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VALABRÈGUE,Antony (1844-1900) : Croquis du Nord: Concours de pinsons aveugles (1905). Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.VI.2010) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux:nc) du numéro 5 (mai 1905) de la Revue LePenseur, 5ème année Croquis du Nord Concours de pinsons aveugles par Antony Valabrègue ~ * ~Comme je me trouvais à Bailleul, petite ville du département du Nord,je remarquai un samedi, tout au bout de la rue d’Ypres, un mouvementinusité. Des gens des environs, tout endimanchés, venus au moment oùfinissait le marché, se réunissaient au cabaret de la Cantine. Ilsavaient laissé çà et là leurs carrioles, comme si rien ne les pressait,et ils tenaient à la main des cages qu’ils introduisaient dans lecabaret. Je m’informais du motif de ce rassemblement, auprès d’un de cesindividus, un gaillard à la physionomie expansive, un véritable type deflamand qui aime à rire. Ma question parut fort le surprendre, aupremier abord ; mais je ne pouvais mieux m’adresser, car ce joyeuxcompagnon jouait le rôle de commissaire ordonnateur en cettecirconstance, et recevait les membres de la société qui survenaientpêle-mêle. Il s’agissait d’un grand concours libre de pinsons aveugles, ouvert parune société bailleuloise, qui avait des ramifications dans les communesd’alentour, et qui avait même invité courtoisement quelques sociétésbelges des villes voisines de la frontière, Ypres, Poperinghe etVarneton. Les concurrents venaient se faire inscrire, et plaçaientleurs cages dans une grande salle qui ressemblait déjà à une boutiqued’oiselier. Ces cages de pinsons, je les avais aperçues bien des fois, au dehorsdes maisons et sur la façade des fermes, chez les petits boutiquiers,les savetiers et les tailleurs, chez les dentellières et lestisserands, chez les villageois du littoral. Je les avais même trouvéesétalées au seuil des caves des petites bourgades. Elevé par le pauvreou par le riche, le pinson, c’est l’oiseau de la Flandre. La cage où ce volatile est enfermé est d’une forme bien particulière ;un grillage et des barreaux, d’un côté seulement. Des panneaux de boisrecouvrent les extrémités et le fond de la cage ; ces panneaux sontpeints de couleur vive ; ils sont souvent décorés de petits sujets, depaysages grossièrement exécutés. On finirait, si l’on voulait s’endonner la peine, par découvrir des cages à pinsons qui seraient dignesd’entrer dans une collection d’objets curieux. Comme je contemplais quelques-uns de ces oiseaux, qui tournoyaient dansleur cage, je dis, d’une façon un peu brutale, au commissaire duconcours : - Tous ces pinsons sont aveugles. Et pourquoi donc leur crevez-vous lesyeux ? Mon homme fit un bond où se marquait l’ennui que ma question luifaisait éprouver ; mais voyant qu’il avait affaire à un étranger, ilreprit son air de flamand avenant. - Comment ! Vous ne le savez pas ! C’est que l’oiseau chante bien mieuxquand on lui a ôté la vue. Quand il y voit, il est sauvage ; il esteffarouché par les personnes qui s’approchent de sa cage, et il serefuse à chanter. Il se mit à songer sans doute qu’il contribuerait à la gloire de lasociété en me faisant assister au concours, et il ajouta : - Vous n’avez qu’à revenir demain soir ; je suis le « gouverneur » dela société. Le concours s’ouvre au dernier coup de six heures, etfinira au dernier coup de sept heures. Vous verrez comment les chosesse passent ; il y a douze prix à gagner, le premier se compose d’unoiseau en vermeil de grandeur naturelle ; ensuite viennent desmédailles de vermeil et d’argent. - A présent, c’est donc seulement l’inscription ? lui demandai-je. - Oui, fit-il ; ceux qui apportent les cages, veulent laisser reposerleur oiseau ; les pinsons chantent mieux quand ils ont bien dormi laveille, et quand ils ne se ressentent d’aucune fatigue. Je me rappelais que ces concours sont à la mode dans quelques partiesdu nord de la France et de la Belgique. C’est un amusementtraditionnel, comme les réunions d’archers ; il existe même desconcours, encore plus frustes, et bons, tout au plus, pour des fermiersnaïfs, les concours de chants de coq. Les combats de coqs ont étérecherchés par d’autres générations ; ils sont interdits aujourd’hui ;et l’on a eu raison d’empêcher que le sang ne coule dans la cour despoulaillers. Quelques paysans veulent parfois assister quand même àcette joute ; mais alors la scène se passe derrière la barrière d’uneferme, entre voisins, et un étranger ne pénètre pas dans l’endroitréservé à ce barbare champ clos. ₪₪₪ Le lendemain, comme j’entrais à la Cantine, le concours avaitcommencé ; le « Gouverneur » très occupé, se multipliant de tous côtés,m’aperçoit et me laisse à mes observations. Les cages sont rangées avecordre, les oiseaux ont commencé la bataille, et les juges sont à leurplace. Une personne, se tenant à côté de chaque cage, note les chants,les roulades de l’oiseau. Les pinsons s’animent ; ils rivalisent àplaisir ; c’est un tohu-bohu de chants indescriptible, une frénésiemusicale, un concert des bois, à n’en plus finir. Les assistants,flegmatiques et sérieux, suivent les succès de leur oiseau, ou voientle triomphe de leurs adversaires. Ceux qui jugent se livrentconsciencieusement à leur travail. Ces Flamands ont toujours un airplacide et grave, dans chacune de leurs occupations. La séance meparaît cependant monotone, et je sors de la salle, poursuivi au dehorspar le retentissement de toutes ces cages. L’oiseau peut chanter une heure près de sept ou huit cents fois. Oncommence par éliminer du concours ceux qui ont la voix faible. Ceux quichantent le mieux chantent plus bas, et il faut s’approcher et tendrel’oreille. Les oiseaux primés acquièrent naturellement plus de valeur,et il y a des pinsons qui deviennent célèbres, tout comme les chevauxde courses, tellement les petites choses ressemblent aux grandes. Je causais de ces concours au Cercle de Bailleul avec un habitant de laville que le hasard avait mis en relation avec moi. - C’est un amusement de gens du peuple, de petites gens, me dit-il. Jeconnais des villages où ces concours font fureur. Les éleveurs depinsons, les « pinsonniers », y attachent une importanceextraordinaire, comme s’il s’agissait d’améliorer la race. On lesrencontre, transportant leurs cages, sur les routes, et ils ont souventdeux ou trois cages à la fois ; ils en encombrent les gares de cheminsde fer et les wagons de troisième classe. Ces gens-là sont fiers desprix qu’ils ont obtenus ; ils les étalent dans leur maison ; il y en amême qui ont gagné l’oiseau en vermeil et qui le portent suspendu à unechaîne. La même pensée m’obsédait pendant que je recevais ces renseignements : - Comment s’y prend-on pour priver ces oiseaux de la vue ? Commentfait-on cette opération ? - On fait la chasse aux pinsons au mois de mai, à l’époque où ilsvolent en troupes ; on emploie comme appeaux les oiseaux aveugles déjàenfermés dans les cages. Quand les volatiles ont été pris, on lesaccoutume peu à peu à la privation de la lumière, on les tient nuit etjour emprisonnés avec leur cage, dans un coffre, et ils doivent prendreleur nourriture dans l’obscurité. On les a préparés, peu à peu ; nousvoici à l’opération elle-même : elle ne consiste pas à leur crever lesyeux ; on réunit, à l’aide d’un fil de métal rougi au feu, les deuxpaupières par une espèce de cicatrice artificielle qu’il faut produireadroitement, sans toucher au globe de l’oeil. - L’oiseau doit crier ; il a souffert de ces brûlures. - Sans doute ; mais les éleveurs de pinsons se livrent à ce travailmachinalement, comme s’ils saignaient une poule ou étouffaient unpigeon, et ils ne sont pas tenus à avoir l’âme compatissante. Je doisvous dire cependant qu’on peut ôter la vue au pinson, sans le rendreaveugle à jamais. On a imaginé de lui donner une cécité momentanée, enappliquant sur les paupières une substance qui les fait adhérer l’une àl’autre... En résumé, on impose un supplice au malheureux chanteur. Pourquoitourmenter ce volatile ? Pourquoi ne pas lui laisser la vue, lors mêmeque ses chants en seraient moins fréquents ? L’oiseau chante, n’ayantplus qu’à faire entendre sa voix pour se distraire lui-même. C’est unesorte de fatalité à laquelle il est condamné ; il chante et se console.Il n’en est pas moins cruellement gêné par la privation de la vue ;quand il prend du bec une graine, quand il volète, il bat parfoislourdement les panneaux de sa cage ; il se heurte au grillage. Après qu’on a vu ces jeux et ces concours, après qu’on a contemplél’oiseau dans son existence de captif, il n’y a qu’une solution àrevendiquer, la suppression de ces pratiques cruelles. J’ai dit qu’onavait interdit les combats de coqs, ce serait juste de mettre fin auplus vite, par une sage prohibition, à la cécité des pinsons. ANTONY VALABRÈGUE. |