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VALÉRY, Paul (1871-1945) : Propos sur l’intelligence.- Paris :A l’Enseigne de laPorte étroite, 1926.- 58 p. ; 16 cm.- (Coll. La Porte étroite ; 10). Numérisation : O. Bogros pour la collection électronique delaMédiathèque André Malraux de Lisieux (09.IV.2016) [Ces textes n'ayant pas fait l'objet d'uneseconde lecture contiennent immanquablement des fautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : 00144000245312) Propos sur l’intelligence par Paul Valéry Ces propos répondent à quelques questions posées dans la Revue deFrance par M. Jean Laporte au cours d’une enquête sur la Crise desProfessions Libérales. Il arrive que l'on demande à quelqu'un s'il y a une crise del'intelligence, si le monde s'abêtit, s'il y a un dégoût de laculture, — si les professions libérales pâtissent, songent à la mort,sentent leurs forces décroître, leurs rangs s'éclaircir, leur prestigedevenir de plus en plus mince, leur existence de plus en plus ingrate,précaire, mesurée... Mais ces questions surprenant ce quelqu'un, qui s'en trouvait fortéloigné, il faut bien qu'il se reprenne, qu'il se retourne en soi-mêmevers elles, qu'il se réveille de ses autres pensées, et qu'il se frotteles yeux de l'esprit, qui sont les mots. — Crise ? se dit-il tout d'abord, qu'est-ce donc qu'une crise ?Décidons de ce terme ! — Une crise est le passage d'un certain régimede fonctionnement à quelque autre ; passage que des signes ou dessymptômes rendent sensible. Pendant une crise, le temps semble changerde nature, la durée n'est plus perçue comme dans l'état ordinaire deschoses : au lieu de mesurer la permanence, elle mesure la variation.Toute crise implique l'intervention de «causes » nouvelles quitroublent un équilibre mobile ou immobile qui existait. Comment ajusterà la notion d'intelligence l'idée de crise que l'on vient derappeler à soi en quelques mots ? Chacun se sert de l'esprit qu'il a. Un manœuvre se sert du sien, parrapport à soi, autant que quiconque, philosophe ou géomètre. Si sesdiscours nous semblent grossiers et trop simples, les nôtres lui sontétranges ou absurdes ; chacun de nous est un manœuvre pour quelqu'un. Comment en serait-il autrement ? Tout homme, d'ailleurs, parfoisrêve, ou s'enivre, ou fait les deux ; et dans ses sommeils comme dansl'ivresse, le brassement de ses images, la liberté de leurscombinaisons inutilesle font Shakespeare, dans une mesure inconnue etinconnaissable. Ce manœuvre, foudroyé de fatigue ou d'alcool, devientthéâtre des génies. Mais, dira-t-on, il ne sait pas s'en servir. Mais c'est là dire qu'il est manœuvre par rapport à nous, quoiqueShakespeare par rapport à soi. Il ne lui manque, à son réveil, que deconnaître le nom même de Shakespeare et la notion de littérature. Ils'ignore en tant qu'inventeur. * * * Nous vivons sur des notions très vagues et très grossières, quid'ailleurs vivent de nous. Ce que nous savons, nous le savons parl'opération de ce que nous ne savons pas. Nécessaires, et même suffisantes au mouvement rapide des échanges depensées, toutefois il n'est pas une seule de ces notions imparfaites etindispensables qui supporte d'être considérée en soi. Dès que le regards'y attarde, aussitôt il y voit une confusion d'exemples et d'emploistrès différents qu'il n'arrive jamais à réduire. Ce qui était clair aupassage, et si vivement compris, se fait obscur quand on le fixe ; cequi était simple se décompose ; ce qui était avec nous est contre nous.Un petit tour d'une vis mystérieuse modifie le microscope de laconscience, augmente le grossissement de notre attention par sa durée,suffit à nous faire apparaître notre embarras intérieur. Insistez, par exemple, le moins du monde, sur des noms comme temps,univers, race, forme, nature, poésie, etc., et les verrez se diviser àl'infini, devenir infranchissables. Tout à l'heure, ils nous servaientà nous entendre ; ils se changent à présent en occasions de nousconfondre. Ils étaient unis insensiblement à nos desseins et à notreacte comme des membres si dociles qu'on les oublie, et voici que laréflexion nous les oppose, les transforme en obstacles et enrésistances. On dirait, en vérité, que les mots en mouvement et encombinaison sont tout autres choses que les mêmes mots inertes etisolés ! Cette propriété générale et si remarquable de nos instruments de penséeengendre presque toute vie philosophique, morale, littéraire etpolitique, c'est-à-dire une activité aussi vaine qu'on le voudra, maisaussi propice qu'on le voudra au développement de la finesse, de laprofondeur et des actions propres de l'esprit. Nos enthousiasmes, nosantagonismes dépendent directement des vices de notre langage ; sesincertitudes favorisent les divergences, les distinctions, lesobjections, et tous ces tâtonnements de lutteurs intellectuels. Ellesempêchent heureusement les esprits d'arriver jamais au repos... On peutse dire, en feuilletant l'histoire, qu'une dispute qui n'est pas sansissue est une dispute sans importance. * * * L'Intelligence est l'une de ces notions qui ne prennent leur valeurque des autres termes auxquels elles sont jointes dans quelque discoursqui les compose ou les oppose. On l'oppose parfois à la sensibilité,parfois à la mémoire, parfois à l'instinct, et parfois à la sottise.Tantôt c'est une faculté, et tantôt un degré de cette faculté ;quelquefois on la prend aussi pour le Tout de l'esprit lui-même, donton lui donne l'ensemble vague de toutes les propriétés. Depuis quelques années, ce mot, déjà embarrassé de plusieurs idéesassez différentes, a contracté, par une contagion très fréquente dansles langues, une valeur nouvelle et tout étrangère. Je ne crois pasqu'il faille se féliciter de voir étendre le nom d'Intelligence à uneclasse sociale d'individus, et de traduire ainsi le russe Intelligentsia. * * * Crise de l'Intelligence peut donc être entendue comme altérationd'une certaine faculté dans tous les hommes ; ou bien seulement chezceux d'entre eux qui en seraient le plus doués, ou devraient l'être ;ou bien comme crise de l'ensemble des facultés de l'esprit moyen ; ouencore, crise de la valeur et du prix de cette vertu dans la sociétéactuelle ou prochaine. Enfin, on peut y voir aussi, en tenant compte dunouveau sens venu des Russes, une crise affectant une classe depersonnes qui se trouverait atteinte dans la qualité, ou le nombre, oules conditions d'existence de ses membres. Entre toutes ces « intelligences » diversement définies, il s'agit desavoir celle qu'on veut qui périclite. Celui qu'on interroge aperçoit aussitôt cinq ou six possibilités. Ilpressent que la moindre insistance en ferait apparaître d'autres. Il vaerrer de point de vue en point de vue, de crise en crise, — crised'une faculté, crise d'une valeur, crise d'une classe. I De l'Intelligence-Faculté Que l'on s'inquiète tout d'abord si l'homme devient plus sot, pluscrédule, plus faible d'esprit, s'il y a crise de la compréhension, oude l'invention... Mais qui l'en avertira Où sont les repères de cechangement de la puissance mentale Et qui, s'ils existaient, lespourrait légitimement consulter ? Cette étrange question n'est pas toujours sans suggérer quelques idées.Voici, par exemple, une sorte de problème que je propose comme il mevient. Il ne s'agit pas de le résoudre. Rechercher dans quel sens la vie moderne, l'outillage obligatoire decette vie, les habitudes qu'elle nous inflige, peuvent modifier, d'unepart, la physiologie de notre esprit, nos perceptions de toute espèce,et surtout ce que nous faisons ou ce qui se fait en nous de nosperceptions ; d'autre part, la place et le rôle de l'esprit même dansla condition actuelle de l'espèce humaine. On examinerait, entre autres objets, le développement de tous lesmoyens qui déchargent de plus en plus l'esprit de ses efforts les pluspénibles : les modes de fixation qui soulagent la mémoire, lesmerveilleuses machines qui économisent le travail calculateur de latête, les symboles et les méthodes qui permettent de faire entrer touteune science dans quelques signes, les facilités admirables que l'ons'est créées de faire voir ce qu'il fallait jadis faire comprendre,l'enregistrement direct et la restitution à volonté des images, deleurs suites, des lois mêmes de leurs substitutions, que sais-je ! — Onse demanderait si tant de secours, tant de puissants auxiliaires neviennent pas réduire peu à peu la force de notre attention et lacapacité de travail mental continu ou de durée ordonnée, dansl'humanité moyenne. Observez déjà nos arts. On se plaint de n'avoir point de style, on seconsole en se disant que nos descendants nous en trouveront bienquelqu'un... Mais comment se ferait un style, c'est-à-dire comment serait possiblel'acquisition d'un type stable, d'une formule générale de constructionet de décor (qui ne sont jamais que les fruits d'expériences assezlongues et d'une certaine constance dans les goûts, les besoins, lesmoyens), quand l'impatience, la rapidité d'exécution, les variationsbrusques de la technique pressent les œuvres, et quand la condition de nouveauté est exigée depuis un siècle de toutes les productions dans tous les genres ? Et d'où nous vient enfin cette exigence du nouveau?.. Nous y repenserons tout à l'heure. Laissons lesquestions se multiplier d'elles-mêmes. * * * Impatience, disais-je... Adieu, travaux infiniment lents, cathédrale detrois cents ans dont la croissance interminable s'accommodaitcurieusement des variations et des enrichissements successifs qu'ellesemblait poursuivre et comme produire dans l'altitude ! Adieu, peintureà la longue obtenue par l'accumulation de transparents travaux, decouches claires et minces dont chacune attendait la suivante pendantdes semaines, sans égard au génie! Adieu, perfections du langage, méditations littéraires, et recherchesqui faisaient les ouvrages à la fois comparables à des objets précieuxet à des instruments de précision !... Nous voici dans l'instant,voués aux effets de choc et de contraste, et presque contraints à nesaisir que ce qu'illumine une excitation de hasard, et qui la suggère.Nous recherchons et apprécions l'esquisse, l'ébauche, les brouillons.La notion même d'achèvement est presque effacée. * * * C'est que le temps est passé, où le temps ne comptait pas. L'hommed'aujourd'hui ne cultive guère ce qui ne peut point s'abréger.L'attente et la constance pèsent à notre époque, qui essaye de sedélivrer de sa tâche à grands frais d’énergie. La mise en jeu, la mise en train de cette énergie exigent le machinisme,et le machinisme est le véritable gouvernant de notre époque. Il fautvoir de quel prix nous payons ses immenses services, en quelle monnaiel'Intelligence se libère, et si l'accroissement de puissance, deprécision et de vitesse ne va pas réagir sur l'être qui le désire etqui l'obtient de la nature. * * * Il arrive à l'homme moderne d'être quelquefois accablé par le nombre etla grandeur de ses moyens. Notre civilisation tend à nous rendreindispensable tout un système de merveilles issues du travail passionnéet combiné d'un assez grand nombre de très grands hommes et d'une foulede petits. Chacun de nous éprouve les bienfaits, porte le poids, reçoitla somme de ce total séculaire de vérités et de recettes capitalisées.Aucun de nous n'est capable de se passer de cet énorme héritage ; aucunde nous capable de le supporter. Il n'y a plus d'homme qui puisse mêmeenvisager cet ensemble écrasant. C'est pourquoi les problèmespolitiques, militaires, économiques deviennent si difficiles àrésoudre, les chefs si rares, les erreurs de détail si peunégligeables. On assiste à la disparition de l'homme qui pouvait être completcomme de l'homme qui pouvait matériellement se suffire. Diminutionconsidérable de l'autonomie, dépression du sentiment de maîtrise,accroissement correspondant de la confiance dans la collaboration, etc. * * * La machine gouverne. La vie humaine est rigoureusement enchaînée parelle, assujettie aux volontés terriblement exactes des mécanismes. Cescréatures des hommes sont exigeantes. Elles réagissent à présent surleurs créateurs et les façonnent d'après elles. Il leur faut deshumains bien dressés ; elles en effacent peu à peu les différences etles rendent propres à leur fonctionnement régulier, à l'uniformité deleurs régimes. Elles se font donc une humanité à leur usage, presque àleur image. Il y a une sorte de pacte entre la machine et nous-mêmes, pactecomparable à ces terribles engagements que contracte le système nerveuxavec les démons subtils de la classe des toxiques. Plus la machine noussemble utile, plus elle le devient ; plus elle le devient, plus nousdevenons incomplets, incapables de nous en priver. La réciproque de l'utile existe. * * * Les plus redoutables des machines ne sont point peut-être celles quitournent, qui roulent, qui transportent ou qui transforment la matièreou l'énergie. Il est d'autres engins, non de cuivre ou d'acier bâtis,mais d'individus étroitement spécialisés : organisations, machinesadministratives, construites à l'imitation d'un esprit en ce qu'il a d'impersonnel. La civilisation se mesure par la multiplication et la croissance de cesespèces. On peut les assimiler à des êtres énormes, grossièrementsensibles, à peine conscients, mais excessivement pourvus de toutes lesfonctions élémentaires et permanentes d'un système nerveux démesurémentgrossi. Tout ce qui est relation, transmission, convention,correspondance, se voit en eux à l'échelle monstrueuse d'un homme par cellule.Ils sont doués d'une mémoire sans limites, quoique aussi fragile que lafibre du papier. Ils y puisent tous leurs réflexes dont la table estloi, règlements, statuts, précédents. Ces machines ne laissent point demortel qu'elles ne l'absorbent dans leur structure et n'en fassent unsujet de leurs opérations, un élément quelconque de leurs cycles. Lavie, la mort, les plaisirs, les travaux des hommes sont des détails,des moyens, des incidents de l'activité de ces êtres, dont l'empiren'est tempéré que par la guerre qu'ils se font entre eux. * * * Chacun de nous est une pièce de quelqu'un de ces systèmes, ou plutôtappartient toujours à plusieurs systèmes différents ; et il abandonne àchacun d'eux une part de la propriété de soi, comme il emprunte dechacun d'eux une part de sa définition sociale et de sa licence d'être.Nous sommes tous citoyens, soldats, contribuables, hommes de telmétier, tenants de tel parti, enfants de telle religion, membres detelle organisation, de tel club. Faire partie... est uneexpression remarquable. Nous sommes en quelque sorte, par lerefouillement et l'analyse de la masse humaine qui se font toujoursplus précis et minutieux, devenus des entités bien définies. Commetelles, nous ne sommes plus que des objets de spéculation, devéritables choses. Ici, je suis conduit à prononcer des mots sans grâce, et contraint d'écrire avec horreur que l'irresponsabilité, l'interchangeabilité, l'interdépendance, l'uniformitédes mœurs, des manières, et même des rêves, gagnent le genre humain.Les sexes eux-mêmes semblent ne plus devoir se distinguer l'un del'autre que par les caractères anatomiques. * * * Ce n'est pas tout. Le monde moderne est un monde tout occupé del'exploitation toujours plus efficace et plus approfondie des énergiesnaturelles. Non seulement il les recherche et les dépense poursatisfaire aux nécessités éternelles de la vie, mais il les prodigue,et il s'excite à les prodiguer au point de créer de toutes pièces des besoins inédits (et même que l'on n'eût jamais imaginés), — à partir des moyens de contenter ces besoins ; comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait, d'après ses propriétés, la maladie qu'elle guérisse, la soif qu'elle puisse apaiser... L'homme, donc, s'enivre de dissipation. Abus de vitesse ; abus delumière ; abus de toniques, de stupéfiants, d'excitants ; abus defréquence dans les impressions ; abus de diversité ; abus de résonances; abus de facilités ; abus de merveilles, abus de ces prodigieux moyensde décrochage ou de déclanchement,par l'artifice desquels d'immenses effets sont mis sous le doigt d'unenfant. Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre systèmeorganique, soumis de plus en plus à des expériences physiques etchimiques toujours nouvelles, se comporte à l'égard de ces puissanceset de ces rythmes qu'on lui inflige, à peu près comme il le fait àl'égard d'une intoxication insidieuse. Il s'accommode à son poison, ill'exige bientôt, il en trouve chaque jour la dose insuffisante. L'œil,à l'époque de Ronsard, se contentait d'une chandelle. Les érudits de cetemps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient, — et quelsgrimoires ! — écrivaient sans difficulté à quelque lueur mouvante etmisérable. Il réclame aujourd'hui, 20, 50, 100 bougies.Quant à notre sens le plus central — notre sens de l'intervalle entrele désir et la possession de son objet, qui n'est autre que le sens dela durée, et qui se satisfaisait jadis de la vitesse des chevaux ou dela brise, il trouve que les rapides sont bien lents, que les messages électriques le font mourir de langueur. Les événements eux-mêmes sont demandés comme une nourriture. S'il n'y apoint ce matin quelque grand malheur dans le monde, nous nous sentonsun certain vide. — « Il n'y a rien aujourd'hui dans les journaux », disent-ils. Nous voilà pris sur le fait. Nous sommes tous empoisonnés. * * * Il faudrait à présent rassembler toutes ces remarques, les rapporter à l'idée que nous avons de l'intelligence-faculté,et se demander si ce régime d'excitations intenses et rapprochées, desévices déguisés, de rigueurs utilitaires, de surprises systématiques,de facilités et de jouissances trop organisées, ne doit pas amener unesorte de déformation permanente de l'esprit, lui faire perdre etacquérir des propriétés ; — et si, en particulier, les dons mêmes quilui ont fait désirer ces progrès,comme pour s'employer et se développer ne seront pas affectés parl'abus, dégradés par leurs propres effets, épuisés par leur acte ? * * * Mais point de conclusions... Mieux vaut reprendre un peu et repenser sapensée. J'ai déjà dit qu'il n'était pas question de résoudre de telsproblèmes. Je ne voudrais, avant de les abandonner, que renforcerquelques-unes des idées que j'ai rapidement éveillées. J'ai parlé d'une sorte d'intoxication par l'énergie. Il s'y rattache ce qu'on pourrait nommer l'intoxication par la hâte. Je ne sais qui avait signalé, il y a quelque trente ans, comme unphénomène critique dans l'histoire du monde, la disparition de la terre libre,c'est-à-dire l'occupation achevée des territoires habitables par desnations organisées, l'impossibilité de s'étendre sans coup férir, lasuppression des biens qui ne sont à personne. Les terres inhabitableselles-mêmes sont aujourd'hui appropriées et retenues ; l'Angleterre,par exemple (et nécessairement elle), a mis la main sur le Continentantarctique ; dans quelques milliers d'années, la précession deséquinoxes lui permettra de se féliciter de sa prévoyance... Mais je neparlais de la terre libre que par figure. C'est au temps libreque je voulais en venir. Ce n'est pas le loisir tel qu'on l'entendd'ordinaire que vise maintenant ma pensée. Le loisir apparent existeencore ; et même il se défend au moyen de mesures légales et deperfectionnements mécaniques contre la conquête des heures parl'activité. Mais je dis que le loisir intérieur se perd. Nous perdonscette paix essentielle des profondeurs de l'être, cette absence sansprix pendant laquelle les éléments les plus délicats de la vie serafraîchissent et se réconfortent. L'oubli parfait les baigne ; ils selavent du passé, du futur, de la conscience nette et pressante, de laprésence implicite et confuse des obligations suspendues et desattentes embusquées. Point de soucis, point de lendemain, point depression intérieure, mais une sorte de repos dans l'état pur les rend àleur liberté propre ; ils ne s'occupent alors que d'eux-mêmes, ils sontdéliés de leurs devoirs envers la connaissance et déchargés du soin dessouvenirs et de tous les prochains fantômes du possible. Voilà ce quela rigueur, la tension et la précipitation de notre existence troublentou dilapident... Les progrès de l'insomnie sont remarquables et suiventexactement tous les autres progrès. La fatigue et la confusion mentalessont parfois telles que l'on se prend à regretter naïvement lesTahitis, les Paradis de simplicité et de paresse, les vies à formelente et inexacte, que nous n'avons jamais connus. Les primitifsignorent la nécessité d'un temps finement divisé. Il n'y avait pas deminutes ni de secondes pour les anciens, mais nos mouvementsaujourd'hui se règlent sur ces fractions. Le dixième, le centième deseconde commencent de n'être plus négligeables dans certains domainesde la pratique. La machine généralisée a exigé ces précisions. Elles'est si fortement imposée à l'espèce que l'on peut rapporter àl'existence et à l'accroissement de son empire toute manifestation del'esprit de notre époque. Des intelligences vivantes, les unes se dépensent à servir la machine,les autres à la construire, les autres à prévoir ou à préparer une pluspuissante ; enfin, une dernière catégorie d'esprits se consume àessayer d'échapper à la domination de la machine. Ces intelligencesrebelles sentent avec horreur se substituer à ce tout complet etautonome qu'était l'âme des anciens hommes, je ne sais quel daimoninférieur qui ne peut que collaborer, s'agglomérer, trouver sonapaisement dans la dépendance, son bonheur dans un système fermé qui sefermera d'autant mieux sur soi-même qu'il sera plus exactement créé parl'homme pour l'homme. Mais c'est une définition nouvelle de l'homme. Tout le trouble qui est aujourd'hui dans les esprits annonce que degrands changements se préparent dans l'idée que nous nous faisons denous-mêmes. II De l’Intelligence-Classe Pensons un peu maintenant à ce que j’appellerai l'intelligence-classe. Tout le monde sent bien que quelque tribu existe qui se distingue par ses rapports particuliers avec l'esprit. Personne n'en peut donner une description complète, simple et arrêtée.Il s'agit d'une nébuleuse sociale à résoudre. Mais celle-ci est de cesmolles nébuleuses auxquelles plus s'attache le regard, plus leurscontours se dissolvent, plus leurs formes se fondent ou se dérobent. Ildemeure toujours quelque chose que l'on ne sait ni raccorder à lafigure générale, ni distraire d'elle. Cette espèce pourtant se plaint ; donc elle existe. * * * Intellectuels, artistes, membres des diverses professions libérales...les uns sont assez utiles à la vie animale de la société, les autressont inutiles (et parmi ces derniers, les plus précieux peut-être, ceuxqui relèvent un peu notre race, et lui donnent l'illusion de connaître,de s'avancer, de créer, de se roidir contre sa nature). Il arriveaujourd'hui que l'on parle de la dépression de la valeur de ces hommes,de l'affaiblissement de leur prestige, de leur extermination par ledénuement. Leur existence est, en effet, étroitement liée à une cultureet à une tradition, l'une et l'autre menacées de destins inconnus parla révolution actuelle des choses de ce globe. * * * Notre civilisation prend, ou tend à prendre, la structure et lesqualités d'une machine, comme je l'ai indiqué tout à l'heure. Lamachine ne souffre pas que son empire ne soit pas universel et que desêtres subsistent, étrangers à son acte, extérieurs à sonfonctionnement. Elle ne peut, d'autre part, s'accommoder d'existencesindéterminées dans sa sphère d'action. Son exactitude, qui lui estessentielle, ne peut tolérer le vague ni le caprice social ; sa bonnemarche est incompatible avec les situations irrégulières. Elle ne peut admettre que personne demeure, de qui le rôle et les conditions d'existence ne soient précisément définis.Elle tend à éliminer les individus imprécis à son point de vue, et àreclasser les autres, sans égard au passé — ni même à l'avenir del'espèce. Elle a commencé par s'attaquer aux populations peu organisées quiexistaient sur le globe. Une loi (qui se combine avec cette loiprimitive qui fait du besoin et du sentiment de la force des impulsionsagressives) veut, de plus, qu'il se produise immanquablement unmouvement offensif du plus organisé contre le moins organisé. La machine, — c'est-à-dire le monde occidental, — ne pouvait qu'elle nes'en prît quelque jour à ces hommes indéfinis, — parfois incommensurables, — qu'elle trouvait en elle-même. Nous assistons donc à l'attaque de la masse indéfinissable, par la volonté ou la nécessité de définition.Lois fiscales, lois économiques, réglementation du travail, et surtoutmodifications profondes de la technique générale, tout s'emploie àdénombrer, à assimiler, à niveler, à ordonner cette population interned'indéfinissables et d'isolés par nature,qui constitue une partie des intellectuels, — l'autre partie, plusaisément absorbable, devant être, d'ailleurs, redéfinie et reclassée. * * * Quelques remarques éclairciront peut-être ce que je viens d'écrire. Ce ne fut jamais qu'indirectement que la société put soutenir la vied'un poète, d'un théoricien, d'un artiste en œuvres lentes etprofondes. Elle en fait quelquefois des serviteurs fictifs, desfonctionnaires nominaux, professeurs, conservateurs, bibliothécaires.Mais les corporations se plaignent, le peu d'arbitraire d'un ministrese réduit de plus en plus, la machine a de moins en moins dejeu. * * * La machine ne veut et ne peut connaître que des « professionnels ». Comment s'y prendre pour tout réduire en professionnels Que de tâtonnements dans l'entreprise de déterminer les caractères des spécialistes de l'intellect ! Et qui oserait mettre, ou ne pas mettre, dans la catégorieintellectuelle, une devineresse, un ordonnateur de cérémonies, un pitrede foire ? Qui soutiendra qu'il se dépense plus d'esprit dans une tête que dansune autre ; qu'il en faut plus, et plus de connaissances, pourenseigner que pour spéculer commercialement ou pour créer quelqueindustrie ? Il faut se résoudre à patauger dans les exemples. Patauger,quelquefois, c'est aussi faire bondir deux ou trois gouttes de lumière. Dans les questions qui sont confuses par essence et qui le sont pourtout le monde, je trouve permis, — peut-être louable, — de livrer telsquels les essais, les actes inachevés, les états même rejetés etréfutés de sa pensée. * * * J'ai vu parfois des définitions très surprenantes de l'intellectuel. Ilen est qui reçoivent le comptable, qui éliminent le poète. Il y en a detelles qu'entendues à la rigueur de la lettre, elles englobent, ellessont impuissantes à exclure ces belles machines à calculer, ou à quarrer des courbes, qui sont si supérieures à tant de cerveaux. * * * Ces machines calculatrices qui me passent par l'esprit me suggèrent une réflexion que je noterai au passage. Il y a des activités intellectuelles qui peuvent changer derangpar le progrès des procédés techniques. Quand ces procédés deviennentplus précis, quand la profession se ramène peu à peu à l'application demoyens énumérables, exactement indiqués par l'examen du casparticulier, la valeur personnelle du professionnel perd de plus enplus d'importance. On sait quel rôle jouent l'habileté individuelle etles procédés secrets dans une quantité de domaines. Mais le progrèsdont je parlais tend à rendre les résultats indépendants de cesqualités singulières. Si la médecine, par exemple, arrivait quelque jour, dans lesdiagnostics et dans la thérapeutique correspondante, à un degré deprécision qui réduisît l'intervention du praticien à une série d'actesdéfinis et bien ordonnés, le médecin deviendrait un agent impersonnelde la science de guérir, il perdrait tout ce charmequi tient à l'incertitude de son art et à ce qu'on supposeinvinciblement qu'il y ajoute de magie individuelle ; il se rangeraitdésormais tout auprès du pharmacien qui est placé un peu plus bas quelui, jusqu'ici, parce que ses opérations sont plus scientifiques et se font sur une balance. * * * On pourrait dire, en termes bizarres et empruntés du langage du droit, qu'il existe des intellectuels fongibles,et d'autres qui ne le sont pas. Les premiers sont déjà engagés dans lamachine ou peu éloignés de l'être, étant ceux qui sont interchangeableset que l'on peut prendre l'un pour l'autre. A la vérité, il n'y a point d'hommes absolument interchangeables. Ilsne le sont, quand ils le sont, qu'à une certaine approximation. Ceux qui ne peuvent point du tout se remplacer l'un par l'autre, — par la raison qu'ils n'ont point d'autre,sont aussi ceux qui ne répondent à aucun besoin incontestable. On peutdonc considérer aussi dans le peuple intellectuel ces catégoriesremarquables : les intellectuels qui servent à quelque chose et les intellectuels qui ne servent à rien.Le pain des hommes, leur vêtement, leur toit, leurs maux physiques,Dante, ni le Poussin, ni Malebranche n'y peuvent rien. Réciproquementle pain, le vêtement, le toit et le reste ont quelque tendance à serefuser à ces êtres. On ne peut guère justifier la subsistance des plusgrands hommes que par des phrases... * * * Ce problème de l'intelligence-classe est fort loin d'être un problèmenouveau. L'actualité, comme l'on dit, le rend seulement fort pressant,plus pressant qu'il ne fut jamais. Mais rien de moins neuf. L'histoire en est assez facile à résumer. L'opportunité ou la nécessité de donner à l'esprit, sous les espèces decertains hommes, une place définie dans le corps social a, de touttemps, soulevé une difficulté essentielle et invincible en soi. Cettedifficulté réside non seulement dans le choix même de la définition,mais encore dans l'obligation de prononcer des jugements inévitablessur la qualité. On se heurte, dans toute tentative, à la questioninsoluble de la détermination du meilleur. En patois scientifique, on pourrait parler d'aristométrie. Si tout le monde use de l'esprit qu'il a, il faut d'abord décider qu'ily a des usages de l'esprit qui peuvent servir à distinguer une certaineclasse ; mais il faut encore tenir, ou ne pas tenir compte, de lavaleur de ces usages, c'est-à-dire des œuvres, et même des recherchesen mouvement. Un mauvais maçon est un maçon. Un mauvais mécanicien est un mécanicien.Mais un artiste improvisé, un savant non reconnu par les autres, unphilosophe sans le savoir, un poète selon soi-même, que sont-ils ? Et que sont un artiste, un savant, un philosophe, un poète pendant ladurée de leurs préparations cachées et de leur attente à l'étatd'énigmes ? Descartes commence ses publications dans sa quarante-huitième année ;Sébastien Bach, à cinquante et quelques années. Jusque-là, l'un estrentier ex-militaire ; l'autre, organiste d'une église... Deux hommesqui finissent par mettre au jour les œuvres que l'on sait n'ont puexister, jusqu'au moment de leur éclat, que grâce à l'absence de précision dans les définitions sociales de leur époque. * * * J'ai encore quelques mots à dire sur l'histoire du problème. De temps immémorial, on a donné de ce problème une solution simple, pratique et même brutale. Elle consiste à définir l'intelligence par la scolarité. Plus un pays a conservé sa figure primitive, plus il est stationnaire, plus cette définition par les études contrôlées y est importante, sinon exclusive. L'intelligence-classe est alors la classe de ceux qui ont fait leursétudes ; les études sont démontrées par les diplômes, preuvesmatérielles. Mandarins, clercs, docteurs, licenciés constituent laclasse intellectuelle, qui est ainsi désignée de la façon la plusclaire (puisqu'elle est matérielle) et devient très aisémentdénombrable. Ce système est excellent pour la préservation et latransmission des connaissances, médiocre sinon mauvais pour leuraccroissement. Il arrive aussi que la preuve matérielle soit plusdurable que ce qu'elle prouve, que le zèle, la curiosité, la vigueurmentale de celui qu'elle institue membre de la caste des lettrés. Parmi les inconvénients du système, il faut signaler l'ankylose del'homme dans son attitude initiale. On me dit qu'il est encore possibleen Amérique de changer de carrière à tout âge, de passer du libéralau manuel et réciproquement. * * * De cette conception si ancienne et si commode, on passe très aisément à la notion moderne des professions libérales. Ce sont, paraît-il, les professions qui conviennent à un homme libre. Un homme libre ne devait pas vivre du travail de ses mains. Laprofession libérale s'opposait à la profession manuelle. Mais unchirurgien se sert de ses mains, voire gantées. Un pianiste vit de sesdoigts ; un peintre, un sculpteur essayent d'en vivre. Tous cesprofessionnels jadis étaient regardés comme ouvriers. Véronèse, cité entémoignage par l'Inquisition de Venise, répond sur sa profession : Sono lavoratore ! Aujourd'hui, le changement est profond, le chirurgien ne se confondplus avec le barbier, l'artiste avec l'artisan, et la hiérarchiesociale fondée sur l'estime, sur le degré supposé de noblesse desoccupations, s'est déplacée. La chirurgie se trouve classée bien plusdignement que bien des professions où les mains ne servent qu'à écrire. * * * On voit combien de questions sans réponse soulève la simple tentativede se faire une idée nette de la place dans le monde moderne des hommesde l'esprit, ou de ceux qui, par tradition, sont supposés l'être... Chaque attaque de la difficulté trouve aussitôt sa riposte. Il fautbien cependant, avant de mesurer un certain mal et d'en décrire lessymptômes, essayer de reconnaître ses victimes. On m'a vu tentervainement de circonscrire l'intellectuel et de découvrir des signescertains de la profession libérale. Ce genre de recherches est parfois aussi divertissant qu'un jeu desociété. Elles recèlent tout l'infini de l'inattendu. La surprise apour ressort profond le grand fait dont je me suis occupé il y aquelques pages : une société nouvelle saisit une vieille société enflagrant délit ; une organisation plus puissante et plus stricteattaque une organisation moins puissante et plus vague. L'analyses'égare dans la complexité des rapports et des distinctions qu'elle estobligée de constater ou d'introduire, quand elle prétend s'emparer detels conflits. Quoiqu'elle se sente, d'ailleurs, intimement convaincuede la fragilité et même de la futilité de toutes les spéculationsmorales et politiques, elle ne laisse pas de percevoir ce qu'il y a defort grave et presque de poignant dans ce désordre critiquequ'elle n'arrive point à définir. Savons-nous si le pain, quelque jour,si les choses nécessaires à la vie ne seront pas refusés à ces hommesdont la disparition ne troublerait en rien la production de ce pain etde ces choses On verrait périr tout d'abord tous ceux qui ne peuvent sedéfendre en se croisant les bras. Tout le reste suivrait ou reviendraitaux tâches matérielles, gagné par la misère montante, et les progrès decette extermination manifesteraient dans le réel, pour quelque suprêmeobservateur, la hiérarchie positive des besoins vrais de la vie humainela plus simple. |