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TRELLOZ,F. : Les médecins de Paris(1833). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (15.V.2008) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx : nc)de Paris ou le livre des cent-et-un, Tome XI,publié à Paris : Chez Ladvocat en 1833. Lesmédecins de Paris par F. Trelloz ~ * ~Dans le siècle oùnous vivons, l’indépendance est un des premiersbesoins de la vie, et les révolutions qui se sont succédé ont laissétant d’hommes incertains sur leur avenir, surtout parmi ceux quioccupaient des emplois dans le gouvernement, que chacun a cherché àdonner à ses enfants un état qui le mît à l’abri des revirements defortune. Ajoutez à cela l’ambition qu’ont tous les parents de donner àleur fils un état qu’ils considèrent comme plus relevé que le leur, etvous vous expliquerez pourquoi nous voyons maintenant tant d’avocats ettant de médecins. Il devait aussi résulter d’un tel encombrement dans ces deuxprofessions un assez grand nombre d’incapacités. Tel eût fait un boncultivateur, un bon manufacturier, un excellent industriel, qui s’estfait mauvais avocat ou mauvais médecin, parce qu’aucun goût bienprononcé ne l’a porté à choisir la profession vers laquelle on l’apoussé. Heureusement que le contraire a souvent lieu, et que jamais époque n’aété plus féconde que la nôtre en médecins savants : les progrès de lascience, la rivalité et la concurrence qui excitent l’émulation, ont dûamener ce résultat. Voyons donc ce que devient cet essaim de jeunes docteurs que la Facultéde Paris verse chaque année dans la capitale. D’abord occupons-nous de ceux qui sortent des hôpitaux civils. Ce sont,en général, les plus instruits ; c’est au concours qu’ils ont obtenules titres d’externes et d’internes, et quelquefois d’élèves de l’écolepratique. C’est à ces titres qu’ils doivent le privilége d’acquérir auprix de leurs veilles, d’un travail opiniâtre et d’un service assezdégoûtant dans le début, des connaissances médicales d’autant plusétendues que, passant chaque année d’un hôpital dans un autre, ilsassistent aux leçons théoriques et pratiques de ce que Paris possède deplus distingué en médecins. Chaque médecin expose ses théories et enfait l’application au lit des malades. C’est à l’élève à choisir cellequi lui paraît la meilleure, et à ne pas se laisser entraîner dans defausses routes. Lorsqu’un élève laborieux et intelligent a eu le bonheur d’entrer dansun hôpital où un chef éclairé et bienveillant sait apprécier sonmérite, une belle carrière lui est ouverte ; le professeur prend sonélève en affection, il le dirige, il l’éclaire, il le conduit chezquelques-uns de ses malades en ville, auprès desquels il le charge dessaignées, des pansements, de ce qu’on appelle la petite chirurgie ; et,comme tous ces soins, donnés en général à des personnes riches, sontrétribués avec délicatesse, l’élève se monte une bibliothèque, achètedes instruments, etc., et supplée ainsi à ce que sa fortune propre luiavait refusé jusque-là. Souvent on lui demande son adresse, et, lorsqueles enfants de la maison n’ont qu’une légère indisposition, qu’undomestique est malade, c’est l’élève qu’on appelle, on ne dérange pasle professeur pour si peu de chose. L’élève est bon avec ses malades; il captive peu à peu la confiance ; les enfants l’aiment, parce qu’iljoue avec eux et qu’il n’a pas l’air si grave que le maître ; et, pourpeu qu’il s’exprime avec quelque aisance, qu’il ait l’usage du monde,il est bientôt accueilli, choyé chez les clients de son professeur ; illui succédera plus tard. Le voilà lancé ; laissons-le suivre unecarrière qu’il honorera et dont il recueillera des fruits justementmérités. Cet élève avait des camarades aussi instruits que lui, comme luidévoués à la science et à l’humanité, comme lui ils ont été heureuxdans les concours ; mais ils n’ont trouvé pour chef qu’un ignorant,qu’un bourru qui ne les a pas appréciés, ou qu’un homme de mérite quine peut pas s’occuper de tout le monde et protéger tous ceux qui ensont dignes. Ceux-là sont obligés de faire leur chemin eux-mêmes ; confondus avecles ignorants et les intrigants, ils auront bien de la peine àparvenir, et nous verrons tout à l’heure à combien de hasards ils sontexposés. Beaucoup de ces jeunes docteurs tentent les chances des concours,d’abord pour une place au bureau d’admission dans les hôpitaux, espècede stage qu’il faut faire pour obtenir des fonctions de médecin ou dechirurgien dans ces établissements. S’ils sont heureux dans cesconcours, leur avenir est assez beau, parce qu’à Paris comme partout lemédecin d’un hôpital inspire une juste confiance et est appelé depréférence à tout autre. S’ils entrent dans un hôpital où on ne traite que des maladiesspéciales, telles que celles de la peau, etc., ou dans ceux où on netraite qu’une classe de malades, tels que les enfants, les vieillards,les aliénés ; s’ils se livrent avec ardeur à l’étude et au traitementd’une seule série de maladies, telles que celles du cerveau, de lapoitrine, du coeur, etc., une grande vogue les attend, parce que, nonseulement le public, mais leurs collègues les appelleront enconsultation, et leur réputation s’accroîtra du suffrage même de leursconfrères. Une fois lancé dans la carrière des concours, il est difficile d’ensortir ; une première réussite est bien faite pour encourager, et il enest peu qu’un premier échec rebute. On veut concourir pour être agrégéou professeur à la Faculté, alors pas de clientèle possible jusqu’à cequ’on ait atteint son but ; il faut se livrer à une étude des plusopiniâtres, pâlir sur les bouquins, comme ont dit ; il faut connaîtreses auteurs du bout du doigt, posséder dans sa mémoire toutes lesobservations publiées dans vingt journaux de médecine. Il en est quivous diront : Tel fait se trouve consigné dans telle page de tel volumede tel auteur. Cette mémoire n’est pas toujours la preuve d’un bonjugement, et le jugement est l’âme de la médecine, il est au médecin cequ’est l’imagination au poëte. Une élocution facile n’est pas moinsindispensable à un concurrent que la mémoire aidée d’une bonne logique.Tel qui sait bien se trouve souvent inférieur à son compétiteur quis’est habitué de bonne heure à bien dire, à classer ses faits avecordre, à les rendre avec méthode et surtout à éviter, autant quepossible, de heurter les idées reçues par chacun de ses juges (cecin’est que du savoir-faire, mais on ne le voit que trop souventremplacer le savoir). Une fois agrégé à la Faculté de médecine, si le jeune médecin veut selivrer à la pratique civile, le chemin est assez facile ; son nom estquelquefois placé dans les journaux, ou tout au moins ses qualités sontinscrites sur sa carte de visite ; tous deux circulent dans les salonsqu’il fréquente, et bientôt sa clientèle se forme. Si son goût le porte plutôt à faire des recherches, à composer desouvrages et à publier ses découvertes, sa qualité d’agrégé à la Facultélui donne entrée chez les libraires, Baillère ou Crochard luiachèteront ses productions. Ces écrivains sont rarement praticiens ; j’en connais un qui a déjàécrit plus de quinze volumes sur la médecine, et duquel un excellentpraticien me disait : Je ne lui confierais pas mon chat s’il étaitmalade. C’est avec les ouvrages des autres qu’il a composé les siens.Ces auteurs rendent cependant de grands services à leurs collègues enréunissant dans un petit volume tout ce qu’il y a de substantiel dansune foule de journaux ou de brochures qu’il est impossible à un médecinun peu occupé de lire ou de se procurer. Et ces services sontinappréciables lorsque de tels écrivains nous font grâce de certainesobservations où l’imagination a mis le merveilleux à la place de lavérité, genre de tricherie trop en vogue chez les hommes jaloux d’unegrande réputation et qui n’ont qu’un mérite très-contestable. Il est une autre classe d’écrivains qui méritent bien de l’humanité. Cesont ces bons praticiens qui, de temps à autre, produisent un ouvrage,fruit d’observations faites avec scrupule, avec conscience, etconstatées par l’expérience. Ceux-là sont dignes de notre confiance, denotre estime, et je dirai même de notre gratitude, parce qu’ilspropagent des connaissances que ne pourraient jamais acquérir laplupart de leurs collègues, faute des moyens que les premiers ont seulsà leur disposition. Voyons maintenant ce que vont devenir les jeunes médecins instruits ouignorants, médiocres ou intrigants, jetés pêle-mêle dans Paris. Oh !pour les intrigants, leur histoire est bientôt faite. Ils seront à lapiste de toutes les places où le concours n’est pas nécessaire ; dansles bureaux de charité, dans les prisons, dans les associationsd’ouvriers, dans tous les établissements ; ils se feront prônerpartout, afficher même s’il le faut, ils feront écrire en groscaractère sur leur porte leur qualité et tout ce qu’ils savent faire.Ils feront distribuer des adresses par tous leurs marchands, et si cesmoyens n’amènent point de clients, ils se jetteront dans les remèdessecrets, feront imprimer de pompeuses annonces dans les journaux surles propriétés merveilleuses de leurs remèdes et sur les cures radicales qu’ils ont obtenues dans des maladies jusqu’ici incurables ; mais j’oublie que c’est des médecins que j’ai entreprisde parler et non des charlatans. Lorsqu’un jeune médecin qui a quelque mérite et n’est protégé parpersonne veut exercer à Paris, il commence par faire choix d’unquartier où il suppose trouver le plus de chances ; c’est ordinairementun quartier populeux qu’il préfère : voilà pourquoi il y a encombrementde médecins dans certaines portions de la capitale. Le choix d’un logement n’est pas moins essentiel ; l’appartement doitavoir au moins trois pièces : une antichambre convenablement meublée,une pièce servant de cabinet de consultations, c’est la pièce la plusimportante ; elle doit être meublée avec goût, avec recherche, avecluxe même, sans pourtant sortir de la gravité qui cadre si bien avec laprofession de médecin ; un bureau, une bibliothèque et des fauteuils enacajou, quelquefois même un canapé ; sur la cheminée des vase antiques,des flambeaux, et surtout la pendule surmontée du buste en bronze dupère de la médecine ; quelques gravures ; celles qui représententHippocrate refusant les présents d’Artaxercès et la mort de Socrate,sont de fondation dans les cabinets des médecins ; les rideaux desfenêtres sont doubles, l’un de couleur et l’autre blanc, artistementdrapés et croisés de manière à ne laisser percer qu’un demi-jour dansce petit boudoir où le pauvre comme le riche aiment à trouver uncertain air d’aisance en venant consulter leur médecin. La troisième pièce est la chambre à coucher du jeune médecin ; elle estfort modestement meublée : un lit de sangles ou une couchette en boispeint, quelques chaises, une commode en noyer, les meublesindispensables à la toilette, voilà tout ce que vous y trouverez.Pourquoi la meublerait-il mieux ? ses clients n’y entrent pas, et puisl’ameublement du cabinet a épuisé ses ressources ; il lui faut vivre enattendant la clientèle, et la malheureuse se fait attendre si longtemps! Le jeune médecin, logé et meublé convenablement, choisit, pour ouvrirsa porte et garder son appartement, une femme d’un certain âge ; unejeune fille ferait causer, et une moralité incontestable est plusnécessaire à un jeune médecin qu’à un vieux. Cette femme est uneouvrière qui travaille le jour dans l’antichambre pour son compte et vacoucher chez elle, ce qui oblige à moins de dépense qu’une cuisinière ;d’ailleurs le jeune médecin n’en a pas besoin ; hors de chez lui, ilest encore étudiant ; il dîne chez le restaurateur quand il n’a pasd’engagement en ville. La portière du jeune médecin est l’être qui a le plus d’influence sursa destinée médicale ; elle passe avant la garde-malade, quoiquecelle-ci soit au médecin ce que sont les herboristes aux apothicaires; qu’elle ait ses protégés et surtout des conseils contrairesauxvôtres si vous ne vous êtes pas ménagé sa bienveillance. C’est laportière qui répond : Au second, la porte à gauche, ou : Monsieur estsorti. C’est elle qui fait votre éloge à la laitière et à tous lesvoisins ; c’est elle qui peut vous perdre dans tout le quartier. C’estchez elle que se rassemblent le soir les locataires de la maison ou lescuisinières des étages inférieurs. Là, dans le comité qu’elle préside,selon que vous l’aurez saluée d’un air aimable, que vous lui aurezdonné une grosse bûche et de bonnes étrennes, ou que vous passerezsans la regarder et que vous vous serez montré parcimonieux, elle vousfera médecin célèbre, et citera de nombreux succès que vous aurezobtenus et qu’elle inventera au besoin ; ou bien vous déchirera àbelles dents au gré de son caprice. Elle a la conscience de ce qu’ellepeut pour vous tant que vous n’êtes pas connu, et vous fait payer chersa triste puissance. Il faut bien l’avouer, la profession qui exige le plus grand nombre deconnaissances est précisément celle où l’homme qui l’exerce est lemoins bien jugé par une certaine classe, et souvent une commère sertmieux un médecin qui débute que tout son mérite. Malheur donc, cent fois malheur au jeune médecin qui n’a pas su seconcilier sa portière, le dispensateur de sa fortune médicale ! Une fois bien avec cet être important et sa réputation une fois établiedans les cuisines et les hauts étages de la maison, le jeune médecinvoit arriver chez lui une femme de chambre, c’est elle qui se hasardela première, elle a souvent la migraine, des étourdissements ; unesaignée la sauverait. Le jeune médecin va débuter, son avenir vadépendre de cette première saignée ; s’il fait une saignée blanche, ilest perdu ; mais non… il l’a pratiquée avec dextérité. L’opération terminée, et après avoir arrosé d’eau de Cologne lemouchoir de sa jeune cliente, il la congédie d’un air gracieux et nobletout à la fois, et refuse, sans blesser l’amour-propre de cet autreinstrument de sa fortune, les trois francs qu’elle a tirés de sa bourse. Dans le début surtout, l’intérêt ne guide jamais le jeune médecin.Captiver la confiance, voilà son but ; soulager l’humanité, voilà sesmoyens. Cette jeune fille à laquelle il vient de rendre un service,deviendra son amie dévouée. C’est elle qui va commencer sa réputation,qui bientôt lui ménagera l’entrée chez ses maîtres. Le jeune médecinn’en rougit pas ; dans toute sa carrière ce sont les pauvres qui luiouvriront la porte des riches ; et ceux-ci doivent payer pour leursportiers. Aussi se dévoue-t-il de corps et d’âme au soulagement desmalheureux. C’est lui, cet amant de la plus noble des professions, quevous rencontrez partout où il y a de l’abnégation à déployer sansrécompense à recevoir, si ce n’est la bénédiction d’une mère dont ilaura sauvé l’enfant, ou, trop souvent bien, l’ingratitude de ceux qu’ilest allé visiter dans quelque cloaque infect, sous les mansardes, etavec lesquels il aura partagé les médiocres restes d’un modestepatrimoine dépensé pour son instruction. Cette ingratitude ne ledécourage pas ; un seul sur vingt lui a exprimé toute sa reconnaissance; il a payé pour tout le monde. L’épidémie arrive, vous le voyez semultiplier ; il a tout oublié ; il va chez tous ceux qui réclament sessoins ; il se montre homme supérieur, ne voit que le service à rendre,et le contentement de soi-même. D’ailleurs, ce sont les malheureux qui ont servi et qui servirontencore à son instruction ; pourquoi serait-il ingrat envers eux ? Cen’est pas le tout que d’étudier la médecine dans de bons livres et sousde bons maîtres ; on n’est bon médecin qu’après avoir tremblé cent foisauprès des malades ; et ce sont encore les pauvres qui servent àl’expérience du jeune médecin. Le voilà au lit de son premier malade ;livré à ses propres forces, abandonné à son libre arbitre, privé dumaître qui rectifiait autrefois ses erreurs, il faut maintenant qu’ilsoit médecin par lui-même. Son malade a la fièvre, c’est le résultatd’une lésion organique ; mais quel est l’organe affecté ? Millesymptômes se croisent pour dérouter son jugement. Ce n’est plus cetableau d’une maladie isolée si bien tracée dans les auteurs ; à peines’il peut y rattacher quelques symptômes ; il se perd en conjectures ;ses idées arrivent en foule, se confondent ; son jugement s’altère ; ilhésite, il tremble, le malheureux, il est plus à plaindre que sonmalade !.... Mais, après le premier tribut payé à l’humanité, le jeunemédecin se calme, il fait effort sur lui-même pour rassurer son malade; il l’interroge avec plus de méthode ; il exclut en imagination toutce qui n’est que sympathique, pour ne s’attacher qu’à la maladieprimitive. Il s’informe des causes qui ont précédé, et des premierssymptômes qui ont suivi le développement de la maladie ; il compare, ilanalyse, il juge… là… le voilà sur la voie… pourtant il hésite encore…Allons, du courage… Le voilà qui se rassure ; il écrit sa prescription; surtout il est prudent ; son remède ne fera pas de mal, s’il nesoulage pas. Puis, voyez-le sortir de chez son malade, comme il estpâle, défait ! comme il a l’air égaré ! Il ne voit rien de ce qui sepasse autour de lui… Un père de famille ! se dit-il tout bas…. sa viem’est confiée ! mais cette femme… ces enfants ! ah ! quelles terriblesangoisses ! Le voyez-vous rentrer chez lui, se renfermer dans son cabinet,compulser tous ses auteurs pour tâcher d’y découvrir s’il a biencompris la maladie qu’il est appelé à traiter. Non, il ne s’est pastrompé ; mais il n’est pas encore satisfait ; il court chez son vieuxami, un bon praticien, dont l’expérience le guidera ; il lui conte sonhistoire. Son ami lui fait voir qu’il a bien compris la maladie, luiassure que demain le malade sera mieux. Voyez le pauvre jeune homme,quel rayon d’espérance brille dans ses yeux ! Comme sa poitrine sedilate ! Cependant il passe la nuit sans sommeil ; il relit encore sesauteurs jusqu’au lever du soleil. Alors il s’achemine vers son malade ;un frisson le reprend à la porte. Ce n’est pas l’intérêt qui le conduitlà, c’est l’amour de son art, c’est l’amour de l’humanité. C’est lemalade qui va rassurer le médecin. Son remède l’a sauvé. Il le remercie; toute une famille l’entoure ; et c’est pourtant lui qui est le plusheureux ; il remercierait volontiers le malade. Je le demande à toutmédecin digne de ce titre : quelle récompense l’a jamais plus flattéque le témoignage de reconnaissance du premier malade qu’il a sauvé. Voilà ce que le jeune médecin recommencera cent fois, jusqu’à ce quel’expérience lui ait donné cette habitude des maladies, cet art de lamédecine, qui ne peut pas s’enseigner ; bien différent de la science,que vous pouvez apprendre dans des livres ou aux leçons des professeurs. Les connaissances du médecin ne se bornent pas à celles de saprofession ; il parle à son malade d’autre chose que de sa maladie. Saconversation doit rouler sur toutes les choses qui peuvent flatter sesgoûts. Le médecin possède des notions sur les arts, les sciences,l’industrie ; il doit même, autant que possible, être au courant de lalittérature moderne ; il doit être à la fois homme d’esprit et hommeaimable ; faire la médecine du moral et du physique. Un modèle dans ce genre, c’est le docteur ***. C’est peut-être l’hommele plus lettré de tous les médecins de la capitale. C’est aussi l’hommedont la conversation est la plus aimable. Lancé dans la haute société,il n’a pas tardé à s’y faire une haute réputation. Pas une comtesse,pas une marquise n’a une migraine, une contrariété même, sans faireappeler le docteur ***. Ce n’est jamais qu’en quittant sa cliente qu’illui parlera de sa maladie. En entrant chez elle, il a vu un cachemireétendu sur un canapé ; il en fait un éloge pompeux ; il le trouve bienplus beau que celui que portait madame la duchesse à une premièrereprésentation aux Italiens ; puis, vient une histoire sur lescachemires de l’Inde, sur ceux de Ternaux et Ce. Là, c’est un tissunouveau avec lequel madame… établit une robe d’une rare élégance. C’estun voile de blonde ; c’est une parure qu’on a vue à tel bal ; ce sontdes vases de nouvelle forme ; c’est un bal à la cour, une piècenouvelle, un roman nouveau, un tableau, un croquis de chez Susse, unmagasin à la mode, une partition de Meyer-Beer, etc., qui fourniront lesujet de la conversation. L’entretien a été des plus aimables ;l’esprit y a coulé de source ; la migraine est dissipée, et la malade,enchantée de son médecin, ne manque pas de publier dans tous les salonsque le docteur *** est le premier médecin de Paris. Ce cher docteur !il est vanté, admiré partout où se trouve sa cliente. Heureusecondition que celle d’un homme aimable qui se fait médecin des dames !Que d’instants heureux lui sont réservés ! Pas une réunion, pas unconcert, pas un dîner sans qu’on invite le cher docteur. Il n’a pas deloge à l’Opéra, vite, qu’on lui porte ce coupon ; ce cher docteur, ils’amuse si rarement ! C’est un état si grave que celui de médecin ! L’auteur de la Physiologie du mariage a dit avec raison : « Lesmédecins ont remplacé les directeurs de conscience. » Mais quellesupériorité les premiers n’ont-ils pas sur les seconds. Ils nedéfendent ni le bal, ni le spectacle, ni même le chapon truffé unvendredi… Mais revenons trouver le jeune débutant dans la carrière médicale, sousla mansarde où nous l’avons laissé ; il n’est pas encore médecin desdames ; c’est tout au plus si la fruitière de son quartier l’a honoréde sa confiance. Depuis six mois elle attend, pour le consulter, qu’unecure merveilleuse ait été bien et dûment certifiée par la portière, outoute autre personne de cette trempe. Dès que le jeune médecin a pupénétrer chez la fruitière, il ne tarde pas à entrer chez l’épicier,puis chez la lingère ; de là, chez la marchande de modes ; puis il estappelé au troisième étage ; la femme de chambre qu’il a saignée le faitdescendre au second. Ce n’est que dans quatre ou cinq ans qu’il seraadmis au premier. Les gens du premier sont riches, et n’appellentjamais que les médecins à grande réputation. Voilà donc le jeune médecin lancé dans la clientèle du commerce, del’industrie et de la moyenne administration ; ce n’est pas toujours lamoins agréable, parce que là vous êtes à votre aise ; on a pour vousbeaucoup d’égards et de considération ; on vous recherche même, et,pour peu que vous soyez entré dans les goûts des maîtres de la maison,il n’y aura pas un baptême, pas un mariage sans que vous soyez consultésur le choix du parrain, de la marraine, sur la convenance, et surtoutsur la santé des époux. Vous êtes de droit invité au repas de baptêmeet de noce. Vous voilà tout-à-fait de la famille ; vous serez lemédecin des enfants et des petits-enfants nés et à naître. Vous serezinitié dans tous les secrets du ménage. C’est encore là qu’on vousprocurera un établissement confortable. Au jour de l’an, la lingère vous offrira une demi-douzaine de cravatesde batiste ; la modiste, une bourse élégante ; la demoiselle du second,un joli petit tableau auquel elle aura travaillé pendant six mois. Vousvoilà donc heureux dans votre modeste sphère. Mais voyez à côté de celui-là une foule de malheureux qui végètentdepuis quatre ou cinq ans sans pouvoir se faire connaître. Celui-ci,pourtant, ne manque pas d’instruction ; mais il est modeste, il ne saitpas se produire dans le monde ; il lui répugne d’employer de petitsmoyens pour arriver ; le hasard ne l’a pas favorisé ; il reste enarrière, passe sa triste et malheureuse vie à cultiver quelques artsd’agrément pour se distraire de sa mauvaise fortune, et finit souventpar retourner dans sa province, où, du moins, il ne mourra pas de faim. Celui-là n’a pas réussi ; c’est que réellement il est sans mérite ; iln’a jamais fait de bonnes études ; il sait tout juste de la médecine cequ’il faut pour n’être pas renvoyé trois fois de suite au même examen ;il n’a jamais eu pour note que : médiocrement satisfait, ou : renvoyé à six mois. Jamais on ne le trouve chez lui ; c’est un pilierde café. Le malade qui le fait appeler est obligé d’attendre la find’une partie de billard. Arrivé chez ce malade, il ne doute de rien ;en deux secondes il l’a interrogé ; il a caractérisé sa maladie, faitsa prescription, et le voilà déjà dans la rue. Son sort, à celui-là,c’est d’aller passer quelques années à Sainte-Pélagie. C’est lui quevous avez vu dans les émeutes, déshonorant le titre d’étudiant enmédecine ; c’est encore lui que vous y trouvez aujourd’hui. Bientôt ilse fera le héros de quelque fille perdue. Celui-là n’a jamais comprisla dignité de sa profession ; il n’était pas né pour être médecin. Un autre n’a pas fait fortune, parce que son âme n’a pu se façonner auspectacle du malheur ; les larmes d’un père, d’une mère, d’une épouse,l’ont déchiré ; il renonce à sa profession, ne pouvant surmonter tousles chagrins qui y sont attachés. Oh ! bon et estimable Louyer-Villermay, que d’actions de grâces ne vousrend pas chaque jour un de mes bons amis, qui, au commencement de sacarrière, trop timide pour lutter contre l’avis d’un membre del’Institut, médecin célèbre, ne se serait jamais pardonné d’avoirlaissé empoisonner (c’est le mot, car un remède violent mal administré,c’est un poison) une fille intéressante dont la perte a causé ledésespoir le plus affreux à la plus tendre des mères ; une fille,enfin, dont ce jeune médecin était le parent et l’ami tout à la fois.Si vos conseils n’avaient soutenu son courage, et si vous ne l’aviezcomplètement justifié auprès d’une famille dont il est resté l’ami,probablement la carrière était fermée à ce malheureux jeune homme ;mais le compatriote et l’ami d’Elleviou, le médecin artiste, ne saitque protéger ses jeunes collègues et les encourager. Il y aurait un chapitre fort original à faire sur les consultations desmédecins. Ce serait presque le pendant du tableau de nos débatspolitiques, dans lequel les progressifs seraient représentés par les physiologistes, ou partisans de la doctrine de M. Broussais, lesrétrogrades par les Browniens, et le juste milieu par les éclectiques ; tout cela flanqué, comme en politique, d’une foule departis mixtes et d’opinions particulières. On appelle éclectique unesecte de médecins qui choisissent alternativement dans toutes lesdoctrines, dans toutes les théories, ce qu’ils croient trouver lemeilleur. Ce n’est plus le peintre choisissant dans le genre humain unetête ici, un bras là, etc., pour représenter une beauté parfaite. Leséclectiques représentent un naturaliste qui, voulant créer un animal àsa fantaisie, emprunterait la figure d’une belle femme, le corps d’uncheval, les jambes d’un cerf, et les oreilles d’un renard ! etc. Jugezdu résultat… Beaucoup de browniens convertis, mais qui ne veulent pasparaître céder à la puissance du génie, du père de la médecinephysiologiste, se disent éclectiques. Cela leur donne beaucoupd’importance dans le monde étranger à la médecine. Jugez dans quel embarras se trouve un jeune médecin consciencieux, aumilieu de trois confrères ayant chacun une opinion différente ! Le plushabile fera adopter son avis d’abord à l’éclectique, puis au plustimide. Malheur au pauvre malade si le meilleur remède ne sort pas pourlui de ce conflit ! Il y a encore plus d’inconvénient dans ce résultatque dans le vote de l’Institut. Si la médiocrité l’emporte, le publicapplaudit au mérite et siffle l’Institut. Mais, dans une consultation,il y va de la vie du malade ; et tel ou tel résultat est loin d’êtreindifférent pour lui et pour le jeune médecin auquel il a confié savie. Celui-ci, quelle que soit son opinion, doit tout faire pours’éclairer des lumières des autres d’abord, et pour faire ensuiteadopter l’opinion qui lui semble la meilleure. Aujourd’hui les partis sont plus tolérants que jamais ; c’est l’effetdu progrès des lumières et de la science ; et comme, en général, onn’appelle en consultation que des hommes d’un mérite bien reconnu,l’amour de l’humanité fait qu’ils sacrifient volontiers leuramour-propre à l’intérêt des malades : c’est peut-être là ce quedistingue le plus les médecins de notre époque de leurs devanciers. Mais s’il vous arrive de vous rencontrer avec quelqu’un de ces médecinsà idées fixes, de ces possédés d’une opinion ou d’un remède, qui nevoient jamais autre chose, tenez-vous sur vos gardes ; ils chercheronttout d’abord à vous prendre d’assaut. Raisonner avec eux ne vousservirait à rien ; il faut, par une manoeuvre habile, vous endébarrasser. Voilà le médecin arrivé à une grande réputation, soit parla protection de son maître, d’un ami puissant, ou d’une femme aimable,soit par son esprit, par le hasard, par son mérite personnel. Comme lesDubois, les Boyer, les Dupuytren, les Roux, il est devenu un chirurgiencélèbre. Comme les Broussais, les Alibert, et une foule d’autres, ilest devenu l’un des premiers médecins de son époque ; soit encore quecomme M. M….., aucune femme un peu élevée en fortune ou en naissance,n’accorde à d’autre qu’à lui le privilége de l’accoucher. Il est logédans un hôtel magnifique, il a un équipage au moins ; plus il avancedans la carrière, plus la fortune et la confiance fondent sur lui. Onépie l’heure à laquelle il rentre chez lui. Vingt, trente, cinquantepersonnes assiégent la porte de son cabinet ; chacun a pris un numérod’ordre, de peur qu’il ne lui soit impossible de recevoir tout lemonde. On n’y regarde plus de si près pour grossir le tribut qu’on vousapporte ; et l’or qui pleut chez vous est soigneusement voilé et placéfurtivement sur votre cheminée, de peur de ravaler votre mérite en vousle déposant nu dans la main, comme on ferait à un marchand. Tant il estvrai que la profession de médecin tire toute sa considération de l’idéemorale qu’on attache à l’amour de l’humanité qui est votre premierguide, et le seul premier mobile de vos actions. Après les consultations directes, viennent les consultations par écrit; chaque courrier vous rapporte vingt lettres de la province, que vousêtre obligé de lire pendant que votre cabriolet vous conduit à uneautre espèce de consultation, celle où vos collègues, ou quelquesmalades dont votre réputation est connue, vous ont fait appeler. Lereste du jour est employé à voir vos nombreux malades ; vous n’avezplus un instant à vous ; votre femme, vos enfants ont à peine le tempsde vous embrasser ; mais aussi ils s’en dédommagent en prenant une devos voitures pour aller promener au bois de Boulogne dans le jour ; et,le soir, en faisant les honneurs de votre salon où une nombreusesociété, empressée de vous voir, attend avec impatience l’instant devotre retour. Pour vous, fatigué de vos courses, surtout si,véritablement digne de votre art, vous avez répondu à la confiance detous, et fait arrêter votre voiture d’abord à la porte du plus malade,sans vous enquérir s’il était le plus riche, vous ne paraissez qu’uninstant dans le salon où tant de véritables amis vous attendent, car cesont tous ou vos clients ou vos élèves ; vous ne jouissez qu’un instantde leur amitié ; vous avez à répondre aux lettres que vous avez reçues,heureux si, après avoir terminé votre correspondance, vos clients vouslaissent deux heures pour vous livrer au sommeil. Dans cette belle position, les médecins de Paris secourent lesmalheureux et de leurs conseils et de leur bourse. Comme les Marjolin,les Orfila, et beaucoup d’autres, ils savent imprimer aux élèves etl’amour de la science et l’amour de l’humanité ; ils les dirigent, ilsles protégent ; ils leur aplanissent un chemin qu’ils ont trouvéeux-mêmes, à leur début, hérissé de ronces, et qui leur a été renduplus facile par les conseils de leurs maîtres : par pari refertur. C’est ainsi que le professeur Dubois a marié deux de ses filles à sesélèves, dont l’un est maintenant professeur à la Faculté. M. Boyer, leLa Fontaine de la chirurgie, comme on l’a déjà nommé, a donné sa filleà M. Roux. Voyez si les bons maîtres savent honorer leurs disciples, etsi les disciples à leur tour se rendent dignes des maîtres. Voilà quirehausse noblement la médecine. Le médecin de Paris, ainsi placé, ne peut plus suffire à tantd’occupations. C’est alors qu’il appelle à son aide les élèves les pluscapables ; l’un est chargé de la correspondance sous la direction dumaître ; l’autre le supplée auprès des malades qui ne sont pas endanger. Véritable artiste, il protége le talent ; et, pour comble, cethomme de bien, ce savant qui a acquis tant de science par une longueexpérience, ne va pas toujours à l’Académie ; mais il s’en console parle bien qu’il a fait. Sur ses vieux jours, ses élèves le remplacent. Ilne conserve que quelques amis qui ne peuvent consentir à confier àd’autres le soin de leur santé. Jusqu’à sa dernière heure, entouré desa famille et des jeunes confrères qui lui doivent leur savoir et leurfortune, le vieux médecin termine paisiblement ses jours, et des larmesd’amitié et de reconnaissance l’accompagnent dans la tombe. F. TRELLOZ. |