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VALABRÈGUE,Antony (1844-1900) : Croquisrustiques(1901-1902). Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (18.V.2010) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) des numéros 4 (avril 1901), 6 (juin 1902), 7 (juillet1902) de la Revue LePenseur, 1ère & 2èmeannées. Croquisrustiques par Antony Valabrègue ~ * ~I LE MAIL (AVRIL 1901) C'est une longue avenue, où se dressent, d'une façon assezuniforme, des tilleuls au sommet arrondi, taillés avec soin par lesjardiniers du bourg, qui n'ont eu souci que de se conformer à latradition. On retrouve ici je ne sais quel aspect ancien, qui nonseulement se révèle dans la coupe des arbres, mais se découvre encoredans la forme surannée de quelques maisons à perron et à porte cintrée.Et pourtant cette avenue s'étend, s'allonge en plein, au milieu desfins horizons de la campagne parisienne ; elle est bordée de villascoquettes, d'habitations élégantes, et là-bas, par une échappée entredes pelouses et des jardins, on voit la Seine briller au soleil. Autrefois c'était le Mail,c'est-à-dire l'esplanade où les habitants se livraient à leurdélassement favori, le Mail où les joueurs inoffensifs jetaient lesboules et les frappaient du maillet. Et des groupes de curieux seformaient autour des partenaires pour juger de leurs coups. Les témoinsse déplaçaient à la suite des adversaires, et le jeu même, quand ils netenaient pas à y prendre part, leur offrait jusqu'au soir sesattirantes péripéties. Lorsque j'erre sous les tilleuls, lorsque mes yeux cherchentles murs revêtus de lierre, les grilles fleuries par les plantesgrimpantes, les parterres ombragés par les catalpas, je remarque commela vie moderne a répandu partout ses caprices. Chaque maisonnette, chaque demeure, qu'elle aitété louée pour la saison ou qu'elle soit occupée par des habitués qui yreviennent régulièrement, a son charme et quelquefois même son mystère.Il y a là des portes qu'on dirait mollement capitonnées de verdure, desentrées de parc discrètes et où les pas sont étouffés, des bancs quidisparaissent sous des treillages, des kiosques qui se confondent avecdes prolongements de charmilles. Les bosquets sont profonds et muets,et des sentiers gazonnés mènent à des réduits verdoyants où l'on setrouve perdu dans l'ombre. Par moments, et à certaines heures, les maisons etles jardins s'animent, des jeunes femmes sont réunies sous une véranda.Quelques personnes s'interpellent du haut d'un balcon, des jeunesfilles en robes claires se rassemblent, s'agitent avec des bondsd'oiseaux qui vont émigrer. Quel plaisir de contempler pendant quelques minutes cesjolis visages, ces gracieuses toilettes, ces allures lestes et dégagées! Comme on aime ce va-et-vient mondain, ce frou-frou d'étoffes, cebruissement de pas sur le sable des allées ! Bientôt, cependant, je commence à sentir l'inanitéde ce spectacle. Ce mouvement, cette animation semblent avant toutsuperficiels et factices. Aucun lien n'existe entre les voisins dehasard qui peuplent ces villas ; ces amateurs de villégiature sontéparpillés dans leurs cottages comme ils le seraient au bord de la mer. Je me sens moi-même réduit à une sorte de solitude; j'étudie, pour me distraire, les sensations de cette existenceparisienne, transportée à la banlieue. Les joies bruyantes de cette vieme blessent à la longue comme les ébats des canotiers que j'aperçoislà-bas sur la Seine. Je ne sais si, en somme, je ne regrette pas leMail d'autrefois, le Mail habité par de petits bourgeois paisibles. Jeles aurais vus, formant un cercle, les femmes tenant leur broderie à lamain, les jeunes filles à la mise modeste, se fréquentant entre amies,et ne ressemblant en rien à des évaporées. Il ne m'aurait pointdéplu d'apercevoir partout une tranquillité de bon aloi et des habitudesfamiliales. Parmi ceux qui seraient venus jouir de lacampagne, en habitant leur propre maison, j'aurais rencontré deséchanges de politesse, des relations de voisinage. Je ne me serais passenti étranger à leur vie, et, après avoir passé l'été dans mon logis,je serais parti en emportant quelques souvenirs. II VILLAGES D'EN HAUT ET VILLAGES D'EN BAS (AVRIL 1901) Il m'arrive bien souvent, lorsque je parcours enchemin de fer une région accidentée, d'avoir envie de descendre dansquelqu'un de ces villages à la physionomie pittoresque, où le trainvient de faire halte. Tantôt je suis séduit par celui qu'on découvre au bord d'une rivière, montrant sestoits en enfilade, ses murs en façade, ses jardins enbordure, ses promenades plantées d'arbres, près de la nappe d'eau quibrille, et sur laquelle un pont élève ses nombreuses arches. Tantôt jeme trouve attiré de préférence par celui qui se dresse au sommet d'unecolline, groupant dans quelque pli de terrain ses maisons que domine lafine aiguille du clocher. Villages d'en haut ou villages d'en bas, les unset les autres peuvent offrir assurément le même charme. Mais s'il nes'agit que de la beauté du site, il y a une différence bien tranchée àremarquer, entre le village qui s'étend dans la plaine et celui qui estperché sur une hauteur. Quand on arrive dans le village du bord de l'eau,dans le village qui touche aux prairies, et qu'entourent des feuilléesverdoyantes, on a compté peut-être un peu trop sur le panoramaengageant qu'on avait entrevu de loin. On pénètre dans les rues et lesruelles, elles sont étroites, tortueuses, encombrées par les appentis.On revient bientôt vers le bord de la rivière pour retrouver le miroirde l'eau et le mouvement de la navigation dont on a été charmé au début. Si l'on se dirige vers le village d'en haut, on peuts'attendre à de larges horizons. On aperçoit, dans la plaine, le rubansinueux de la grand'route, les pentes des collines, les champs auxcultures variées, et l'on découvre d'autres villages situés à mi-côteou se penchant près des rives. Le village bâti sur un sommet est plus isolé sans doute. Seshabitants sont retenus dans leur logis ; il semble encore un refuge,comme au temps de sa fondation. On y retrouve parfois des débris devieux château, des lambeaux de tourelles ; on y voit des maisonsarchaïques, avec des façades en saillie, des escaliers extérieurs, desrampes de pierre. Malgré ses abords un peu rudes, le village d'en haut estcelui que je préfère. Ses mystérieuses échappées, ses voisinagesdifférents charment et occupent l'esprit. Si l'on ne redoute pas lasolitude, c'est dans ce village qu'il faut s'arrêter ; c'est là qu'il faut faire un long séjour. On s'y retrouvera dansun air épuré, dans une atmosphère salubre. Il m'a même semblé, enmontant vers le village d'en haut, que j'allais y rencontrer je ne saisquoi d'idéal. Je me suis dit que je planerais au-dessus de la campagne,du pays plat, et qu'en habitant sur la cime, je m'y trouverais commeenveloppé de ciel bleu. ANTONY VALABRÈGUE. Châtillon-sur-Marne. III LE BAIN DES OISEAUX (JUIN 1902) Après avoir erré pendant quelques instants à travers bois,j'étais arrivé, par une sorte d'embrasure qui s'ouvrait au milieu destaillis, à une clairière, bordée d'un côté par des roches moussues.Charmante clairière semée de marguerites, pareille à un lambeau deprairie, arrosée par un filet d'eau qui se dissimulait çà et là dansles herbes, et qui la rendait toute fraîche et toute humide ! Le sentier que j'avais suivi était encombré parles plantes épineuses et envahi par les branches de mûriers. Des taonsy bourdonnaient, et par moments, de leurs antennes, de leur corselet develours, ils m'avaient frôlé le visage. J'étais désireux de rencontrer,au bout de mon excursion forestière, un endroit isolé où je pourraisfaire halte, en m'asseyant sur le siège gazonné que m'offrait une roche. Lorsque je m'approche du fond des fourrés,j'entends subitement retentir des ramages. C'est un bruit aigu, forméde chants et de pépiements de tous genres, de cris confus, de rouladesqui se prolongent, de trilles qui redoublent. Je n'ose avancer, de peurd'effaroucher les oiseaux qui sont les auteurs de tous ces murmures.D'autres volatiles surviennent, traversent de leur rapide essor lerayon de lumière qui filtre à travers les arbres, et vont rejoindre labande joyeuse qui prend ses ébats parmi les touffes de fougères et dansle gazon. Un petit vivier s'étend au bout de la clairière ;il ressemble, entouré d'un encadrement de pierre, à quelque bassinabandonné, creusé peut-être afin d'emprisonner l'eau qui venait d'unesource. C'est autour de cet abreuvoir que se réunissent les oiseaux. Levivier les attire ; ils avaient soif, etils se désaltèrent ; ils avaient chaud, et ils se rafraîchissent.Ils plongent leur bec dans cette surface limpide, ils se lavent, ils semouillent. Et se sentant heureux, savourant d'exquises délices, ilsentonnent un chant de triomphe et de joie. Je ne sais si je me suis approché trop vite, sij'ai fait quelque bruit dans les broussailles, si j'ai repoussé quelquebranche morte qui est tombée sur le sol, soudain les hôtes du vivier sesont agités, ils ont redressé la tète, ils ont rouvert leurs ailes, etquelques-uns se sont repliés à peu de distance, et se sont perdus dansl'épaisse feuillée. Qu'ils reviennent ! Je ne veux point les troubler.Pourquoi les faire fuir ? Je me mets à marcher à pas comptés, eneffleurant à peine les bruyères. J'ai avisé un réduit ombragé, et jegagne lentement cet asile de verdure, me promettant d'observer latroupe d'oiseaux qui peu à peu est venue reprendre sa place au bord del'eau. Ils se penchent, ils se serrent les uns contre les autres,comme si l'instinct les groupait, comme s'ils prenaient côte à côte etensemble une part de l'espace qui leur est mesuré. Leurs têtes gardent encore une sorte de frémissement quifait onduler les plumes ; ils sont blottis mollement comme dans un nid.Ils ont jeté à nouveau quelques cris. Ils vont recommencer à chanter. Jesuis prêt à les écouter, et à faire plus que jamais silence. Ils serepoussent d'un geste, les pattes glissent, se raccrochent sur le bord; j'aperçois de brusques mouvements d'ailes. Les uns boivent, d'autresse trempent d'un geste encore timide. Tous s'enhardissent, et sesentent rassurés. Ils se secouent, se redressent, s'étirent, enépoussetant ou en lissant leurs plumes, qu'ils sont heureux de gardertoutes mouillées. Ils ont repris leur ramage, leur caquet étourdissant ; c'estparfois un murmure perçant, parfois un roucoulement prolongé comme celui des tourterelles. Et quelques-uns de ces êtresailés, qui se trouvent déjà assouvis, se détachent de la bande poursuivre ailleurs quelque autre fantaisie. C'est ici, je le sens bien, un lieu de rendez-vous pour cesvolatiles ; l'endroit est favorable à leurs ébats. La forêt est épaisse: beaucoup de chênes, de frênes, et de bouleaux, touffes de genévriers,baies vives et taillis. Je me suis mis à faire le tour de la clairière ;je me suis dirigé jusqu'à une autre embrasure où passe un sentier.J'ai aperçu, à travers des branchages épineux, un petit villageois,assis sur un tronc d'arbre, jeté sur le sol. C'est un berger, à voir lapanetière qui pend à sa ceinture ; il semble prendre, lui aussi, unprofond plaisir à suivre des yeux les oiseaux. Il m'a vu de loin, et ne s'inquiète guère de ma présence;pour moi, ce n'est qu'un enfant que je rencontre là, pendant que je metiens attentif aux péripéties du bain. Avez-vous remarqué comment les oiseaux se plongent dans labaignoire de verre d'une cage ? Leurs mouvements sont tout autres enpleine nature, quand ils ont leur liberté, quand ils jouissentlargement des caprices de leur vagabondage. Il m'est arrivé plus d'unefois d'assister, près d'un cours d'eau, aux évolutions gracieuses, auxcircuits aisés de l'hirondelle se jetant en avant, effleurant l'élémentaquatique, mouillant d'un coup sa poitrine, se balançant et fendantl'eau et l'espace. Tous les oiseaux ne se baignent pas de même. Ils trempentparfois seulement leur queue et la secouent, c'est un jeu auquel ils secomplaisent longuement. Il y en a qui se plongent dans l'eau d'un seulbond ; on croirait qu'on va les voir barboter comme des canards, enenfonçant leur tête, et en faisantapparaitre leurs petits pieds palmés. D'autres sont pluscalmes, plus attentifs et plus prudents. Ils sondent la profondeur del'eau, et n'y risquent seulement qu'une partie de leur corps. La légion des petits oiseaux a les mêmes gestes oupeu s'en faut ; la grêle anatomie de tout leur être les oblige à delégères attitudes. On retrouve, sous leurs ailes battantes, de mincessilhouettes ; ils ont, au premier contact de l'eau, une sorte detrépidation qui se transmet partout, agitation nerveuse ou tremblementnaturel. Puis ce sont des recommencements infinis ; ce sont les mêmesjeux jusqu'au moment de l'éparpillement et de la fuite. Après que les volatiles avaient pris leur bain, ilme semblait que leur chant n'était plus le même : le gosier avait étélargement humecté, et les inflexions de la voix devenaient plus douceset plus tendres. Je sentais, en même temps, en contemplant mes petitsbaigneurs, comme une réunion d'êtres repus. Ragaillardis et proprets,ils s'abandonnaient à une sorte de lassitude. J'avais remarqué cependant, même au milieu de cerecueillement, quelques menus incidents, subites poussées, chocsinattendus, qui déterminaient un peu de désordre et de pèle-mêle. Denouveaux venus, tentés par la fraîcheur de l'eau, pressés de boire etde s'y tremper, agitaient leurs ailes au milieu des groupes etchassaient les premiers occupants. Soudain, une envolée d'oiseaux s'est abattue surle bassin. Ceux-là sont plus gros que ceux qui les avaient précédés ;ils sont ronds et pansus ; ils sont supérieurs par la force et lenombre. Avides de se désaltérer dans l'auge de pierre, leur essormenaçant, leur violente irruption ont amené une débandade générale. Peut-être les fuyards ne sont-ils pas allés bien loin ; ilsont leur retraite dans les branches ; mais ceux qui les ont faitenvoler ont pris possession de l'endroit qu'ils convoitaient. A leurtour de jouir des délices de l'eau. J'en:tends leurs chants, leursmodulations ardentes et vives : ce n'est plus le vague pépiement de tout à l'heure. Mais la bande estmoins paisible ; on ne sait quoi la rend turbulente ; une disputes'élève, et je vais assister à une bataille d'oiseaux. Ce sont des cris, des trilles de combat, des vocalises dedéfi, et enfin des soupirs de défaite. Maintes plumes ont étéarrachées ; plusieurs des combattants sont tombés dans l'eau ; maisn'ayons point d'inquiétude sur leur sort, il ne peut y avoir de noyade.Le vaincu ne tardera guère à se sauver, et il en aura été quitte pourquelques coups, quelques légères blessures. Pendant que l'action se poursuit et passe par toutes lesphases ordinaires, je suis allé vers le côté où se tient le petitpâtre, témoin fréquent de ces événements. L'enfant, me voyant venir,s'est redressé et a fait entendre un air de flageolet qui a brusquementeffrayé les oiseaux vainqueurs. Au bout d'un instant, j'ai revu d'autres oiseaux, si bienque je me suis mis à croire que les volatiles de tout à l'heure, ceuxqui avaient été expulsés de l'abreuvoir, étaient de retour.L'instrument de musique avait sans doute aidé à les ramener. - Tu as donc, dis-je au garçonnet, un flageolet,et tu en joues aux oiseaux ? - Ils me connaissent, me répond-il, et je les appelle. - Tu viens icitous les jours ? - Je conduis ma vache, qui pâture là derrière,dans les herbes qu'elle aime ; je la mène, et, tout en la gardant, jem'amuse avec les oiseaux qui se posent sur le bord du vivier. - Et comment cela ? - Je les charme avec mon flûtiau, et ils mecomprennent quand je leur parle. Je leur dis : « Viens ici, bergeronnette; approche-toi, chardonneret ; n'aie pas peur, petitpinson... » - Et tous répondent à ton invitation ? - Presque tous ; il y en a qui sont plus ou moins sauvages ;j'ai même apprivoisé des merles. - Ah ! ceux-là ne demandent pas mieux, ils aiment la musique. - Et il y a aussi, reprend le petit pàtre, des jours où deméchants oiseaux, plus terribles que ceux qui sont venus il y aquelques minutes, se posent sur le bassin. Ce sont les oiseaux deproie, les hulottes, les corneilles ; alors les loriots, les pinsons,les fauvettes s'enfuient, épouvantés, et, quand je puis, je protège lespetits oiseaux, ceux qui sont les plus faibles, et je leur viens enaide contre leurs ennemis. - Tu es leur sauveur, je le vois, et tuconnais bien tout ce petit monde. - Oh ! sûrement ! Et le soir, à la nuit tombante, après unejournée de chaleur, j'ai aussi aperçu ici des chats-huants, deschevesches qui venaient se baigner la tête en roulant leurs grandsyeux. Et au clair de lune, j'ai surpris une fois la baignade durossignol. Cette causerie m'a donné l'envie de demander au jeunemusicien d'adresser son appel aux oiseaux. Je fais quelques pas pour meplacer à distance ; en effet, deux ou trois volatiles ont quitté lebord du vivier. Le petit pàtre a l'air souriant, il est flatté dans sonamour-propre. - Si vous voulez essayer de mon flûtiau, vous verrez qu'ilne faut pas grand'chose pour les attirer. - Merci, lui dis-je en me rapprochant, je ne sais, hélas ! sije pourrais faire un charmeur, mais j'aime ceux qui charment. Encouragé par mes paroles, il s'exerce, et joue pour jouer.Les oiseaux surviennent de plus en plus nombreux. Adieu le bain ;l'abreuvoir est bientôt abandonné. Ce sont des sons un peu aigres ; l'instrument abonde en fausses notes ;l'enfant produit une série d'imitations, de chants d'oiseaux d'aprèsnature. - Je leur ai apporté, il y a deux jours, me dit lemusicien, des cerises de mon jardin ; ils s'imaginent que j'en aiencore à leur offrir. - Mais tu les empêches de prendre leur bain ? - Oh ! c'est bientôt le soir, réplique-t-il, etpresque tous se sont baignés à leur aise ; ils sont moins friands de ceplaisir. L'enfant s'est levé un moment pour appeler savache ; elle est poursuivie par un taon, et cherche vainement àl'écarter, en faisant tournoyer sa queue. - La Rousse, crie le petit berger, attends-moi ! Maisd'un pas lourd, elle va vers le vivier; on dirait qu'elle veut ylaver quelques gouttes de sang qui perlent sur son poitrail. Elle aposé un pied dans l'eau qu'elle éclabousse. Le peuple des oiseaux s'estsauvé tout d'un coup ; l'animal trempe son mufle dans le bassin, etrenifle l'eau qui jaillit de ses naseaux. L'enfant a beau se démener, la vache n'écoute rien; piétinant l'eau de plus belle, elle se redresse ébahie, stupide commeun bourgeois à l'âme grossière auquel on offre des jouissancesauxquelles il ne peut rien comprendre. - Allons, la Rousse, finissons, il faut revenir àl'herbage. Elle se laisse faire, il l'entraîne et la poussedevant lui. J'ai pu remarquer après le départ de la vache que le viviern'était plus limpide ; j'y voyais des herbes, des insectes que jen'avais point aperçus tout d'abord. Le fond était troublé pourlongtemps, et je me demandais si, vraiment, c'était là la fontaine, lasource pure où se mirait le ciel et autour de laquelle avaient résonnétant de ramages. ANTONY VALABRÈGUE. IV LA FENAISON (JUILLET 1902) Quitter Paris à l'époque des chaleurs, et setrouver subitement transporté en pleine nature, au moment de lafenaison, quel changement, quelle surprise, quelle joie ! De tous côtésla campagne embaume. Les faucheurs sont à l'oeuvre dans les prairies :ils coupent les herbes, ils les retournent, ils entassent les meules.Ces senteurs pénétrantes accompagnent celui qui passe le long duchemin, jusqu'au bout de son étape ; la chaleur les rend plus vives, etla brise les transporte et les propage. Me voici arrivé devant les premières maisons du village quej'apercevais au ras de la plaine, entre des bouquets d'arbres. Jeretrouve l'odeur des foins ; quelques bottelées, posées au hasard prèsd'une porte, semblent renouveler la sensation que j'ai d'abordéprouvée. J'entre à l'auberge, et le soir, après le repas, je puisencore me saturer de cet arome, qui devient à la longue grisant et capiteux. Si je sors unmoment, une brise molle me jette au visage le même parfum, à travers lafraîcheur de la nuit. Dans la modeste chambre où je laisserai lesfenêtres entr'ouvertes, je vais goûter un sommeil vraiment apaisant ettout embaumé. Le lendemain, en me réveillant de bonne heure, j'entends unbruit de faux, des cahots de charrettes, des appels de voix. Jedistingue au loin les chariots qui se succèdent sur la grand'route, etqui vont entrer au milieu des prairies. L'élan que donne l'air dumatin, la vivacité qu'on éprouve en soi, grâce au renouveau de toutechose, le désir excitant qui pousse à regarder et à connaître, toutengage à courir à travers les prés et à suivre des yeux le travail desfaucheurs. Des cris aigus d'alouette percent par momentsl'air matinal. Les oiseaux ne sont-ils pas troublés eux-mêmes par cettefenaison ? N'ont-ils pas laissé leurs nids dans les herbes ? Lemouvement, le va-et-vient des travailleurs épars dans la plaine,l'agitation incessante des faux ne manquent pas de les effrayer, quandils se sont approchés de trop près. Ils s'envolent en toute hâte, enrencontrant partout à l'horizon le même appareil, les mêmes bruits, lamême besogne ; ils vont se réfugier dans les buissons et sous lecouvert des taillis. Dans les prairies les faucheurs avancent par filesrégulières. Quelques-uns s'arrêtent pour aiguiser et mouiller leurfaux, qu'on entend encore grincer au bout d'un instant. Ces scènes de la fenaison, certes, ne sont point nouvelles;mais, tandis que je contemple la nappe luxuriante qu'on dépouillelentement, je reconnais que je suis venu dans un pays de vastes plaineset de gras pâturages. Je découvre de tous côtés un bataillon serré, une multitudede faucheurs. L'immense campagne s'étend sans fin ; c'est la plaine du Nord ; un clocher s'y détache, quelques buttesboisées s'y dressent. Cette fenaison a ici je ne sais quoi de large, degrandiose, grâce à la répétition du même acte rustique. Une fermière, conduisant un âne qui porte des paniersremplis de vivres et des tonnelets de bière, m'aperçoit au bord d'unsentier, les yeux fixés sur la verte surface qui se déroule à perte devue. Elle incline la tête, et m'adresse un bonjour. - Tout le monde est à l'ouvrage, lui dis-je. L'herbe estépaisse, et vous allez avoir, cela est bien sûr, une belle fenaison. - Oh ! me répond-elle, ici, c'est tout pays deprairies. Dans notre contrée on rencontre fort peu de champs de blé.Le rendement n'était plus fait pour nous contenter, et nous avonspartout des prés aujourd'hui. Les ruisseaux ne nous manquent pas pouralimenter la verdure ; il y a dans notre terroir des eaux stagnantes etbeaucoup d'eaux courantes. Nous ouvrons nos vannes pour l'arrosage,nous avons tracé des rigoles. Aussi personne ne se plaint ; nousvendons bien notre foin, et nous faisons en grand l'élève du bétail. J'avais aperçu, pendant que ma fermière s'éloignait par unsentier herbeux, un troupeau de vaches allongeant leur poitrail dansl'herbe, et des étalons aux croupes luisantes, s'agitant, bondissant enliberté. La physionomie de la plaine indiquait bien le genre deculture, et l'aspect du village prouvait que chaque ménage y étaitprospère. J'avais entendu dire le soir, à l'auberge, que la premièrecoupe donnerait de quoi satisfaire tout le monde. Les pluiesfécondantes avaient engraissé les herbages, et la campagne n'avaitpoint souffert de la sécheresse. Je n'étais pas surpris de trouver laplaine aussi verdoyante et aussi brillante. L'étésemblait, par excellence, en ce pays, la saison limpide et dorée. Je suis rentré au village au moment où le soleil, de plus enplus vif, dardait sur les travailleurs. J'avais besoin de chercher lerepos et la fraîcheur en déjeunant sous les tonnelles de l'auberge. Aubout de quelques heures, et malgré la chaleur de l'après-midi, je suisrevenu instinctivement vers les prairies. J'ai fait halte sur un petit monticule où se dressait unbouquet de trembles, et je me suis assis non loin d'une sourcejaillissant entre des touffes de roseaux, et courant dans des menthes. Je trouve encore l'occasion d'observer lesfaneurs. Un vieux, quelque peu harassé, est allé s'étendre dans unesaulaie. Une jeune fille s'approche, un bidon à la main, et vientpuiser à la source. Elle a soif, et boit avec empressement àl'ustensile qu'elle a rempli. Elle est sur le point de disparaîtrelorsqu'un gars qui survient l'appelle, comme si la rencontre étaitpréparée d'avance. Le jeune homme a certainement laissé sa faux sous unprétexte quelconque. Il a l'air de chercher une explication. - Faustine, dit-il, je n'osais point te parler tout àl'heure, mais pendant que tu es occupée à boire ton eau claire, je tedemanderai ce qu'est devenue cette promesse de mariage. Tu en avaisparlé à tes parents. Ce devait être pour la fenaison que nous serionsaccordés. - Ah ! fait-elle en riant, en fait de mariage, on ne doitpoint se presser; il y faut encore le temps de la réflexion ; ce serapour la moisson que je te rendrai réponse. Et elle se sauve, en laissant le jeune homme embarrassé,n'osant courir pour la rattraper, de peur de s'exposer à quelquereproche. Le galant a, d'ailleurs, lui aussi, une cruche à remplir à lasource. Le vieux, qui s'était couché au pied de la meule, s'estredressé, et s'approche à son tour, trouvant sans doute que l'endroitest plus frais que la prairie. - Eh bien ! dit le vieux au jeune homme, a-t-elle accepté ?Parle à sa mère, mon garçon, parle-lui, ose donc lui parler ! Pendant que le prétendant décontenancé quitte la place, jesuis des yeux les groupes de travailleurs. Je ne vois. plus la jeunefille de tout à l'heure ; je ne distingue au loin qu'une rangée confusede villageois et de villageoises qui se démènent au grand soleil. Aux abords du village, çà et là. je retrouveencore, vers le soir, une continuation en petit de la fenaison ; onfauche des prés de quelques toises à côté des maisonnettes qui formentles premières rues. Et l'on fauche aussi la prairie du presbytère, prèsd'un clos de pommiers, dont la récolte est réservée au curé del'endroit. M. le curé, lui-même, courbé sur les herbes, laissant voirses bas de coton noir sous la soutane relevée, promène la faux unmoment, et la repasse ensuite à un voisin qui lui a prêté son aide. A mesure que le soleil s'abaisse, un mouvementnouveau se fait dans la plaine. Quelques villageois entassent çà et là,dans les charrettes, le foin coupé les premiers jours, et qui a étésuffisamment retourné. Des femmes, juchées au-dessus, reçoivent lesbottes déjà desséchées qu'on leur fait passer avec desfourches. Bientôt, les chariots emportent la lourdecargaison qui les encombre, Des rateaux sont plantés au milieu desherbes ; on voit se balancer par derrière les tonnelets vides, dont lecontenu a abreuvé les travailleurs. Je revois la fermière que j'airencontrée tout d'abord, accompagnée de son âne. Plus d'une bande joyeuse défile dans les rues. Je ne metrompe pas, voici Faustine se dressant sur un monceau de foin. Certes,le jeune homme ne doit pas se trouver bien loin ; il avance, en effet,à côté de ses chevaux qu'il conduit. Il a sans douteparlé à la mère, car il est tout souriant, et Faustine et lui semblentenfin d'intelligence. Au bout d'un instant, comme je me rapproche de mon auberge,j'ai aperçu le bonhomme qui était venu se reposer dans la saulaie, prèsde la source. Il grommelle, en faisant la conversation avec un voisin. - J'ai voulu travailler aujourd'hui, comme tout lemonde, dit-il ; je ne puis plus tenir la faux. C'est un outil qui estrude à employer, même pour les jeunes gens ; c'est peu à peu la mort del'homme. Le vieux se doute que je l'écoute, et il continueses plaintes plus haut, avec l'intention de me les faire entendre. - Il n'y a plus de simplicité au village, commejadis. Tenez, voyez ces faneuses qui rentrent en portant leur ombrelle.Pour un peu on les verrait travailler en costume du dimanche. Et lesgarçons, menteurs avec les filles, et pressés de courir à l'auberge !Les fenaisons se faisaient mieux autrefois, bien qu'on eût moins defoin à recueillir, et quand elles étaient terminées, on rentrait auvillage en sonnant de la trompe. Le vieux a retrouvé sa vieille qui fait chorusavec lui. Je laisse mon paysan à ses lamentations. On ne doitassurément jamais oublier les servitudes quotidiennes. La faux estpénible à manier ; elle force l'homme à se courber ; elle pèse etmeurtrit à la longue. On ne s'aperçoit guère, il est vrai, des lentes conséquencesde l'usage de cet instrument, lorsqu'on regarde les faucheurs, revenantau village. Après le souper, lorsque je me prépare à jouir encore, parla douceur du soir, du délicieux arome, des émanations balsamiques quis'échappent des prés, je les vois se grouper au seuil des portes. Ilscausent bruyamment entre eux, tout en contemplant d'un air indifférentla plaine où ils viennent de faire une si belle dévastation. ANTONY VALABRÈGUE. (1) Mme Antony Valabrègue a bien voulu donner au Penseur cespages, si gracieusement pittoresques, du regretté poète de la Chansonde l'Hiver et des Petits Poèmes Parisiens. Elle prépare une éditiondes oeuvres posthumes de son mari, qu'elle a confiée aux bons soins detrois des meilleurs amis d'Antony Valabrègue : MM. Emile Blémont, AugusteDorchain et Maurice Olivaint. |