuet, embaumé des souvenirs. Il faut bien que j’envienne maintenant au péché originel de nos rentiers, à notre péchéoriginel clunysois. Napoléon, ayant reçu à Mâcon, en 1805, lamunicipalité de Cluny qui lui demandait une visite, répondit, paraît-il: « Vous avez laissé vendre et détruire votre église. Je n’irai paschez des Vandales ! »

Le Cluny d’aujourd’hui n’est pas Cluny : c’est l’absence de Cluny,c’est le trou, la trouée, horrible et large plaie, qui fut faite à laterre par la démolition de l’un des deux Saint-Pierre. Car Saint-Pierrede Rome et Saint-Pierre de Cluny, dont les dimensions presque égalesdépassent celles de toutes les églises de la chrétienté, et dont lagrandeur matérielle correspondait à leur cercle d’action, s’équilibrentdans l’histoire de l’Église comme les deux signes visibles de ce qu’onpeut appeler sa force d’institution. Quand l’imagination veutreconstituer cette grandeur matérielle, tout ici se jette au travers.Le haras établi sur l’emplacement du choeur ne laisse même pas subsisterun vide que la pensée puisse remplir. Une énormité de bêtise et delaideur est venue, semble-t-il, se mouler exactement sur une grandeurhumaine et divine, substituer sa présence à cette présence, parcellepar parcelle. Opposée à la basilique, cela fait une anti-basilique. Quel’une et l’autre, celle du XIe et celle du XIXe, celle d’Odilon etcelle d’Homais, celle de saint Hugues et celle de Bâtonnard, paraissentici successivement.

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Une église de cent dix pieds, éclairée par une rose romane de trentepieds et vingt-deux vitraux, sert de narthex, comme à Vézelay. L’ancienportail, au fond, ouvre sur la grande basilique à cinq nefs, de quatrecent dix pieds de long, en forme de croix archiépiscopale, dont lepremier transept est long de deux cents pieds et le second de cent dix,le tout reposant sur soixante piliers à colonnes engagées et àchapiteaux sculptés, éclairé par trois cents fenêtres qui n’arriventpas, dans cet intérieur de montagne où l’on est descendu par quarantemarches, à dissiper les religieuses ténèbres. Un choeur de cent quarantepieds, entouré de tapisseries, renferme deux cent vingt stallessculptées. Une peinture colossale du XIe siècle, demeurée éclatante etintacte sur fond d’or, occupe le fond de l’abside : c’est le Pèreéternel dans l’attitude du Jugement dernier. Les trésors du moyen âge,les statues d’or et d’argent, les châsses et les reliquaires précieuxpour les grandes reliques, plus de mille bras d’or et d’argent pour lesreliques  moindres, les croix, les candélabres, les calices, lesencensoirs, les vêtements sacerdotaux recouverts de pierres précieuses,les tapis de drap d’or, qui, dans les inventaires du XIVe siècle, fontpenser à des cavernes de pierreries, ils ont été aliénés sous lemalheur des temps ou pillés dans les ravages calvinistes. Mais, si lacaverne a été vidée, il reste la masse de la montagne, surmontée de seshuit clochers : l’architecture, comme Dante est la poésie et Beethovenla musique, et qui, comme la Comédie et la Neuvième,semble se défendre par elle-même, car les volontés de destructiondevraient ici se faire si persévérantes, systématiques, diaboliques,qu’on saurait à peine les imaginer efficaces.


Aussi est-il injuste d’imputer aux seuls Clunysois la destruction deSaint-Pierre de Cluny, autant qu’il le serait d’attribuer aux seulsRomains la construction de Saint-Pierre de Rome. Comme la chrétienté àl’édification de la basilique vaticane, la France entière collabora aurenversement de celle de Saint-Hugues.

Disons, au moins, à partir de 1793. On pourrait être tenté de faireremonter la grande dévastation jusqu’aux abbés du XVIIIe siècle,puisque ce furent eux qui jetèrent à bas les bâtiments de l’abbayemédiévale pour leur substituer ceux qui servent aujourd’hui d’écoled’arts et métiers. Ainsi les chanoines des cathédrales, en exterminantles jubés et les clôtures de choeur pour être vus du peuple, comme dansle Lutrin, ouvrirent lavoie aux briseurs de tombes et aux démolisseurs d’églises. Il faudraitcependant se garder d’exagérer. Ces bâtiments tombaient en ruines, etle monument qui les a remplacés est un chef-d’oeuvre d’ordre,d’intelligence et de forte simplicité. Je viens de voir à Genèvel’exposition des plans pour le palais de la Société des Nations, mis auconcours entre les architectes du monde entier, et composé de bureauxet d’une salle des séances. Ces projets, à côté de l’abbaye de Cluny,ou, puisqu’il fait l’appeler par son nom, de l’école des Arts etMétiers de Cluny, c’est la Bourse à côté du Parthénon. Et comme salledes séances, à Cluny, il y avait la basilique…

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Ainsi, d’ailleurs, et conformément au bon sens qui est la chose dumonde la mieux partagée, en jugèrent, quand ils n’eurent à prendreconseil que d’eux-mêmes, les Clunysois. En 1791, à une grande majorité,les habitants décidèrent que la basilique deviendrait l’église uniquede Cluny et de la banlieue, jusqu’à deux lieues de la ville. La communedéclarait dans sa résolution que « la beauté, la majesté quicaractérisent ce monument sont de nature à élever l’âme, à imprimer dela vénération, et le rendent plus digne qu’aucun autre d’être conservéau culte religieux et au service de la divinité ». La basilique ne futd’ailleurs inaugurée officiellement comme église de Cluny que le 16janvier 1793, jour de la fête du pays, la Saint-Marcel.

Mais, six jours après, Louis XVI est exécuté, mauvais présage pour lareine des basiliques françaises, et une nouvelle municipalités’installe, placée sous le contrôle jacobin. Après que les cloches ontété descendues et envoyées à Mâcon, les archives de l’abbaye sontmenées en six tombereaux sur la place du Merle. Elles y brûlent pendantdeux jours. Les massacreurs de septembre se plaignaient que les enfantsdétenus à Bicêtre fussent plus « durs à tuer » que les aristocrates dela prison de la Force. Ainsi le parchemin était dur à brûler.

Destruction d’ailleurs toute locale et sans envergure. Cluny seul n’eûtrien fait de sérieux. Le 18 novembre 1793, arrive de Mâcon ce qu’onappelle l’armée révolutionnaire : une armée de deux compagnies, centMâconnais et cent Parisiens. Le chef-lieu et la capitale sont là ;liberté, égalité, indivisibilité sont en marche.

L’histoire de la basilique tient entre saint Hugues, qui élevamiraculeusement la pierre du portail, et le citoyen Colas Geotier,couvreur, qui, en un exploit sportif presque aussi miraculeux, les 24,25, et 26 novembre alla, devant Cluny et l’armée révolutionnaire,enlever les croix des quatre grands clochers. Les 28 et 29, lesstatues, les confessionnaux et la chaire furent brûlés ; le 30, ontrouva encore de quoi alimenter sur la place du Merle un bûcher oùflambèrent chartes, livres, et toutes les statues de bois. Le lendemainIer décembre, le citoyen Colas Geotier, infatigable, brisa la célèbrestatue du moine bénédictin qui, l’encensoir en main, se tenait au fonddu narthex.

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Tout cela, on pourrait l’appeler le spirituel de la destruction. Lecouvreur Colas Geotier, homme des hauteurs, se battait contre lasuperstition, comme saint Odilon contre le diable. Si on en fût restélà, la basilique eût été, après une dévastation comme celle que luiavaient déjà fait subir les Huguenots, mûre pour un temple de laRaison. Malheureusement les personnes pratiques, les anciensfournisseurs des moines, pressentaient une admirable occasion de fairedes sous.

La Convention, ou plutôt trois membres du comité des munitions, Boissyd’Anglas, Cambacérès et Fourcroy, écrivirent à Cluny pour demander s’ilne serait pas possible d’envoyer à Paris du cuivre des toits « sansdétériorer, ajoutaient-ils, aucune partie de cette propriété nationale». Le citoyen Jacquelot, charpentier de son état, fut chargéd’inventorier la basilique en tant que gîte métallifère. A la vérité,il n’y avait pas de cuivre sur les toits. Mais Jacquelot s’avisa queles noues des voûtes étaient toutes en plomb d’Espagne de premièrequalité. Je crois bien ! Au temps où l’on construisait la basilique,l’Espagne monastique envoyait son beau plomb à Cluny, comme Hiram sescèdres à Salomon. Jacquelot fut chargé d’estimer ce plomb. Il l’estimamême tellement, qu’ayant le bras long il se le fit adjuger. Alors lespluies s’infiltrèrent dans les voûtes, coulèrent partout. L’hiver1794-1795 passé, la basilique ne pouvait être préservée que par desrestaurations coûteuses.

D’après les lois des 28 ventôse et 6 floréal an V, la vente devenaitinévitable. L’administration ne fit rien pour l’empêcher. Le 2 floréalan VI, à Mâcon, l’église et le monastère furent adjugés pour deuxmillions quarante mille francs au citoyen Bâtonnard. La démolition etles coups de mine se poursuivirent pendant toute la durée du règne deNapoléon, par les soins dudit citoyen et de ses deux associés, Vachieret Genillon. Les Clunysois déclarèrent aujourd’hui qu’ils s’endettèrentpour sauver le transept et les clochers qui subsistent, et le fait estque les acquéreurs se firent donner des vignes et des prés en échange.On considéra surtout que la destruction, qui avait déjà causé plusieursaccidents mortels, risquait fort, de ce côté sud, d’endommager lesbâtiments d’habitation. La basilique de Saint-Hugues devenait, elleaussi, difficile, et même dangereuse à tuer.

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La curée a continué plus longtemps qu’on ne pourrait le croire. L’ordrede Sainte-Mercante qui, avec le citoyen Jacquelot, succéda ici àl’ordre de Saint-Benoît, n’a pas laissé prescrire ses intérêts. Commel’abbaye du XVIIIe siècle, sous le cardinal de La Rochefoucauld, lanouvelle congrégation a connu, au début du XXe siècle, dans les annéesqui ont suivi la loi de séparation, un renouveau d’activité. Laconjonction des astres était favorable : une loi qui éveillaitl’attention de la brocante ; l’Église, dont la barque alors étaitconduite au moyen de la perche ferrée dont se servent les bateliersdans les eaux peu profondes, l’Église dévorant elle-même, commeCatoblépas, les pattes que cette loi lui laissait ; les catholiques,toujours intelligents, s’opposant par la force aux inventaires quieussent empêché que des curés besogneux ou libres de scrupulesvendissent à Meyer et à Cohen leurs Vierges du XIIIe siècle. QuandClemenceau les eût interrompus, ces inventaires, avec un méprisant :«  Nous ne ferons pas la guerre civile pour quelques chandeliers !», les antiquaires comprirent que le moment était venu d’allumer le bonoeil et de faire passer l’Atlantique à beaucoup de ces vieuxchandeliersd’autel, dont le Tigre se désintéressait. C’est pourquoi le marché desantiquités ne fut jamais plus actif qu’entre 1907 et 1912. Des malins,en relations avec les curés de campagne, ouvrirent de petitesboutiques, qui ravitaillaient les grosses. Alors une tribu bieninformée s’abattit sur Cluny et les environs. La basilique ayant servide carrière pendant quinze ans, abondaient les maisons, en ville et àla campagne, où étaient encastrés des bas-reliefs, des statues plus oumoins mutilées. Tout fut exploré méthodiquement, acheté, enlevé etemballé. Les derniers anges et moines pleurants, arrachés autrefois auxtombeaux de la nef, figurent alors dans les registres des antiquairesmâconnais, qui les vendirent quinze mille francs pièce. La besogne futbien faite. Quand, après-guerre, la dévalorisation du franc fit revenirles corbeaux, Cluny n’en subit point l’atteinte : il n’y avait plusrien à prendre.


IV

MON grand-père, vers 1830, avait encore servi la messedu dernier moine de Cluny, dom Pons. De la mort de dom Pons à cenettoyage de l’os après la Séparation, est donc parti de Cluny tout cequi pouvait en partir. C’est fini. Il nous faut accepter cet héritage,ou plutôt cette absence d’héritage, en évitant un excès de mélancoliedécorative à la Chateaubriand. Tout s’est passé en 1793 comme si cetteloi non écrite avait été formulée : « Chaque ménage de Cluny a droitpour se bâtir une maison à cinquante tombereaux de cette pierre deBourgogne, à deux tombereaux de cette ardoise qui au temps de saintHugues fut amenée d’Anjou par la Loire, à dix kilos du plomb d’Espagneenvoyé au constructeur de l’abbaye. » Notre maison de la rue desRécollets fut bâtie après cette époque, sans doute avec les matériauxde démolition. Qu’y faire ?

C’est presque de l’histoire naturelle. L’autre jour, je voyais unhanneton tombé sur le dos, qui agitait ses pattes, mais, vidé depresque tout son corps, était réduit à une enveloppe : les fourmis, lanuit, avaient profité de sa position pour le dévorer. Au XVIIIe siècle,Cluny tombé, impuissant, était le hanneton sur le dos. Quand le citoyenJacquelot fut entré sous les ailes pour mordre au plomb d’Espagne, lescongénères suivirent et dévorèrent. C’est ce qu’on appelait la bandenoire. On trouvera un plaidoyer chaleureux pour la bande noire dans lediscours de Paul-Louis Courier sur Chambord. S’il n’eût tenu qu’à lui,elle eût acheté Chambord, débité ses pierres, travaillé pour la petitepropriété paysanne. Petite ! Il est curieux de voir que les gensn’aiment pas s’appeler Petit tout court. On ne veut pas être M. Petit.On est M. Petit de Julleville, M. Petit-Dutaillis, M. Edouard-Petit, M.Albert-Petit. Mais, dans le langage politique, électoral, le mot petitporte le signe du bien, il est investi d’un caractère d’excellence,comme auguste dans le langage des cours ou saint dans celui de lareligion. Le petit propriétaire, le petit rentier, le petit commerçantsoutiennent, en un discours parlementaire, l’épithète comme unecouronne. Le terme ne s’emploie d’ailleurs pas au pluriel. Si on ditles gros, on ne dit guère les petits : on dit les humbles (on le disaitsurtout il y a vingt ans). Depuis M. Herriot qui a été professeur, ondit aussi, comme au lycée, les moyens. Mais les grands, terme d’avantla Révolution, tel qu’il sert de titre à un chapitre de La Bruyère, adisparu. Proust lui-même ne l’emploie pas.

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Le vigneron Paul-Louis loue donc la bande noire de s’employer pour lespetits, de travailler pour les fourmis. Avec mes frères et soeurs, nousavions coutume d’appeler les vieilles rentières de Cluny et de Tournus,ces rentières à caraco et à cabas, qui duraient, obstinées, ratatinées,alertes : les fourmis noires. Ce n’était pas si bête.

Disons toujours avec Leibnitz : Je ne méprise presque rien. En donnantun coup de pied dans la fourmilière, dans notre fourmilière, nous neressusciterons pas le hanneton. Tenons les deux bouts de la chaîne. Ilest heureux qu’en dépit de Paul-Louis, Chambord ait été sauvé. MaisChambord est vide. Chambord est un hanneton sur le dos, qui ne serelèvera jamais. Les fourmis qui ont dévoré Cluny ont été écartées deChambord. Voilà tout. Il y avait, d’ailleurs, cinq siècles que Clunydemeurait étendu sur le dos, et que sa démolition spirituelle secontinuait, quand la Révolution jeta bas la basilique.

Mais avant ces cinq siècles, Cluny, suppléant Rome, avait accumulé iciune somme d’énergie spirituelle, la plus puissante et la plus efficacequi ait paru en Occident, Cinq hommes extraordinaires, Bernon, Odon,Maïeul, Odilon et Hugues, avaient en deux siècles fait Cluny, sauvé lemonde de l’esprit avec une continuité pareille à celle des cinq grandsAntonins. Toujours en route, comme un Hadrien et un Marc-Aurèle,presque seuls, à pied ou à mulet, papes ambulants et vénérés quipromènent la justice et la charité, ils mènent la lutte contre lediable comme les Césars contre les Barbares ; ils lui arrachent lesvivants par la trêve de Dieu, les défunts par la fête des Morts ; ilsforment, dans le brouillard des légendes monastiques, un saintChristophe en lutte contre les eaux sauvages, et qui porte un petitenfant, Christ, Joas, lumière. Arrivé de l’autre côté, Christophe,lassé, s’étend sur le rivage de fleurs pendant que l’enfant sauvés’efface et continue sa route. Alors vient la longue détente, et, dansles prés de la Grosne, le repos de ce corps démesuré, de cette églisede cent cinquante mètres, de ce monde monastique d’architectures, delivres et d’ors.

    Marchez. L’humanité ne vit pas d’une idée.
    Elle éteint chaque soir celle qui l’a guidée.

Celle de Cluny n’est pas encore éteinte qu’éclate la jeune lumière deCîteaux. Le déséquilibre entre une production qui décline et uneconsommation qui s’étale, un homme de feu, un homme de Dieu le dénonce,d’une voix qui ne se taira plus sur Cluny et qui institue uneinterpellation stylisée, un dialogue éternel. C’est saint Bernard.

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La dispute des Clunistes et des Cisterciens n’a pas trouvé, comme celledes Jésuites et des Jansénistes, son Pascal. Mais les lettres de Pierrele Vénérable et de saint Bernard élèvent encore sur le haut parvisspirituel une querelle de moines dont les origines (détournements dereligieux, disputes sur les redevances) étaient des moins divines.

Il en va de l’oeuvre de saint Odon comme il en ira de celle de saintFrançois et de celle de saint Ignace. Un État peut durer et grandir dessiècles, mais un ordre spirituel est gagné inévitablement, au bout depeu de temps, par le déséquilibre des échanges et la prépondérance dela consommation. La voix du temps donna raison à saint Bernard. Alorsun abbé de la Forêt-Noire pleurait déjà sur la ruine, et s’écriait :

« Ne dois-je pas gémir, jusqu’au fond de mes entrailles, sur les ruinesdu monastère de Cluny, maison illustre, mère antique des filles de Sion? Est-ce là ce chef-d’oeuvre de la chrétienté, ce boulevard de notreforce, d’où sortaient autrefois, par milliers, des évêques, des abbés,des conseillers de rois et de princes, et qui maintenant n’a plus quede rares habitants ? Est-ce là ce grand foyer de lumière qui éclairadans toutes les contrées les ténèbres de la religion obscurcie enréformant les ordres monastiques, en enseignant la vertu, en répandantde sublimes exemples de charité, en renouvelant toutes les merveillesde la piété chrétienne ? Le monastère de Cluny ne s’éleva-t-il pointjadis des degrés de l’humilité jusqu’au trône apostolique lui-même ? Omes frères, ô moines de Cluny, n’ai-je pas moi-même encore, admis enmon adolescence dans les vieux cloîtres de Saint-Martin-des-Champs,fait l’épreuve de tout cet admirable passé que je rappelle ? n’ai-jepas contemplé l’or pur de vos nobles demeures ? Hélas ! tant de ferveurs’est glacée et vieillie ! Croyez-moi, mes frères, ce qui change etvieillit est bien près de mourir ; et que Dieu écarte de vous et del’héritage de Jacob une fin aussi lamentable ? Il vaut mieux mourir, etmourir d’une mort glorieuse et sûre, en combattant le vice et leshommes pervers qui, avec la ruse des renards, viennent dévorer la vignedu Seigneur, que de languissamment vivre, spectateurs des hontes,indolents des tristes funérailles de votre mère, qui est aussi la nôtre! »

La famille spirituelle de saint Bernard lui-même entrera plus tard dansla même phase de consommation. Boileau, voisin et familier deschanoines de la Sainte-Chapelle, a écrit dans le Lutrinle poème de l’Église aux heures d’usure, douceur d’un soir, douceur devivre. C’est dans les Cîteaux de saint Bernard qu’il installera laMollesse. Boileau n’avait pas besoin d’avoir vu autrement qu’en imagela Nuit

    Couvrir des Bourguignons les campagnes vineuses

pour être instruit des riches Thélèmes qu’étaient devenues les abbayesbourguignonnes. Au temps d’Odilon elles imposaient la trêve de Dieu. Autemps de saint Bernard elles prêchaient la croisade. Au temps desBoileau elles continuaient leur oeuvre du temps des ducs : ellesfaisaient la Côte d’Or. Ce n’étaient plus les ducs, c’étaient lesmoines qui pouvaient porter le titre illustre : Seigneurs des meilleursvins de la chrétienté. Aujourd’hui encore, rien, dans le son déjà de lavoix, n’est plus considérable que ces mots : les celliers des moines,les pressoirs des moines. En Bourgogne la mémoire des moines estassociée à ce qui est beau et bon. Le contraire de l’autre Bourgogne,de la Comté, où la tyrannie de saint Claude et le servage (canoniald’ailleurs, non monacal) ont laissé des souvenirs terribles, entretenul’anticléricalisme vivace et rude du Jura montagnard.

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Le grand Cluny avait été fait en deux cents ans, de 910 à 1109, par lessix premiers abbés : Bernon, Odon, Aimard, Maïeul, Odilon et Hugues.Sauf Aimard malade et aveugle, ils avaient fait Cluny parce qu’ilsn’avaient jamais connu le repos. Leur mérite fut grand, car ce quisubsiste de Cluny, ce que Cluny offrit toujours au regard, c’est lerepos, la détente et la paix.

Une paix physique, une paix des yeux qui est composée d’une seulematière : le vert. Les prés épais commencent aux portes de Cluny, oumême dans la ville, et ils vont en se relevant jusqu’aux croupesarrondies, couvertes de forêts. Les yeux en mouvement ne rencontrentque de riches nuances de vert, et s’arrêtent fermement dans l’épaisseurde cette couronne assombrie. La forêt au moyen âge descendait sansdoute un peu plus bas, mais l’ensemble n’a pas changé. La qualité depaix et de poésie que procurait cette verdure, bien placée sur le plandes yeux et dont les yeux s’imprégnaient, qu’on voyait sans laregarder, ce fut là, certainement, le meilleur et le plus spirituel dupatrimoine que  la mainmorte accumula dans ce lieu privilégié.Nulle part, à Cluny, la sensation n’en est donnée aussi pleine, aussidirecte, que du balcon et des jardins de l’abbaye. Les abbés du XVIIIesiècle ont, dans leur monument, dans ce Versailles bénédictin quisuccéda avant la Révolution aux bâtiments médiévaux, ménagéstudieusement, comme Le Nôtre son grand canal, dans leur perspective,cette plénitude du vert.

Comme on la ressent encore du jardin abbatial et de la promenade duFouëtin ! Du Fouëtin la grande coupe verte a un coeur, ou plutôt lesétamines de la fleur subsistent après que Mammon a déraciné à coups demine le pistil de Saint-Pierre. Ce coeur, ce sont les vieilles tuiles,les tuiles dorées, rougies ou verdies qui, au-dessus des clochers demonastique ardoise (venue d’Angers au temps où l’Espagne avait envoyéson plomb), mettent le babil des langues populaires, les milliers delangues alertes, malignes, oiseuses ou expertes, marquées d’accentbourguignon, bruyantes et miroitantes autour du fort et plein silencedes deux clochers épargnés. De cette terrasse que les jardins desRécollets relient à la ville, Cluny revient à sa nature éternelle : uneaire pour la pensée, comme un pavé pour la prière.

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Une pensée n’est bien occupée que par une idée. Une idée continue commeil y a cette verdure continue. L’idée de Cluny, celle que réalisèrentet qu’implantèrent les six grands abbés canonisés, est celle du pouvoirspirituel autonome. Tant que, parmi l’État des intérêts et les intérêtsde l’État, pourra subsister un monde de l’esprit, une corporation de lapensée, ne prenant sa loi que d’elle-même, ne s’insérant dans l’Étatque par la nécessité qui oblige l’esprit à s’exercer par la matière,Cluny sera vivant.

L’Église que trouvèrent Odon et Maïeul, l’Église du Xe siècle, étaitruinée et disputée par la force. Le clerc et le moine, seulsreprésentants de l’Église, restaient à la merci des armes et du poing,et d’abord le pape, créature et jouet des barons romains. Mais du jouroù, dans la poussière des couvents et des abbés impuissants et balayéspar tous les courants de l’air, les saints de Cluny instituèrent cetteÉglise de l’Église, ces centaines de monastères (il y en eut plus dedeux mille) gouvernés par un seul chef, l’abbé de Cluny, sorte de papedes moines, alors la pente de terre meuble que ravinaient les eauxsauvages se trouva fixée par une forêt de chênes.

Si le rôle de Cluny fut terminé si vite, si Pierre le Vénérable, déjà,en marque la fin, n’y voyons pas après tout un échec. L’effort de Clunyconsista à se rendre inutile. Cluny avait dû sa grandeur, en partie,aux encouragements et à l’appui du pape de Rome. Et Cluny contribua,plus que quoi que ce fût, à faire le pape de Rome assez fort pour qu’iln’eût plus besoin de Cluny. Cluny a donné quatre papes à la chrétienté.Mais Cluny, quand un de ces papes est le moine clunisien Hildebrand,prononce dans son coeur : « Il faut que je diminue pour qu’il croisse. »


V

LES vallées du Mâconnais touchent à la voie royale del’Europe par deux points : Cluny et Lamartine. Les premiers vers queLamartine ait fait connaître au public sont un poème sur les Ruines de l’abbaye de Cluny,lu par le jeune poète, âgé de vingt ans, à l’Académie de Mâcon. Lepoème est perdu, probablement sans dommage pour nous. Mais quandBâtonnard, Vachier et Genillon eurent mis à bas la basilique, n’est-cepoint en Lamartine que travailla, pour la reconstruire sur un autreplan, le genius locimâconnais ? Ainsi, quand un temple de Mercure avait été abattu sur unhaut lieu de la Gaule, une chapelle ou une église à saint Martin enprenait la place.

La grande pensée de Lamartine, celle dont les hasards de la vie ne luipermirent de réaliser qu’un fragment, ce fut la vaste épopée dont ledessein changea plusieurs fois, et dont furent exécutés finalement lesdeux épisodes de Jocelyn et de la Chute d’un ange.

On rend aujourd’hui justice à la Chute d’un ange. On y voit, malgré des défaillances, le jet épique le plus dru de la poésie française. La Chute et Jocelyndéveloppent la tragédie de la destinée humaine sur un plan que l’âmelargement religieuse de Lamartine avait rapporté de ses visions et deses intuitions d’Orient. Deux phases dans la vie poétique de Lamartine: Avant le voyage d’Orient - Après le voyage d’Orient. Comme dans cellede Victor Hugo : Avant la mer- Avec la mer.

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Sans que Lamartine y ait songé, le plan de la Chuteest celui de Cluny au Xe et au XIe siècles. Un monde où ne subsistepresque plus qu’une valeur, le droit de la force ; ce que devient lemonde où les appétits charnels et les appels de la matière règnentseuls. Plus qu’une petite flamme tremblante : le Dieu esprit dont unvieillard du Liban conserve la tradition : la loi, haïe des géants, queretiennent les Fragments du Livre primitif. Le monastère bénédictin et l’épopée lamartinienne sont bâtis sur ce thème.

Thème du XIe siècle et thème aussi du XXe. Comme un Cluny éternel, il y a un Lamartine perdurable. Dans la Chute,Lamartine imagine un monde magnifique et fécond en toutes les créationsde la matière, de la science mécaniste et fabricatrice, où déjà sontconnus les secrets de la navigation aérienne, et où paraît le premieraéronef de la poésie. Et précisément, par le poids de la matière etdans l’absence de Dieu, tout est entraîné vers la mort. L’homme sentpleuvoir la première goutte du Déluge.

Chacun des dix ou douze poèmes de l’épopée devait marquer un échelon dematière durement gravi par l’âme, une bataille du dieu tombé pour leretour au ciel. Si la politique et la vie n’eussent pas distraitLamartine de sa tâche virgilienne et dantesque, nul sujet n’eût mieuxconvenu à l’un de ces épisodes que le Cluny d’Odon ou d’Odilon. A cequi est dans la Chute d’un angele choeur des cèdres du Liban, j’imagine qu’eût pu répondre celui descèdres de pierre, les piliers de la nef sous le feuillage animé deschapiteaux. La basilique eût reparu dans les feuillets du livre. Maisl’épopée lamartinienne, moins ruinée que Cluny, n’en est pas moins uneéglise sans nef : seulement un narthex, qui est la Chute d’un ange, et un choeur, qui est Jocelyn ; le choeur d’ailleurs, comme à Cluny, bâti avant le narthex. De la nef qui les eût réunis, on ne devine à peu près rien.

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Lamartine naît en 1790, au moment où l’abbaye de Cluny est vidée par laloi, en attendant les coups de mine des démolisseurs. Le mort saisit levif. Une tradition de l’esprit, au sens juridique, s’accomplit. Labataille contre la matière, l’effort spirituel, s’exerceront, dans celieu prédestiné, sur un autre registre, avec des rythmes pareils.

On écrirait un livre sur les châteaux de la banlieue clunysoise :Lournand, Berzé-la-Ville, Berzé-le-Châtel, les uns en ruines, d’autresencore vivants, avec les souvenirs bénédictins, les fresques romanesqu’on découvre sous le badigeon, construits par les moines ou liés àl’histoire de l’abbaye. Ce ne serait que curiosité archéologique. Maisentre eux il y a Saint-Point. Le chêne de Jocelynqu’on salue à Saint-Point répond au tilleul d’Abélard qu’on montre àCluny, dans les jardins de l’abbaye. Le thème du choeur des Cèdresrevient. Les arbres plient aux intentions de l’esprit les secrets deleur durée.

De Cluny à Saint-Point il y a une route bien rythmée, toute verte,qu’on fait à pied. Mais si l’on a abordé Saint-Point, venant de Mâcon,en voiture, après les deux autres maisons lamartiniennes, Montceau etMilly, on est frappé par la différence des sites. De la campagneviticole, sèche, dénudée, éclatante, presque provençale, que Lamartinecomparait aux collines de l’Attique, on est passé à l’épaisseur desverdures humides et à la profusion forestière. Si les deux fragments dela grande épopée basilicale furent composés à Saint-Point, on voitqu’aussi Lamartine reposait ses yeux sur cela même que les moinestrouvaient à Cluny : ces pentes d’un vert paisible qui se relèventdoucement sous le regard, la couleur amie où la pensée se nourritpuissamment, ainsi que le bétail dans ces prés charolais.

J’aime ce nom de Saint-Point, qui nous suggère que nous sommes en effetsur un point de matière radiante. Comme à Cluny la terrasse du Fouëtin,comme, au coin du jardin abbatial, l’emplacement de ce kiosque depierre, nettoyé par les fourmis révolutionnaires, Saint-Point nousinstalle à même l’échange, l’endosmose, molécule par molécule, de lapensée et de la verdure.

Sentons-y la poussée intérieure, la respiration d’une opulentepoitrine, le lait d’une nature bénigne, et pensons-le par le contrasteavec ce qui lui manque : la ligne. Songeons que si, la basiliquedétruite, un frais génie spirituel prend ici la place et tient lafonction du génie de l’architecture, ce génie ne porte pas seulement lenom de Lamartine, mais celui aussi de Prud’hon.

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Émile Montégut, qui a écrit sur la Bourgogne un livre d’impressionsassez justes, est frappé à Cluny de l’analogie entre cet air vaporeux,ces tons bleutés des collines boisées qui entourent la ville, etl’atmosphère de la peinture prud’honienne. Chez Lamartine, comme chezPrud’hon, il semble que tout soit régi par la poussée intérieure, uneefflorescence heureuse, plutôt que construit par des lois justes et unedécision mâle. La Daïdha de la Chute d’un ange ressemble à la Psyché de l’Enlèvement.Si l’on voulait penser par contrastes, il faudrait invoquer en face deces Mâconnais un Bordelais et un Languedocien : Montesquieu et Ingres.Mais notez chez des compatriotes de Prud’hon et de Lamartine le mêmesecret intérieur, et, au même point, la même défaillance, ou, si vousvoulez, le même infléchissement. Si Prud’hon c’est Cluny, Greuze c’estTournus. Et quand Greuze est lui-même, quand il en se force pas pourdevenir le peintre d’une littérature et un littérateur de la peinture,cette chair crémeuse, ce bleu qui se diffuse des yeux noyés, cettemollesse où quelque chose encore se défait et nous mène à la Mollessedu Lutrin, reine del’abbaye bourguignonne, tout cela ne diffère de Prud’hon que comme unViré diffère d’un Pouilly-Fuissé : la race est la même. Si nousvoulions poursuivre les analogies, comme Greuze équilibre Prud’hon,nous songerions qu’en même temps que Lamartine ce pays produisit unécrivain considérable et considéré, un peu oublié, Edgar Quinet, né àBourg-en-Bresse, mais plus Charolais que Bressan. A lui autant qu’auxautres la forme a manqué. C’est un Lamartine de l’intelligence et de laprose, au sens où les malveillants appelaient Louis-Philippe leNapoléon de la paix. Toujours la richesse du flux intérieur, et, aumême moment de la courbe, la même lacune de la plastique.

Comme je pensais à l’épopée lamartinienne fragmentaire devant l’idée et la ruine de Cluny, je pense à l’Ahasverusde Quinet devant le Cluny charolais, la basilique de Paray-le-Monial.Cette basilique nous instruit, nous la saluons, mais elle nous donne unsingulier malaise. L’architecte clunisien du XIIe siècle a simplementcopié, à Paray, la basilique de Cluny. Seulement, comme son église estbeaucoup plus petite, l’âme monumentale en est absente, les proportionssont bousculées, la forme ne convient pas aux dimensions, elle n’estpas pensée sur mesure par un génie libre. Ainsi Quinet a écritdans Ahasvérus une épopée, sans vocation. Il en a rapporté l’idée de l’Allemagne. Il a eu Faust devant les yeux comme l’architecte de Cluny.

Par ce signe de mollesse, par cette ampleur indécise, par cettesensualité des pensées et des formes qui s’en vient jusqu’à ses plusfines pointes humecter l’intelligence, l’expression, ou le pinceau, lesproduits de ce coin méridional de Bourgogne se ressemblent. On pense àces chaînons calcaires des coteaux bourguignons qui, pris dans le mêmeplissement, présentent les mêmes formes terminales et suggéraient àBuffon une théorie de la terre. « Toujours à penser ! » disaitquelqu’un qui rencontrait, dans la rue, Lamartine distrait et, commeTocqueville dit de lui, l’air vacant. « Mais, cher ami, réponditLamartine, je ne pense jamais : mes idées pensent pour moi. » Si cepays eût produit un critique, je l’imagine plus enclin à se servir desbalances qu’à employer le glaive.

Notez que Lamartine, Quinet, Greuze, Prud’hon, furent d’acharnéstravailleurs. Une lettre de la vieillesse de Greuze, conservée au muséede Tournus, dit : « J’ai tout perdu, hors le courage et le talent. » Cefut leur destinée à tous quatre : à Greuze et à Prud’hon brisés par lavie, à Quinet frappé par l’exil, à Lamartine rongé par la déchéancepolitique et la ruine matérielle. Mais, jusqu’au bout, ils maintinrentleur vaillance au labeur et l’étincelle de leur génie. Il y a en eux unsecret de mollesse pareil au secret de mélancolie que répand le paysagelunaire de Chateaubriand, mais la mollesse qui détendait leurimagination laissait intacte l’énergie de leurs coeurs.

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Comme arbre symbolique et tutélaire de cette terre, Lamartine avaitremplacé Cluny. Ainsi que Cluny pendant deux siècles dans lachrétienté, en 1848 il avait éclaté trois mois à la France et au monde.Jusqu’en 1850, il resta président du conseil général de Saône-et-Loire.Il se présentait aux élections législatives des deux circonscriptionsde Mâcon, étant élu aux deux, optant pour Mâcon ville, mais faisant ensomme élire l’autre représentant. C’est comme ami de Lamartine qu’Henride Lacretelle fut, après la chute de l’Empire et jusqu’à sa mort,député de Tournus et de Cluny. Lacretelle était un vieux radical,naturellement anticlérical, mais qui n’intervenait guère à la Chambreque pour défendre le maintien de Dieu et de l’immortalité dans lesprogrammes scolaires. Si la mystique républicaine est restée si fortedans le pays, s’il est devenu la citadelle d’un radicalisme peusectaire, cela est sans doute accordé à la présence du grand mythelamartinien.

Ce mythe, évidemment, on le subissait plus à Cluny qu’à Tournus. Laprésence de Lamartine n’ayant guère cessé dans le pays que dix ansaprès sa mort, - tant de gens l’avaient connu et en parlaient, etaujourd’hui encore nous trinquons à Milly avec son ancien facteur deSaint-Point et son dernier vigneron, le père Duchet, - mes plus ancienssouvenirs en sont une image clunysoise et une image tournusienne. Lapremière est sous le signe du papillon, la seconde sous le signe de lafourmi.

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La chambre où je couchais à Cluny était ornée d’un décor bizarre, desplumes de paon derrière les glaces. Quand ma mère était en pension àSaint-Joseph, les religieuses menaient leurs élèves se promener dans leparc de M. de Lamartine, où elles ne manquaient point à la mission del’enfant selon La Fontaine : le dégât. Un paon faisait-il la roue ? aulieu de l’admirer, on se jetait sur la pauvre bête pour la plumer et enrapporter la dépouille. Ces plumes des paons lamartiniens s’étalaientici, et en été je m’éveillais sous leurs yeux. Ils ne m’ont point rendupoète. Ils m’ont fait aimer la poésie, peut-être, selon cette traditionfamiliale, indiscrètement. N’ai-je point jeté les mains, avec avidité,sur les plumages qui devaient rester mystérieux et vivants, plumagemallarméen, plumage valérien ? La critique, n’est-ce point plumer pourvoir comment c’est fait ? Je me dis cela aujourd’hui, mai alors lesoleil du réveil mêlé à l’obscurité du songe recomposait, vivants, surles murs, des oiseaux héraldiques qui s’envolaient dans le matin.

Ce nom de Lamartine, qui, dans ma chambre de Cluny, éclatait en ailes,une réprobation, à Tournus, l’enveloppait. Quand il était prononcé chezmes grand’mères, elles me rappelaient qu’elles avaient dû éconduireautrefois des messieurs qui étaient venus chez elles pour lasouscription nationale en faveur de la voisine cigale, le poète ruiné.Et après que l’âge, l’instruction, m’eurent rendu digne d’écoute, ellesme posèrent bien une fois par an cette question, à laquelle je ne pusjamais leur fournir de réponse définitive : « Comment se fait-il queLamartine, qui avait tant d’esprit, se soit mangé ? Est-ce quel’esprit, ce n’est pas d’abord de conserver ce qu’on a, et ensuite del’augmenter ? » Elles employaient le mot dans le sens exact du XVIIesiècle, celui de Louis XIV à Madame de Sévigné quand il lui disait, àla représentation d’Esther : «Racine a bien de l’esprit. » Dans le Mâconnais, se manger signifie seruiner. J’ai encore dans l’oreille les noms des réprouvés,propriétaires, négociants, fils de famille, dont il m’était dit, d’unton empli d’horreur : « Il s’est mangé ! » Pour le monde des fourmispeu prêteuses, et encore moins donneuses, la situation en vue de M. deLamartine faisait de lui le grand héautophage. Il a fallu que l’on mefît étudier pour que je comprisse qu’on pouvait être un homme d’espriten se mangeant, que même il y avait là une nourriture ordinaire desgens d’esprit.

Ces maximes de fourmi, je n’irai pas les railler aujourd’hui. Ellesm’ont fait en partie ce que je suis. Et je voudrais qu’elles m’eussentdonné par surcroît certaine prudence, certain bon sens, certainepatience. Quand ma grand’-mère me posait sa question sur Lamartine, jelui disais qu’en effet Lamartine s’était mangé, mais que tous lespoètes n’étaient pas comme cela, que Victor Hugo avait « mis de côté »cinq millions. Elle applaudissait, et trouvait le Panthéon justementdécerné à ce grand homme. Elle n’avait pas tort. La sagesse économe deVictor Hugo lui a permis de ne jamais écrire (sauf un peu pour les Misérablesaprès que le coup d’État l’eût ruiné) autre chose que ce qu’il luiplaisait d’écrire. Apollon lui dictait ses livres, alors que Mercureprit à ceux de Lamartine une part despotique et humiliante. Et puis, magrand’mère n’était pas seule à penser ainsi. Il y a au musée de Mâconune exposition de caricatures sur Lamartine, où le titre de sonjournal, le Conseiller du Peuple,est décrié dans le même esprit. Ma grand’mère professait une grandeadmiration pour M. Jules Grévy, que les journaux raillaient parce qu’il« mettait de côté ». Si, lorsqu’on vota la Constitution de 1848, on eûtécouté le bon sens de l’avoué campagnard au lieu de l’éloquence deLamartine, qui fut sublime et entraîna tout, le coup d’État nous eûtépargnés.


VI

IL m’a bien fallu, avant d’écrire ce petit livre, et d’apporter, comme les camarades, ma contribution au Portrait de la France,revoir Cluny, où je ne reviens guère plus d’une fois par an. Je suismaintenant fâché de n’avoir pu y conserver un pied-à-terre. Je pensaisautrefois prendre ma retraite dans cette maison de la rue desRécollets, avec son jardin-grenier ; il y aurait eu là toute la placepour mes livres, et, face au couvent, tout le silence. Mais en matièrede propriétés, il faut se borner à l’indispensable. Il ne faut pasimiter M. de Lamartine, qui avait trop de châteaux, et qui, à cause decela, se mangea. Et M. de Lamartine lui-même, quand il venait à Cluny,logeait à l’hôtel de Bourgogne, dont le patron, Bressoud le père,présidait son comité électoral. On n’a pas plus remplacé la cuisineélectorale de Bressoud, avec Lamartine au menu, que sa cuisine d’hôtel,fameuse dans Saône-et-Loire. Alors, moi aussi, je puis bien descendre àl’hôtel de Bourgogne, qui est d’ailleurs bâti sur l’emplacement de lanef : dans vos rêves vous y entendez chanter les Bénédictins.

Tandis que Tournus est bouleversé par les usines, rien ne change àCluny. Cluny vit honorablement et noblement. Il vit de ses écoles,écoles techniques et démocratiques, il est vrai : la grande Écoled’Arts et Métiers, qui a remplacé les moines dans l’abbaye, et uneÉcole professionnelle. Cela ne déchaîne pas une activité considérable.Tout le quartier du Merle sommeille comme un chat sur un banc. Lejardin public de l’Abbatiale est toujours désert autour du bizarre etdélicat palais de l’abbé qui sert d’Hôtel de ville. Sur le Fouëtin iln’y a même pas l’éternel cordier des promenades de Tournus. Dans lesbocaux des boutiques, des sucres d’orge d’avant-guerre se mangent toutseuls, comme Lamartine.

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J’entre dans les jardins de l’École, aux arbres énormes, avec les tourset les celliers des moines. Ce sont les vacances. Il n’y a personne. Legardien, qui a connu mon grand-père m’y laisse promener. Je fais lachasse à mes souvenirs plutôt qu’aux souvenirs historiques. J’ai connuautrefois l’École comme École Normale d’enseignement spécial. Nousavions pour locataire, dans l’autre maison de la rue des Récollets, leprofesseur de mécanique, M. Viry, lequel avait quatre enfants de nosâges. Pendant les vacances, l’École et ses jardins appartenaient auxenfants des professeurs et à leurs amis, et nous y passions bien desjournées.

Elle nous appartenait depuis l’étang qui avait servi de vivier auxmoines, et où nous pêchions, jusqu’aux clochers épargnés par Bâtonnard,où nous grimpions. L’aîné des Viry, Pierre, venait d’être reçu àl’École Polytechnique, ce qui n’avait aucune chance de m’arriver.Polytechnique ! Ma famille disait de lui : « C’est un sujet ! » d’unton à me faire rentrer sous terre. De ses deux soeurs, Marguerite étaitla plus aimable et Marie la plus jolie. Si Pierre était un sujet toutcourt, son petit frère Paul était un mauvais sujet. Il passait sontemps à inventer et à raconter aux familles, sur notre compte, desméfaits extraordinaires. Il eût fait, s’il n’était pas mort, unecarrière de romancier. Un romancier a manqué à la petite ville.

Pris par le regret de la basilique disparue, on oublie d’admirer cemonastère-palais du XVIIIe siècle, dans ces jardins que je vois encoreaussi grands qu’au temps où, avec les Viry, j’y jouais à la cachette.Cette abbaye, évidemment, il n’est plus temps de lui enlever safonction d’École : les Beaux-Arts ont assez de peine à en soustraire àl’Enseignement technique quelques morceaux menacés qui subsistent duXIIIe siècle. Mais pendant les vacances tout cela reste inhabité.Pourquoi n’y pas relever les cloisons abattues de quelques chambres demoines, et, en août et septembre, en laisser faire un autre Pontigny,un grand Pontigny ? Quels bureaux intelligents permettront de rallumerdans l’abbaye de Cluny, pour le principe et pour un temps, la flammespirituelle ? Si Benda, Maritain, Henri Bremond, et quelques autres,Français et étrangers, nous y passions une décade, quelque été, pourdiscuter Primauté du Spirituel ou Trahison des Clercs? N’y a-t-il pas là une note juste à chercher, une restauration àpoursuivre ? Mais un génie malicieux me tire par la manche : Tu y asjoué à la cachette, tu y joueras au moine…

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Je sors des jardins et des cloîtres. Je monte la rue des Récollets. Cesvacances, notre maison, qu’habite avec ses pensionnaires un logeurd’élèves, est fermée. On me dit que ces galopins y ont fait des dégâtseffroyables. Je le crois sans peine. Devant la porte ils ont cassé lebanc Renaissance, qui fut apporté ici il y a cent ans de la basiliquedémolie. Plus de banc de repos pour le soir, le banc où nous attendionsque les Viry eussent fini de souper, pendant que Fanny, la sage etculinaire intendante de ma grand’-mère, échangeait sur sa porte, d’unevoix aiguë, avec la soeur Pancrace, tourière du couvent, les dernièresimpressions d’un de ces jours paisibles que le bon Dieu faisait encoreexprès pour le vieux Cluny d’Odon et d’Odilon. Je monte jusqu’à laporte du Fouëtin, le Fouëtin qui est, sur la ville, sur les montagnes,sur la pleine et douce verdure, le balcon de la pensée. C’est ici quej’ai posé mon chevalet, fait le portait de Cluny. C’est ici que lelecteur ami, ayant porté peut-être avec lui mon livre qui tient peu deplace, confrontera ce portrait à la ville dépeuplée, à la valléeparlante, ajoutera un croquis et, selon le voeu par lequel lesBénédictins, là-bas, achevaient les livres qu’ils copiaient, excuserales fautes de l’auteur.