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VERDIER,Roger (1899-1995) : ProsperBèroux, roi des Loudonniaux : l'épopée des humbles du Maine.-Le Mans : Aux éditions du Râcaud, 1975.- 120 p. : ill. ; 31 cm. Saisie dutexte : S. Pestel pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndré Malraux de Lisieux (3.VI.2015) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr Web : http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi surl'exemplaire d'une collection particulière. PROSPER BÈROUX Roi des Loudonniaux L'épopée des humbles du Maine par Roger Verdier ~ * ~I. Où il estquestion de veaux et de cochons… "Mon gars Prospè, faut qu' tu m'vendes ç'viau là!…" Assis face à face, les coudes sur la table graisseuse, les deux hommess'affrontent. Dans la cheminée, un grand feu enveloppe la marmite deses franges de flammes. Des lueurs s'accrochent aux reliefs dumobilier. Un méchant lit de noyer vêtu d'un couvre-pied surmonté d'unédredon dodu; un corps de buffet dit "basset" aux pieds cagneux, décoréde rosaces; une table desserte appuyée au mur sous un invraisemblablebric à brac d'ustensiles de cuisine. Une petite femme sèche, à la peau jaune, sans âge, s'agite autour de lapièce en faisant claquer ses sabots sur le pavé délabré. Du foyer, oùelle tisonne le charbon, elle va au buffet, pose sur la table devantles deux hommes qui semblent s'épier, deux énormes tasses, les petitescuillers, le sucrier. Elle revient avec un flacon cocasse, représentantun bonhomme en redingote, à cheval sur un tonnelet; puis tirant de lacendre un "potansé" de terre vernie brune, verse dans chaque tasse uncafé bouillant. "Sucrez-vous donc ",dit-elle.… " Mon gars Prospè, faut qu' tu m'vendes ç'viau là!", répète lesolliciteur… Le feu lui décoche des gifles roses découpant sur un fond d'encre sonprofil de brave homme, qu'un nez aquilin trop mince, des lèvres tropsouriantes, un menton trop pointu, signaleraient à tout observateurperspicace pour celui d'un roublard. Sa casquette plate, sa blousebouffante de couleur d'ardoise et la grosse canne à dragonne de cuirsur laquelle il appuie ses mains superposées, tout indique le maquignonclassique. Il insiste: " Faut absolument qu' tu m'vendes ton viau. Tu m'f'râs pâs entend'e quet'âs pâs l'intention d'te'défair'd'eùne bète que tu peux pâs nourri'puisque t'âs déjà touâs vaches pour deux hommées d'méchant pré." Et devant les protestations de l'autre, il se fit pressant: " Allons, Prospè, parions qu'avant huit joû's, l'viau i s'ra parti!…Jen'veux point t'fair' de r'proche ,mais tu sais bin que j't'ai jamaismanqué,qu'chaque fois t'âs eu besoin d'un service, j'me sé trouvé àpoint pour te l'rend'e….Faut bin m'laisser eune petite affair' de tempsen temps, ça n'n's'rait-y qu'pour me défrayer et pour m'aider à élevermes dix quèniaux…" Le café froidissait dans les tasses .Les deux hommes y plongent le nez,s'observant à la dérobée. Prosper saisit le bonhomme de verre, et luifit cracher, par sa petite bouche en cœur ,une "jilée" d'eau de vie ducru dans la tasse de son interlocuteur, qui releva le goulot pour laforme; puis il se sert une rasade. " Bon, repris le maquignon. Admettons qu'tu vends point l'v'iau. Maisles cochons? Tu m'diras point qu'i'sont point v'nus,ceuz'là…L'pu groûs,i pèse bin ses touâs-cent-vingt-livres… - É pi l'pouce, observa Prosper. - Oh !Oh ! mettons ça pour touâs cent trente …Supposition qu'tu gardesl'petit pour nourri ta maisonnée c't'hivê…T'espères-point m'ner l'aut'jusqu'à quat'cents? Pour peu qu' ta coche qu'est prête à goriner a'fasse sept ou hui'-z'élèves, faudra bent'dèfair' au moins d'un desgrous…Vends-moi-n'en un!" Le marchand se passe la main dans le cou ;et, s'éloignant sur le banc,lève les yeux vers le plafond: des fromages blancs qui sèchent sur uneclaie pendue aux solives viennent de lui pisser une goutte de petitlait sur la nuque. " Non, mon gars, dit Prosper, je n'sé point décidé. Cès bèt'là, çava'core prend' du poids. C'est à peine venu, et l'prix d'la chiai vatoujoû en augmentant; rin n'presse… - L'prix d'la chiai raugmenter! cria l'autre. Quiens, mon gars, v'làles prix d'la Villette, dit-il en sortant un journal de sa poche…Viau,baisse de cinq à six sous…porc, premier chouâx, baisse de dix sous dansla journée, bœuf…" Il est interrompu par la petite voix aigre de la "maîtresse" Bèroux: " N'empèche, dit-elle, que "maîte' Bigot" il a cor' vendu eùn' vacheavan-z'hié su' l'pied d'dix francs au boucher d'Pârigné." - J'dis pâs. J'dis pâs…mais c'est fini, crèyez-moi vous r'gretterez!" La sincérité n'incommodait nullement Clovis Brunet. La mercuriale donts'autorisait le madré chevillard indiquait des prix en hausse ferme.Mais il n'ignorait pas que ni l'un ni l'autre ne savait lire et nepouvait contester. D'autre part, s'il désirait si vivement traitercette affaire avec son "ami" Prosper, c'est que celui-ci lui devaitdéjà depuis deux ans le prix de quatre petits "laitons" que le fermiern'était pas pressé de solder. Pour les remboursements le marchand n'avait pas toujours besoin defaire appel aux bons sentiments de la clientèle: on verra qu'àl'occasion il y pourvoyait lui-même. Quant à ses dix enfants, il avaitsu les former, puis utiliser les aînés au mieux de ses intérêts, en lesemployant à des besognes de manœuvres dont le revenu suffisait àl'entretien des cadets. Pour Clovis, atteint d'une déformationprofessionnelle qu'il ne soupçonnait même pas, la famille était uncheptel mis par Dieu ou par la Nature(on n'a jamais su s'il étaitcroyant) au service des appétits d'argent du père. Il chérissait sa femme comme on aime une cuisinière économe, et unebonne poulinière apportant son produit de force musculaire pour lestravaux qu'exigeaient des entreprises toujours plus nombreuses ettoujours plus variées. Clovis chérissait ses enfants à raison d'un à la fois: le dernier-né.Ensuite, il les aimait simplement, jusqu'à leur dixième année, où, enles sacrant d'un premier coup de pied au cul, ou d'un premier coup defouet, il inaugurait leur carrière de bêtes de rapport. Cet hommepratique, appliqué avec le même soin aux petites affaires et auxgrandes, était passé de la boucherie au trafic de bestiaux, puis àcelui du "bien". À ce jour, il se trouvait à la tête d'une exploitationforestière et d'une demi-douzaine de fermes. Clovis respectait la Loi, qu'il savait fort bien utiliser, àl'occasion, pour se défendre, mais il en appréciait surtoutl'élasticité, qui lui permettait de friser la friponnerie sans perdrela qualité d'honnête homme. Comme Bèroux ne semblait pas pressé d'effacer sa dette, et que le Code,encore trop étriqué à l'avis du créancier ne lui permettait pas de sepayer dans les armoires, il fallait trouver une solution; une solutionsimple, sans frais. "Autre affaire, proposa-t-il. J'ai vingt cordes de bois de boulange àtirer su' la route depuis l'bois des Tuffèttes… - Non, mon vieux, pas la peine…Rin à fair'…J'ai assez d'ouvraige commeçà à la maison…À la tienne!" Prosper, de sa tasse, choqua celle de son interlocuteur, avala d'unelampée l'eau de vie, se leva en essuyant sa moustache d'un revers demain. C'était un congé. Clovis le comprit. Ravalant son dépit, ilsortit, donna quelques vigoureux tours de manivelle à sa "De Dion1906", et dès que le moteur eût toussé, bondit au volant. "À te r'voir!"Il démarra dans un désarroi de poules et de canards, pritde court la charrière, au risque de verser, et déboucha sur la route,juste devant une charrette anglaise filant à fond de train ."Hep!…Hep!…Ledru! - Tiens! Clovis! Les deux hommes immobilisèrent leurs véhicules. Le voiturier enflé,cramoisi, suant, vêtu d'un bourgeron clair et d'un pantalon de toilenoire, coiffé d'un panama et chaussé de galoches s'autorisait de sonembonpoint pour attendre l'autre sur sa banquette. "Ça va, mon vieux Ledru? Rien de neuf à Parigné?… Clovis jeta un coup d'œil furtif du côté de chez Bèroux , puis rassuré: "Dis donc, un petit service en vaut un autre…je te connais un veau àacheter, mais…" Les deux hommes parlèrent à voix basse, et au bout d'une minute, seserrèrent la main sur un 'entendu" cordial. Le lendemain dès le petit jour, et comme par hasard, la" vachère" duboucher Ledru s'arrêtait dans la cour de Prosper Bèroux. Et moins d'uneheure plus tard, après l'inévitable scène du café "bien consolé" et dela discussion réticente, le vau était hissé dans la voiture, remorqué àla fois en tête par une longe, et sur le flanc au moyen de sa queueretroussée. L'émotion du pauvre animal fut telle qu'il lâcha simultanément unbeuglement et une molle tartine qui s'étala par moitié sur le plancherde la vachère et sur le sabot de Prosper: symbole d'une double chanceen une double bonne affaire. " Bon Dieu!, s'écria le boucher en ouvrant son portefeuille pour réglerson achat, je m'aperçois que je n'ai sur moi que la moitié de la somme.Mal à rien, Maître Bèroux, vous avez bien confiance: je vous apporte lesolde tantôt" et il partit. La table n'était pas desservie, au début de l'après-midi, qu'ilrevenait cette fois dans la charrette anglaise. Il entra, salua latablée qui était nombreuse, et s'assit sans façon. À ce moment, onentendit s'essouffler la De Dion de Clovis. Deux maquignons de suite dans la même maison c'est beaucoup. Deuxensemble c'est suspect, Prosper fronça le sourcil. L'autre entra,s'installa au bout de la table; et, le café bu, il ne resta plus entête à tête que les trois compères. " Règlons nos comptes", dit Ledru. Il sortit une liasse de billets."Vérifiez, dit-il en en déposant quelques-uns sur la table. - Règlons nos comptes" dit Clovis en allongeant la main. Mais Prosper avait devancé le geste, et enfouissait déjà la somme dansson gousset. " Mon salaud, déclara-t-il à son créancier d'un air mi-figue mi-raisin,j'àvais d'viné qu'vous étiez d' mèche, en vous voyant tous les deuxensemble. Écoute-mè bin, Brunet: mès dettes, j' lés poèye quant' c'estqu'j'ai envie d'lés poèyer…Tu saisis?…J't'aime bin,més j't'emmerde!" Il laissa passer quelques secondes pour renforcer son petit effet, puis… "T'étais point chez tè, d'matinée? Et t'ès point rentré non pûs pourdèjeûnner, dis? Gros boban?…Eh! bin, mouai, j'ai envoyé mon gars lespoèyer, tes cochons. C'ést ta femme qu'a r'çu l'èrgent, et j'ail'papier. J'te dois pûs rin entends-tu bin, mon gars Clovis. J't'aimebin, més j't'emmerde!" Et triomphant, dans un large sourire, il saisit à main-le-corps lepetit bonhomme à cheval sur son tonnelet, et lui fit crachersuccessivement trois demi-tasses de "goutte". "Allez, les gars, videz-ça, pi on va aller vouair mes gorins!" * * * II. L'insulte "J't'aime bin, més j't'emmerde!" C'est tout un programme, cette deviseque Prosper a inscrite, une fois pour toutes, à son blason. Car Prosperest un prince, bien plus, un roi; un patriarche ayant engendré, à luiseul, presque un quart de la population de l'endroit, et, apparenté, deprès ou de loin, avec tout le surplus du peuple sur lequel il exerceune autorité incontestable. Prosper, roi des besogneux, des garennes àqueue blanche, des châtaigniers, des seigles blonds, de la "goutte", del'humour, et de tout ce qui s'ensuit. Au physique, Bèroux est sec comme une écoperche, maigre comme sa terre.Il est mal rasé, sauf le Dimanche, mal bâti et mal patté. Quand ilmarche, sa jambe gauche se plie en dedans d'une façon étrange; et sonprofil évoque assez bien un éteignoir. Prosper Bèroux ne sait ni lire ni écrire, mais il sait compter ets'expliquer. Il compte parce qu'il y fut toujours forcé, à cause de sagueuserie et de ses douze gosses. Et s'il s'explique, c'estgénéralement pour défendre le peu qu'il possède contre la rapacité deceux qui n'en ont jamais assez. Au labeur Bèroux est habituellement flanqué d'un compagnon têtu commelui: Mouton, l'aimable mulet, rue dans les brancards avec quiconque,mais se montre docile avec son maître Prosper travaille trois mois l'année rien que pour son boire. Chiquantet gueulant, il prend soif; et sitôt qu'il a bu, il éprouve le besoinde chiquer et de gueuler, de gueuler en patois, en faisant de grandsgestes. Il tutoie tout le monde, et dirait "tu" même au préfet ou àmonseigneur s'il avait affaire à eux. Quand, dans une conversation, il commence à injurier familièrement soninterlocuteur, c'est signe qu'il l'a en sympathie : Oui, mon salaud,c'èst comme j'te l'dis, et c'cochon-là, comme ca s'rait bin tè, v'là devrai quai qu'il a oûsé m'fair'." Prosper est heureux quand il peut sortir une grivoiserie; mieux, unecochonnerie. Sa grande joie annuelle , c'est quand il se rend à la brûlerie pour yquérir une énorme bonbonne d'excellente eau de vie à 55° qu'il a faitdistiller. À chaque ferme, le mulet fait halte à la porte d'un copain :on descend chaque fois la précieuse bonbonne et allez donc, ontrinque…!Largement. Dès la troisième station de ce chemin de croixdiabolique, Bèroux est "rentortillé saoul", et commence à chanter, entrès faux bourdon, un cantique impie, où la servante d'une messalinechampêtre s'en va réclamer, au presbytère, une chemise à dentelleemportée par mégarde Mossieur l'Curé, Mossieur l'Curé, …………………………………. Re..portez la cheminse Oûyou qu'vous l'avez prinse…… " J't'aime bin, més j't'emmerde!" Malgré les élisions, cette phrase estbien française. Surtout, elle enferme un sens profond. Pour Prosper,cette antithèse ne constitue ni un outrage, ni l'amicale formulepréludant aux affections naissantes. Sans qu'il en ait consciencelui-même, c'est un programme philosophique, par lequel il affirmesolennellement son indulgence pour l'humanité, en même temps que saferme résolution de ne point se soumettre à ses contraintes. Combien peu d'humains sont capables d'interpréter de telles subtilités!Prosper en avait fait la cruelle expérience C'était un jour de fête nationale qu'avait choisi M.Henry faisant à cemoment fonction de maire à Parigné, pour aborder notre héros et luireprocher en termes véhéments de ne pas envoyer régulièrement sesenfants à l'école. Or, Prosper avait sur la pédagogie des idées bienarrêtées. Il estimait qu'à partir du moment où ses rejetons étaientcapables de lui ânonner la gazette hebdomadaire ou de lui totaliser surle papier réglé du bureau de bienfaisance un compte élémentaire, leurprésence devenait bien plus utile à sa cour que sur les bancs del'école. Il prétendait encore qu'il importait davantage de planter à temps lespommes de terre que de connaître le nom de leur inventeur, et quel'avenir des champs de navets de Bois-Loudon présentait infiniment plusd'intérêt pour le cheptel des Loudonniaux que le passé de l'Île deFrance. Le magistrat municipal refusa catégoriquement d'entrer dans ces vues,exprimées pourtant par Prosper avec toutes les finesses de larhétorique du cru… On n'avait pas inventé la démocratie pour desprunes, ni même pour les poires de Monsieur et de Curé. Le droit à laliberté s'étendait jusqu'à celui d'ignorer la "Jographie" disait-il. Età bout d'arguments, il avait décoché à l'édile, au milieu d'uneassistance endimanchée, son fameux " J't'aime bin, mès j't'emmerde!" Le maire adjoint chancela dans son amour propre. Malgré qu'il eutcueilli quelque trente ans plus tôt un diplôme au chef lieu de canton,son cerveau se refusait aux transpositions idéologiques. Et, prenantpour son compte une formule qui ne s'adressait qu'à la collectivité, ileut l'impudence d'exiger des excuses. Des excuses! Le Roi desLoudonniaux se refusa aux abaissements. Mais huit jours plus tard, laMaréchaussée envahissait ses domaines afin de l'inviter à exposer sathèse au Palais de Justice. Ce n'était pas la première fois que Prosper se mettait dans le traversjuridique. Mais, il faisait l'étrenne de la sanction. Gros événementqui le laissa d'abord plein de perplexité. Son honneur exigeait qu'ilfit échec à une autorité qu'il refusait de reconnaître, mais lesentiment de sa faiblesse sociale le laissait anxieux des conséquences.Curieux des détails de la lutte qui s'engageait contre lui, il prit unparti qui prouverait que l'instruction n'a rien à voir avec l'à-propos:il assisterai incognito à son propre procès. Cela lui permettrait à lafois de tenir tête par l'absence et de s'informer par la présence. Il n'ignorait pas que le public est admis en badaud à cette sorte despectacle dont s'étaient pourléchés autrefois quelques-uns de sesvoisins. Pour éviter d'être trop facilement reconnu, il laissa passerun dimanche sans se faire raser, et fit l'emplette d'une casquettelarge comme un auvent, qui, enfoncée jusqu'aux yeux finirait de lerendre méconnaissable. Le jour de l'audience, bien qu'il eût avalé une bonne ration de gouttepour se donner du cœur, c'est avec de fortes palpitations qu'il gravitles marches du Palais de Justice. Le tribunal du Mans, antichambre de la prison à laquelle il colle commeun casier judiciaire à un condamné, possède une architecture sanscharme: c'est un bloc avec des trous. Il ne se distingue en rien desautres purgatoires terrestres de la ville: casernes, écoles, usines, sice n'est par cette particularité: d'avoir autrefois servi ce cloîtreaux Visitandines du "ci-devant', qui, du moins, s'y emprisonnaientvolontairement. Prosper devina confusément quelque chose comme cela tandis qu'ilattendait, dans la foule, l'ouverture de la petite porte du public.C'est d'une remarque simpliste et peu déférente qu'il résuma sonimpression: "quelle drôle de soue!" Il n'était pas au bout de ses surprises. Dans la salle d'audience, laThémis régionale, étalée dans les trois quarts de l'espace paraissaitbeaucoup plus à l'aise que le Peuple Souverain, entassé comme sardinesen caque derrière un bas flanc. Le costume rituel retenait l'attention du néophyte: la blouse noireévoquait pour lui celle que son père vêtait autrefois pardessus seshabits du Dimanche, pour les ménager. " Ah! pensa-t-il, ç'qu'on doit s'pocrasser à ç'mètier là!" Le mortier et le rabat l'intriguaient davantage. Convaincu que cesmessieurs allaient faire la quête avant la reprise ,comme le curé aumilieu de sa messe, il trouvait la coiffure ingénieuse. Le rabatl'occupa plus longtemps, mais au bout d'un quart d'heure, lorsqu'il eutconstaté l'abondance des paroles débitées, et se souvenant desnourrissons des Loudonniaux, il crut parfaitement en deviner l'utilité.Ainsi sombrent dans le ridicule les princes lointains égarés dans laCivilisation. Cependant, Prosper commençait à s'intéresser prodigieusement. Ce mondesi étrangement pince-sans-rire, qu'il considérait comme unequintessence de maire et de brigadier l'amusait, tout en l'effrayant.Il semblait que, de l'issue de son procès dépendait son prestige rural.Dès qu'il se fut imprégné du coup d'œil, dès qu'il eut épluché ledétail de la mise en scène, il s'efforça de démêler la signification del'acte qui se jouait. On venait d'expédier en un tournemain toute une brochette de petitesbonnes-femmes en robes de bure marron et en bonnets blancs, qui, avecune belle crânerie n'avaient trouvé qu'un sourire gouailleur "à ajouterà leur défense" selon l'expression consacrée. À présent, un vieuxchemineau très déférent et très crasseux s'expliquait avec le hautpersonnage qui conduisait le débat. " Vous possédez actuellement à votre casier judiciaire, disait cedernier, vingt condamnations pour vagabondage. - C'est forcé, Mon Président, répondait l'autre. - Forcé?…Ah! par exemple… - Mais oui, Mon Président. Supposition qu'vot'mére a's'soye saoûlée, etqu'a'vous aye abandonné…" Le président bondit. " Vous fâchez pâs, Mon Président, c'est façon d'dire, ça peut arriver.Me v'là donc abandonné. J'cherche d'l'ouvrage, et pendant que j'cherched'l'ouvrage faut bin manger. Mame Dubois, qu'est une sainte femme,a'm'donne; l'Pont Rouge, qu'est rouge, i'm'loge, et l'commissaire,qu'est républicain, i'm'fout en prison… - Accusé, cessez vos plaisanteries n'est-ce pas? La Société n'acceptepas de leçons d'un vaurien; terminons-en. -J'ai fini ,Mon Président. Vous allez donc me mettre huit jours, quinzejours. Je sors la semaine prochaine ou l'autre, et me r'voilà dans lemême cas. Y'a cinquante ans qu' ça dure Mon Président. J' devrais avoirdouze cents condamnations, j'en ai qu'vingt, et pas une pour vol. J'sisun honnête homme, une petite rente, Messieurs les Juges, une petiterente… - L'hospitalisation, si vous voulez? - Autant la prison à perpétuité, Mon Président!" Le président s'inclina à droite, puis à gauche, marmonnant quelquechose à l'oreille des deux cariatides qui le flanquaient et hochèrentsuccessivement la tête… "Huit jours!…" cria-t-il. Prosper Bèroux venait de découvrir qu'on peut dire n'importe quoi àn'importe qui, à condition d'y mettre les formes, ce qui n'était guèredans sa manière. Pourtant le "Mon Président" du bonhomme, il lecomprenait fort bien, disait parfaitement ce qu'il voulait dire. "Huissier, appelez l'affaire Bèroux!" L'huissier ouvrit une porte. "Affaire Bèroux !" cria-t-il dans l'antichambre. On vit entrer trois personnages tondus et rasés de frais, vêtus denoir, comme des croque-morts. Le cœur de Prosper, là-bas, dans le fond,battait la générale. " Lequel est Bèroux?" demanda le président. Aucun ne bougea. " mais alors, le prévenu, où est-il?… Défaut? -Pardon, Monsieur le Juge, hasarda l'un des témoins, je crois bienavoir dépassé sur la route la carriole de Bèroux… Sûrement, il lui seraarrivé quelque chose en chemin…" Sans qu'il s'en doutât, le témoin à charge venait déjà de prononcerplaidoirie. " Bon, mais le défenseur? Il n'est pas tombé de voiture, je suppose?… -Pas d'avocat désigné, Monsieur le Président, déclara le MinistèrePublic." Un des avocats présents, à qui le défenseur bénévole venait de diredeux mots, levait le petit doigt. " La cause vous tente?, Maître Petitblanc" demanda le juge en souriant. Maître Petitblanc était inscrit au barreau depuis l'avant-veille. Ileut, pour le président un sourire timide qui tourna au rictus. " De quoi s'agit-il, monsieur le Président? -C'est très simple : un gros mot à l'adresse d'un maire dans l'exercicede ses fonctions. Nous plaidons absent ?Nous renvoyons à huitaine? -Monsieur le Procureur, nous nous en voudrions d'importuner tant demonde une seconde fois pour une telle cause. Nous plaidons, exprimantle vœu qu'il nous soit tenu compte de notre bonne volonté." " Tu parles!" pensait Prosper dans son coin. L'huissier fit sortir les témoins. Le Président lut l'acte d'accusationqui se résumait en huit lignes. " Henry Zéphirin!" appela l'huissier. " Vous vous appelez Henry, Zéphirin Anselme Théodule, né le 18 Juin1883 à Parigné l'Évêque de Baptiste César et Adelaïde Noëmie Cruchon". Des rires étouffés fusèrent dans le fond de la salle. Le plaignant, àce rappel généalogique avait rougi jusqu'aux oreilles qu'il portaitlongues et dégagées. Il lui semblait que le président, entre les mots,lui en glissait d'autres, confidentiellement :" Ah tu en veux de laJustice? Eh! bien, ça t'apprendra à nous déranger pour si peu." et toutcompte fait, il trouvait l'affront de Prosper plus anodin que celui quevenait de lui infliger l'État-Civil par le truchement du Tribunal. " Vous êtes cultivateur aux Venelles, adjoint au Maire de Parigné, dontvous assumiez les fonctions le jour de l'événement. Racontez-nous,Monsieur ce qui s'est passé le 14 Juillet dernier." Et Zéphirin Anselme Théodule raconta ce que nous savons, et que vinrentconfirmer sous la foi du serment, les deux témoins extraits de lacoulisse. Le Procureur se leva. Il fut bref, mais empathique : " Messieurs, il est intolérable que des citoyens prennent prétexted'une observation parfaitement fondée pour injurier grossièrement etpubliquement un Honorable-Représentant de l'Autorité. Si la Loi nesanctionnait de tels écarts, Messieurs, où irions-nous? au désordre, àl'anarchie! Parce que l'administration communale, la plus près, la plusdirectement issue du peuple, et si dévouée, forme la base même de nosinstitutions républicaines, que plus que tout autre, peut-être, elledoit se faire respecter de ce même peuple avec lequel elle est encontact permanent je vous demande une condamnation sévère, exemplaire. " Zut, pensa Prosper, jamais j'aurais cru que d'dire " merde" au garsHenry des Vénelles, ça risquait d'fout'le gouvernement en bas. Faut-yque j'soye quiouqu'eùn, quant'même!" À l'invite du Président l'avocat prit à son tour la parole. Il étaitjeune, inexpérimenté, mais fort intelligent et sûr de sa langue. " Monsieur le Président, Messieurs les juges, un regrettable incidentnous empêche de comparaître… -Simple hypothèse" coupa le procureur… " Quel culot" pensa Prosper. " Hypothèse étayée par un témoignage spontané, reprit le défenseur. Monclient… -Occasionnel, interrompit en souriant le président. -…mon client habite une région sauvage, isolée, déshéritée. C'est unrustre, un primitif, ne disposant, pour exprimer sa penséerudimentaire, que d'un vocabulaire dérisoire. Première circonstanceatténuante…" " Bon! murmurait Prosper, ç'ti-là qui m'attaque,i'm'grandit; ç'ti-làqui m'dèfend, i'm'met pu bâs qu'la terre!" " Deuxième circonstance atténuante: Monsieur le Procureur nous reprochela publicité du propos. Or, sans vouloir entacher en quoi que ce soitl'honorabilité du respectable représentant municipal de Parigné, noussera-t-il permis de faire remarquer que l'injure- si injure il y a-n'étant que la conséquence d'une observation faire en public un jour defête, la publicité incombe toute entière , non à mon client, Messieursles Juges, mais à Monsieur l'Adjoint lui-même…Je dis bien: "Si injureil y a". En effet, messieurs, de quoi se compose la phrase incriminée?…De deux propositions contradictoires, dont la seconde seulement, malgréla gloire qu'elle a conquise à Waterloo (rires) pourrait êtreconsidérée comme irrespectueuse. Mais la première, Messieurs, en témoignant d'un amical et indéfectibleattachement, d'une incontestable déférence, ne détruit-elle pasd'avance tout ce que la deuxième semble présenter de fâcheux. Deux forces contraires s'annulent. En vertu de ce principe constant,c'est l'acquittement, Messieurs, l'acquittement pur et simple que jesollicite de votre noble justice… -Pardon! intervint le procureur qui ne tenait plus en place, tant ilprenait l'affaire à cœur. Messieurs, nous jugeons sur des faits et surdes textes, non sur des sentiments ou des appréciations. Or, le faitest patent, l'injure existe, fut-elle noyée dans un océan decompliments. Le délinquant se fût-il présenté un bouquet de fleurs à lamain pour débiter son incongruité (rires) il n'en serait pas moins undélinquant. Sans .m'opposer aux circonstances légèrement atténuantes,je réclame une stricte application de la Loi!" L'avocat, consentant à jouer perdant, demanda l'extrême indulgence. Lorsqu'il se tut, la trinité judiciaire tressaillit comme le voyageurqu'éveille l'arrêt du train au milieu d'un rêve. " Le Tribunal, attenduququatorjuillenfcentrentsixnomésperbèroupubliqumendclaré- dvantémoinonoméhenrysfinanselmadjoinmaird'Parignélvêque: " J't'aimebin, mès j't'emmerde!" (rires)… Attendu quléfaisonrconuetombsoulcoudlaloiduinneufjuilléquarevinun. Considérantqulialieudtenircomptecirconstançatnuantenfveurdlacusésrlquelson-frnilmeilrrenseignements. Par ces motifs, condamlnoméBèrousper à dix huit francs d'amende et auxdépens…Huissier, à une autre…" "Ça fait rin, notait Prosper en descendant les marches du Palais, j'medoutais pas que ç'mot-là, malgré qu'il'tait s'mé en bonne terre et binfumé, i'f'rait tant d'petits pour si peu d'érgent!… Mès, tout d'même,j'dois ét'e quiouqu'un: l'vieux traînier il a mis cinquante ans pouravoir drét à touâs minutes de justice, et moè, avec un seul mot, j'enai yu pour eùn' gran'demi-heure!" Il eut pourtant la surprise à quelques temps de là, en recevant lemémoire, de constater que les six écus de la Justice avaient aussi faitdes petits, jusqu'à concurrence de cent quarante trois francs et desdécimes. Il fit inscrire ses gosses à l'école des Commerreries, un écart composéde deux fermes et d'une auberge, à six kilomètres des maires et desgendarmes. Et lorsque le régisseur de Loudon vint lui demanderd'effectuer un charroi de trente stères de bois de chauffage pour lamairie de Parigné, il se récusa. " Voyons, Bèroux, tu sais bien que nous ne pouvons aller chercher uncharretier à trois lieues. D'ailleurs il n'y a que ton mulet qui peutnous tirer ça sur le sable des Tuffettes." Prosper demeurait insensible à la flatterie, même en la personne de sonbaudet. Mais il prouva qu'il savait compter: "Bon Dix cordes, quatorze francs six sous en pûs par corde, et poeyé àchaque livraison.À prend'e ou à laisser, arrange tè avec la mairerie!" C'était exorbitant, mais il fallut y passer, le bois étant achetéferme, et nul charretier à la ronde ne voulant se charger du travail. Prosper s'arrangea pour effectuer son dernier tour le soir même où leconseil se réunissait. Et, son bois déchargé, son dernier règlementempoché, il entra fièrement au " Café de Paris", où ces messieursterminaient la délibération par une partie de "manille". Il prit une"goutte" sur le pouce, et avisant l'adjoint en nombreuse compagnie, illui jeta: " Eh! bin, mon vieux Zéphirin Anselme, tu sais, j't'aime bin, etj't'emmène grâtis, si tu veux profiter d'ma chârte." * * * III. La dynastie Bèroux Vers l'année mil neuf cent dix, Prosper avait épousé en justes noces,et suivant les us et coutumes du lieu, Joséphine Aglaé Rêche. C'étaitvaguement sa cousine, et il était presque impossible qu'il en fûtautrement, puisque tous deux étaient originaires de ce coin, où lapopulation semble pétrifiée depuis vingt siècles et plus. D'ailleurs le Monde est si petit et le passé si profondqu'ils devaient bien, aussi, être un peu cousins de l'adjoint et dujuge. Bèroux, donc s'était marié selon les us et les coutumes du lieu àl'époque; c'est à dire qu'il avait courtisé Joséphine juste le temps delui déclamer "j't'aime, bin". Joséphine avait appris le passage parcœur et l'avait récité à son tour. Lorsque deux êtres sans complicationse sont mutuellement déclaré qu'ils s'aiment, et! Bien ils se leprouvent, avec toute la puissance de la candeur originelle. Et dès quela preuve se manifeste ostensiblement, on s'avise que la Société imposedes robes blanches, des oraisons, des formalités et des festins pourpréluder à ces joies. Un peu tardivement, on commande la robeimmaculée, à laquelle on ajoute quelques fronces afin de ne pointtrahir les réticences du confessionnal. Si dieu semble ne rien voir,chacun sourit un brin… De cette remise au point, trois mois plus tard, sort un vagissement.Désormais, le ventre et la mamelle vont se relayer de douze en douzemois, se faisant chaque fois un peu plus mollement complaisants pour lenouveau venu. Ça, c'est la Nature. Et quand le bénéficiaire doit faireplace à une nouvelle petite sangsue, quand le sevrage lui tire despleurs, pour le consoler, on lui glisse dans la bouche un biberon emplide l'extrait de la pomme par la pissette de l'alambic. Ça, c'est lecadeau du Fisc. C'est dans ces conditions, approximativement, qu'avait poussé l'arbregénéalogique des Bèroux. Seulement, de mémoire d'homme aucun desancêtres n'avait encore fait preuve d'une telle application. Prosper jouissait d'une postérité directe représentée par douze sujets,produits de douze couvées, sans compter quelques accidents, mais sans"doublets". Son fusil, comme il disait, n'était qu'à un coup. Cinq de ses rejetons avaient essaimé aux alentours. Le doyen, le"Désiré" qui avait jadis joué à loup-caché sous la toilette nuptiale,continuait les traditions de famille dans un minable "bordage" à troiscent mètres de la ruche paternelle. Il avait augmenté de deux unités ladescendance de Prosper, avec la complicité tardivement légaled'Augustine, la fille d'une sorte de Titan femelle, la veuveTribouillard qui faisait valoir seule deux journaux de terre. Le fils de cette veuve avait épousé Berthe, le second des enfantsBèroux, dont le frère puîné, Jules, sans doute par représailles, avaitenlevé la cadette Tribouillard. Ces deux couples avaient dérogé en désertant le terroir, l'un pour lechef-lieu de canton, où l'homme boulonnait les traverses de chemin defer; l'autre pour un domaine éloigné où le couple tenait la basse-cour. Aux Loudonneaux, où l'émigration est souvent rendue nécessaire parl'exiguïté et l'ingratitude du sol, l'immigration est la grandeexception. C'est ce que le bon sens du cru traduit par l'expression"chez nous, pour y rester, il faut y être né". Et l'on y reste, pourpeu que quelque vieux consente à mourir pour céder aux jeunes sa placeau soleil. C'est ainsi que le quatrième Bèroux,"le Léon" s'était établi dans"l'endroit" du père Marmion, qui avait eu le bon esprit de défunterjuste après lui avoir accordé sa fille, et que le cinquième," la Lise"s'était adoubée, avant de régulariser, avec"le Tatin Braco" à qui samère venait de léguer le droit à une pièce unique assise dans le marais. Labourage, bricolage et braconnage sont les trois mamelles desLoudonniaux. Prosper labourait, Désiré labourait, Léon bricolait, Tatinbricolait, et tous braconnaient à l'envi. Lorsqu'on pénètre chez Prosper, le soir, à l'heure où le reste de lafamille est réuni, la première question qu'on se pose est celle-ci:comment tout ce monde peut-il se caser la-dedans ? Et pourtant,naguère, on en avait logé davantage. Dans un cliquetis de couverts, parmi les pleurnicheries de gosses etles glapissements de femmes dominés par la voix cassée de Prosper, neufpersonnes achevaient un repas dont la soupe au pain, les pommes deterre à l'eau et le fromage blanc composaient l'essentiel. La flamme dérisoire d'une lampe "Pigeon" tentait en vain de rivaliseravec un feu de fagots qui suffisait à l'éclairage. Sitôt la dernière bouchée avalée, la mère Bèroux se préparait àempaqueter pour la nuit son dernier-né ,"le Louis" dit "tonton", àcause de ses neveux plus âgés que lui-même, lorsqu'entra la mère Picot,des Pilons. "Bonjou la compagnie, dit la visiteuse…Doux Jésus qu'j'avez-làeun'belle petite fille: c'est-y bin son père, les mîn-mes-yeux,l'mîn-m'nez, la bouche et l'menton…Quiens! més j'me trompe, dit-elle,c'est-eùn gârs!" C'est que, pour prouver sa ressemblance avec le père, le moutard venaitde retrousser sa petite robe rose jusqu'au nombril. "Oui, dit la Bèroux, secrètement jalouse,i'disant tous qu'ir'semble àson père. Pourtant, èrgardez-donc, il a l'reintier bin râblé comme lemien. Jusqu'aux moulettes des pieds et les nouinces des mains qu'ètantfaites comme les miennes. Ah! il est bin à nous deux! -Il est-t-i échaboti? demanda la mère Picot. -J'vous cré. L'aut'jou, j'sortais d'baratter à la laiterie, pûd'quéniau! j'ai cherché partout, ergardé dans l'puits et dans la mâre,jupé longtemps, rin. Vous savez pâs oûyou que j'l'ai r'trouvé?Eh! bindans la nige au chién, mussé avec le Médor. Ah! il est dru. Et j'cré bin qu'i's'ra fumellier comme aut'foés dèfuntson grand'père. L'aut'jou, la mér'Cul-d'Pâillon al'avait pâs ÿu l'tempsde l'prend' su'son bras qu'il'tait déjà environ ÿi fouger entre lesestomacs sous sa camisole. -Heû lâ!!!! j'k'menç't'i'à causer un peu? -Causer?…Mès i'n'f'rait qu'ça la journée au long. Vous allez voèr:allons, mon chèri, dis quiouqu'choûse à la dame… dis vite…tu veux bindire quiouqu'choûse à la dame? -Voui. -N'on dit:voui, manman -Voui, manman -Eh! bin dèpéche tè d'ÿi dire quiouqu'choûse à la dame…a'va t'donnerdes bonbons….ah! le v'la qui s'décide… -Marde!" Le mot se perdit dans le brouhaha. Vexée, la Bèroux se rabattit sus sesautres mioches. -Allez! Au lit, vous aut'et vitement! Mèlie, débarrasse la table. Tai,Cendrine, met ton p'tit frér'au lit…É pi toûs, foutez-moi l'camp en lachambre!" Mèlie, une gringalette de neuf ans desservit en rechignant, tandis quela mère installait le Tonton dans une petite caisse de bois haute surpatte, au pied de l'unique lit de la salle commune. La Cendrine, qui, àdix-sept ans, avait déjà des allures de petite vieille, entraînait"l'Ugène" six ans, dans la chambre voisine, où la suivirent bientôtl'gârs "R'nest" et "L'Victo", deux galopins de douze et quinze ans,puis "le Milien" un costud de vingt printemps. Et tout cela, en tas, fesses à l'air, riant, pleurant, se battant etpétant, s'en fut occuper les deux grands lits de bois et le lit de ferqui emplissaient la chambre, entre une armoire vermoulue et une commodebancale, où, sous globe, achevait de s'effriter une couronne de mariée. La mère Picot reprit le chemin des Pilons. Prosper poussa le verrou, sedévêtit à la lueur mourante du foyer, et coula sa grande carcasse entreles draps, tandis que son épouse ajustait son "de nuit": une camisoleraide comme une tôle, par dessus la chemise "grande et ample" quisemblait l'étayer, puis une " gouline" bien blanche. Hygiénistes et puritains, rassurez-vous! Il manque trois verres surquatre à chaque fenêtre, la cheminée tire aussi bien que les portes; etchez Prosper, la Nature n'a pas plus de secrets que l'esprit n'a dedétours. * * * IV. LeRoyaume de Prosper L'État des Loudonniaux est situé par 2°17 de longitude ouest et 53°31de latitude Nord.. C'est un des rares empires qui soit limité parl'incertitude. On est donc incapable d'en fixer l'étendue. tout cequ'on peut dire, c'est que cette monarchie spirituelle est enclavéedans un massif forestier de près de cinq mille hectares qui sauvegardeson autonomie. Son relief a l'aspect d'une énorme taupinière flanquée au Sud Est d'unmamelon en appendice, le tout inclus à l'Est dans la concavité d'unplateau moins élevé, en forme de haricot. Entre deux coule un ruisseausorti d'un étang situé au Sud. Un chemin de quatre mètres de largeur, pompeusement appelé "route"forme la chaussée de l'étang, escalade le mamelon à sa jonction avec labutte principale, puis longe cette dernière, en formant l'axe descultures, avant de s'enfoncer dans les bois vers St Mars. Le Mont s'appelle la Butte des Tuffettes. Les pentes orientales etquelques lopins de l'autre côté de la route sont cultivés sur unesoixantaine d'hectares par presque autant de "sujets". Le nom de Loudonneaux est un dérivé de Loudon, une terre qui s'étend àun quart de lieue près de l'étang, Loudon, Lug-dunum, nom celtiqueromanisé, vous diront les toponymistes, qui aboutit ailleurs à Loudun,Lyon, etc. En fait, Les Loudonneaux sont un des derniers bastions de la Gaule etde ses gauloiseries que n'ont point encore submergé les grands courants. Loudon désigne un manoir déchu ayant succédé à une villa gallo-romainedont on ne décèle nulle part les ruines. Loudon désigne aussi l'étanget le cours d'eau. sur la pente des Tuffettes, la ferme de Prospers'appelle Bois-Loudon. Tout à l'Est, une rivière parallèle au ruisseau coulant comme lui duSud au Nord, peut être considéré comme l'extrême limite du terroir: leNarais. J'ai laissé Parigné à plus d'une lieue derrière, sous le soleild'après-midi. Quittant la route d'Ardenay qui longe la vallée duNarais, j'ai emprunté l'étroit ruban qui s'en détache, à gauche entredeux petits taillis: c'est la route nationale de Prosper J'ai dépassé les labours de Loudon, coincés entre les deux voies, et aufond desquels sommeillent la minuscule enceinte avec ses trois chichespavillons, la maison basse, les communs et la haute grange de laCassine, la ferme annexe. Et maintenant, flânant sur la berge de l'étang, je m'amuse à faire desronds dans l'eau, comme un collégien en vacances. Quarante hectaresliquides, où nage une corbeille de verdure. Un pailletis de soleil oùse reflète, à l'horizon, la sombre ligne des pins. En bordure de laroute, sous une vigie de peupliers alignés, le clapotis vient lécherles pilots obliques de la rive, berçant les napperons verts et lescoupes de porcelaine des nénuphars, entre les fleurets menaçants desjoncs. Une grenouille plonge. "Hue! Mouton…" Clac! Un coup de trique descend sur le cul dumulet qui bondit, saquetant le tombereau où Prospertriomphe comme un Pharaon sur son char de guerre, au débouché del'allée de Loudon. "Tiens! Prosper… -Hâââ…rrr!" Le mulet s'arrête…"Quai qu'tu fous-là, bougre de salaud?Salut. Ça va?" Prosper connaît son monde. "Bonjour vieux, ça va! ça va! Et toi? -Allez! monte. On va boèr un coup d'cîd' à la maison…" Une véritable occasion. Tout confort. Du cidre aigre. Un après-midifichu…peut-être pas, après tout. Mais le refus serait un crime delèse-majesté. Je monte. À nos pieds, l'eau coule par dessous la route et se perd parune étroite saignée dans un fouillis d'écouvillons brunâtres. Bientôt,entre deux pineraies l'attelage escalade un raidillon. Dans un bruitinfernal, le tombereau vibre sur les tartines de cailloux que lecantonnier a disposées en chicane, pour être sûr qu'on les enfoncera. C'est à peine si j'entends Prosper, à cause du tintamarre, et je luiréponds par monosyllabes, parce que je m'intéresse à un site dont ilest blasé depuis longtemps. Pour le tourisme, pourtant, je préfère centfois le tombereau à l'automobile: on a le loisir d'assimiler le paysage. Nous voici au sommet de la côte, que couronne une voûte de feuillages.Et, brusquement, après la monotonie du bois, du marécage, la clairièrerustique apparaît dans une sarabande colorée. Les châtaigniers! Ils sont à la capitale de Prosper ce que sont lescolosses de pierre au temple d'Elephanta, les lotus de porphyre auxpalais de Memphis. Ce sont eux qui nous accueillent sous leur ténébreuxarc de triomphe , à la Porte du Sud; eux, qui posent leurs pieds à lapeau grise et rude aux talus des sentiers, d'où leurs ergots voustendent des embûches sous les pas; ce sont eux, monstres immuables quiprennent d'assaut les pentes, sans autre secours que celui des siècles;eux, enfin qui sertissent la lisière des pineraies d'un bourrelet deverdoyants cumulus. La capitale de Prosper, c'est là! Tout de suite à gauche, l'abri depaille sur quatre poteaux ivres. Le pignon d'ocre clair que couronne lecube ébréché d'une cheminée, le toit de tuile amarante et violet; laporte en grisaille livrant un carré noir; la croix claire de la petitefenêtre. C'est la courette bordée de pieds-d'alouette et demarguerites, où s'affaire une coiffe blanche sur un chiffon de pilou,parmi les piailleries de volatiles; c'est le petit chemin creux,derrière, qui conduit à la loge du Désiré. C'est encore… "Bonjou! la mér'Pecra -Eh! Bonjou donc, Prospè…" Il arrête son tombereau sur la berme et saute. Il disparaît derrière un puits de pierre couvert d'un dôme en pointe d'asperge, ets'engage dans un sentier escaladant la colline à l'arrière d'unemasure: un trou de pierre, enfoui sous un inextricable réseau deronces, d'orties, et de lierre. Face au soleil, sous le rebord du toitqu'on atteint à la main, une porte ronde et une meurtrière. C'est latanière des deux petites mères Pichon et de leur "quèniau"infirme; trois générations de goitre, de scrofule et de crétinismealcoolique. Deux millénaires de consanguinité. Tout en haut, sous un trio de marronniers, la seule ferme digne du nom;l'exploitation de Philibert -Philbè- un copain chez qui se rendaitProsper. Et voici "Philbè", accompagné de Prosper faisant de grandsgestes. Philbert est un placide. Il a peut être quarante ans, mais sacroissance semble s'être arrêtée au lendemain de sa première communion.Il arrive à peine à l'épaule de Prosper, chausse du 36, et arbore soussa casquette plate une figure de chérubin réjoui. Il me salue avec déférence, et tous deux montent dans le tombereau, seservant des roues comme d'échelles. Nouveau coup de bâton sur lederrière du mulet, dont le démarrage manque de me projeter dans le fondde la caisse. Nous cheminons maintenant entre deux mosaïques de "choux-vache", deseigle clairsemé, de "lisettes" empanachées de jade, alternés avec lestapis grenat du "mèricain. À gauche, une charrière s'enfonce et grimpeà flanc de coteau vers des bâtiments à demi cachés par un buisson:c'est Bois-Loudon, le palais de Prosper. "Dis donc, Bèroux, je croyais que tu nous emmenais chez toi? -Tai, fous-nous la paix! J'ai à fair' pr là,, ça te r'garde point…" Et Prosper poursuit sa route; il reprend avec Philbert, une discussionsur le prix des seigles et l'abondance des châtaignes. Nous passons entre deux bicoques. Même pignon sur route, porte au midi;même écurie au bout, même hangar.À gauche, c'est propret, fleuri: noussommes chez la Tribouillard. À droite, c'est croulant, pelé, encombré:nous sommes chez Léon, dont l'unique rejeton, une sorte de marmouset àfigure de tomate, morveux et sale, poursuit, dans la cour, un coq plushaut que lui. Il est boudiné dans un fichu, malgré la canicule, etréussit à courir, malgré une sorte de sac tombant qui lui sert deculotte et l'entrave. "Eh! gars Moïse, ton pér'ést-i'là? -Non. -Ta mér'? -Non. -La mér' Bouilla, -Non. -Viens dire bonjou à ton grand'pér. -Non! -Bin, va donc! P'tit verrat…!" Et Prosper continue. Maintenant la vue se dégage, à droite, sur lavallée du ruisseau. Un peu en retrait et en contrebas de la route, unemaisonnette remise à neuf montre ses crépis trop frais et l'encadrementtrop rouge de ses ouvertures: c'est le temple communiste, où l'apôtreArthur, philosophe, cultive l'ascétisme familial entre sonchamp de pommes de terre, la pomme de pin, et l'in-octavo marxiste,après avoir répudié ses grades dans le textile lillois. De part et d'autre de la chaussée, sur la butte, dans la vallée, voiciencore de ces petits logis dont pas mal sont en ruines. Il y a beaucoupde ruines aux Loudonneaux: mur éventré d'un "nid" abandonné, pansdéchirés, veufs de leur toiture. Qui se cache sous les cubes demoellons dont sort encore un filet de fumée bleue? Un journalier, unbûcheron, un "pleux d'bèryére" accomplissant chaque jour trois lieuespour se rendre au travail. Le "Berton", importé jadis de Cornouaille par des parents nomades; untaciturne qui ne prononce pas dix mots par jour. Il se rattrape leDimanche lorsqu'il retrouve la parole au fond d'un verre. Plus loin, dans les "bas" du ruisseau, la Marie au "groû-t-yeú", vivantavec sa mère et sa vache. Une pauvresse à l'œil tuméfié, énorme,saillant sous la paupière fermée par une mystérieuse fatalitécongénitale? Voici la "Préfecture". C'est la dernière maison à droite. Une maisoncomme les autres, lépreuse, allongée l'œil au Midi. La courtriangulaire est un carrefour d'où fonce, en biais, un chemin quiconduit partout et nulle part. mais, en arrière, de l'autre côté de laroute, ce chemin se prolonge vers le haut des Tuffettes. La Préfecture arbore sur sa façade un rosier grimpant, une inscriptioneffacée où l'on lit à peine "café"; puis, au pignon, une tache d'unbleu lavé, c'est la boite aux lettres. Le Vendredi on y lit couramment" la première levée de Mardi est faite". La Préfecture est un café. On s'y saoule le Dimanche. Derrière est unjardin; plus loin, un champ inculte avec des châtaigniers, toujours. Etlà où finit le dernier châtaignier commence le premier sapin. Onparcourrait désormais deux kilomètres avant de traverser laroute du Mans à Blois puis le champ de tir d'Auvours, puis trois encoreavant d'atteindre la gare de Saint Mars la Brière, près du bourg. C'est à la Préfecture que nous amenait Prosper. Bientôt, nous étionsattablés dans la salle basse et enfumée n'ayant rien à envier auxsalles des maisons d'alentour. "La Préfecture? Et pourquoi la Préfecture? -Tu connais donc point l'histoèr' dés Loudonniaux? -Mais si, Prosper." Toute nation qui se respecte s'enorgueillit d'un passé. Les Loudonneauxen ont un, et fameux, que Dieu et le Diable se sont âprement disputéssans qu'on sache encore lequel est vainqueur. L'histoire de Loudon commence avec ce nom barbare de Lug-Dunum, laButte aux Corbeaux selon les uns, la Butte du Dieu Lug, une vieillehorreur, ou la Butte Brillante, selon les autres. Fiez-vousdonc aux linguistes! Il y a aussi la Pierre- Bergère, là-bas, dans la Vallée du Narais, unesorte de sorcière pétrifiée célèbre pour ses exploits. Puis, surl'autre rive, le bourbier de Gardonnière, sous lequel on entend parfoisdes sons de cloches évoquant la ville d'Ys, de sinistre mémoire. Une foule de pratiques étranges, sur lesquelles les saints du Paradisont parfois essayé de mettre la main. L'herbe date de la Saint Jean,cueillie à jeun, le matin de la fête du Saint, pour préserver de lafoudre et de la maladie; les sorts jetés à pleins bras, malgrél'exorcisme des croix tracées à la chaux au-dessus des portes; du sel,jeté par dessus l'épaule gauche. Ces interdictions de faire la lessivecertains jours; ces chouans qu'on entend la nuit geindre ou rire commeles fous de l'Enfer, et que l'on cloue au vantail des granges. Au XIIIème siècle, Geoffroy, évêque du Mans, originaire de Loudon enParigné ou de Loudun en Poitou, tenta d'apporter un peu d'ordre par là.Il profita de ce que Loudon appartenait à l'Église du Mans pour yfonder un prieuré afin de convertir les païens du lieu. Maisl'établissement périclita, et devint une simple ferme dont il ne resteque des pierrailles, sur le ruisseau à la sortie de l'étang. Vers 1860, un prélat manceau voulut renouer le tradition évangélique deson prédécesseur, dans cette colonie obstinément païenne: il fitconstruire une petite chapelle sur le bord de la route, en plein centredu hameau. Mais le Bon Dieu n'y venait qu'une fois par an visiter sesouailles, et il restait 364 jours par an pour l'oublier. "Tu te souviens, Prosper, de la petite chapelle? -Pargué! On l'l'a dèmolie à cause qu'a' croûlait." La bonne femme du café, écoutant la glose, attendait patiemment lacommande. "Quai qu'on prend, demanda Prosper, un café? -Un café, acquiesça Philbert? -Va pour un café. -Avec la bouteille à l'iau-bènîte." Recommanda Prosper. Puis il reprit. "Mon vieux, ces raconteries-là, c'est bin savant, j'veux bin crére,mais ça nous dit point pourquè qu'la Préfecture a s' appelle laPréfecture. J'vâs tè l'dire. Mon histoèr' al'ésr bin pu vieille queça…Y'a cent ans…" Cent ans, aux Loudonneaux, c'est la limite des temps historiques. "Y'a cent ans, icit', y'avait un nommé Coulon qui s'disait Préfet desLoudonniaux. I'vendait du boère et d'la goutte, bin-entendu, tout commeà c't'heúre dans c'te m*eme auberge, la mére Bidru que v'là. et monCoulon, i'vendait itou d'la justice, et bin mieux qu'tous vos bobans àblouse et à bavettes. Y'en n'avait pâ-un comme li pour régler les disputes entre bonhommes,quant l'un ou bin l'aut' rabourait eun seillon en l'champ du vouésinpour ègrandi l'sien, ou bin quant'i'n'i'avait des lapins pi des poulesde volés, et tout…Il empochait l's'amendes, més faut dire qu'il faisaitbin du bien dans l'carré, et qu'les amendes en quession, a'servînt binsouvent à aj'ter du pain pour les malheureux, ses pauvres, commei'disait. Mais l'pu biau, c'est quante le Coulon i'pouillait eùn' belle ch'mînseblanche pour marier eùne couple d'amoureux, car i'faisait aussit' lesmarièges, que çà qu'i'ètait bin pu aisé à dèmancher quant'ons'entendait point. La cèrèmonie a'coûtait rè-n'en tout: l'Coulon i'faisait ajnouiller lesmariâs à sés pieds d'vant toute la compagnie, i'y'eû lisait l'code desLoudonniaux, et pi pour les bèni',i yeú pissait d'sûs. après, bin sûr,y'avait eún dîner chez li qu'fallait poèyer. -Sacré Prosper, tu nous en contes de bonnes… -Ça qu'i'ést aussi vrai que j'te l'dis, à preuve que mon grand'pér'il ajamais été marié autrement… -C'est vrai, confirma Philbert, j'ai toujoûs entendu ça par les anciens. -c'est pâs tout, reprit Prosper, ceusses-là qui voulînt point s'marierpour de bon, i'z'avaînt eùn'aut'moyen d's'assouâtrer, Coulon i'louait àdes bracos et à des train-niers des p'tites loganes en bèrguiére qu'ilavait bâties en l'bois. Et parmi ces gars-là, y'ènn'avait eun,l'Pecnaqui faisait l'boucher d'biques, mais qui t'nait itou la Maison desChiffes,eùne cahute oûyou qu'i'logeait d'nuit cîn-àsî fumelles pointèmoèyées.Quant' eune pratique a'v'nait au piési mon Pecna i's'couaiteún guérlot et les filles a'sortaînt des bussons d'alentou. Etmoyennant sept à huit p'tites centimes, l'amoureux il avait l'dretd's'ègailler en l'bois avec c't'èlà qu'il avait chouâsie. -Ah! sacré Prosper…Mais dis donc, légalement, ça ne comptait pas, lessacrements de ton père Coulon…. -Ça comptait point! Ça comptait point! s'écriait Prosper qui commençaità s'échauffer après avoir fait de sérieux emprunts à la bouteille d'eaude vie, eh!bin,il aurait fait bon dire ça en c'temps-là aux gensd'paricite! De quoi donc qu'vout'maire et vout'curé i' font d'pû, à pad'pisser su la mariée? Du moment qu'tout l' monde était d'acco, à causede quai qu'ça n'aurait point compté? À preuve que mon grand'pér'il a pâs moins ÿû huit quèniaux. Lamécanique a's'fout pâs mal de qui c'est qui la bènit, ça l'empêchepoint d'fonctionner. -Elle fonctionnerait même sans bénédiction, hein? Philbert…" Philbert, pris à témoin, souriait, ce qui excita l'autre. "Philbè, comprends -tu, c'est eún bon gars, un copain à moi. Mais,n'empêche que c'ést-eún riche. I'sait signer son nom; i' possède; pis,il ést conseiller municipa. D'sorte qu'il a intérêt à filouser les"groûs" qui nous m'nant… -Mais, Prosper, ton père Coulon, c'était aussi un riche qui vousimposait des obligations en vous exploitant. Pourquoi passer par sonministère? -Quiens! Ç'te d'mande! Fallait bin fair'comme tertous, à cause de laconsidérâtion. C'ést pour la mîn-m'réson qu'n'on va à ç't'heûre trouverl'maire et l'curé. C'était la mode de chez nous; et ceux d'ailleú, i'nous avant ÿu, v'là tout! Mais, au fond, on s'en fout pas mal, nous. L'pér'Coulon, i'rendait désservices malgré qu'i'les faisait poèyer. Tandiment qu' lés curés etsurtout lés maires i' songeant qu'à nous emmerder. C'ést des emballes,qui veulent tout k'mander et s'engraisser à nos dépens. -Allons, alons, Prosper, le Progrés, la République… -Oui. Bin, n'on peut n'en parler, d' leû Rèpublique… des marchandsd'balais d'bèrÿiére comme le gars Henry qui voulant jouer au groûs; desvoleûs comme le Clôvis, qui n'songeant qu'à soutirer d'l'ergent aupauv' monde; des gendarmes, des percepteûx… On n'ést pûs lés maît'cheznous comme en l'temps… -Au bon vieux temps des châteaux?" En prononçant le mot, on est sûr de déchaîner l'orage…C'est que, toutde même, si l'autorité de Prosper est incontestable, il n'est pas seulmaître dans son royaume. Comme un bon papa -faillible- il règnespirituellement sur son peuple, mais, comme la République d'Andorre, ildoit foi et hommage à deux puissants suzerains: la RépubliqueFrançaise, qui exige la taille, et impose une autorité prétendue venird'en bas, ce que Prosper ne peut souffrir et le Château, qui impose lacorvée au titre de haute mainmise foncière, ce que Prosper abhorre. Si les Loudonneaux sont sous la tutelle de la mairie de Saint Mars,Loudon est sous la dépendance de celle de Parigné, où l'on commercevolontiers, si bien qu'on peut avoir maille a partir avec deuxmunicipalités. Quelle complication! La République pourtant est bonne fille. C'est grâce à elle que lafameuse bonbonne d'eau de vie annuelle et exonérée de droits; qu'onpeut déléguer un porte-parole presque illettré au Conseil Municipal, etobtenir, de temps en temps une petite faveur. Mais évoquer le Château! Là-haut, des pentes Nord des Tuffettes on voità l'horizon émerger un cube blanc: c'est le Château. Et tout, à laronde, à quelques exceptions près, appartient au Château: Loudon, lesLoudonneaux, la Buzardière, un joli manoir qu'on laisse crouler, ettous les bois d'alentour. "L'châtiaû, hurle Prosper! De quoi donc que n'i'a d' diffèrence avecaut'foès? I'nous tient. I'nous tient tout comme y'a cent ans![ lisezmille], et, nous autes, 'cor' pûs qu'lés anciens, à cause que dansc'temps là, l'châtiaû il' tait loin, et qu'aux Loudonniaux, on pouvait'cor' se senti'en famille.Mais à c't'heúr'… -Voyons, Prosper, on n'a jamais entendu dire que le Château se soitjamais rapproché… -Bougre d'couillon, tu veux donc point m'comprende… En ç'temps-là les"bourgeois" du Châtiaû i'v'naint par là que de temps en temps pourcourser un chevreu ou bin un marcassin. Mon grand'pére i'm'a racontéça,aut'foès…Tout ça, ça qu'i'arrivait à j'vau, lés bonn'femmes comme lesbonhommes, avec eùn' venue d'chiéns, ça d'valait au travès des champset ça berzillait tous l'z'affiements. Mais à part ça, on ést si tellement perdus en nos boîs qu'on nousoubliait à peu près…À ç't'heure, més bon dieu d'bérlaud, tu vois doncpoint déquai? D'puis qu'i'nous avant mis des gardes, on ést pire queleû chiéns…Ç' grous pastre d'Chèniau, l'as-tu bin r'gardé? Àl'voèr'comme ça, avec sa bonne grousse goule rouge et toute rondequ'i'a l'air de toujoûs chauvi on dirait l'meilleú gars d'la terre. Eh!bin, va donc t'y fier! Ça qu'i'ést sorti d'rin, d'eun p'leû d'bèrÿèr'de Vaugautier, et pour eún peu, ça mettrait tout l' monde su' la pâille. Quant i'fait fair' du boîs, i' trouve toujoû moyen d'chicaner su'l'prix, à cause que les cordes a'sont point assez serrées. Quant'i'faitchârrèyer, faut qu'il ergote su'l'chargement ou bin su'l'nombred'tours. Mais tu peux aller vouair su'l'livre d'dépenses; les journéeset les charrais i'f'zant des p'tits. On ètonnerait bin des bonhommes sion yeú disait qu'i'f'zant châcun dans les cîn à sî-cent journées paran; et les j'vaux si i' savâint lire, i's'rînt bin surpris d'savoèrqu'i'mangeant eún boussiau d'avoine par jou. L'livre des ventes, li, c'est pas pareil. Tu ÿi vois bin lesvingts cordes d'sapin livrées au boulanger d'Ardenay, mais tu peux ÿichercher les cinquante petits peupliers pris dans la pèpiniér" pourMaîte Bidault, ou bin l'cent d'bourrées vendu à la Mér' Picot. Aussit',le Chèniau il aime bin mieux lés p'tites'affair' que lés groüsses; àmoins qu'ça soéye pour vend'eùn' sapiniér'sü pied au Clovis qui ÿiläche eùn' beûrrée su'l'prix fó…Quiens, tout ça, ça m'fait chier…Etdire que les bourgeois i' n'en voèyant rin. J'lés plains pas, bin sûr,i'n'avant qu'à ét' moins cons. Més n'empéche que les gardesi's'enrichissant pu'vite qu'eux. Si i' prenant leû-z-intérêt, cest comele chien à dèfunt Bouju i' prenait les lièvres au gîte: avec l'espoèrde lés croquer. -Prosper, tu es un rouspéteur. Tu exagères. Tu médis. Tu calomnies. Etd'ailleurs, tu serais bien en peine de lire sur le livre de compte…Enadmettant, pourquoi ne refusez vous pas de travailler pour le château? -Et chouâsi' entre querver d'faim ou bin aller travâiller à six lieues.Et pi, sacrée Andouille que t'es, tu sais donc pas qu'ç'est l'châtiauqui loge tout l'monde ou presque, aux Loudonniaux. -Et gratuitement. -C'ést cor' assez ché poèyé pour dés loganes qui n'ont ni pavés nicontrevents, et qui perdant leû' vitres et leû' tuiles… Més, dis-té bineùn' affair, innocent, c'ést qu'toûs ceû-z-là qu’i’avant r’fuséd’travâiller pour le châtiau, on ÿeû-z-a laissé croûler lasoue su’ la goule . V’là pourquai que n’i’a tant d’ruines auxLoudonniaux… -Prosper.. -…Dè quai cor’ ? Il ést dit que ç’fî d’putain-là i’ va prend’ ladèfense du châtiau !... -Non, Prosper, non ; mais il faut être juste : combien le garde vousfait-il de procès pour braconnage dans une année ? -J’te vois v’ni. On nous fait eún biau cadiau en fermant lés yeuxsu’eún lapin d’temps en temps :s’ment, v’là l’malheu, ç’que l’châtiaui’dure, à cause qu’il a tout d’mîn-m’ besoin d’nous, les gendarmesi’l’empéchant, pasqu’i’ n’avant rin aut’ choûse à fout’…Pourquai qu’leûlois a’ dèfendant d’dètruire le gibier ? toujoû pour la mîn-m’ réson :pour avantèger lés groûs. Més, grand boban dè qui donc qui l’nourrit,l’gibier ? Hein ?Quante n’on pique pour dix francs d’choux et pi qu’deux joûs après tout ést mangé qui qu’ c’est qui poèye ? C’ést nousautres, pour que ces cochons-là et pi leû copains i’z’ayant l’plésid’tirer eún coup d’fusil deux ou touâs fois l’an. Et tu voudrais qu’n’on s’gêne ? L’gibier il est aux pésans, et quantej’vois fair’ eún ptocès d’chasse, ça m’donne envie d’la fout’en l’ai,leû Rèpublique. » Heureusement, Philbert fit diversion. -À propos d’chasse et d’gendarmes, dit-il, tu f’rais bin d’te mèfier:ton gars Milien i’ va à ç’qui paraît, tous les soèrs tende des colletsdu coûté des Tuffèttes ; et ça fait deux fois qu’on voit les gendàrmesaller par là. -Pour ç qu’i’prend, ç’grand nigaud-là, ça s’rait bin dommaige quis’fasse chatouiller. Mais c’est point pour ça qu’ les gendarmesi’v’nant,c’est pour les poules que c’te salope de Fauchon al’auraitprises chez Pavet. » Prosper souffla un peu puis, à Philbert : « Ç’ést pâs tout ça, reprit-il, changeons d’conversâtion. Si j’t’ai am’né là, tu penses bin qu’c’ést qu’j’avais quiouqu’choûse àt’dire. Eh !bin, v’là : la foère aux ognons du Mans, c’ést dans n’eúnmoîs, à peine. Et, ma foi, j’ai comme eùn’envie d’ÿ’aller fair’eún tourà quante-tè .Faut absolument qu’n’on décide nos bones femmes. Onemportera n’importe pâs dè quai à vende, dés m’lons, dés poères deGiroufle, des froumoèges blancs, mîn-me eùn’couple d’poulets àl’occâsion pour poèyer nout’ voyaige…Quai qu’t’en dis ? » Philbert ne savait que dire : oui. Il entra facilement dans le complot.Et après une dernière tournée notre société se dispersa. * * * V. QuandMilien court à la braconne Lorsque, de la « Préfecture », on s’engage dans le chemin creux quiescalade la Butte des Tuffettes, on passe devant une pauvre fermeflanquée de sa barge de bruyère, de son fagotier et de sonbûcher de plein air, une provision de gros bois née d’un fût saccagé,dont on voit encore la culée monstrueuse, invaincue, de l’autre côté duchemin, près du cratère d’où elle fut extraite. Ainsi meurent un à un,comme les maisons, les châtaigniers géants. Quelques poules et canards. Des hurlements de mégère, des meuglementsde vache, des criailleries de gosses. Un idiot béat paraissant goberles mouches dans la cour. Entre deux talus de mousse et de fougèresnaines, les racines tentaculaires étreignent des quartiers de roche. Lepied se fourvoie dans la triple rainure de sable mou qu’allonge lacharrière. La montée s’accentue. À mi-côté, le passage s’élargit : àdroite un glacis que dominent deux maisons. Àgauche, un vieux puits béant et autour des bâtiments à demi ruinés :Les Pilons. Le chemin s’étrangle et se raidit, puis s’obscurcit. Derrière une touffe d’osiers, un jardinet minuscule surgit, où les fleurs fontorgie d’arc-en-ciel, se bousculent, se haussent pour attraper au vol unrayon de soleil. Une maisonnette est derrière. Son toit émergeant de toutes ses écaillesmoussues. Mais si vous franchissez la claie d’entrée et dépassez lerempart de corolles, vous découvrez la façade percée d’une porte uniqueet d’une croisée dérisoire : là, toute poésie s’évanouit. Au bruit depas, un étrange bonhomme apparaît sur le seuil. Sans âge précis, entresoixante et soixante-quinze ; il montre une grosse tête ridée,inquiétante, sur un corps trop long perché sur des jambes trop courtes,disproportion qu’accentue un vieux bourgeron militaire tombant sur unpantalon rapiécé. Une casquette paraissant collée par la crasse, degros sabots cerclés de fil de fer complètent l’accoutrement. Unemaritorne apparaît derrière l’homme, découpant dans l’embrasure unfaciès d’ivrognesse, cheveux tirés et ramassés au sommet en unchampignon luisant et ridicule. Jouant des épaules, cettecaricature de femme se faufile, se campe près de son mâle, suivie d’uneribambelle de mioches barbouillés et loqueteux. On se demande s’il estraisonnable d’attribuer à un tel couple la paternité de cettemarmaille. Si l’on ose pénétrer dans la bauge de cette singulièrefamille, on y découvre le plus misérable mobilier. Là dedans, tout estnoir, raccommodé, boiteux, dépaillé, disjoint et crasseux. Et cela puela graisse, l’urine et l’alcool. Mais le bonhomme a doté cet ignobleintérieur d’une collection d’amusants petits lits à claire-voie qu’il afabriqués avec des lattes de châtaignier, car le Père Fauchon estartiste…quand il est à jeun et d’humeur ouvrière. Sous un hangarvoisin, où quelques lapins, dans une caisse, broutent des rutabagasconquis sur le voisinage, des paniers, des resses, soigneusement tissésavec l’osier qu’il récolte ou qu’il vole ; des brouettes dont lesbrancards sont empruntés sans retour aux taillis du château, et dont lacaisse et la roue pleine forment des rébus à la gloire du ChocolatMenier ; enfin, de petites voitures de même style qui servent àtransporter les fruits du jardin et des rapines dans les bourgs voisins; fruits convertis aussitôt en boisson. Le soir, le couple rentre à lamaison en complet état d’ivresse, et tandis qu’éclatent injures etcoups, les gosses mangent ce qu’ils trouvent. En face de la maisonnetteaux Fauchon s’ouvre un chemin transversal qui, par d’invraisemblablesdétours, arrive à flanc de coteau dans la cour de Prosper. Àl’intersection des chemins, s’étend un jardin clos de haies où toutessortes de légumes poussent avec une vigueur des plus rares auxTuffettes. Deux grands poiriers noirs et crochus couvrent la moitié dece potager. C’est le jardin du bonhomme, qui, s’il existe un are bonneterre aux Loudonneaux, peut se vanter d’en jouir. Toute saconsommation, tout son négoce,sont censés sortir de ce lopin. Au-delàdu jardin, le chemin s’enfonce dans le bois couronnant le sommet versla ferme des Tuffettes, isolée sur l’autre versant. C’est dans ce boisque Milien avait entrepris, un mois plus tôt, de tendre des collets. Ilétait apparu à la brune, les poches garnies de fil de laiton. Il avaitsoigneusement repéré les « coulées » par où se faufilent les lapins, etsavamment préparé ses « cravates » métalliques. Il les avait disposées,le nœud coulant bien arrondi à trois doigts du sol, et solidement fixéà un piquet. Il en était à la troisième lorsqu’il avait eu l’intuitiond’une présence. S’étant retourné, le jeune braconnier avait constatéqu’il était surpris, non par les gendarmes, mais par une jolie biche,une fillette en haillons qui le dévisageait en souriant. Chaque jour,au crépuscule, Florida, l’aînée des Fauchon venait au bois faireprovision de branches sèches. Ce soir-là, ayant entendu froisser lesbruyères, elle s’était avancée à pas de loup et avait surpris le gars. « Tu m’as fait peur, Florida » dit-il. Le sourire de la jeune fillereflétait maintenant la maligne satisfaction d’avoir ému le fils d’unefamille qui paraissait constamment distante de la sienne, et ellen’ignorait pas pourquoi. Personne, d’ailleurs, ne recherchait lasociété des Fauchon qui bénéficiaient d’une solide réputation derâpineurs, consacrée par des peines de prison. Certes, d’autres aux Loudonneaux avaient connu quelques séjours à lageôle correctionnelle : le gars Traquet trop prompt à essayer sespoings sur les gendarmes ; la Boudin, qui se chauffait sans vergogne audépens du Château et avec le bois de mine de Clovis ; même le Tatin,l’incorrigible chasseur clandestin. Mais tous ceux-là jouissaient d’unbrevet de victimes qu’on ne pouvait décemment accorder aux Fauchon,obstinés à subsister au détriment du pauvre monde. Milien et Florida se connaissaient de loin. Mais il avait fallu cehasard pour les placer face à face dans la solitude. Et voici queMilien découvrait d’un seul coup la beauté de Florida. Car l’enfantétait belle, d’une beauté attirante, insolite. D’un paquet de loquesinformes, qu’une coquetterie innée dissimulait de son mieux, sortaientdes jambes nues, un peu grêles, mais joliment galbées, des bras minces,modérément musclés malgré les besognes, et surtout un franc visageencadré de boucles folles, et dont les yeux profonds explosaient commedes jais vivants. Florida riait. Sa mignonne bouche avait élargi son dessin, dévoilantdes dents blanches un peu pointues comme celles d’un louveteau. « Laisse-moi ! pria le garçon. - Te laisser ? Mais qui donc te retient ? fit-elle t’es libre ; Moi jesuis ici chez moi… » Stupide, figé, Milien restait, les bras ballants… « Je sais, va, reprit-elle…Tu me méprises… » Il tourna les talons, et s’en fut, comme à regret. Il allait disparaître derrière la haie, à l’orée du bois. « Milien ! cria-t-elle…Milien !... » Il hésita, puis, délibérément, s’effaça derrière le feuillage. « Idiot ! Sauvage ! » hurla la gamine étreignant son fagot et pleurantde colère. Florida souffrait. De quoi ? De l’ambiance où elle vivait. Des injureset des coups dont elle recevait large part, bien qu’elle assumât seulel’entretien de la triste maison, et se prodiguât pour ses jeunes frèreset sœurs. Dans sa vie, Florida ne connaissait que deux moments de quiétude :celui où le ménage s’absentait en quête d’argent ou d’alcool ; etl’heure précédent le maigre dîner, quand le prétexte du combustible luipermettait de s’échapper dans le bois. Elle se hâtait alors deconfectionner son fagot, et pouvait ensuite goûter le plaisir d’uneflânerie sans contrainte, mais trop courte. Florida n’avait qu’à peine la notion d’un monde extérieur à la petitecommunauté des Loudonneaux. Ses seize ans rêvaient d’émancipation. Sonimagination entrevoyait confusément des possibilités d’évasion. Ce soir, Florida avait connu l’espoir d’une sympathie qui lui avait étérefusée jusqu’alors, mais que sa puberté sauvage réclamaitd’un coup, impérieusement. L’aspiration inconsciente de son être àl’amour venait de lui être révélée à la vue de Milien, et lui, ce grandniais n’avait pas su, n’avait pas voulu la comprendre. Partageantl’aversion qu’éprouvaient tous les rustres d’alentour pour sa famille,il la méprisait, comme si elle-même était responsable des méfaits dessiens. Elle souffrait d’autant plus de cette injustice qu’il avaitfailli céder à sa prière muette, et qu’au dernier moment il s’étaitravisé. La douleur de son cœur puéril et inculte ne savait s’exprimer que parla rage. Elle se dirigea vers le dernier collet qu’avait tendu Milien,et le froissa, puis brisa le piquet. Elle fit subir le même sort auxdeux autres qu’elle n’eut pas de mal à découvrir, puis elle s’en fut,calmée, mais se promettant de jouir, le lendemain,de la déconvenue duchasseur. À ce moment, retentit au loin, sans douceur, la voix de l’ivrognesse. Au petit jour, Milien ne put que constater la destruction de sespièges. Sans peine, il en devina l’auteur. Il allait s’en retourneraprès avoir recueilli ses laitons, lorsqu’un rire provocant fusa prèsde lui. Florida ne chercha pas à se dérober lorsqu’il lui saisit le poignet. Ilserrait, le gars ; mais elle jouissait de ce contact si peu douloureuxà sa chair, inexprimablement doux à son cœur. Allait-il la frapper ?Secrètement, elle le souhaitait. Mais non. Son regard venait derencontrer les grands yeux noirs de Florida, et d’y lire, au lieu d’uneméchanceté sournoise qu’il attendait, une prière muette, mais fervente. « Pourquoi qu’t’as fait ça ? Quoi que j’t’ai fait,moi ? »Insensiblement, il desserrait son étreinte. « J’ai fait mal, Milien, bats-moi ! » Le bon Milien n’y songeait guère. Il contemplait cette petite mainrestée délicate malgré les gros travaux, et restait songeur. Floridasanglotait. Elle avait glissé à terre, et lui, sans la lâcher, l’avaitsuivie sur le tapis de lichen. Gauchement, il s’efforçait de laconsoler. « Voyons, Florida, pleure pas !...de quoi qu’y-a ? » Prodige d’une phrase ! Florida, rassérénée, s’était abandonnée sur lapoitrine du garçon. Milien, lui, eût été bien embarrassé de démêler les sentiments decompassion et de désir qu’il éprouvait. Mais elle ayant levé la tête,il rencontra de nouveau les yeux noirs, et sous les chiffons, sentit larondeur des seins. De son bras, engourdi à force de tenir le poignet,il entoura la nuque de la petite, et avec une fougue qu’on ne luiconnaissait pas, il colla sa lèvre épaisse à la bouche menue qui ne serefusa pas… « Oûyou qu’al’ést, ç’te putain d’gamine ?...Attends…j’vâ t’en fout’désprom’nad’en l’bouâ au matin !... La colère de la Fauchon éclatait derrière la haieheureusement épaisse, et Milien n’eut que le temps de se jeter sous unecépée de chêne, avant qu’apparût la mégère. Florida, légère comme unécureuil, s’évanouit du côté opposé… « Tu n’perds rin pour attend’… » Effectivement, Florida ne perdit rien. Mais pour la première fois, ellereçut les coups sans un pleur. Depuis, chaque soir, le fils Bèroux revint vers le bois des Tuffettes.Les poches pleines de collets dont il oubliait de faire usage, ilaidait Florida dans la confection de son fagot ; puis, dissimulés auplus touffu du bois, ils se pelotonnaient au pied d’un arbre. « Ma p’tit’Biquette, ma Rida, j’t’aime bin, disait le gars… -Milien, mon p’tit’homme ! Si tu savais comme c’est bon d’se sentiraimée quand on est malheureuse ! je suis à plaindre, va. Tu n’peux passavoir, toi. T’as une bonne mère, des parents qui travaillent, desfrères et sœurs gentils…Les miens, à moi, sont des diables qui me fontquereller toujours, malgré ce que je fais pour eux…Pas le tout petit,mon Jojo, qui a si peur quand on s’ bat chez nous. Mais pourtant,Milien, j’sens que j’s’rais en l’cas d’le quitter pour m’en sauver bienloin, dans une petite maison à nous…Tu me tiendrais comme ça, toute lajournée dans tes bras… Et puis moi, j’f’rais ronron pour toi sur tonestomac, comme une petite chatte !... -Comme tu dis bin, Florida… Moi, j’sé bête, je n’sais point… -Oh ! çafait rien, mon grand ! puisque je dis, moi, et que tu penses, toi…Ouirépète-moi qu’tu penses, Milien, puis, que tu m’aimes pour de bon,qu’tu ne me laisseras jamais, malgré tout c’qui peut arriver… -Mais oui, Florida, j’t’aime bin, mouè, j’te jure que j’t’aime bintoujours… -Vois-tu, disait-elle encore, ça m’fait plus rien d’être mal vue, àc’t’heure que je t’ai. J’veux bien être battue, pourvu que chaque soirje puisse venir me consoler dans ton giron, à défaut de resterensemble. Mais je tremble, mon chéri, de penser que si nos vieuxsavaient… -J’te laisserai point, Florida. AH ! j’t’aime bin…pour sûr, j’t’aimebin. » Il était sincère. Si Florida venait d’atteindre un idéalinespéré, Milien tout surpris découvrait dans la petite mendianteproscrite un esprit supérieur au sien, doublé d’une sensibilitérare. Et sous les haillons de Florida, il se prenait encore aux attraitsd’une chair vierge et farouche, d’un sang bizarrement étranger. Enigmed’une petite fleur exotique, Florida ? Son nom, ses traits, son geste,pour le gars des Loudonniaux, tout n’était qu’un mystère, mais mystèrecaptivant : « Ma p’tite Biquette, dit-il un jour après une longueméditation, t’as point l’air d’une pésanne, tè…Tu causes point commenous autes, et pi, t’â dés allures de d’moselle… » Et la fillette,évoquant des souvenirs très diffus, estompés par le temps : « Peut-êtrebin, Milien, peut-être,…Mais qu’ça fait, puisqu’on s’aime, et qu’ons’plait bin comme ça… ? * * * VI. Ilest encore question de cochons « Ah ! çà, dit la mère Bèroux, va pourtant falloèr’ sedèfair’ de ç’cochon-là.Nout’ coche al ést fin prête à goriner, et n’onva pas fourni à nourri’ tout çà ! -Bin sûr, avait répondu Prosper, mais à qui l’vende ?Pâs au Clovis,toujoûs, ni à ç’pocra d’ Ledru. I’z’ont voulu m’avoèr avec le viau, i’m’auront point avec le cochon.. . Si on l’gardait jusqu’à la foèr’ auxoignons du Mans ? On irait l’vend’là-bas, ça nous f’rait touâs ouquat’sous d’profit d’pûs par livre. -Tu cré ? -J’en sé bin sûr. -À c’ moment-là, nout’coche a’s’ra cochonnée, rin n’empêche. N’on iraitavec la cârriole. La Cendrine a’gardera bin la méson eùn’ journée. » Prosper jubilait. Son projet ne rencontrait pas de difficulté, car laBèroux avait autant que lui le désir de faire un tour à la ville où ilsn’allaient pas une fois par an. Le sort du cochon était encore pendant, lorsque, quelques jours plustard, un après-midi, Clovis reparut à la ferme dans son char à pétrole. « Ah ! le v’là qui vient pour mon cochon, ç’ti’là, s’écria le maître dulogis, les cochons i’se r’cherchant entre eux ! -Point en tout, dit Clovis. J’viens t’cri pour veni’ quante moi chez lamére Chatte, à Canfouine, oûyou qu’ j’ai dés bûcherons…et tu vâsm’engueuler ; c’est bin la peine de songer aux copains. -Quai qu’tu veux qu’j’aille fout’ à Canfouine ? -J’ai b’soin d’tai. Pouille tés souliers, tu vâs pâs v’ni en sabots !Monte dans ma châr’te pendant que j’vâs mett’ de l’iau dans l’radiateû.» C’est que le radiateur de la guimbarde souffrait d’incontinencechronique. Malgré les emplâtres internes de recoupe que lui prodiguaitle chauffeur pour aveugler les fuites, il fallait, avant chaquerandonnée, étudier soigneusement les points d’eau de l’itinéraire pourne pas risquer la panne en plein désert. « Voilà, dit Clovis en revissant le bouchon. J’en remettrai au moulindes Cogé. » Prosper était déjà monté sur un siège arrière et se réjouissaitsecrètement, d’effectuer sa première promenade lorsque sortit sonépouse du toit à porc : « Bin, par exemple, s’indigna-t-elle. Tu vas tout d’mîn-me pas allerverder tansiment que j’sé environ veiller nout’ gore qui ne tarde quede cochonner ! Et tout’ l’ouvrège, dis, grand fègnant, qui doncqu’c’est qui va le fair’ ! -Vous afflonez- donc point, la mére, dit Clovis, n’on fait u’d’aller etd’veni. » Le tacot démarra dans un bruit de ferraille, et la fermiére, les deuxpoings sur les hanches exprimait encore son mécontentement qu’il avaitdéjà disparu. « Si n’on prenait Philbé en passant ? suggéra Prosper. -Si tu veux, consentit Clovis. Là, il y eut encore du tirage conjugal. Mais cinq minutes plus tard lestrois compères roulaient sur la route, d’abord complaisamment déclive,de Parigné. C’est un problème, aux Loudonneaux pour se rendre d’un point à un autrepar voie carrossable. De chez Prosper pour atteindre le Moulin de laCaluyère, alias « canfouine », distant d’une lieue, il fut parcourir ledouble ; contourner Loudon par le Sud, remonter la route d’Ardenay enfranchissant le Narais à Cogé, puis prendre à droite l’une des deuxroutes de Challes ou de Surfonds. Au Moulin de Cogé, Clovis refit le plein d’eau avec une boîte àconserve, ce qui exigea quatre tours à la rivière. Puis, l’autoredémarra ; mais cent mètres plus loin, en s’engageant dans la route deChalles, le conducteur prit son virage un peu court, et lorsque lamanœuvre lui laissa le loisir de porter attention aux cris de Philbert,il constata que la force centrifuge avait proprement débarquéle Bèroux. « Merde ! s’écria-t-il en bloquant la voiture, i’ doit êt’tué, ç’couillon-là ! » Un regard le rassura. Sur la berme Prosper s’en revenait clopinant avecphilosophie, brossant, de son coude percé la poussière de sa casquette. « Dis donc ! cria Clovis,la prochaine,j’t’attache avec une longe ! -Bougre d’salaud, tu veux m’câsser l’aut’patte ? Si ton tacot avait desportes ça n’arriverait point. -T’en fais pâs, rigola Philbert, quant’tu bouét’râs dés deux gigues, çaf’ra compensâtion ! Y’a rin d’câssé ? Allez ! en route. Le moulin de Canfouine, où se rendaient nos lurons, est désaffecté, etsis sur la Sourice, un affluent du Narais, en plein milieu d’un boisprolongeant ceux de Loudon. C’est une longueur et unique bâtisse àétage enfermant à un bout la maison, à l’autre l’ancienne meunerie.L’endroit est isolé, à plus d’un kilomètre de toute habitation, et l’onne peut y accéder, des deux routes qui l’encadrent que par descharrières de sable mouvant. Quittant la route, l’engin n’étant point conçu pour les fondrières,Clovis l’engagea sur les mousses, et partit à pied, suivi de sesacolytes vers une équipe d’une dizaine de bûcherons en plein travail.Il jeta un coup d’œil aux cordées de bois alignées entre des piquets,et , oubliant de saluer, interpelle le chef des travailleurs : « Dis-donc, Perot, tu t’figures pâs que je vâs accepter des cordescomme ça ! C’ést pas dés stères, c’est des lunettes d’approche, on voitl’jour au travers… » Le fait est que les bûches de sapin refendu étaient empilées arête surarête,de manière à donner le maximum de volume. Au fond, celaréjouissait Clovis à condition que ce fût lui le bénéficiaire. « Deux, quat’,six,huit…quarante cordes… v’là l’compte dit-il en sortantune liasse de billets. J’te rabats cent sous par corde, dèbrouille-taiavec les bonhommes. » Le contremaître protesta. « On va refaire les tas…. -J’te l’défends bin. Y’a d’l’ouvrège pu pressée. Eùn’ aut foès, vousles frez comme i’ faut du premier coup » L’homme lui jeta un regard sournois en ronchonnant. Plus loin, lesbûcherons, intéressés à la discussion, grondaient entre leurs dents.Ces fronts bas eussent volontiers descendu leur cognée sur le crâne dupatron .Mais il avait toujours la précaution de s’entourer de témoinslors des règlements. Un désappointement attendait les compères au Moulin : la maison étaitdéserte, la porte close. « Ah !ça, dit Clovis, on va pas ét’venus d’si loinpour se casser le nez su’une porte…Vous en faites pas, lesgars ! » Il chercha sur un tas d’ordures, en sortit une ferraille avec laquelleil farfouilla dans l’énorme serrure qui céda. Dans la place, il sondale buffet, en tira une motte de beurre une douzaine d’œufs, un pain etune bouteille d’eau de vie. « On va toujoûs câsser lacroûte. V’là la pouâl’, prospè, sais-tu fair’eùn’ am’lett’ ? -Ça m’connaît, donne-moè-çà ! philbai, prends la bourée dans l’coin aubois, ét pi va m’cri du persil en l’jardin ! -Pendant c’temps-là, j’vâ chercher la boiture, car i’ nous manque çà… » Ce fut laborieux, la cave étant mieux fermée que la maison. Mais aprèsune perquisition digne d’une brigade mobile, il finit par trouver troislitres tenus au frais dans le bief du moulin, sous les ruines de laroue. L’omelette, débordant presque de la poêle fut vite enlevée, etcopieusement arrosée. Puis, après le café et le pousse-café, les troishommes entamèrent une partie de manille ; Prosper revenait souvent auflacon, et prenait soin de Philbert. Mais Clovis observait. Le ton de la conversation atteignit un tel diapason qu’on n’entenditpas arriver, dans la cour, la charrette à bourri de la mère Chatte. Ah ! l’grand cochon, s’écria la bonne femme en rentrant. J’me doutaisbin qu’c’était li qu’i’avait forcé ma porte ; y’en a pâs deux pourfair’ des tours comme ça ! » Derrière l’accorte commère à la mine florissante, et joviale, entraitun homme silencieux guêtré de cuir. C’était le mari. Car la mère Chatteétait en puissance de mari, si l’on peut dire, car cest elle quiportait la culotte. L’hôtesse, d’abord, se libéra d’une sorte de galette de crépon noirqu’elle portait en équilibre sur le crâne ; puis elle remplit la fioled’eau de vie que Prosper venait de mettre à mal. Le père Chat étaitressorti pour dételer. Il n’était plus question de manille ; les joueurs maintenant marchaientautour de la table dans un tapage de foire. « Oui, ç’ grand votou-là, il a forcé ma serrure ! braillait la bonnefemme, -Celle de vout’maison ! blaguait Prosper « bin parti ». -Mais si jamais il a forcé ç’té-là que j’pense, c’est bin sûr pointavec le mînm’rossignol ! renchérit Philbert presqu’aussi «atteint ». -Voulez-vous bin vous taire,tâs d’cochons qu’vous êtes ! Vous-avez pashonte ?...Clovis,ècoute moè bin : tu m’enverrâs l’marichaû d’Surfondspour la rac’moder ma serrure… -Laqueue ? demanda Prosper. -V’là qu’ça s’complique, ricana Philbert. Tu dois confonde avec cellede la pouâle à l’am’lette que tu t’nais tout à l’heùre, à moins qu’çasoèye avec celle d’un cochon que j’connais bin… -Taisez-vous,cor’eùn’fouais, dégoûtants, dit la mère Chatte sansconviction. Vous m’faites rougi’… Tu l’z entends, hein, Clovis… -M’en parlez point, la mère. V’là des gârs qu’j’amène de deux lieuesloin pour ÿeú rincer la goule et v’là c’ment qu’ça s’ conduit chez lemonde !... -Clovis, t’és eún bon fî…Aussi vrai que j’m’appelle Bèroux j’’veuxfair’ quiouqu’chouse pour tai…j’te…j’te…vends mon cochon…ça f’ra eúnd’pûs’. » Le maquignon cligna ses petits yeux fripés à l’adresse de l’hôtesse. -Fous-moè la paix, avec ton cochon, j’sé point en train d’aj’ter. -Clovis, je…je… te vends mon cochon !... -Zut !... » Dans la cour venait de virer une splendide torpédo qui n’avait pas dûpeiner dans les sables du chemin. On en vit sortir une sorte de commèrede revue dont la vision fit loucher nos lurons : -Mince ! la belle bagnole. -Et la chouette fumelle, donc ! » La cavale entra, suitée d’un étalon fortement hybridé de porcin. « Bonjour M’sieu-Dame, s’empressa la mère Chatte. Ah ! M’sieur Edouard,comme ÿ’a longtemps qu’on vous a vu ! Et eúne demi-heure plus tôt, vousne m’auriez pas trouvée. On arrive du Breil, mon mari et moi, où onavait rendez-vous chez le notaire. » Avec un sens aigu des affaires, la madrée bonne femme abandonnait lepatois pour s’efforcer au beau parler en présence des »bourgeois’.C’est qu’elle tenait commerce. Nantie d’une grande licence, la mèreChatte accueillait bien quelques bûcherons altérés et quelques voisinsen goguette, mais pour une clientèle plus discrète elle serrait aussidans sa cave un stock de liqueurs fines et de champagne.Et son premierétage, auquel on accédait par un escalier extérieur était des plusaccueillants. On y venait de très loin, jamais en solitaire, parfois engroupe, épancher des trop-pleins intimes dont les débordementsretombaient en partie, sous forme de billets de banque dansl’escarcelle du rez-de-chaussée. « On peut disposer ? demanda l’opulent visiteur. -Mais oui, Mossieur Edouard, je vous suis… » Le couple sorti, nullement incommodé par la présence de ces trois «croquants » inconnus, la débitante revint bientôt, chargée d’unebouteille de Moët et Chandon, chercher deux coupes de cristal dans lebuffet et s’éloigna de nouveau. « La belle fumelle, gémit douloureusement Prosper, comme poursuivant unrêve des Mille et Une Nuits ; et bin nippée, et peinturée… -C’est point pour ta goule, mon pauv’ gars, dit Philbert. -Point pour ma goule ? Et pour…pourquai donc pâs ?... C’ést-i…c’est-ipoint dègueulasse de voèr lés groûsses panses de …de la ville s’poèyerdes belles filles comme ça a…avec l’èrgent qu…qu’nous-aut’ on a tantd’mal à gagner !... -Chut ! Chut ! intimait la mère Chatte qui entrait.Tézez-vous, més gars! Si les bourgeois i’vous-entendaient,ça m’frait du to l’s’raient binen l’câ d’pû r’veni… -Quai qu’tu veux disait Philibert qui avait la boisson philosophique,faut… faut savoèr se contenter du sien…À’d’soè, dans tonlit,quant…quant la chandelle a’va ét’èteindue, tu vas serrer lamér’Bèroux et pi t’figurer qu’tu tiens la gouine au grous…Ça t’f’ral’mîm-m’effet pour ben moins ché. -Par malheú, dit Prosper, c’te nuit, ma bonne femme a’va fair’ comme lafumelle d’en haut, a’va coucher dans la soue au cochon. -Et…ç’cochon-là, ça s’ra point tai ! ricana Clovis. Le v’là qu’estjaloux d’sa gore,à ç’t’heúre ! Sacré Prosper, va…Buvez donc, voyons,vous buvez point !... - T’âs raison,Prospé, reprit-il, les poules de luxe a’sont à toutl’monde.J’t’en f’rai connaît’eún’, bè-n’ av’nante, et qui t’ coût’rapoint trop ché…À la voût, les gars !... -Toi, Clovis t’és eún frér…je…j’te vends mon cochon. -Ç’ qu’il ést gausant avec son cochon !...Écoute, si i’t’embarassetant,j’pass’rai l’prend’ demain, c’ést d’accord ? c’ést promis. À c’t’heúre, fous-nous la paix avec ça…Chante-nous putoût ta chanson… » Prosper allait entonner le cantique de la chemise lorsque réapparut leclient de l’étage, en quête de cigarettes. La mère Chatte en étaitdépourvue. En grommelant, l’homme alla s’installer au volant de savoiture pour en acheter à Surfonds, tandis que Clovis, sur le pas de laporte, regardait avec un intérêt subit la voiture démarrer. Il sortit àson tour. « Oûyou qu’i’va, ç’t’orfrâe-là ? i’m’demande ma chanson…pi…pi…i’foutl’camp.Ça s’trouve bin. Je n’sé point d’humeú à chanter…Dis-donc,Philbè, si qu’on irait voèr par le trou d’la serrure dè quai qu’abouine, la fumelle ? -J’vous l’défends bin, cria la débitante. P’t’êt’bin que j’vas perde larèputâtion d’ma maison pour vout’amus’ment ! Châcun l’sien ! Quant’vous amènerez eún’fille,j’vous laiss’rai la chambre, més en attendant,tâchez d’ét’ sèrieux ! -La mére Chatte al’hèberge, més a’n’fournit qu’pour la goule ! ditPhilibert. -A’fournit pour le reste quand n’on s’sert à mîn-me », brailla Prosper.Et vacillant sur ses jambes, il saisit la bonne femme et plaqua sabouche puante d’alcool sur sa joue, en s’écrasant sur ses seins, ouplutôt sur les baleines qui les défendaient. Sous l’impétuosité de l’attaque, la vieille, point bégueule, ne sefâcha que pour la forme, en riant très fort. « J’appelle le père Chat ! -I’s’rait bin foutu d’ dire oui, dit Philibert -Ç’ que ç’est cochon, dit-elle en se dégageant, ç que ç’est cochon, ceshommes quant’ça qu’i’a bu !... -Te fâche-point, la mér’Chatte, j’vas t’raconter eún histoèr’… -Tais_tai donc, babillon,tu n’peux s’ment pûs causer… » À ce moment, on entendit revenir l’auto dans la cour. « J’te raconte mon histoèr’…C’ment qu’le pèr’Fournigault il aété fait cocu par le Yabe…T’en va pâs…ècoute-mè…l’pér’Fournigaultc’était un bonhomme comme s’rait bin l’ pér’Chat …et…et sa garced’bonne femme commeça s’rait bin tai… -Assis-tè, Prospè, assis-tai,là…ça va mieux ? -Voui.Vlà donc mon Fournigault, qu’était du j’net comme eún manche àbalai,qu’était pû foutu d’contenter sa mariée…tu comprends…tu comprendsbin.. a’n’pouvait jamais abouter,...tu saisis…à cause qu’i’n’iavait étéj’té eun so. -Eún so qu’i’avait noué l’s’aiguillettes… -Justement.Et la mère Fournigault qu’ètait pu chaude qu’eúne miche quisô du fou, et qu’était point fière de l’affér, a’s’ènnallit voèr eúnr’bouteux pour se fair’ dèsensorçonner…tu comprends…Eh !binqu’i^yidit,ad’soé,avant que d’vous musser en vos drâps,i’alle rèciterç’te priére au yâbe,la mére,et i’aurez vout’ content,et mîn-m’eún peud’pû si vous la dites deúx foès : « Yabolus travouillapuette-puette,semper travouilla ! » -Quai qu’ça veut dire. -J’en sais rin, mon gars…Més…més…l’sam’di d’après… -L’jour du sabbat, dit la mér’Chatte… -P’têt’bin…l’pér Fournigault il’tait en r’ta d’véillée à causequ’i’s’ètait soûlé…en sortant d’chez l’perruquier.La mére Fournigaulta’s’met à dire la priére…la priére au Yabe…bé n’entendu… - Deux foès ? Non mon gars…autant de foès que n’i’a d’grains à son chap’let…à…à causeque l’bonhomme i’n’arrivait toujoû point.À la fin,a’s’coulît en lesdrâps a’soufflît la chandelle,quant’v’la la porte qui s’ouvre,et eúnbougre qui viént s’râpi à coûté d’elle…Te…Te v’là cor’saoul comme touslés samedis qu’a’dit…Més…rin n’réponit et la bonne femme a’fut bintoûtcalmée, à cause que…que…la priére al’avait bin…bin rèussi… -Al’avait ÿu son content… ? -J’te cré. Més l’aut’i’fait mine de s’é-nnaller, « Ouyou qu’tu vâs»qu’a dit crèyant causer à son bonhomme. Et la…la v’la qui rallume lachandelle juste pour voèr eún grand démanché tout noèr de goule etd’cô, encorné comme eún bouc et enqueûté comme eun bourri…Ça… çaqu’était l’Yâbe en personne, més gens. L’Yâb’ qui s’ensauvait par lach’minée juste comme le pére Fournigault i’rentrait… - De quai qu’il a dit d’ça, l’vieux ? -I’n’a rin vu, dame…i’n’a rin vu en tout… Més…Més… -Més quai ? Prospè…voèyons… Prosper, peu à peu, s’abandonnait à une douce somnolence, et Philbert,moins mal en point, lui tapotait dans le dos. -Si c’ést pas malheureux d’se mett’ dans des ètats pareils ! moralisaitla mère Chatte. -Prospè…l’pér’ Fournigault… -Ah !oui.. l’pér’ Fournigault…li aussi, il avait été désorsonné…alors…il a… - Il a ÿu son content ? -Attends…oui…non…ç’ést ça…non…ÿ’a point ÿu mèche…figurez vous donc quel’ Yâbe, il avait câssé son outil dans l’ouvrège… -Mon Dieu soupirait l’hôtesse, qu’ç’est donc bête un homme saoul. Maisà propos, où donc qu’ést nout’ Clovis ? -Quiens, c’est vrai,oûyou donc qu’il est ? » Les deux hommes sortirent en titubant. Questionné, le père Chat, quibricolait dans la remise, certifia qu’il ne l’avait pas vu. « S’est pourtant pâs nèyé dans l’russiau ? suggéra Prosper quiredevenait lucide au grand air. » On allait peut-être sonder le ruisseau, lorsqu’un autre incident retintl’attention : la fille de joie et son lourd sigisbée redescendaient deleur colombier. Le magnat, fort à l’aise, cigare au bec, pénétra dansl’auberge, régla son dû, vint rejoindre sa compagne sur lescoussins de la torpédo, et, dans la pétarade puante du démarrage,l’auto disparut dans les bruyères. C’est alors que l’escalier rustique gémit sous les pas d’une sorte deramoneur. Aux exclamations poussées par les témoins, la mère Chattesortit juste pour voir atterrir Clovis qu’on n’attendait pas de ce côté. Masqué et ganté de suie, le boucher-marchand de bois faisait tristefigure, mais dans leur jubilation les deux adeptes de Bacchusretrouvaient presque leur à-plomb . La tenancière, elle, envisageaitles choses moins gaiement : « Dire qu’i’ pouvait m’fair’ arriver d’l’escandale, ce grand s’rin-là ! -C’ést l’Yâbe, hurlait Prosper, le Yâbe à la Fournigault ! » Insensible aux sarcasmes, Clovis se débarbouillait dans un seau d’eau. « Fallait bin que j’dise bonjou à c’te p’tite Arlette. J’pouvais pasd’viner qu’son groûs mal-appris il allait r’veni si vite deSurfonds…Tout ça, c’ést d’la faute à la mére Chatte. Quant’n’on s’mêlede louer à l’heure, on devrait au moins ramoner les ch’minées, à defautd’portes d’derrière… -Tu voès-bin, Prospè, bégayait Philbert, il avait raison Clôvis de direque les femmes de lusque al’tant à tertous, més à condition cor’defair’ vite, et yà des risques… Mès, dè quai donc qu’il a pu ÿi lésser ? -P’têt’bin son tire-bouchon, comme le Yâbe, mon gars Philbè, més bin pusûr’mentlés vingt pistoles qu’il a grattées à ses bûch’rons…Ça faitrin, reprit-il en s’adressant à Clovis, tai, t’és eún frér, tu pensesaux copains, au moins pour la goule j’te vends mon cochon !... Une demie heure plus tard, à la nuit tombée, Clovis déposait le roi desLoudonneaux et son ministre à proximité de leur domicile. Mais chacunsait, du moins ceux qui en ont fait l’expérience, combien il estdifficile de terminer une « partie ». Prosper décida facilementPhilbert à remonter jusqu’à Bois-Loudon, pour tâter d’un coup de cidreet d’une petite « goutte » finale. Chez Prosper, cependant, l’animation régnait. Non point tant dans lamaison, car les plus jeunes étaient couchés, mais sous le toit à porcs,où la mère Boiroux ne quittait plus sa truie. Gros événement. Dans leréduit, vautrés sur la paille souillée d’excréments, deux cents kilosd’une gélatine rose et soyeuse haletaient et grognaient doucement. Ondistinguait une oreille flottante au cartilage crasseux, et des tétonsen escouade gonflés et tremblotants Assise par terre sur une bancelle très basse, à la lueur d’un falot, lafermière guettait un globe gluant, qui s’excrétait lentement, sous unequeue détortillée par l’excès des efforts. Les mains placées en coupedevant l’objet, la praticienne s’apprêtait à le recevoir. « Cendrine ! Cendrine…viens m’ remplacer deux minutes dans la soue… » La Bèroux accourait maintenant à la maison tenant dans son tablier leprécieux fardeau. Elle s’assit sur le banc près de la lampe à essence. « Victo ! donne-moè les ciseaux, aveinds-moè eún torchon en la liettedu buffet et tâche de t’presser ! » On vit alors, sur les genoux de la fermière, s’agiter faiblement unegrosse taupe en baudruche rasée, au museau chiffonné. « Bon, à c’t’heúre mets-moè eún peu d’lait dans n’eùn’tâsse… » Elle avait glissé l’index de sa main gauche dans la gueule du cochonnetaveugle, qui, par erreur, le tétait avec délices. Mais d’uncoup de ciseaux, elle coupait au bord des babines, une sorte de frangeécumeuse, la « dentelle », comme on supprime les bavures à un objetmoulé. Sous le fer, le nouveau-né frétilla de douleur, sitôt apaisé parl’application, en un tour de doigt, d’un baume lacté en guise deteinture d’iode. Comme les gosses, les petits cochons ont depuislongtemps désappris à venir au monde tout seuls. Un essorage au torchon compléta la toilette ; après quoi l’élève futhabilité à retourner dans la soue se vautrer dans la crotte en quêted’une mamelle. « Y’en a eún aut’en route’ déclara Cendrine quand la fermière larejoignit. J’me d’mande câmbin qu’i peut n’i-en avoèr… » Le troisième goret s’annonçait lorsque Prosper et Philbert apparurent. « Ah ! te v’là déjà, cria la Bèroux, et dans quel état ! Pendantc’temps-là, nous aut’on trime…Tu chouâsis bin ton moment pour t’offri’eùn’pareille bérdancée. Et ton grand gars qu’ést cor’ pari j’sais pâsouyou, comme tous les soèrs…Il a cor’ point soègné ni mulet ni vaches… -Te fâche point, Joséphine, te fâche point…ça sêrt à rin… » Les hommes installés à l’intérieur, Milien arriva enfin. Il alluma unelanterne et se dirigea vers les écuries. La mère Bèroux repartit avecCendrine vers ses cochons ; Victor s’était couché. Et c’est alors qu’éclata le drame. Tout à coup, on entendit des hurlements du côté de la maison : »Hou làlà ! Ouyouyouille ! Hou là là là là ! » La Bèroux se précipita vers le logis et croisa une ombre qui sefaufilait entre les clapiers. Dans la pièce, plus de lumière. Dans saboîte de bois, le Tonton, réveillé, pleurait. Le grand Milien, attirépar le bruit arrivait aussi, portant son lumignon. « Dè quai qu’i’y’a ? » Prosper, glissé dans les draps, geignait. Philbert avait disparu. « Ouyouyouille ! Hou là là -Mais enfin, quai qui ÿ’a ? -Foutez moè la paix !... c’ést mon affair’…Hou !là là là là… » Ce fut tout ce qu’on put tirer de Prosper. Le lendemain matin, Clovis arrivant à Bois-Loudon avec une fourragèrecontenant une cage de bois, trouva le maître alité. « Bin voèyons, mon pauv’ gars, dè quai donc qui t’arrive ? -Ça te r’garde point, dè quai qu’tu veux ? -J’viens chercher ton gorin. -Mon gorin ? -Bin oui, ç’ti-là qu’tu m’as vendu hiè… ! -Ah ! c’ést trop fó… Moi ? j’t’ai vendu eun cochon hiè ?... -J’te l’f’rai dire par Philbeè, pi par la mèr’ Chatte… -Si c’ést vrai, Clôvis, ma parole a’vaut eún ècrit. Mès dis-donc, dèquaique tu penserais…Aïe hou là là d’un marché conclu avec des fauxpapiers ? Ça compterait point, bin sûr…Eh ! bin mon gars, attendu qu’tum’âs fait soûler, ma parole al’tait fausse, à preuve que j’m’ensouviens pûs…À preuve itou que l’cochon, on a conv’nu avec la maîtressed’aller l’vende à la foèr’ aux ognons du Mans…Marché nul…Aïe ! Aïe …Mès j’me tiens pâs quitte pour ça : la s’maine qui vient, j’auraib’soin à la mair’rie d’Saint-Mâs ; j’irai t’cri chez tai j’te payraieùn ‘am’lètte et eun’ tournée d’jambinet chez la mér’ Papillon ;ça s’radésintéressé…Hou là… -Ça fait rin, Prospè, t’és rin salaud, quant’ mîn-me ! -Quai qu’tu veux, Clôvis, j’sé pâs pu salaud qu’t’és ficelle…Ouyouille! Sans rancune Clôvis !... Le maquignon éprouvait le besoin d’épancher son dépit, et lamystérieuse indisposition de Prosper l’intriguait. Il se rendit chezPhilbert où la fermière le reçut. C’était une femme revêche, possédant toute la grâce d’une effrayedécoupée dans une planche à laver. « Vous v’là, vous… ? si c’ést pour dèbaucher mon homme, vous pouvez binr’tourner d’oûyou qu’vous v’nez ! -Non, non, la maîtresse…juste deux mots à ÿi dire, et j’m’en vâs. -Il ést là bâs, en l’champ haut environ travâiller. -J’ÿi vâs. » Clovis confia sa déconvenue à Philbert. « Més dis-moè donc, dè quai qu’i y’ést arrivé que j’l’ai trouvé au lit ? -M’en parle pas ! c’est d’ ta faute… on n’a pâs idée d’fair’ saoûlerl’monde comme ça. Tu m’as fait engueuler par la mienne, et j’oûse pûaller m’frotter à la Bèroux. V’là c’qu’i’s’ést passé : on n’tait toutseû tous les deux dans la méson à Prospè, après t’avai’ quitté,quant’le v’là qui pète eún grand coup. »Bon Yeú, que j’ÿi dit, n’env’là eún pet, ça doit-êt’ l’am’lette à Clovis ! Avec eún pet come ça,t’èteindrais la chandelle. »… »Bin sûr que dit Prospè Cambin qu’tuparies que j’souffle la chandelle en pètant d’sus… ? » Et avant qu’j’aye eu l’temps d’dire » ouf », le v’là qui pose culotte. Fallait’yqu’n’on soye saoûls, quant’mîn-m. « Approche la lampe, qu’i’ dit, etoûte le verre ! mets lâ bè-n’en face du soupirail. »Et comme j’ail’habitude de ÿi céder sû tout, j’approche la chandelle. Eh ! bin, mon vieux, on s’imaigine point eún’ affair’ pareille. Aumoment qu’i lâchait son pet, eún pet comm’on n’n’a jamais entendud’mémoère d’homme, il a sorti eún grand’ lueú haute comme ça…C’éstl’pet qui s’avait enflammé, et qui ÿ’ avait brûlé lés fesses ! Enl’entendant houâler, j’ai point attendu l’èrgent d’mon reste, et j’aifâilli renverser la Bèroux qu’accourait. * * * VI. Lafoire aux oignons Ce dernier vendredi d'août, bien avant le lever du jour, Prosper avaitattelé la carriole et Milien l'aidait à hisser à l'arrière la cage debois qui renfermait le cochon. Le mulet commençait à s'impatienter. "Allons, la mér', es-tu prête, demanda le maître?" Dans la maison, elle s'agitait comme aux grands jours, faisant sesdernières recommandations à Cendrine. Vêtue de sa "taille" et de sajupe des dimanches, par dessus laquelle elle avait attaché un tablierbleu raidi par l'empois, coiffée d'une "gouline blanche", la fermièreapportait maintenant deux immenses paniers à caser dans la voiture. "Ça, c'est les provisions…ça lés œufs et l'beúrre…Faites bè-nattentiond'rin câsser" Sur la route, en bas, on entendit tinter des grelots. "Les v'là qui nous app'lant! És-tu prête? -Me v'là, me v'là." Elle enjambe le marchepied et s'installe sur la banquette, près de sonépoux arborant une veste de lustrine toute neuve sous la fameusecasquette du procès. Quelques instants plus tard, la carriole de Prosper suivait celle desPhilbert sur le chemin du Mans. Lorsque trois heures après(il y a quatre lieues) les deux couplesatteignirent le populeux quartier Saint Gilles, la foire battait déjàson plein. Cette manifestation annuelle, presque millénaire, est, enprincipe réservée au négoce des oignons, mais en fait on y vend de toutun peu. La foire s’étend sur plus d’un kilomètre tout le long de l’avenue deSaint Gilles (alias avenue de la Libération), depuis le Pâtis SaintLazare, jusqu’à la rue Gambetta. C’et du côté du Pâtis que commencel’animation, exclusivement utilitaire. Toute la matinée on voits’affairer là paysans, grossistes et chevillards s’occupant des chosessérieuses. Puis, le soir, le principal de l’activité se porte vers leplaisir, à l’autre extrémité, réservée aux attractions foraines :manèges, bals, tirs. Il n’est pas un manceau digne du nom qui ne soit allé badauder quelquesheures à cette fête de fin d’été. L’après-midi, la collision de lacampagne et de la ville fait qu’on se porte, littéralement, et qu’on nevoit plus rien, à peu près, sinon des toiles de tente et des têtes, etqu’on n’entend plus rien, à force de confondre les bruits de foule etd’orchestre. Le soir, l’assistance devient plus réduite par le départ des paysans,et le tintamarre qui se poursuit dans la nuit devient exclusivementcitadin. C’est sur la petite place du Pâtis, même, que Prosper avait débarquéson cochon, qui, dans sa cage, au milieu de congénères captifs etd’autres bestiaux, se demandait bien ce qu’on lui voulait. Et voici quele « Maître » s’attendrissait sur le sort de l’animal. « Tu sais pâs, la Mér’ Eh !bin v’là qu’ça m’soucie d’me dèfair’ de moncochon. - Dame n’on va l’remporter, il ést cor’temps. - Non, bin sûr. Més tout d’mîn-m,ça m’fait quiouqu’choûse. Il aeún’façon d’me r’garder que j’ cré vend’ eún d’mes quèniaux. - Quai qu’tu veux, faut pourtant bin qu’n’on véquisse. Tu l’emporterâspâs quante tai en Paradis, ou putoût en Enfè, ton avèras. Ah !parquié non… V’là donc c’que tu vâs fair’ Josèphine. Tuvàs porter les pègniers d’mangeâille et d’beûrre aux Philbè qui sontinstallés là-bas, du coûté dés ognons et dés m’lons, en face de lapharmacerie : pi tu vâ r’veni’l’bidet et la chârte pour les mètt’àl’auberge. La maîtresse Bèroux partit, un lourd panier dans chaque bras, heurtanttoutes les hanches vagabondes qui se rencontraient sur son chemin. Lafermière confia son bagage à la Philbert qui avait déjà étalé, à mêmele sol, au bout de l’avenue du Pont de Fer (alias AnatoleFrance), unecollection bruyante de volatiles multicolores. Ses canards poussaientdes coin-coin effarés qui lui faisaient une fameuse réclame ; et lescoin-coin de la vendeuse discutant, joints à son profil aviculaire,pouvaient la faire prendre pour la mère du troupeau. « Tâchez d’me vend’ça au mieux. Moè,j’vâ m’ner la chârte au ChapiauRouge su’ l’Quai, et r’veni’ quante vous tout d’suite après. » Quand elle revint près de Prosper, surprise ! le cochon était déjàvendu. « Et bin vendu, ma vieille ! Vendu à c’groûs marchand qu’tu voèslà-bâs. Mé a fallu chicaner, car i’sont bin toûs lés mîn-mes.Figure-tai donc qu’i m’a rabattu quarante sous à cause des trufïesqu’on a fait manger au gorin avant d’parti !Comme i’ dit, j’veuxbè-n’aj’ter la bêt’,mès j’veux point poèyer la merde qu’al’a dansl’cô…Hein !Crè-tu ? Mal à rin, l’Clovis i’l’aurait point aj’téc’prix-là.Ça nous dèfraye bin voèyaige…Tu vâs pouvoè’ r’tourner avec laPhilbai, tansiment que j’vâs aller mètt’ le j’vau à l’ècurie, comme ça,n’on s’ra libre tout l’après-midi. Ainsi dit, ainsi fait. Mais les deux compères durent se rejoindre, etpas forcément par hasard, car à midi passé, les femmes ayant liquidétout leur lot, , ils n’avaient pas encore reparu. « Ah ! i’sont bin toujoûs pareils, gémissaient les bonnesfemmes,i’vont cor’ nous r’veni avec eún’ bèrdancée !! » Ils se présentèrent à midi et demi, non pas ivres, mais fortgais, en soufflant l’air de la chemises dans des nunustricolores enrubannés de papier de soie. « Vous n’s’rez donc jamais sèrieux d’vout’ chienne de vie, soupira laBoiroux. -Vanquiers qu’non , renchérit la Philbert de sa voix de cana enrhumée.Aussi vrai comme j’m’ appelle Dorothée, j’vâs pâs lâcher l’mien d’lajournée, comme ça j’s’rai bin sûre qui s’quiendra tranquille.Ergardez-moè çà…tout le monde i’s’dètournant sû eûx.. l’vont nous fair’rougi’ . » Le fait est que nos deux lurons attiraient l’attention ? Tout encheminant vers le plus proche café où ils comptaient déjeuner pour nerien perdre de la fête, Prosper esquissait un pas de polka où sa pattefolle mettait de l’inattendu. Sa casquette, qu’il avait ôtée, puisremise cinq ou six fois pour y emmagasiner sa chique, faisait peu à peule tour de sa tête ; la visière lui tombait dans le cou. Et chaque foisqu’il rencontrait une bonne paysanne à l’air béat, il lui plantaitbrusquement sous le nez un ognon de Niort qu’il cachait dans sa poche,en disant : « Bise mon ognon, Marie Souillon ! » Philbert, pris entre l’entraînement de l’exemple et le sévère contrôleconjugal, se montrait plus discret, mais il jubilait, répétant comme unrefrain : « Ah !c’qu’on rigole ! Bon Dieu, qu’n’on rigole ! » Et, ma fois, les interpellées, après un instant de stupeur, éclataientd’un franc rire. Pourtant, la farce faillit tourner à la bagarre lorsque Prosper s’enprit à une plantureuse marchande des Halles qu’il avait prise pour unefermière. « Va donc ! eh ! poch’tée, ballot ! Garde-lâ ton échalote, car c’éstp’t’êt’bin la seule que t’âs à ÿ offri’, à la tienne, de Marie-Salope !» Prosper fit bonne contenance : « Non, ma fille, non, à preuve que c’ést moè qui fournis dés caïeux àtous les Loudonniaux ! - Ça m’étonne point qu’t’es des Loudonniaux, avec ton air andouille ! - Més, ÿi rèponez donc point, Madame, hasarda la Bèroux. - Dè d'quai qu'tu t'mêles, tai, la vieille pomme de jaune? Ton merlani'n'a qu'à m'fout'la paix.Cambin qu'tu paries que j'ÿi fous monèventail à cinq branches su la gueule!" Et joignant le geste à la parole…elle déploya son bras. Hélas! Ce futune paisible ménagère qu'atteignit, en arrière, le premier temps d'unmouvement bloqué net. Le mari de la victime, un cheminot mastoc,empoigna la poissonnière aux épaules, tandis qu'un terrassier, auquelil venait de marcher sur le pied, le gratifiait de bourrades dans lescôtes. Un instant, on put croire que la contagion allait gagner toute lafoire. Mais le hasard, toujours favorable aux rigolos, avait, dans unremous judicieux, séparé la cause de l'effet. Et Prosper soufflait ànouveau dans son mirliton, qu'on entendait encore à vingt mètres, lesvociférations des derniers protagonistes. "Bon Dieu! Qu'n'on rigole, jubilait Philbert. - Il y'a pourtant pâs d'quai, rugit sa femme. - 'l's'allant bin nous attirer dés histoères avec leûs magnères, dit laBèroux.Prospè!Écoute-moè bin…aussi vrai que j'te l'dis, je n' sortiraipû jamais avec tai, si tu m'promets pâs d'rester tranquille… - Voui, ma fille, voui, j'te promets." Ils s'assirent devant un café qui, pour la circonstance, avait installétables et bancs sur le large trottoir, près d'un bal forain dont uneaffiche annonçait l'ouverture pour treize heures, sous l'entrain del'orchestre "Panse de Couâe". Ils avaient à peine déballé leurs victuailles et commandé deuxbouteilles de cidre bouché, que les musiciens prenaient place surl'estrade et attaquaient les premières mesures. "Pressons nous d'manger, dit Prosper, que j'fasse danser un rigodon auxbonnes femmes! - Parÿé oui! On aurait bonne mine, à nout' âge! - J'm'en fous. Si vous voulez point, j'invite la p'tite bonne dubistrot…Hein, la p'tite Jean-nett' que tu veux bin danser avecmoè?" La servante, habituée à ces familiarités, répondit sans moindreembarras. " D'abord,j'm'appelle point Jean-nette. Quant au reste, d'mandes aupatron…j'sé gagée. - Quiens,quiens! Hé, l'patron… Ç'pâs? Qu'vous voulez bin que j'fassedanser la p'tite…j'poèÿe eún' bouteille de fin… - Moi, j'veux bin, consentit le cafetier intéressé. Mais juste unedanse, et pressez-vous avant qu'i'y'ait la foule. - En vérité, i'va l'fair." dit la Philbert. Prosper le fit. Il mêla ses gros doigts noueux à ceux de l'accortegoton, au bout de son bras tendu en potence, et plaqua son autre mainsur la croupe généreuse de la belle, l'entraînant dans une valse assezpeu orthodoxe. Les deux fermières riaient jaune, d'un jaune qui prit du ton, lorsquede sa moustache imprégnée d'ail, il effleura la joue rose de sacavalière. "Voilà, dit-il aux jalouses; mais, comme j'sé bon gârs, les deuxprouchaines a's'ront pour vous." Elles ne demandaient que cela, et ne se faisaient prier que pour laforme? Tant bien que mal, en jetant de temps en temps une petite ruadearchaïque soulevant la "traîne" de leur jupe, elles terminèrentrespectivement une scottish et une mazurka, ou quelque chosed'approchant. "Et vous direz point que j'fais deûx pouâds deûx m'sures! dit-il en lesembrassant à la joie de l'assistance qui se faisait plusdense. À ton tou'!Philbè!" Philbert, qui ne savait qu'obéir, s'exécuta. Prosper en profita pourcommander une autre bouteille qu'il mit à mal. "Voèyons, dit la Bèroux encore toute essoufflée, on voudrait pourtantbin voèr' eún peu la ville… -Et pi la cathèdrale, ajouta la Philbert, i' paraît qu'ça qu'i ést sibiau!" Après avoir réglé les consommations, ils se remirent en route. Mais,trop d'attractions brillantes sollicitaient leur attention. Et lecourant contraire, venant de la ville, ralentissait leurmarche. "Si on f'sait eún tour de j'vaux d'bouâs? proposa Prosper en passantdevant un manège. - Cést eún'idée, dit Philbert, justement, n'y'a eún p'tit cochon quir'semble au tién, tu vâs pouvoèr' monter d'sûs. - Ç'ést ma foè vrai qu'i ÿi r'semble…Pourtant l'mién, i'n'a jamais tantchauvi. Més faut dire que ç'ti'la il ést au plaisi' toutel'année,tansiment que l'mién il'tait enfermé toujoû dans sa soue. Etqu'en fin d'compte,l'd'vait bin savoè' dè quai qui l'attendait…Ergerde-le, Philbè, c'petit gorin, avec sés yeux en trou de balle, sesbouettes du nez au vent, et sa belle goule rose, on jur'rait qu'c'éstton frère. Quant à moè, monter d'sus, ça m'f'rait deuil…J'vâs putoûtchouâsi l' groûs j'vau pommelé et mirodé qui monte et quidescend. - Eh! bin moè, dit Philbert, j'emmène les bonnes femmes dansl'tourniquet! - P't'êt' bin qu'oui! dit la Bèroux. On dirait bin,an'hui qu'iz-avantjuré d'nous fair' affoler! - Allez, allez!" commanda Prosper en les poussant sur le plateau dumanège qui venait de s'immobiliser. Avec un air gauche et honteux,elles se laissèrent installer dans une sorte de grosse toupie, tandisque Philbert, assis à côté d'elles, passait sa jambe gauche parl'ouverture d'entrée, et piétinait le plancher pour imprimer lemouvement circulaire à l'appareil… Le manège se mit en marche, au son d'un orgue mécanique doré quicrottait du carton à trous. Sur son cheval sauteur, Prosper ressemblaità Don Quichotte, l'armure en moins. À chaque bond du coursier, ses deuxlongues jambes battaient le plancher, tandis que les bonnes femmeseffrayées par la double giration de la toupie et du manège poussaientselon l'expression de Prosper, des hurlements de"chatte enruaude". La foule se tordait, et gratuitement; sur les foires, ce sont lesclients qui font l'attraction principale. Au bout de trois minutes, ce furent deux pauvres chiffes que lesbonhommes cueillirent dans le tourniquet. " Mon Dieu! que j'sé malade gémissait la Philbert. - C'est comme si j'ètais saoûle pleurnichait sa compagne. - Ah! les cochons,i'nous ^yi r'prendrons pas…foutons l'camp. Et tâchezd'nous suiv' vous-aut'. - Mon dèjun-ner i'm' tourne su l'coéu': fau'rait que j'rende… - Moè, ma mèr' Bèroux, ça m'ramionne dans l'ventre, fau'rait quej'fasse!" Les deux couples, maintenant longeaient les quais de la Sarthe endirection de la Cathédrale, qui, sur l'autre rive, domine tout le VieuxMans de sa carrure massive. " Fau'rait que j'rende! - Fau'rait que j'fasse! Seule, pendant longtemps, cette lamentation sporadique tintlieu d'entretien. Derrière, les hommes se donnaient du coude enclignant de l'œil. Le groupe arriva ainsi en vue du Tunnel, cettegigantesque percée qui réunit deux parties de la ville par-dessus lacolline de l'antique cité. " Fau'rait que j'rende! - Fau'rait que j'fasse! - Si c'ést d'la monnaie qu' vous parlez, y'a moins d'risque à en rend'qu'à en fair'. - Nous agoussez point! Vous pouvez bin ét' fiers de vout' ouvraig',grands s'rins. Et dire que faut cor' monter tous ces escaliers-là pouraveind' la Cathèdrale… - M'en parle point, Josèphine, pour eún peu, je r'noncerais…" Les cents et quelques marches qui s'étagent en paliers successifs dechaque côté de la voûte du Tunnel firent pourtant l'effet d'un bonrévulsif. La sollicitude municipale a couronné chacun des deux accèsd'une accueillante tôle dentelée, un peu trop courte par en-bas. Lesdeux femmes s'y précipitèrent, en dépit de la destination strictementmasculine des édicules. " Ça va mieux! triompha la Philbert. - C'est bin moins pir', convint la Bèroux. - Faut pas vous gêner, Madame, dit soudain une grosse voix près de lapremière qui tressauta. Quoi? Ce n'étaient donc pas leurs maris quimontaient directement derrière elles? - Dè quai qu'i's'mêle, ç'ui-là, rétorqua la grincheuse… Occupez-vousdonc de ç'qui vous r'garde… - C'est vrai, ça ne me regarde plus, mais à l'instant, ça me regardait,la mère, et j'vous jure, ça ne me regardait pas blanc!" Le passantpartit d'un éclat de rire. Du vert de sa colique, l'interpellée passa au cramoisi de la honte, ettoutes deux épanchèrent leur reste de bile sur la tête des époux. Parla tortueuse rue des Chanoines tous quatre atteignirent le Parvis SaintMichel, serré entre la nef puissante de la Basilique dédiée à SaintJulien et une série de logis Renaissance à bonnets pointus. " Fî d'garce! Qu' c'ést grand et haut ç't'èglise! constataProsperl'Pér'Daguin, l'maçon d'Saint-Mâs, i'n'n'a jamais faitautant! -Y'aurait bin sûr fallu d'l'aide, admit Philbert. - Et toutes cés mirodures-là …c'est-i' biau! L'Bon Yieu il ést bin pugrand'ment logé en ville que chez nous, c'ést pâs étonnnant qu'n'onl'voit pâs souvent… - Par oûyou donc qu'n'on rentre? s'inquiéta la Bèroux. Après une cérémonie, le portail du bas de la nef était encoreouvert. " V'là! C'ést par là! Vous les hommes, tâchez d'vous t'ni' comme i'faut. - Nous? On rentre point. On voit-i pas bin d'icite… - En tous les cas, attendez-nous. On n'n'a pour eún quart d'heúr' onvous r'prendra là à la sortie." Les femmes entrèrent craintivement, effrayées du bruit de leursgaloches résonnant sous les voûtes. Béant devant les colonnes géanteset les ogives aériennes, admirant les vitraux à l'étrange etmélancolique harmonie dont l'ampleur les sidérait, étonnées par toutesces petites églises alignées dans l'église autour du chœur, ellesconsacrèrent une bonne demi-heure à la visite; elles sortirent à lafois conquises par tant de merveilles, et outrées de tant deluxe. Une surprise bien désagréable les attendait sur le parvis. Prosper etson acolyte avaient disparu. Elles auraient dû s'y attendre..; Ellespatientèrent un quart d'heure, une demi-heure, une heure; puistempêtant, elles regagnèrent l'auberge des quais où étaient remisésleurs attelages, espérant encore, bien en vain, y retrouver lesfugitifs. " On va pourtant pas s'mètt' dans la nuit? - Moè, ma mér'Bèroux, j'attèlle et j'm'en vâs. - Eh!bin, moè itou, arrive que pourra! - I'r'viéndront d'pied si i'voulant, més jamais, au grand jamais j'ner'foutrai lés pattes en ç'te salop'rie d'ville, et i' l'emporteront pâsen paradis, nos voyous * * * VIII. LesPans de Gorron Où l'on apprend par quelle triste fatalité Prosper et Philbert avaientprolongé la foire Tandis que les fermières visitaient la cathédrale, Prosper et Philbertavaient d’abord bien sagement attendu, assis sur les marches du perrond’accès. Mais au bout de cinq minutes, l’inaction leur pesa. Avec lebesoin de se dégourdir les jambes, ils éprouvèrent une soif impérieuse,tyrannique ; or, qu’on le veuille ou non, c’est à l’autoritéreligieuse, coupable naguère d’avoir acquis, aux fins de suppression,l’unique débit de boissons de la place Saint Michel, qu’incombe laresponsabilité de l’horrible méprise dont ils devaient être victimes. Après un regard circulaire autour du parvis, nos deux compères durentse rendre à l’évidence : le forum des célestes phalanges était sec,désespérément sec, comme le bois des Tuffettes. À proximité du perron de la nef, entre deux hôtels Renaissance dontl’un est l’Évêché, s’ouvre un étroit escalier public, dévalant à flancde coteau vers la rivière. C’est l’escalier dit des Pans de Gorron. « Et par là, risqua Prosper, oûyou qu’ça mène ? - Si on allait voèr ? » Ils avaient déjà descendu trente marches, et dépassé une maisonnettemoyenâgeuse accrochée à la pente, sous de hauts murs de grès,lorsqu’ils s’entendirent interpeller. Derrière eux, une fort gentille petite bonne en tablier blanc venaitd’apparaître sur le seuil. « Eh !mes p’tits pères…vous ne venez pas prendre un verrechez nous ? - Quante j’te l’disais, Philbè, que n’y avait à bouèr par là…J’sentaisça…C’ést vrai qu’la d’vanture a’poèye point d’mine, et qu’faut d’vinerqu’c’ést un café. » Ils entrèrent, guidés par la fée, dans un étroit vestibule à vitragescoloriés. « Salon, ou estaminet, mes jolis, » demanda-t-elle. Les deux hommes se consultèrent du regard, assez embarrassés. « Heu ! Salon, risqua Prosper à tout hasard. ‘ Par ici, mes mignons. » Elle les introduisit dans une pièce basse, assez sombre. « Quelques minutes, dit-elle, je vais prévenir Madame pour lechoix ». Puis elle sortit, guillerette… « T’as compris, tai, demanda Prosper,ç’qu’al’a voulu dire avec son «reste à minet » ?À tout risque j’ai dit « Salon »…M’ést avis qu’c’ésteùn bistrot pour lés soûlauds riches qui v’nant s’cacher là poursiroter…Tu t’rends compte ? Ça qu’i’ést biau, là d’dans ! des miroduresdorées partout lés meús, dés fauteûx de viou, ç’t’èspèce de commodeavec deux paires de chandèyers, dés miroués, des tapis su’l’plancher.Avec ça qu’la p’tit’bonne a la point l’air farouche en tout…Nos bonnesfemmes a’ vont bin sûr point vouair mieux à la cathédrale. - Et la Dame avec son chouâx ? Vanquiers qu’la patronne a’va s’am’neravec tout eún fourniment d’bouteilles pour noud d’mander dè quai qu’onveut bouère. L’malhéu, c’est qu’tout ça c’est bin long, et qu’ça vacor’ nous attirer d’la chicane avec nos mariées… - Oua ! - Bin oui, tai, tu t’en fous, la Bèroux a l’ést point trop rifoège, mésla mienne ! Et pi, dis-donc, Prospè, as-tu songé l’prix qu’ça va coûter?...Écoute, j’me sens point trop à l’aise, là d’dans…Si j’oûsais, et sije’connaissais l’chemin,j’m’èn’n’irais ! - Non, mon gars ; faudrait tout d’mîn-m’pas qu’on passe pour despâstres ou bin pour des couillons. N’on va d’mander lés prix et prendeç’que n’y’a d’moins ché. Pour eùn’foès, on n’en mourra point. » On entendit une dégringolade en escaliers, des glapissements, des riresétouffés, et, brusquement, la porte s’ouvrit. Bon Dieu d’Bon dieu ! Quelle histoire… ! Nos deux lurons n’en croyaientpas leurs yeux ! Elles étaient six, sous des soies diverses, mais outrageusementrévélatrices. Elles étaient six paires de fesses, et autant de nichons,sans compter le reste. Derrière suivait sorte de tourievivante, en peignoir, au faciès de bouledogue : « Voici nos jolies femmes, Messieurs, choisissez… voyez voir… ! » Il faut bien convenir que nos malins faisaient meilleure contenance, letantôt au bal de Saint-Gilles, que maintenant en face des six beautéspubliques effrontément alignées devant eux. Le choix était varié, depuis l’écoperche jusqu’au pot à tabac, depuisle blond filasse jusqu’au noir absolu. Philbert le potelé détaillait plus spécialement l’écoperche qui se cruchoisie et s’avança, tandis que Prosper, se tenant dans l’honnêtemoyenne fixait un visage qu’il croyait reconnaître. Le bouledogue frappa dans ses mains, telle une maîtresse de pensionnatrassemblant ses élèves. À ce commandement, le surplus du cheptels’écoula. « Que faudra-t-il servir à ces messieurs ? » Ces messieurs encore sous le coup de l’émotion, semblaient bien avoirperdu l’usage de la parole, et l’aisance avec laquelle les deux fillesétaient venues se frotter à eux, sur le canapé, n’était pas de nature àles remettre. « Champagne ! Champagne ! » dirent simultanément lesfavorites à la matronne qui sortit. Ça sentait bon, pourtant ! Et tout de m^me, c’était plus bichonnéque les « de n’uit » de la mére Bèroux et de la maîtressePhilbert.. ; Bon Dieu de Bon Dieu ! quelle histoire ! « Voyons, mon chou, t’as l’air tout cornichon, dis-nousquèqu’chose… -Et toi, l’bébé à la flan, qui ne sait dire « papa-maman », veux-tu queje te fase téter ? » Peu entraînée aux subtilités de la puériculture, la nourrice,renversant les rôles, s’installait sur les genoux du nourrisson. Etlui, fort embarrassé de ses mains, ne pouvait pourtant pas les mettredans ses poches. « Alors mon cornichon d’amour, à quoi tu penses ? » Prosper, ainsi interpellé fut le premier à retrouver ses esprits « J’pense que, point dèvot, j’vâs ét’obligé d’crére au Yâbe.. - Qu’és’tu nous racontes ? » La soubrette venait d’apporter quatre coupes et deux bouteilles demousseux qu’elle posa sur un guéridon ;. « Ça fait cambin ? demanda Prosper d’un ton faussement dégagé. - Cinquante chaque, et cinquante pour le salon : cent cinquante,Monsieur - C’ést pâs donné, fifille… Quiens, compte… V’la dix sous pour tai… Et,s’enhardissant : oui, j’ disais donc.. - Tu disais ? -Cambin qu’tu cré qu’i’n’i’a d’putains au Mans, ma p’tit’ Arlette ? - Ah ! dis-donc ! Tu charries…Et voilà qu’il sait mon nom ! -Ç’que j’sais, moi ? -Mettons deux cents… cent, si tu veux. Eh bin,y’a aut’ choûse que duhâza là d’dans. Hiè, j’n’en connaissais qu’eùn’, ni pû ni moins, etanhui, c’est juste su’ celle-là que j’tombe, sans fair’ à l’exprès. - Elle est bonne !Au fait, c’est vrai, j’ai vu ta gueugueule quelquepart. - Cherche pâs…c’était l’aut’semaine à canfouine, chez la mér’Chatte. Tucomprends, j’ai mis eún peu d’temps à te r’mett’, à cause quel’habillement, ça change la goule. Més faut r’connaît’que ç’ti-làd’anhui il ést à ton avantaig.. ; - Tiens, tiens, mon Chéri, tu es un peu moins gourde que j’croyais… - S’ment,Arlette, la filange rouge qui t’sê d’chemise a’n’laise pû rinà déniger, et c’ést bib dommoèg’. Quant aux lacets qui t’ballicotantautour des fesses, j’ai grand’peû d’m’empétrer d’dans ! » Philbert, à son tour, reprenait pied dans la réalité : « Prospè, Prospè, buvons ça, pi partons ! Misér’ de misér’, quelleenguelade qui nous attend ! - Non, mais dis, Arlette, s’indigna l’autre nymphe, tu vois pâsç’navet-là qui voudrait nous plaquer comme ça ! D’abord, ça s’fait pas…Tu t’figures, mon vieux, que j’vâs t’laissé caleter sans t’offrir tatournée, et qu’tu vas dèflorer mes nénés sans solder les dégats ? - Ah ! ta gueule, toi Carmen ; parles-en, d’la fleur de tes nénés. Pourune fois qu’tu lèves un miché, tu vas pas commencer par l’emmerder…j’aijamais vu une garce aussi peu sentimentale !... - Prospè.. allons nous-en ! - T’en fais donc pas Philbè. Nos vieilles a’ vont nous attend’àl’auberge, faut bin qu’on cause un peu… - Prosper, fais-moi des papouilles mon Loulou…S’pas, qu’il ne veut pass’en aller, ton copain ? Philbert…Philbert, un beau p’tit nom… mais jepréfère encore Prosper, dit-elle en lui plaquant un baiser derrièrel’oreille… - J’vâs t’dire, Arlette, c’est que… - À la vôtre, les potes, on va pas laisser tiédir.. ; Il fait unechaleur, maquerelle ! de c’temps-là les rideaux collent aux fenêtres,dit Arlette en secouant ses franges. Hein, Carmen, j’plains lespète-en-drap ! puis à Prosper : Allons mon chéri, bois… encore unpeu…c’est bon, ça s’pas ? - Pour dire vrai, c’ést trop doucereux, ça me r’monte au nez, et çam’tourne su’ l’coeu’. I doit en falloè point mal de c’te boissond’femme, pour se soûler… - Hé ! Hé ! pas sûr… r’garde-donc ton Philbert. - Ma parole, il a déjà l’z’yeúx bet’lés…I’tient point l’litre,c’t’animau-là…Moè, j’pren’rais bin eùn’ petite goutte… - Pros…Prospè..j’…j’pay’eùn goutte… finissons…pi allons nous-en… - Ah ! ç’ui-là ! E’t’bouffera pas, ta régulière ! Quand on est aussicruchon, on vient pas au bordel. J’sonne la bonne, t’avale ta gniôle,et j’t’expédie. Non, c’est trop bête, ma crotte, on va pâs s’fâcher…Encore un quart d’heure… Ah ! Voilà Angèle…Qu’est-ce que c’est ? uncognac ? - Va pour un cognac… - Angèle, quatre cognac bien tassés, heinC’est Philbert qui paye.. ;Voui, mon Zozo, fais dodo, pleure-pas, on va t’l’entonner, tagoutte….Ah ! l’cochon, zieûte un peu son froc, Arlette, on diraitl’Cirque Pinder, et ça parle de se dégonfler ! - Tu t’en chargeras ! » La bonne avait posé les verres sur la table. « Là…hum ! fameux…comme i’siffle ça ! Mais il est schlass..disdonc,Angèle, attends ton fric…Ton porte-monnaie ? Oui, mon Chien-chien,on va te donner un coup de main…tiens,Angèle, v’là deux cents balles,paye-toi et garde la monnaie ça ira pout les dix sous de tout à l’heure… Prosper, lui, était en verve. La « boisson de femme », revue etcorrigée par le cognac l’avait d’un coup, en pleine lucidité, porté auxsommets de l’inspiration. Il trouvait les gestes idoines, les posessublimes, les mots héroïques… « Ah ! le vicieux !minaudait Arlette, qui aurait cru ça de cettecoloquinte…Finis, Prosper, on est au salon, c’est pas convenable ! Quelcochon ! - Me parle point d’cochon. Ça m’fait penser à ç’ti-là que j’viensd’vend’à la foèr. Après tout j’aime cor’ mieux l’boèr’ icite avec vousque d’le manger su’ l’gril ; -T’es un homme de cœur Prosper, et un beau gosse… - J’sé pourtant bin maigre, et ç’miroué, là-bas,i’m’fait eùn’ drôle degoule. - Les bons coqs ne sont jamais gras. Moi, j’ai un faible pour lemaigre, et c’est aujourd’hui vendredi. - En c’cas, tu d’vais pâs ét’ à ton aise, l’aut’jou’, chez la mèr’Chatte avec ton groûs boèyu. - Qu’es’tu veux, mon chéri, on a sa garce de vie ou plutôt sa vie degarce à gagner : il faut parfois savoir se contrarier. - Quiens, ç’ést comme moé, quand j’vends eùn viau, si j’allais direqu’i vaut rin…Mais dis-donc..et l’Clôvis ? - L’Clôvis ? - Allons, fais pâs la bète…nout’copain qu’i’a monté te r’trouvertansiment que l’groûs il’tait parti cri du tabac à Surfonds ? - Ah ! Tu sais ? - Ç’teblague ! Quant’ vous avez été partis, i’ nous ést r’venu noèrcomme eùn ramona… T’â ÿu chaud, hein, et li aussi ! - M’en parle pas. J’ai juste eu le temps de le fourrer dans le foyer etde remettre le paravent… j’avais une trouille qu’il éternue !..Ah j’tejure que pendant qu’ cette andouille-là fumait dans la cheminée, legros ja mbon n’a pas eu l’temps de moisirdans mon saloir ! On monte… tu viens, mon Loup ? - Mais, l’Clôvis ? - La ferme ! avec ton Clôvis… Puis tiens, tu veux savoir ? Je vends lamèche : un beau salaud, ton Clôvis ;;; le dernier des mufles. Tu piges,mon Cho, c’était mon jour de sortie. Et, ces jours-là, s’pas, on essayede faire quelques petits extras en beauté, dans la nature, le cent àl’heure, les fleurs et les petits oiseaux. Eh ! ben, c’dégueulasse là,il a profité de ce que, vu l’urgence, j’avais oublié d’exiger mon petitcadeau d’avance pour dérouiler à l’œil.T’entends, à l’œil ! Ah ! que jele repoisse, celui-là…Allons Prosper, finis mon cognac..on monte sepageoter, pas ? mon Chéri . - Ma fille, ècoute-moé bin…Tout çà, c’est pas juste. V’là e0n richacomme le Clôvis qui vat’péniller grâtis, tansiment qu’moè, pauv’bougrefaudrait que j’poèye ? J’te jure que j’sé pâs chién, et que j’poéy’raisdès tournées jusqu’à la fin d’mon ergent. Més,n’y a eùn’quessiond’honneú. J’me trouve aussi grand que l’Clôvis, et j’y’ai déjà faitvoèr pu d’eùn’foè.À tout bin pren-r, chez nous, d’vache à tauriau,d’étalon à jument, c’est ç ti-là qui r’çoit qui poèye. Au pire aller,donnant-donnant. T’es belle fille, mâtin ! et t’es bin plaisante àpétasser. Més c’ést point pasque la Bèroux al’ést fiâtrie à forced’fair dés quèniaux et d’se pend’au cul des vaches, que fau’rait lafair’ cocu eùn jour de foèr aux ognons…Allez ! Philbè ta cassiètte, ons’en va… - Ben merde, alors ! Tu parles d’un œuf,çui’là ! Pour les mômes, trèspeu. Mais pour c’ qu’ est de se pendre au cul des vaches, on sait c’quec’est ! Et ta rombière, elle est comme nous :si elle y pourrit sabidoche, c’est qu’ele y trouve son profit. Dites-nous, fils de garceque vous êtes, qu’est-ce que vous venez foutre au claque ? - Te fâche point, te fâche point…On savait pas. On cherchait eùnbistrot… ta bonne a’nous invite à renter pren’r’eún verre, on pouvaitpâs d’viner. - Fallait l’dire tout d’suite au lieu d’nous faire perdre notre tempset notre jeunesse…Et ça s’offre l’salon, s.v.p. ! - C’ést cor’point d’nout’faute. On avait a chouâsi’ entre l’salon etl’reste à minet…alors on a biau point ét’fiers.. - Bon Dieu ! qu’c’ést con, ces pequenots…Les restes à minet, tucrachais pas d’sus, tot à l’heure que tu pelotais mes fesses, hé,enflé. Et dire qu’on a encore pitié de ça ! Essence de gourde, qu’és-tuvas en faire de ton frangin d’mes deux ?R’garde le donc ! Onn’a qu’à le lâcher dans l’escalier des Pans pour qu’il s’casse lagueule sur les marches, et l’premier flic qui passe le colle au blocavec une contredanse qui lui coûtera plus cher que nos quéquettes….Sans compter qu’il risque de lâcher une fusée sur le canapé, et qu’sila patronne le voit au salon dans cet état-là, c’est nous qui vapaumer… Foi d’putain, j’aime mieux raquer la passe, ou même lanuit..Allez, Carmen, embarque-moi ces paquets en douce dans nospiaules, j’passe à la caisse, on tâchera de se défrayer. » Il faut rendre cette justice à nos héros. Carmen éprouva une certainedifficulté à entraîner Prosper et Philbert sur la pente encaustiquée dela suprême débauche. Ici, cette rampe était ascendante, et si Prosperoffrait une résistance morale indéniable, la force d’inertie opposéepar l’ivresse de Philbert s’accommodait mal de l’ascension vers leseptième ciel. En dépit des obstacles, les trois personnages étaient parvenus dans lelaboratoire de Carmen lorsqu’Arlette les rejoignit. De tous, c’était lepauvre Philbert qui faisait la plus triste figure. Étalé sur le litdivan, après qu’on lui eût retiré ses chaussures, il avait conservéjuste assez de lucidité pour se rendre compte de son incapacité motriceet de l’horreur de la situation. « Prosper, amène ta viande dans ma tôle, enjoignit Arlette. - Me laisse point Prospè, supplia Philbert avec la voix d’un moribondarrivant à la salle d’opération. - C’ést-i qu’il veut faire une partouze ? ricana Carmen. Pleure pas,mon Andouille adorée, tu le r’verras, ton frère. - Ça m’ferait du bien de te foutre ma main à travers la gueule »,déclara, en guise de préambule, Arlette à son compagnon, lorsqu’ilsfurent seuls dans l’autre chambre. Mais l’aménité professionnelle reprenant le dessus, elle n’en fit rien,bien au contraire. Quoique moins trapu que ses châtaigniers, Bèroux était comme eux sec,assoiffé, noueux, fier et têtu. Mais comme eux, il présentait unefaiblesse que les bûcherons connaissent bien : celle d’être vulnérableau fourchet. Présentement, la Bûcheronne de Vénus s’y attaquait àpleins coins. « Hein ! mon gosse, on est bien, comme ça…l’fait chaud, mets-toi àl’aise mon Zamour…On va s’pageoter tous eux…ce sera bon… et tu serasgentil, s’pas ? Tu seras chic, très chic pour la petite Arlette.» Insidieusement, les mains coulaient dans les poches, où la dextrerencontrait un peu de tout, mais surtout le porte-monnaiedodu, tout engraissé encore du sacrifice du cochon. « Pour un purotin, mon Chouchou, t’en as des fafiots ! soisgentil Prosper, fais-moi voir ça…combien qu’t’en as des fafiots ? - Bas les pattes ! Écoute-moè bin…j’sé eùn peu chaud, més point soûl.Et même soûl, j’sé l’ meilleu’gars du monde ; j’f’rais point d’mau àeùn’ mouche, à pu forte raison à eùn’ femme. Més aussi vrai comme j’tel’dis, si tu touches à més sous, j’te fous eùn’ fouâillée comme jamaisgarce n’en a ‘r’çu eùn’. Couche-tai si tu d’sir’ dormi’, va-t-en si tupréfér’, c’mand’ eùn’ tournée à mes frais si t’âs seú, pétase-moi toutç que tu voudras, més mon èrgent, t’entends bin, l’èrgent de c’cochonqu’la mée’ Bèroux al’ a mis au monde, i’servira jamais à solder l’dûd’la fesse ! tiens-tai le pour dit, j’^yi mets mon point d’honneú . - Tiens Prosper, t’es moche comme un cul, t’es pingre, t’es emballe,t’as la gueule qui pique etqui pue, mais vrai, t’es un mec, un mâle…pasune lopette comme ton idiot d’Philbert .Et moi, j’aime ça, pasqu’onrencontre pas souvent des michés de c’te trempe-là…Fais-moi des bises,mon Coco, même des bleus si tu veux…Une’tite trempette au permanganate,à cause du règlement,(c’est pas du luxe,dis-donc) et puis…tu me prometsde ne pas le dire ? Tu ne le diras pas…Je vais te le faire à l’œil.. » Toute la nuit, Prosper s’était vautré dans l’orgiaque volupté, comme uncancrelat dans un chou à la crème. Il dormait encore , au petit matin,lorsque la porte tourna doucement sur ses gonds. Au léger grincement,il s’éveilla juste pour voir entrer Carmen, poussant devant ellePhilbert, un pauvre Philbert encore somnolent, bannière au vent, tenantà pleins bras et en vrac le surplus de son vestiaire. Arlette, déjàdebout et pomponnée, comme Carmen, pour les clients du jour se tordaitde rire avec sa compagne. « Adieu, mes mignons à la prochaine… Rhabillez-vous bien sagement,descendez l’escalier et suivez le couloir tout droit, la sortie est aubout. » Et les deux filles, dans la chambrée e Carmen, tombèrent dansles bras l’une de l’autre, se prodiguant mille chatteries « Alors, ma p’tite Arlette, est-ce que ça a rendu ? - Des nèfles ! mais tu parles d’un zèbre.. quand tu penses qu’il aréussi à m’faire illuminer ! - Sans blague ! T’as envie de me rendre jalouse, ou de me fairedégueuler ?J’te jure,lolote, je saurais ça, j’t’arracherais lesmirettes…Mais,pour ce qui est du fric, ma pauvre Arlette,tu serastoujours aussi cruche. Moi, j’ai mieux travaillé : mais mince decouillon : sitôt dans l’ pieu avec moi, il s’est mis à pioncer,et sanslâcher son portefeuille ! Au bout de deux heures, il s’est réveillé unpeu moins soûl. J’en ai profité pour l’allumer, espérant m’en tirer aumieux…j’te lui ai fait tout le hors d’œuvre du jour..Eh ! bien, machère, à chaque truc il beuglait comme ça :Bon Dieu qu’ça va m’coûterché !Ç’que j’vâs m’fair qu’reller ! Mais automatiquement, il me lâchaitses cent balles. J’en avais honte, ma mère m’a dressée à gagnerhonnêtement ma croûte…Or, crois-moi si tu veux, chaque fois que j’aivoulu lui présenter le plat du chef, il s’est débattu comme un diabledans un bénitier en pleurnichant « j’veux point fair’de tort à Dorothée» Ah ! je saurais qu’elle l’engueulerait au retour, celle-là, jeregretterais toute ma vie de ne pas l’avoir violé son croquant ! Allons Arlette, il ne sera pas dit que je suis vache, même si tu m’ascocufiée avec ton grand tarin. En somme, on a travaillé ensemble, j’tefile la moitié du pèze… » * * * IX. Leslendemains de la gloire Prosper et Philibert remontaient les dernières marches des Pans deGorron lorsque la cloche de Saint-Julien se mit à sonner la «levée», unangélus qui leur parut un bruyant reproche, le glas de leur vertu. Dansleur honte, ils n’avaient encore rien trouvé à se dire, maisenvisageaient avec une appréhension grandissante les conséquences deleur fugue, et se creusaient la tête pour tâcher d’y parer. « Quai qu’on fait ? hasarda Philbert. - J’en sait rin, dit Prosper. Faurait câsser eùn’ croûte, j’sé quèrvéd’faim. Pi, va fallè s’mètt’ d’acco’ su’ ç’qu’on va raconter aux bonnesfemmes. À savoèr si a’ nous avant attendu depuis hièr-au-soè àl’auberge. - Ça m’étonnerait bin ! - Moè aussi. » À l’autre bout de la place St Michel , un escalier à double voléeencadre une fontaine donnant, en contrebas, sur la place des Jacobins.Au pied de l’escalier, un café ouvrait juste ses portes. Un honnêtecafé, celui-ci, offrant terrasse au grand jour. Ils s’y installèrent,et Prosper commanda des casse-croûtes. « Dis-donc Prospè, faut pâs cor s’emballer… Combinqu’i’t’reste d’èrgent ? - Bin , tout l’ prix d’mon cochon et des bricoles, moins, bin sûr, lesquinze pistoles qu’à m’avant coûté ces garces-là. Et tai ? -Ah, mon gars…moè,i’m’reste dix-huit sous su’les touâs-cents écus d’mésvolâilles, d’mon beúrre, d’mès pouères de Giroufle et de ç’que j’aitouché au syndicat pour mon seigle… Bon Dieu d’bon sang ! Quellehistoère ! - Mon pauv’ Philbè, j’te crèyais tout d’mîn-m’pas si couillon ! C’èstpas ça qui va arranger nos affair’ . » Ils mangèrent et burent en silence. Prosper ( et pour cause) solda lanote. « Philbè, tout compte fait, c’ést eùn’ chance qui n’te reste pû rin… - Bin ,merde alors ! - Més oui ! V’là : Tu t’és aperçu qu’t’âs perdu ton portefeuille, oubin qu’i’-t’a été volé su’ la foère… Tu saisis ? Tout d’ suite on afait l’chemin en sens inverse pour tâcher d’le r’trouver, et on acherché toute la nuit… - Hum ! si les bonnes femmes a’sont parties hièr au soè, ça peut cor’passer. Mès sans çà ? - N’on va s’en assurer. À l’occâsion, on dira à l’aubergiste qu’i’diseque n’on ést v’nu hièr au soè après qu’les femmes al’taientrenr’tournées. » Au Chapeau Rouge, ils apprirent avec soulagement que lesfermières étaient parties la veille vers dix huit heures. L’hôtelierpromit tout ca qu’on voulut. « Si on allait à la gâre pour se renseigner d’l’heûre des trains,suggéra ¨hilbert. - Cambin qu’oa va cor’coûter ? demanda Prosper. J’ai cor’ jamais été làd’dans, èt pi on loge à eùne lieue èt d’mie d’la gâre, on risqued’trouver l’camp fermé(Le champ de tir d’Auvours que traverse la route)J’aime autant m’ènnaller à pattes…Quat’lieues, c’ést pas l’¨ÿâbe.. N’ons’ra là bàs pour midi. » Certes, la route ne fut pas gaie. À la première lieueseulement, Philbert rompit le silence. « Pûs rin, tout d’mîn-m’ Ç’que j’vâs m’fair’ engueuler ! - Bin oui, mon pauv’gars. Consol’té, en songeant qu’ta perte al’éstnout’ seule éscuse…Mès dis-donc, va fallai t’dèfair’de tonportefeuille, vu qu’c’ést difficile de perdre lès billets sanspèrd’itou l’portefeuille. » Après le bourg d’Yvré, du pont sur l’Huisne, Philibert lançason portefeuille dans larivière. Et, vers le terme de la seconde lieue, Prosper prit la parole : - Dis-donc, Philbè, ça m’ennuie bin d’avoèr fait des frasques à c’tebonne Josèphine ; més c’ést eùn sacrifice qui m’laisse bin glorieuxd’pouvoèr’ fait’ la nique au Clôvis. - C’ést eùn’ gloèr qui m’coût’chè, Prospè, pour ç’ qu’ést du sacrifice,èst-tu bin sûr que t’aurais point plési’ à le r’c’mencer ?En tout câs,mîn-m’ à quinz’pistoles, c’ést bin coûteux pour le temps qu’ça dure… - Tais-tai, Philbè, tais-tai…Dis donc ? L’Arlette a’m’a donné un motd’écrit pour le Clôvis…j’voudrais bin savoèr dè quai qu’a’ÿ veut. Tantpire, j’déchire l’env’loppe, tai qui sait lire, tu vas m’dire c’quen’ÿ’a là d’sus. - Bin v’là : Meussieur Clovisse, si vous m’envoyé pas un manda de centbals, pour me ramboursé du tord que vous m’avet fait l’autre jourCanfouine, je vous prévient que je ferais du squandal à votre femme, çavous aprandra à profité des occasions de vou moqué d’une pauvre filleen maison qui a sa vie a gagné. Arlette,4 rue des Pans de Gorron LeMans. - Faut dire qui n’avait guère ÿû l’temps d’gui fair’ des cadeaux. Mèsil avait l’air de bin la connaît : i’n’devait point ignorer d’ouyou qu’à restait. N’importe pas, rin qu’le plaisi’ d’ÿi donner ç’papier là, çàm’dèdommaige bin d’tout ça… - J’te r’mercie bin, Prospè, mès ça va point m’éviter la comédie enarrivant. » L’inquiétude du malheureux croissait à l’approche de l’instant fatal.Et lorsqu’ apparut le décor familier des châtaigniers, ce fut avec desaccents émouvants qu’il supplia Prosper de l’assister en la douloureuseépreuve de l’accueil conjugal. En matière de hargne, Dorothée possédait du génie. Dès qu’elle lesaperçut montant le chemin de la ferme, elle se composa un visagehermétique où son grand nez osseux semblait fermer au cadenas sa boucheen cul de poule. Elle ne répondit ni à leur bonjour, ni aux avances par lesquelles ilsespéraient provoquer une demande de justification. Des seaux, desbalais furent maltraités. La Biquette, promenant dans la cour sonfaciès de vieux médaillé de Malakoff, reçut un coup de sabot sur sonmaigre derrière, ce qui déclencha une avalanche de pastilles noires. À tous ces indices, Philbert se rendit compte que, que, décidément,l’orage n’éclaterait qu’à l’heure des intimités. Et Prosper n’avait pasatteint la route que la tempête se déchaînait : « D’oû you qu’tu sô ? train-nier ! - Ah ! Dorothée, i’ m’a arrivé eùn malheu ! - Eun malheu ? t’és point mô, pisque te v’là su’tés deux pattes. - Faut point m’qu’ereller, c’ést point d’ma faute… - Tu t’és soûlé ? - Ç’ést bin pir’… mon érgent… - Eh !bin,…nout’érgent ? - J’l’ai perdu, ou bin putoût, a’m’a été volée su’ ç’te fouèr,n’i’avait tant d’monde ! » Dorothée avait le souffle coupé. Pas pour longtemps. « Ah ! par exemple ! J’me s’rai échanée pendant six mouâs à soigner despirotes, j’aurai tiré dés vaches, ècrèmé, baraté pendant dès s’mainesau long , j’aurai nourri eùn’ journée enquièr’ tous les bònhommes de labatt’rie, et avalé d’la poussière de seigle pendant dix grandes heuresd’hórloge, tout ça , pour que tu gaspilles les sous comme ça, en-n’eúrin d’temps, sans proufit pour personne que pour tai, sagouin, ét pipour ton prop’à rin d’Prospè…car tu l’l’âs bue, nout’ èrgent, tu l’l’asbue avec li avoue le donc ! Dépensier, coureux, feignant, homme derin…A-t-i fallu qu’j’aye du malheu d’te recontrer et d’avai ÿu l’idéed’m’assouâtrer avec tai ! pour eùn peu, j’te câsserais mon balai su’l’reintier ! » Toute la rigueur pittoresque du folklore déferla pendant unquart-d’heure sur l’infortuné. Lorsqu’enfin elle se rendit compte qu’il est difficile, même à deux, de« boire » une pareille somme au café, il ne tarda pas à mesurerl’étendue d’un péril auquel il échappa de justesse. « À cause de quai donc, demanda Dorothée qu’on vous a point r’trouvésen sortant d’la Cathèdrale ? - N’on v’nait d’s’aviser d’la perte d’mon èrgent, et vousn’en définissiez point de r’veni’, alors on a r’tourné tout d’suitepartout oûyou qu’on avait passé. On aurait dû s’rencontrer, mès dansc’te foule. On a passé à six heires èt demie au Chapiau Roug, mès vousètiez parties..On a r’commencé à chercher toute la nuit su’ç’te foère… - Toute la nuit ? Vous avez pourtant bin dû dormi ? » Fallait-il dire oui ou non ? « Bin oui, en eun’auberge en ville, on n’a point r’tournécor’eùn foés au Chapiau Rouge. - Et vous avez dormi ensemble, Prospé et tai ? - Bin oui. - J’ m’en doute bin, inocent : ç’est à cause d quai qu’t’aspouillé eun’ chaussette grise à tai dans ta patte drète, et eùn’ beigeà Prospè dans ta patte de gauche.. ;Écoute-moè bin…à doter d’anhui,c’est moè qui tiendra la queue d’la pouâle… J’te donn’rai dix francstous les samedis pour la râserie, ton boèr et ton tabac… Allez, file, àl’ouvraige !! À peu près à cet instant, Prosper arrivait à Bois Loudon. « Ah mon pauv’gars…soupira la mère Bèroux en l’accueillant, tu m’enauras donné du tourment dans nout’existence… Vous vous êtes cor’soûlés, comme de juste ? - On a bu eùn peu, bin sûr, mès c’ést point là qu’estl’malheu… philbé il aperdu son portefeuille. On s’èn n’ést aperçutansiment qu’ vous ètiez à l’èglise. Alors, on a cherché partout éyouqu’on avait pâssé… On a cherché toute la nuit. - Toute la nuit ? - Toute la nuit. - Sans dormi ? - Sans dormi. -Ça fait déjà bin des mystères dans nout’ ménaig’ Prospè. Ça n’en f’raeùn d’pûs. Car je n’comprendrai jamais, si t’as point dormi avecPhilbè, pourquoi qu’t’as en la patte drète eùn’ chausse beige que j’aitricotée, et dans celle de gauche eùn’ chausse grise à Philbè…Rapportes-tu l’érgent, au moins ? - La v’là…moins la dépense qu’n’on a été obligés d’fair’, eùn’ centained’écus… -Qu’tu m’coûtes chè, Prospè. Tout compte fait, on aurait cor ÿu proufità vend’ le cochon à Clôvis, qui nous aurait pâs volé d’quinze pistoles.Va, mon Prospè , l’ouvraige a’t’attend, tu risques pâs d’travâillerpour rattrapper ça ! » Le surlendemain de ce mémorable retour, les deux inséparables roulaienten direction de Saint-Mars dans la carriole de Philbert, appelé à uneséance municipale. Prosper profitait de l’occasion pour une liquidationprimordiale ou jugée telle, dans son amour-propre : Rendre à Clovis sapolitesse bachique et voir sa tête au reçu de l’ultimatum d’Arlette. En cours de route, le Roi des Loudonneaux donnait à sonplénipotentiaire souterrain les dernières instructions pour le plusgrand bien de son peuple et pour le sien. « Faut absolument fair’diminuer l’s’impôts. Avec la sécheresse, èt pila gâle qu’i’a pâssé su’ lès truffles, on peut pûs ÿ’arriver. Y’a laroute qu’i’a cor’besoin d’ét’ rempierrée . Pi faut inscrire aux indigents mon biau-père, le Rêche, qui peut pûgroller et le mère Picot, qu’i’ést paralésie. Pi les Pichonnes, queleur quéniau il a l’s équerouelles… » Et Philbert promettait, effrayé de ses responsabilités,convaincu qu’il ne ferait jamais avaler une telle grenouillère à despairs qu’il était bien près de considérer comme des supérieurs. Aux Loudonneaux, la « revalorisation » des pommes de pin, deschâtaignes, des cèpes et des églantiers porte-greffe n’empêchait pointla Marie Groû-t-yeù, et maint bricoleur aux dix gosses, de croupir dansune gueuserie perpétuelle. Et la « reconsidération » duminimum vital n’arrivait point à soustraire le petit Pichon à l’emprisede ses humeurs froides, à cause que le médecin et lepharmacien avaient aussi « reconsidéré » leur tarif. Quant au « conseil », il traînait comme un boulet ce parent pauvre dehameau qui avait le tort d’être trop lointain, trop dispersé, tropsableux, et dont la population avait une tendance fâcheuse à commerceravec une opulente commune équidistante. Cet état de chose plaçait le pauvre Philbert dans une situationédilitaire qui n’avait rien d’enviable, et dont il eût, de bon cœur,passé les honneurs à un autre. Mais , les Loudonneaux ne possédantaucun citoyen capable de le remplacer, Prosper ne l’eût sans doute paspermis ; et Philbert devait se résigner au constant rôle de tamponentre une camaraderie doucement autoritaire, et une résistance un peuhautaine d’élus qui le portaient en queue de liste. Cependant, Prosper avait réussi à joindre un Clovis que le soin de sesaffaires éloignait des subtilités du gouvernement. Il s’intéressaitpourtant aux Loudonneaux, à cause du bois ; et la pénurie de bûcheronset de charretiers lui faisait ménager Prosper qu’il eût volontiers vouéau Diâble. « Qu’ai qu’tu m’veux ? - J’viéns t’offri’ ma tournée. Ét pis, ajouteBèroux en sourdine, j’ai eùn’ commission à t’fair’. - Eùn’ commission ? » Ils entrèrent dans la salle basse de la veuve Papillon, sur la Place del’Église, Prosper commanda le casse-croûte qui lui tenait à cœur, avecdeux bonnes bouteilles pour escorte. « Eùn’ commission qu’m’a donnée eùn’ dame qu’onconnaît bin, et qu’j’ai rencontrée par le pus grand hâza à la foèr’ auxognons… C’est eùn’lettre que v’là. Sacré Clôvis ! tu n’n’âs d’la veineque les belles filles a’t’écrivant comm’ça… - Elle aurait bin pu fair’ la dépense d’eùn’env’loppe. Mais dis donc… - Me questionne point… On m’a donné eùne commission, j’te la fait…j’tedemande point d’me lire ç’que n’i’a su’l’papier ; moè je n’sait pointlire… À la tienne ! Vieux coureux d’cotillons ! » Il mangea, il but, il paya et s’en fut rejoindre Philbert à la sortiedu Conseil. Il le morigénait sur son peu de succès municipal lorsqu’ilaperçut Clovis se dirigeant vers la poste. « Philbè, dit-il, va m’aj’ter eùn timbre, tu m’diras c’que Clovis i’vafair’à la poste… » Cinq minutes plus tard Philbert revenait, souriant. « J’l’ai vu envoyer un mandat d’cent francs. J’ai pas pu lirele nom, mais su’ l’adresse ÿ àvait : 4 escalier…le Mans. - Quel plat-cul, dit Prosper. » Aux Loudonneaux, chez les Philbert, la mère Bèroux venait procéder à unéchange de chaussettes. « A bin fallu qu’i coûchant dans la mîn-m’ chambre pour mélanger leûschausses ? disait-elle. - C’ést ç’que l’mien i’m’a dit, mé i’ connaît si peu laville, il a pâs été foutu d’me dire oûyou. - Bin, l’mién il ést pâs en l’cas d’se souv’ni’. I’d’vîntcor’ét’ dans n’eùn bel état ! - N’ayez crainte, i’r’commeç’ront point d’si toût. » Pour une fois ; ils revinrent de Saint Mars en excellent état. * * * X. Les surprises Sur les conséquences du braconnage de Milien et de la Foire aux Oignonsdu Mans Doucement, l’automne avait succédé à l’été, puis l’hiver à l’automne.On avait rentré les récoltes de pommes de terre, de « lisettes », decitrouilles, ébogué les châtaignes à pleins paniers. Tous les besogneuxde la forêt avaient cueilli et vendu au loin cèpes et giroles. Et dèsle premier pincement des frimes, des hommes étaient partis, la cognéesur l’épaule, pour de nouvelles coupes. Vers la mi-décembre, Prosper, à qui la gelée laissait des loisirsagricoles, charroyait du bois pour Clovis. Plusieurs fois par jour, ilgrimpait avec son attelage vers le bois des Tuffettes, chargeait despoteaux de mine qu’il déposait en bas, sur la route, près de la «Préfecture ». Ce matin-là, il montait à vide pour effectuer un troisième tour. Deboutdans la charrette, emmitouflé dans trois vestons superposés, cravatéd’un cache-nez de laine sous une casquette de peluche enfoncéejusqu’aux oreilles, il se laissait bercer par son mulet fumant, peinantsur ce chemin. Il songeait. À quoi ? À des choses pas compliquées, bien sûr. À sarécolte de marrons. À la vente obligée de six cochons de ses cochons delait qu’il était incapable de nourrir. Il venait de dépasser le taudis des Fauchon, où la mère, ivre sansdoute, menait grand tapage, lorsque l’attelage s’arrêta brusquement. « Mouton ! Hue ! » Mouton ne bougea pas, malgré le coup de gourdin tombé sur son derrière. Fait unique dans les annales de Bois-Loudon, Mouton refusait obéissanceà Prosper. Et celui-ci, déjà, regrettait son coup de trique : il venaitd’apercevoir, allongée au talus, une forme humaine débordant largementsur l’ornière, à trois pas devant le mulet. Prosper sauta, s’avança et reconnut Florida, à peine vêtue, malgré lefroid intense, sanglotant, la tête dans ses bras. « Voèyons, ma fille, dè quai qu’i’y’a ? Un peu d’pûs, j’ècrâsais.Pleure-pâs comme ça… » À grand peine, il réussit à desserrer les coudes obstinés, et vitqu’une longue balafre saignante coupait la joue de l’enfant. « La garce ! a’t’a battue ? Attends, j’vâs voèr à ça ! - Non ! non », supplia la petite, effrayée à la pensée des représailles. Prosper passa outre. Déjà il avait poussé la claie du jardinet, où lafoison de fleurs avait fait place à un amas de tiges roussies couvertesde givre. Dans l’antre, qu’éclairait un grand feu de brindilles, lamaritorne cessa de gueuler en entendant marcher sur la terre gelée. Et,voyant entrer Bèroux, elle resta stupide, les bras ballants. Mais sonémoi fut court : « Quiens ! vous n’avez point peû que l’plancher i’ vous chèye su’ latét’ ? - Prends-garde qu’i’n’t’y chèÿ point oût’ choûse, à yoi, su’ lagoule…oûyou qu’ést l’pèr’ Fauchon ? » D’une sorte de trou béant au fond de la pièce, on vit sortir le vieux,hirsute, tandis que des moutards apeurés, retranchés dans les coins semettaient à hurler. « Bon !vous êtes là tous lés deux. À nous touàs ! Dè quai qu’ c’est quec’te façon d’arranger lés quèniaux ? Vous avez pâs honte de mettr’ vosgosses en sang ? - C’ést mon affair’, dit la mère. Quant à corriger ma fille, ça r’gardequ’ moè ! - Mès, quant à la voèr assommer et j’ter déhô en plein hivè à moèquiénue, ça r’garde tous lés honnét’ gens ! - A’r’fout’ra pourtant pâs lés pâttes icit, c’te p’tit’ putain-là…j’lâtuerais putoût… Ça ÿ apprendra à nous ram’ner eùn’ gironnée…car elleest pleine… pleine ! comme eùn’ petite vache qu’elle est ! Et tudevrais ét’le premier à l’savoèr, grand con ! - D’abó, faudrait ét’polie …Pi après, m’dire à cause de quai quej’devrais savoèr le premier. Si c ést vrai, c’ést en tout câs, pointmon fait. - Mès c’ést ç’ti-là d’ton gars ! - Hein ? » La stupeur cloua Prosper, et la mégère put jouir de don désarroi tropvisible. « Hi ! ricanait le vieux maraudeur, vaut’ mépris pour lésFauchon i’ va point jusqu’à vous dégoûter d’ÿ’eû fair’ des èfants.. » Prosper n’en entendit pas davantage. Il sortit, rejoignit Florida, qui,sur son talus, était maintenat secouée de grands frissons malgré qu’ill’eût enveloppée dans un de ses vestons et dans un grand cache-nez. Ill’installa dans la charrette, fit reculer le mulet jusqu’à l’entrée dela charrière de Bois- Loudon, et, en tête de l’attelage s’achemina versson logis. La surprise de la mère Bèroux fut grande, et elle réprima difficilementun mouvement d’indignation lorsqu’elle vit quelle créature Prosperintroduisait chez eux. Mais son instinct de bonne mère reprit le dessusen découvrant dans quel état pitoyable apparaissait l’aînée des Fauchon. Elle fit asseoir Florida près du foyer qu’elle ranima. Elle lava etpansa les plaies, puis elle coucha l’enfant dans son propre-lit, commeelle l’eût fait pour l’un des siens. Ce ne fut que lorsqu’elle lui eûtpréparé, puis fait boire une tasse de tisane, qu’elle s’avisa del’étrangeté de l’aventure. Du regard, elle interrogea son époux, fort songeur, qui s’était assisdevant une tasse de cidre. Il se leva, et se dirigeant vers la porte : « Viéns-donc avec moè, la Mèr, dit-il. » Il l’entraîna dans la buanderie où, près d’une vaste chaudière,Cendrine préparait la nourriture du bétail. « Va dételer le mulet, » dit Prosper à Cendrine. Etlorsqu’elle fut sortie : « Ma Josèphine, mauvaise affaire.. ; T’as vu dans quel étatqu’elle l’a mise ? - Mès qui ? - Sa salope de mér, parguié ! - Quelle pitié ! Et t’âs pâs tout vu, Prospè,al’a l’s’èpaules et l’dosnoèrs comme de l’encre. - J’l’ai ramâssée en l’chemin, aprè avoèr’ fâilli l’écrabouiller.I’l’avînt foutue à la porte, disant qu’i’n’en voulant pû. - Misèr’ Et à cause de quai ? - Rapport qu’a’s’rait enceinte. - Je n’n’avais comme eùn’ idée en la mettant aulit ? Ça c’mence à matquer. T’âs bin fait, d’la ram’ner, mon Prospè. Onpeut tout d’mîn-m’ pas lésser mouri’ l’monde. Voès-tu, mon homme, tum’occasionne dés foès bin du souci, més j’te pardonne bè-n’ésémentpasque t’as bon fond. - P’t’êt’bin, ma Joséphine… Mès tu sais pâs cor’tout…Ah !si’i’n’n’ont menti, çes vaurins- là, j’te jure qu’on en r’caus’ra… Mèssi par malheui’s’avant dit vrai, j’me sesn bè-n’en l’cas den’n’assommer eún qui t’tiént bè-n’a coeú ! - Dè quai ? Prospè… Dé quai qu’tu m’dis-là… C’ést pas Milien, monhomme, dis ? C’ést pâs mon Milien qu’a fait ça ? » La pauvre mèreBèroux était toute retournée. « J’vâs ÿi d’mander tout à l’heûr, quant’i’va rentrer. - Et comme il ést point capable d’menti’, si c’ést li, tu vasl’fouailler ! Non, non Prospè t’âs toujoûs fait preuv’ de justice, malgrétes p’tits défauts. Et Milien, malgré lés siéns, i’ s’est toujoûsconduit comme eùn bon fî avec nous tertous. Qu’relle-le eùn peu si tuveux, Prospè, mès j’te défends d’le batt’ ; j’me mettrais putoûs entrevous deux pour èrcevoèr lés coups à sa place, et j’n’en mourrais.Prospè, mon homme, rappelle-tai quant’n’on était jeunes. Nous itou, onavait fauté. Ç’ést si facile l’f’sait eùn biau soulé d’printemps, tusavais pû quai m’dire, et tu m’ chérigaudais, et tu n’te sentais pû… etmoè, j’étais bè-n’èse et la tét’ me tournait, que j’nous vis pointchoèr en l’foin, dans le hanga’ au pèr’Rêche. Ah malheu !On-n-tait binfous, ma foès, més point coupables, bin sûr. Souviens-tai, Prospè, ças’ètait fait tout seú, ma parole. Et quant’n’on s’en avisa, il’taitdèjà pûs temps.. - Bin sûr, bin sûr, més sonfe-donc… les Fauchon, ces salop’ries. - J’sais bin, mon gars, ta fierté a’s’arrange mal d’unaccoûtrement avec c’te famille-là… t’és grand d’caractère,Prospè, et t’as des fois rèson, més, à dire vrai, c’ést point les vieuxqu’Milien il èpous’rait, et j’cré bin qu’la p’tite a’vaut mieux qu’eux.Tu sais pâs ? Bin, tout à l’heúre, après que j’l’ai ÿue soignée etbordée dans nout’lit, su’sa pau’p’tit’goule toute emponnée dans meschiffes blanches, j’au vu couler deux grousses larmes…Pi, a’ m’ a prispar le cou, a’m’a embrassée su les deux joues, et m’a dit qu’eùn mot,rin qu’eùn mot, mès je n’n’aurais bin crié itou : « Maman » Rin qu’à lafaçon qu’a m’a dit ça en me r’gardant, et après c’que tu m’apprends,j’en jurerais, c’ést Milien qu’ést l’pére. - C’ést du, quant’même. Si cor’ le gars, il avait été mett’ça dans eùn’bonne maison, même point riche.. ;mès chez les fauchon ! Ah Bon Dieu deBon Dieu Ton Père, Joséphine, il’tait bin gueux, il l’ést cor’, més il a toujoûsété honnéte, et considéré. - Bin sûr, prospè, Mès l’hâsa ést grand. Et l’cô ést si faible qu’ichoâsit pâs toujoûs oûyou prend’son plési. Écoute mon homme, j’te jureque c’est pâs pour te diminuer, ni pour te fair’ de r’proche, mésrappell’tai quiouqu’chouse qu’est point si vieux … C’te nuit d’la foèraux ognons - Eh ! Bin !? - Ah ! Prospè ! Dans la pouchette de ta veste, j’avais trouv » eùnp’tit carton blanc qui sentait l’bâsèli, et que j’me sé fait lire :J’le sais par coeu : « Au Chat Noèr, 4 Escalier des Pans de Gorron LeMans, Mam’zelle Arlette, », que n’i’avait d’sus. Et j’me sé faitéspliquer. J’ai gardé ça pour moè, mon Prospé. Et si j’te l’dis, c’estpour que tu soyes aussi indulgent qu’moè. Car, j’ai point fini, moèitou, j’ai quiouqu’choûse à t’apprendre. » Prosper faisait un nez. Cendrine ayant remisé la voiture, rangé leharnais, et mené le mulet à l’écurie, revenait à ses chaudrons. Elleleva vers son père un regard singulièrement inquiet. « Laiss’ nous cor’ eún peu, ma Cendrine, dit la Bèroux, onn’a point fini d’causer. Va jusqu’à la méson voèr si Florida al’abesoin, et pi tâche de la consoler… Oui, Prospè, reprit-elle, ç’tr journée d’foère aux ognons, ça qu’i’auraété tout au long eù,’ journ ée d’malheú. J’me r’pentirai tout’ ma vied’avoèr cèdé à c’r’ envie de verder au Mans. Nout’place, à nous aut’pésans misèreux, c’ést chez nous, à garder nos gosses et nos bétes. - Allons, vâs-tu en défini’ ? - Oui, mès jure-moè d’point t’ fâcher, Prospè. C’est proumis. Bon…Eh !Bin, v’là : Cendrine, nout’ Cendrine qui n’a cor’point dix-sept ans,elle aussi, al’ést enceinte,… de touâs et demi. - Bin, merde !C’ést bin vrai, on n’avait point b’soin d’aller jusqu’auMans pour assister à la Foère aux ognons ! Et après tout, j’auraismauvaise grâce à m’m fâcher pour eùn’ affair’ qu’est passée d’pi binlongtemps dans l’z habitudes. Savoèr’ cor’ de qui ? Si n’on sait oûyouqu’va nout’ graine, on aim’rait bin connaît’ dè qui nous envoèye lasienne… - Cherche-point. Cendrine a s’ést confiée… C’ést l’Maurice, le grandgars au Clôvis, qu’al’a connu au bal de Saint-Mâs. - J’sais pâs si j’dois m’en plaind’ oubin m’en rèjoui. Ma grandéu’ d’caractèr’, comm’ tu dis, a’ pourraitr’trouver d’eùn coûté c’qu’a’ perd de l’aut’ à condition cor’ quel’Clôvis i’s’ lésse fair’. Més, vingt dieux ! come biaux-pères de mésgosses, et fripouille pour fripouille, j’cré bin que j’ prèfèr’cor lepèr’ Fauchon…. Allons ! Joséphine, ces quèniaux-là i’ m’ avant déjàdonné bin du tintouin pour lés èl’ver ; me v’là à ç’t’ heùr’ bin dutracas pour finir dans l’bon sens ç’qui’z’avant c’mencé dans l’ foin ! » Tout à leurs confidences, les parents n’avaient pas vu passer Milien,qui entrait à la maison juste comme ils quittaient la buanderie. QuandProsper parvint sur le seuil, son fils était penché sur le lit, là-bas,au fond de la pièce. Et sans se soucier de l’entourage, ni de sesréactions, il se lamentait tout haut. « Ma p’tit’ Rida ! i’t’ont battue, le ssalauds ! C’ést rin,dis ? C’ést pas grave, ma p’tit’Biquette ? » Et il la couvrait debaisers malgré le mouchoir qui lui envellpait une bonne moitié de lafigure. Le père s’éloigna : « Quiens, j’fous l’camp, j’me sens mîn-m pas en l’câsd’l’engueuler. » Et sous couleur de bricoler dans l’écurie, il alla s’enfermer avec sonmulet, et se prit à réfléchir sur la situation, envisageant les mesuresqui s’imposaient. Au bout d’une demi-heure, il appela Milien, lui fit descendre dugrenier un vieux et grand lit de fer. Puis il lui commanda del’installer dans le cagibi au harnais, sorte de réduit coincé entrel’écurie et la maison, et assez bien protégé du froid. Enfin, il priala mère d’emplir une « ensouillure » de paillasse et de sortir unepaire de draps. - Ça m’vexe d’la mett’ à coucher là-dedans, dit la fermière. On vaavoèr eùn peu l’air de la mett’ à la porte d’chez nous. - Ç’est bin vrai, dit Milien. - Ç’est bin vrai, dit Prosper. Eh ! bin, ajouta-t-il, pour i fair’voèrque c’ast point nout’intention d’la dèpiter, t’aurâs, grand boban, qu’àmonter la garde, la nuit, à coûté d’elle. Vous n’avez tant fait qu’vousn’risquez pûs rin. - Heûhlâ ! » soupira la Bèrouxscandalisée ! * * * XI. Fiançailles Contre toute attente, ce fut le projet d’alliance Cendrine-Maurice quidevait présenter le moins d’obstacles, et qui fut résolu dans leminimum de temps. Quand, l’après-midi même du jour des révélations, Prosper joignitClovis pour lui soumettre ce cas épineux, le maquignon fit une bellecolère. Il gratifia le responsable, son aîné, d’une mémorable raclée,la dernière sans doute, mais dont le bénéficiaire devait se souvenirlongtemps. Clovis, qui ne considérait le mariage, comme le reste, qu’en fonctionde l’intérêt direct, estima d’abord que le destin avait travaillé auplus mal. Avec son esprit retors ; il avait même songé un instant àengager son fils à esquiver ses responsabilités. Mais cet homme siviolent avec ses proches, capable de toutes les friponneries et detoutes les platitudes, avait une terreur innée du scandale. Or, Prosperétait détenteur de quelques-uns de ses redoutables secrets. Et pourcomble de malheur, le cadet de Clovis avait publié des précisionssavoureuses sur les expéditions de son aîné, qu’il espionnaitpour satisfaire quelque vengeance. Clovis fit contre mauvaise fortune bon cœur. À la réflexion, il s’avisaqu’il pourrait exploiter les qualités de bonne fermière de Cendrinedans un herbage qui lui causait du souci, tandis que Mauricecontinuerait à surveiller des exploitations forestières. Comme l’urgence s’imposait, il fut convenu qu’on se réunirait chezProsper trois jours plus tard, à la veillée de Noël, pour arrêter lesderniers détails de la cérémonie. Du côté des Fauchon, les choses allaient moins vite. Après la façondont les drôles avaient arrangé leur fille, après l’accueil qu’ilsavaient réservé à Prosper et après ce que celui-ci avait jugé devoirfaire pour secourir Florida, le roi des Loudonneaux estimait contraireà sa dignité de prendre l’initiative d’une démarche. Il se doutait bienque cette démarche-là , les fauchon ne la feraient pas non plus ; maisil s’attendait de leur part à quelque vilain tour, sans en imaginer lanature. À Noël, la sinistre famille n’avait pas encore donné de ses nouvelles.Les blessures de Florida, heureusement bénignes, étaient cicatrisées etsa robuste constitution, l’entraînement à la misère, lui avaientépargné toute mauvaise conséquence du froid auquel on l’avaitdangereusement exposée. Dès le surlendemain de l’aventure, elle avait voulu vaquer auxoccupations de la ferme, et, devant ses preuves d’affection, la mèreBèroux voyait fondre tout reste de prévention à son égard. En cette veille de Noël, Bois-Loudon avec ses toits en coton,ressemblait aux petites crèches en carton que la Guideau, l’épicière dubourg, mettait en montre parmi les surprises à cinq sous et les petitestrompettes en fer blanc colorié. Car c’était un vrai Noël, avec de la neige. Oh ! de la neige un peuépaisse,mais quand même un Noël comme on n’en voit guère chez nous, oùil pleut plus souvent qu’il ne gèle. La cour n’était plus qu’un blanc tapis d’ouate, sillonné juste dequelques petites « rotes » noires conduisant de la maison à l’écurie,de l’écurie au fumier, et de la maison au bout du chemin. Les corbeauxavaient l’air tout ébaubi de découvrir tant de blanc à la fois ; lespies, un peu moins, accoutumées qu’elles sont à s’en voir sur lesailes. N’empêche que tout cela était plus effronté que jamais, etvenait jusque devant la porte voler la mangeaille aux poules et auxcanards, tandis que les moineaux, près de puits, essemillaient unmonceau de crottin à Mouton. Sitôt que la mère Bèroux se montrait, ou l’un de ses rejetons, tous cesoiseaux s’égaillaient en criant et s’en sauvaient se percher alentour,les moineaux sur les toits, les corbeaux et les pies dans les «térouésses ». La maîtresse était bien affairée. Il faisait presque nuit, elle avaitencore ses bêtes à panser, ses vaches à « tirer », sans compter ledétail. Et elle devait être prête pour le dîner qu’elle avait baptisé «réveillon » : le dîner de fiançailles rétrospectives de Cendrine et deMaurice. Secondée par Florida, Cendrine s’occupait à la cuisine où l’ouvrage nemanquait pas, puis qu’on comptait, y compris la maisonnée sur une bonnevingtaine de convives. À mesure que le dehors devenait silencieux sousson double manteau de neige et de nuit, l’intérieur s 'agitaitdavantage. Milien, poussant la brouette,avait dû aller chercher unetable et des chaises chez les Philbert qu’on n’avait pu se dispenserd’inviter. Et vers sept heures, Prosper rentra de Parigné où ilétait allé faire des emplettes. Il en avait profiter pour sefaire raser et pommader et, naturellement, pour boire un petit coup. LaBèroux s’en était aperçue. « Tu peux pâs aller dans n’eún bourg sans r’veni’en boèsson.Tu boèturailles pourtant déjà bè-n-assez comm’çà à la méson ! Tum’f’râs mouri’, mon pauv’gars. Pi, à quai qu’ça r’semble, eùnjour comme anhui qu’on a du monde à souper ? Quelle bêtise que tu vascor’ nous inventer ? Allons, tâche de t’teni’ pour eùn’foès ! » Ce furent les Philbert qui arrivèrent les premiers, suivis par laTribouillard, grande bonne femme jaune comme un coucou, qui portaitencore, sous un étroit fichu, une "galette" à fond brodé et à "bridoué"qui lui fleurissait sous le menton comme un grand papillon blanc aubout d'une galoche. Ils décrottèrent leurs sabots sur le seuil. « Entrez, mes gens, dit Joséphine, en avançant des chaises au coin dufeu. Chauffez-vous... Vous, lés quèniaux, foutez-moè l'camp là-bas aufond; sú'l'banc... Més, ça r'c'mence donc à tomber, qu'vous v'là toutguènés ? - Oui, dit Philbert en secouant son cache-nez, la Bonne Viergea'r'c'mence à plumer sés ouâes, més la couette qui va n'en rèsultera'n's'ra guér' chaude...» Ils étaient à peine installés qu'arrivait le "reste de l'écu" : leDésiré, un lourdaud massif; son épouse, sorte de flûte maigreà biser une bique entre les cornes; et leurs deux mioches, deux grospoufs béats et effarés. Puis le Léon, tenant sonrejeton sur le bras, et sa femme, grasse et rose comme un cochon delait, arborant fièrement une belle robe bleu canard sous un manteaurouille. D'autres encore... On entendit le teuf-teuf de la De Dion de Clovis, lequel, après avoirrangé son véhicule sous le hangar et protégé son moteur sous une peaude mouton, fit son entrée, remorquant le dadais de fiancé. « Vous avez donc point am'né vout' bourgeouâse? demandaJoséphine. - Bin par exemple! A'l'ést-i' pâs trop bête pour que j'lasorte. A'n' convient qu'à la méson aves sés cass'roles. D'âilleú, j'ai coutume d'arranger mes affair' tout seú.» La mère Bèroux était outrée mais elle s'efforça de ne pas le faire voir. « Tenez,més gens, cria-t-elle, approuchez-donc d'la table, la soupeal'est servie, eún' bonn' soupe grässe...Après ça, ÿ' a d'la tét' deviau à la vinaigrette, eùn' am'lètt' au là, des mârrons, d'la millèe,et pi eùn fouace que Prospè il a rapportée d'Parigné, car j'ai point ÿul'temps d'boulanger c'te s'maine... Tirez donc. À vous l'honneu »ajouta-t-elle en tournant la queue de la louche du côté de Clovis. Une bonne heure durant on n'entendit guère que des bruits d'assietteset de mâchoires. Mais après la galette les langues se dégourdirent. Laquestion de la noce, prétexte de la réunion, fut réglée en untourne main. Il fut convenu que la noce aurait lieu le plussimplement, le quinze janvier, sitôt après la publication des bans.Puis on se mit à parler un peu de tout : des gelées précoces quin'avaient point arrangés les blés semés; du prix du beurre, fortaugmenté en raison du peu d'herbe; du procès à la Pavé, surprise àmettre un tantinet d'eau dans son lait. Au café, Prosper fort éméché, avait réservé une surprise. Il disposa aumilieu de la table, en guise de flacon d'eau de vie, rien moins qu'unebonbonne de dix litres. « Faut-i'boèr' tout ça? demanda Clovis. - V'là qu'ça c'mence, grinça la Philbert toujours revêche. - J'comprends, reprit Clovis. Sacré Prospè! Jamais d'sa vie i'consentira d 'avoèr' le d'ssous! T'es content, çafait eùn' foès de p'pûs qu'tu m'possèdes.» Les invités examinaient curieusement à travers le verre coloré quelquechose de globuleux, flottant dans l'eau de vie. « Ça fait la pige à ta poère, hein! Clovis? Figurez-vousqu'l'année dèrgnèr', il avait chez li eún bouteillon d'iau-d'vie qu'i'aÿu son p'tit succès rapport que d'dans i' nageait eùn' bell' poèr' degiroufle quat'foès pu grousse que l'goulot. Moè, j'ai fait mieux: j'aimussé eún cantaloup dans ma bonbonne. Ça qu'i'a donné eún bouquet à lagoutte que vous m'en donner des nouvelles! - C'ment qu'il a pu fair'? demanda Philbert - J'ai toujoûs songé qu'il fait eún peu sorcier, avança la Tribouillard. - Tous deux, hein Clovis, tous deux, qu'on ést eún peu sorciers! - Més, enfin, c'ment qu'il a pu fair'? - J'sé bin, moè, dit Cendrine : l'z'avant coulé l'frit par le goulotquant' ça qu'i'était p'tit, sans abîmer la queue, et ça qu'ia groûssid'dans! -Tu voès bin, Clovis, dit Prospern noûs quèniaux il' tant itou eún peusorciers. Et c'est d'nature, on a point b'soin d'ÿeû montrer c'ment s'yprend'é. - Prospè! intima Joséphine » Et pour détourner l'attention, elleenchaîna tandis que son époux, triomphant, remplaçait la bonbonne pardes flacons plus maniables. « En fait d'sorciers, dit-elle, tous lés p'tits cochons à la Papini'z'avant quervé la mîn-m'nuit. A' cré bin qu'i'y'a été j'té eún so. - Vous m'fait'bin rigoler avec vos sôs, dit Clovis. L'hongreû i'ÿ'a ditqu'si al'avait point donné dés colliers d'betteraves à sés gorins,i's'rînt cor'en vie. - Allez donc ÿi dire çà, vous! - N'empêche que n'i'a dés drôl d'affair'. Rin que l'pèr'Morillon qu'i' était pris dés douleûs, et qui pouvait pû groler, i'vabin mieux de d'puis qu'il a été s'fair' toucher par la bonne femme deBouloèr... - Ça, c'est eùn'aut'histoère, dit la Tribouillard. Figurez-vous doncqu'quant'il a arrivé chez la toucheuse al'tait partie au mèd'cin! - Entre r' bouteux, faut bin s'frèquenter, dit Prosper. - Més voèyez-donc c'te Pirotte qu'ést possèdée, à c'que tout l'mondedit. - La Pirotte? demanda Clovis. - Bin oui, celle qui reste dans lés bas, au bout du ch'min d'laPréfecture, et qui va fair' des journées d'couture... N'on dit qu'al'est possèdée de d'pi la mort de son homme, à cause qu'al'a point voulus'marier avec un gars du Pont d'Gennes qui l'aurait ensorçonnée pardépit. D'pi ç'temps-là, a'voit toujoûs des bonhomm' qui s' prom'nantd'nuit en ch'mise dans sa méson, al' entend cogner dans lés portes etles ârmouèr', et dans l'jou' a'n'dit pas dix paroles, més a' pense onsait pâs dè quai... Figurez-vous qu'l'aut' vendèrdi, al'tait en journéechez la Papin à la Cassine, environr r' mètt' dés fonds aux culottesdés bonhommes. Et, tout l'temps, a's'pâssait la main d'vant l'z' yeuxcomme si al'avait voulu écarter dés mouches ou bin dés belluettes. Eta' crachotait a' crachotait.. « Dé quoi donc qu'vous avez ma mère Pirotte? que d'mandit la Papin. -J'n'en veux pû, j'n'en veux pû, je n'veùx pû licher toutes cespichettes-là. - Heûhlâ,"» qu's'èqueria la Papin qui n'savait pû quai dire.. Pour quichanger l's'idées, a'y'adonné dés tabliers à r'coud' les pouches.» Tout l'monde partit à rire. « Ah! j'sé bin de d'quai qu'al ést possèdée, moè, vout' Pirotte, ditClovis. - En ç'câs, rétorqua Prosper, à c'theûr' que tu sois oûyou qu'a'reste,tu pourrais üi fair' la charité d'la r'bouter.» Il finit de vider les fioles dans les tasses. « Bin, et c'te Pierre Bérgére qui tourne quant'la messe de ménuit a'sonne, reprit la Bèroux, crèyez-vous à ça, vous aut'? - Moè, dit Prosper qui commençait à être sérieusement saoul, j'enconnais bin, eùn' pierre qui tourne...Personne peut dire le contrair'. - Ah ? - Ma meule à affûter. - T'es fou! dit Philbert qui, lui aussi donnait des signesévidents d'ébriété. N'empêche que les vieux i' l'avanttoujoûs affirmé. - Mès personne ÿ'a jamais été voèr, nargua Clovis, vousm'faites suer, avec vout' sorcell'rie...si on parlait d'oût'choûse?» La Tribouillard annonça qu'une messe de minuit solennelle devait avoirlieu à Saint-Mars. Dans l'église une belle crèche avait été édifiée, etles Demoiselles Boutry devaient chanter en musique. « Et dire qu'on verra jamais çà, déplore Joséphine. - Montez dans ma châr'te j'vous emmène, il ést cor' temps, dit Clovisqui songeait au départ. - Vous m'voyez point r'veni' tout'seule su' la route. - Pas toute seule bin sûr. La Philbai, la Florida, la Cendrineou bin d'aut'a'pouvant v'ni quante vous. En s'serrant eún peudans l'fond, on peut ÿi mett' touâs bonn'femmes... Après la mèsse,j'vous ramène jusqu'à la route de Saint-Câlais. - Allez si vous voulez, vous autes, dit la Tribouillard, moè j'vâs enmon lit ». Les autres s'interrogeaient, plus tentées encore par l'attrait d'unpremier voyage en automobile que par les fastes de la Messe de Minuit àSaint Mars. « Mès, oûyou donc qu'sont pâssés Prospè et mon homme?, demanda laPhilbert. Ah!ça ÿ'ést! Ça y'ést bin! L's'avant cor' entèrpris quiouqu' choûse, lès cochons! Non, Josèphine, allons nous coucher.Décidément, fau'ra r'noncer à toutes les sorties, et lés avoèr à l'yeúla journée et la nuit au long.» Sur les instances de la compagnie, elles consentirent à patienter. Onattendit vainement les fugitifs jusqu'à passé minuit et demie, puischacun regagna ses pénates, la Philbert en fulminant tous les époux dela terre. Lorsqu'il avait été question de la Pierre Bergère, Prosper, à force deboire, avait ressenti le besoin de sortir. Et Philbert, soit par mêmenécessité, soit par une contagion connue de l'espèce canine, l'avaitsuivi. Et tous deux entortillés dans leur cache-nez, avaient arrosécopieusement le clapier. « Sacré couillon, dit Prosper, tu cré à ça, tai, aux pierres quitournat? - Ben sûr. Lés vieux i'l'disînt...il'l'avant point inventé. - Més personn' ÿ'a'jamaî été voèr' cor'eùn' foès. - Réson d'pûs pour point dir' que ça qu'i'ést faux. - Ou bin pour point dire que c'ést vrai... Philbè, cambin qu'tu pariesqu'eùn'pierre qui pèse p't'êt' bin sés touâs mille livresavecc'qu'i'peut y'avoèr d'encruché dans l'sable, a'peut pâs grolertoute seule ÿ'aurait-i' cinquante ÿâb' à l'vouloèr...J'te parie mabouteille de goutte... - La grousse? - Non, la p'tite, contre la tienne...mettons eún lît. - Et pour nous départaiger? - N'on va y' aller voèr, tout bonnement. C'ést l' moment ou jamais. - Eh! bin, chiche!» Ils se mirent en route dans la campagne lugubre. Mais d'un lugubregrandiose, où tout s'estompait, la nuit et le silence, dans les refletsde neige, l'absence de lune, et les craquements de brindilles. La neige avait cessé de tomber. Les deux compagnons ponctuaient dechapelets zigzagants le tapis vierge du chemin. Ils parlaientpeu. Le froid, mêlé aux vapeurs d'alcool les plongeaient dans uneeuphorie dangereuse, mais agréable à des dévots de l'alambic. - Y'a d'la lumiér' à la Cassine, dit Philbert. - On va ÿeú dir' bonjou en passant, dit Prosper. À la Cassine comme à Bois-Loudon, il y avait festin. L'arrivée descompères fut une surprise, et le but du voyage excita la joie del'assemblée. « Magnére comm' eùn' aut' de féter Noël , dit l'un. - Pél'rinaige de couraigeux! Eùn' lieue aller, autant à r'veni, dec'temps-la! - Assisez-vous donc, dit la maîtresse Papin. - Non, non, faut qu'n'on soèye là-bas quant' la quiòche va sonner àménuit à St Mâ. Il est onze heur'ét-d'mie, on n'a qu' juste l'temps... - Vous pren'rez bin eùn' petit'goutte sù l'pouce...ét pi, en r'passant,vous nous direz l'rèsultat...» La petite goutte de la Cassine était décidément de trop. Quand nos deuxlurons pénètrèrent dans l'allée du bois, ils étainet encore moinssolides sur les jambes, et le paysage déjà fort confus lui mêmesemblait prendre un malin plaisir à les confondre. « Bon dieu! Y'a pourtant pâs èpais d'neige... et n'on...n'on diraitqu'n'on...qu'non marche su' eùn'couette...Dés arbr'à...à gauche, désarbr'à drèt...au mitan! Prospè au mitan! - Voui... més la deuxième... châ...chârriér à drèt. - Deuxième à drèt...eùn'...deux. - Eùn...deux...deuxième à drèt', Philbè. J'ai jamais vu d'la neigeaussi nère. - Et aussi molle... Pour...Pour eún soèr de Nouèl, l'Bon ÿeu il'auraitbin pu ac...accrocher son lampion. - Ça tourne, Philbè. - Quai? la pierre, ou... ou bin ta tét'? - Non, l'...l'chemin... la chârrÿér', ça tourne à gauche. Après, n'i'aeùn grand sapin qu'...qu'lés branch'a'nous èrussant la goule en ...enpâssant. - Merde! - Dè quai? - J'viéns d'me cogner la gueule... dans ..dans les branches.J'ai...j'ai d'la frime plein l'cou! - V'là la route d'Ardenay. On s'est point trompé, tu vois bin qu'on estpoint soûls. -Dis-donc, Prospè...Ça ça l'l'ést. - Dè quai? - La Pierre... j'ai peû' érgade-là a l'a mis sa gouline. - C'est vrai. J'...J'avais cor'point vue comme ça...n'on dirait la ..laPichon accouvée environ gâter d'l'iau. - C'est à cause que tu la voès point du mîn-m' coûté qu' d'habitude.Écoute..ça sonne à Saint Mâs... - J'entends à c'que j'cré.....l'vent ést haut...ça s'rait putoût àArdenay. - Dis donc... a'r'mue. - J'oûsais point t'en parler, mès j'cré bin qu'a' grolait dèjàd'vant qu'ça sonne. - Prospè, a'tourne. - Voui..Philbè. - Prospè, j'ai peû' ...j'guèrdine... j'ai frè...allons nous en.. - Moè itou.. j'ai fré. - Pourvu qu'on s'perde point en l'bouas! - Non...ÿ'a qu'à suiv' le pointillé comme dit l'facteû d'la poste. - C'ést vrai...dis donc, Prospè, j'ai... j'ai biau essayer d'mett' léspattes dans mes trains, j'...j'peux pâs y'arriver... c'ésttou...toujoûs trop à drèt' ou bin trop...trop à gauche. - C'est pâs ètonnant si...si ta mariée a's'plaint. - On n'ést pourtant pas pu soûls qu'en v'nant...al'a tourné, hein? - Oui, j'cré.... - Nous v'là à la Cassine...n'on rentre? -Alors, c'te pierre? Eùn' petit' goutte? - Su'l'pouce...AL'a tourné, aussi vrai comme nous v'là...hein Prospè? - J'ai bin cru la voèr' tourner... Merci... Allons, à r'oèr', lacampagnie. - Prospè, n'on dirait marcher su'd'z'èlastiques... - Ou bin su' eùn' motte de beûrre... - N'on va-t-i' arriver jusqu'à place? - fau'rait bin n'on va essayer..;Més Bon Dieu qu'ça mont'pour abouter. - Nous y v'là..Éd'moè donc à chercher la clé derrière le contrevent.Dis, la pierre, Prospè, al'a tourné? j'ai j'ai gangné! - Philbè, pûs.. pûs j'ÿi' réflèchis, pûs j'cré qu'al'a point tourné... - Çà, c'est trop fô..;Tu ..;tu vâs t'dédire, à ..à c't'heûre! - Te fâch'point, Philbè, més pû j'pû j'ÿi reflèchis, pùs j'me rappelleque les sapins i' tournînt avec... Tu.;;tu sésis... Ét pis, quiens,Philbè, c'tè-là, c'te pierre qu'est en ta cou, r'garde-lâ, atourn'itou, malgré qu' lès quiòch' a'sonnant pûs..;pi l'hanga, quitourne, pi l'puits, pi la mue aux poules, pi... - Pi l'trou d'la serrure..;que j'peux point musser la clé d'dans...T'asp't'êt' bin raison, Prospè. Ah! la v'là tout d'mînme ouverte, c'teporte. - T'as perdu, Philbai, poèy'nous la goutte! - Non, mon gars..;d'main faut étr' raisonnable...Moè, j'me coule au lit. - Bin et moè, Philbè, dé quai que j'deviens.J'sé pâs...pâs en l'câsd'me renr'tourner tout seù... Mal à rin! tant pir'..;Je mecouche à quante tai.» À Bois-Loudon, tous les invités étaient partis depuis longtemps. LaBèroux était couchée depuis une heure au chaud entre ses draps;lorsqu'on heurta à la porte. - C'ést tai, Prospè? - Non, c'est moè, la Philbè. - De quai que n'i'a cor? interrogea Joséphine, anxieuse. - M'en parlez point! J'les ai trouvés tous lés deux couchés dans monlit à cuver leû boisson. Vout'grand's'rin, il a rin trouvé d'mieux qued'prend' ma place et de' pouiller ma gouline.J'viens coucher quantevous. Ça n'fait rin, j'ai tout d'mînm' pris l'temps d'ÿeú fout' eùn'calotte à chacun, et eùn' fameuse!« Joséphine, qu'a dit Prospè,j't'avais défendu d'pend'le jambon au-d'sûs du lit: le v'là qui vientd'me chuter su' la goule.» «Dorothée que houâlait Philbè,l'chat vientd'me sauter su'la joe, i'm'a griffé l'nez» Eh! bin, à c't'heúr, j'sais c'ment qu'i' faisant l'échange deschaussettes! - Oui, répondit la Bèroux, ça doit vanquiers ét' comm'çà!» * * * XII. Mariageou pas ? Où l'on voit s'empêtrer l'amour dans les traquenards du Monde La Noël, dans les deux fermes, au sortir de cette nouvelle aventure nese passa point sans une certaine mélancolie grimaude. Et pourtant, àBois-Loudon les deux jeunes gens s'en donnaient à coeur-joiedans le réduit où un vieux lit de fer servait d'écrin à un hyménée sansfaçons. Hélàs ! Le lendemain même de cette date solennelle réservaità tant de félicité une surprise aussi désagréable qu'imprévue. Versdeux heures, l'après-midi, deux gendarmes de Saint-Mars dont lebrigadier, firent leur apparition dans la cour de Prosper, etdemandèrent à parler au maître. « Hum ! commença le gradé, vous hébergez chez vous une enfant Fauchon,Florida, âgée de seize ans ?» Tout de suite, Prosper devina d'où venait le coup, mais avec la finessequi se cachait sous sa simplicité apparente, il "laissa venir". « Alors ?» demanda-t-il. Mais , d'abord, entrez donc. On s'ra mieux àla maison pour causer. « Vous, les gosses, dit-il en pénétrant dans la pièce,foutez-moè l'camp vous amuser dans la cour ! » Joséphine, clouée par la crainte, s'affairait machinalement aux soinsde son dernier-né. « Sale affaire, Maître Bèroux, et qui nous étonne, venant d'un hommehonorablement connu, malgré ses petits travers...deux plaintes... - Deux ? demanda Prosper. - Plutôt deux chefs d'accusation, venant de la même source. - Ah ! bon. Et d'gens honorablement connus itou, sans doute ?» Le brigadier sourit. « Ça, Maître Bèroux, c'est une paire de manches... Pour l'instant, nousn'avons pas à y voir. On vous reproche donc deux choses : primo,enlèvement de mineure. Les Fauchon prétendent que vous détenez chezvous, contre leur gré, leur fille Florida... - Bon. Là-dessus, c'est elle qui va vous rèpond'.» Il se dirigea vers la " porte coupée", en ouvrit le battant supérieur. « Ernest ! cria-t-il, dis à Florida qu'a' vienne à la méson... toutde'suite !» La fillette entra bientôt, les mains encore gluantes de la"chaudronnée". « Voilà, dit le brigadier, vos parents vous réclament... Approchez...Approche, ma petite, n'aie pas peur, explique-nous dans quellesconditions tu as quitté tes parents.» Pour toute réponse, Florida fondit en larmes, saisit à deux mains lebas de son gros tablier et s'en torchonna les yeux, oubliant qu'ellelivrait ainsi aux gendarmes, à travers la robe trop légère, la preuvenaissante d'un péché généreux. La bonne mère Bèroux, pleine de compassion indignée allait prendre laparole. Comme elle se tenait à l'écart, ce fut dans les bras de Prosperque se réfugia la pauvrette. Et Frottant son front pâli à la barbe dedeux jours du patriarche, elle ne trouva qu'un mot, un cri de détresse"Papa!" qu'elle lança comme elle avait crié "Maman" une semaine plustôt en étreignant Joséphine. Prosper ne se rappelait pas, dans sa vie, avoir éprouvé semblableémotion. Et les pandores eux-mêmes, voués à l'impassibilité, sedéfendraient mal contre un mouvement de pitié. « Àc't'heûr, dit le fermier, si la loi a'veut que j'la r'mette àmoiquié nue à nouèl dans l'chemin oûyou que j'l'ai ramâssée, ou bin quej'la rende au châtiau des coups d'trique, faut me l'dire.Mès j'vousprèviens tout d'suite que j'aime mieux pâsser en justice...et si onm'demandait lès preuves, c'ést bè-nésé d'en fourni'.» Il dégagea le col de l'enfant. On vit, sur l'épaule et sur le dos, delarges marbrures dont l'une s'allongeait jusqu'à la naissance du sein. « Et la balafre à la joue? demanda le gendarme. - Eùn assiette câssée qu'al'ar'çue à la tét'... Va ma fille, va à tonouvraig' et rassur'tai...on va arranger ça... - Secundo, dit le brigadier lorsqu'elle fut sortie, les Fauchon vousaccusent, vis à vis de leur enfant, d'excitation de mineure à ladébauche. - Si c'était point triste, ça s'rait rud'ment drôle, s'indigna Prosper.Y'a six joûs anhui que j'sé au courant. C'est entendu, mon gars il amanqué, tout l'monde en convient, même li...Mès j'garantis bin quen'i'a ÿu besoin d'exciter personne, et qu'si faut ét' deux pour cegenre d'ouvraig', cès deux-là ÿ avant bin suffi. -Hum ! Hum ! bien sûr... Se'ulement, le vieux Fauchon, quisemble bien renseigné, prétend que, depuis que la petite demeure chezvous, vous facilitez certain rapprochement, certaine cohabitation ;même, qui n'est pas très conforme... mettons à l'usage, ni même à laLoi ? - C'est que, quant'i' s'agit d'loger dix personn' en deûx pièces...Mès, j'sé bin ç'que voua allez m' dir': j'acais qu'à fair' coucher lafille en la chambre avec les quèniaux et envoyer l' Milien dans l'cagibi...Ah! brigaÿier, quiens, léss'-moè rigoler. En maquiér'd'amoureux, ta Loi, et pi la mienne, à s'valant! On l'z empéch'rad'coucher ensemble la nuit dans la loge, i's'iront l'jou'fair' ça dansla grange... Autant mett' eùn' pancarte au cou des lapins pour ÿeûdéfend' de p'titer, d'coûd' la ponnoèr aux poules pour les empécherd'couver, ou bin résonner lés potirons pour lés dècider à pointpotironner... L'mal ést fait, i' n'est pû à fair...Quant à interdire aupère du prouchain quèniau d'voèr la mère, ou bin à la mére de chéri'l'pére, ÿ'a bin eùn' moéyin en effet, c'est d'la r'mèner là-bas pourfini d' la fair' assommer : À deux vous vous en chargerez si vouspouvez, au nom d'la Loi... moè pas! -Allons, allons, Prosper Bèroux, cette loi, qui vous heurte tellement,et dont, pourtant, vous ne vous éloignez guère, d'ordinaire cette loivous laisse encore une porte de sortie, une solution raisonnable quiarrangerait tout en moins d'un mois. Mariez-les. On préfère laisser aumaire le soin d'un contrat que prendre l'initiative d'unproçès-verbal... - Voilà! Et les deux vieux bandits i's'avant gangné leû procès... Carc'est là qu'i' voulînt en v'ni'.Sans qu' vous vous en doutiez, c'éstd'eùn' demand'en mariaig' qu'i'vous avant chargés. Sans lés avoèrjamais fréquentés cès salauds-là, j'ai point véqui ving-cinqans à leû porte sans lés connaît' à fond. Et j' voès d'là leùdiscussion après qu' j'ai ÿû emm'né la p'tite. J'entends l' vieuxfinaud engueuler sa catin pour m'avoèr mal reçu, vu tout l'avantaig'qu'n'on pouvait tirer d'la situâtion... Songez-donc! eùn' alliance aveclés Bèroux : c'que ça peut grandi' dès râpiniers qu' personn' dans l'cârré n'peut pû souffri'! Et lés p'tits proufits qu'n'on peut attend'd'eùn' parenté point rich' bin sûr, mès travâilleuse... L' pér' Bèrouxil édrait sés quèniaux, et Florida, point rancunière, a'r'pens'raitquiouqu'foès à sés frèr' et soeù...mînm' à ses parents,...et si parhasa' on chipait deûx ou touâs livres d'truffes dans l'champ haut àProspè, i'n'oûs'rait rin dire... à cause de Florida. Eh!bin messieurs les gendarmes, malgré qu'il en coûte au père, on afauté, on n'demand' qu'à rèparer, épouser Florida. J'vous permets d'ledire. Mès, pour point env'limer lés affair', vaut mieux point fair'ètatde ç'que j'vâs rajouter : c'est qu'on n'épouse point la crapule delà-bâs, et qu'à pa l'jou' d'la noce qui s'f'ra aîlleû qu' chez moè, jen'veux connaît'ça ni d'près ni d'loin... J'veûx pâs qu'i foutînt léspattes su la terre de Bois-Loudon.Ma bru al'ira voèr' sés parents si a'veut, c'ést son drèt. Més si éun jou' j'établis cés èfants-là, et quej'trouve lés Fauchon eùn' seul' foès chez mon gars, faura pâs jamaisqu'il espèr r'veni'icit. On ést bin d'acco? Oui? Eh!bin à c't'heùr' j'ai l'drét, moè, d'vousoffri' eùn' goutte sans qu'on puisse dire que j'vous ai aj'tés...Joséphine, amène la fiole avec touâs tasses.» Les gendarmes burent la goutte, en diplomates consciencieux. Prosperles reconduisit cordialement jusqu'à l'entrée du chemin menant chez lesFauchon. Au moment de les quitter il lui vint un scrupule. « Vous savez que j' marie ma fille le mouâ prouchain au grandgars à Clôvis? - Première nouvelle, dit l' brigadier. - Eh! bin, vaut'loi, al'ést cause que j'ai eùn r'proch' à m' fair' àpropos des Fauchon. L'Clôvis, pâs, c'ést un honnête homme, il a jamaisété condamné. Et pourtant, en bonne justice, j'devrais, en donnant mafille à son gars qui l'a enceintée, le fout'aussi à la porte d'chezmoè; car i' n'n'a bin volé cent foès pûs qu'eux, avec bin moinsd'escuses.» « En vérité, dit le gendarme à son supérieur lorsqu'ils furent un peuplus loin, il est extraordinaire, ce paysan-là, et aussi juste que lajustice... - Mon vieux Durand, dit le brigadier, souvenez-vous que nous sommes desuniformes qui ne doivent ni apprécier, ni interpréter mais penser commela Loi, et agir selon le Règlement. - Bin sûr, Brigadier, mais tout d'même... nous nipper en militaire pournous faire faire des commissions comme ça!» C'était toujours avec une certaine émotion que les Fauchon voyaientpoindre les képis bleus au dessus de leur barrière. Cette fois ils serengorgèrent, en songeant que, fait inoui, l'autorité se mettrait àleur service. Il leur fallu bientôt déchanter. « Vous vous plaignez qu'on ait enlevé votre fille. Pour notre enquête,nous voudrions quelques précisions sur ce rapt . -Moè, j'sé hors de cause, dit le vieux, vu qu'c'est point ma fille.Arrangez-vous avec la mère. - Ça, c'est nouveau, reprit le brigadier. Pourtant, vous l'avezreconnue? donc, pour nous elle est vôtre. Et c'est vous-même qui êtespassé avant-hier à la gendarmerie. Vous dites qu'on l'a saisie dans lechemin, à une vingtaine de mètres de votre barrière. Vous étiez là tousdeux ? - Moè, dit la mère, le pèr'il'tait dans l'fond, là. -Vous l'avez entendue crier, appeler? -Non ma foè... Du moins, i'semble point... - Il paraît donc jusqu'à preuve du contraire qu'elle auraitvolontairement suivi son ravisseur. Nous l'avons vue chez Maître Bèrouxqu' effectivement vous accusez. Nous avons constaté qu'elle porte unelarge cicatrice à la figure, des traces de coups violents sur le dos,sur les épaules et la poitrine, pouvez-vous nous renseigner sur cescoups? - Ah!dame, on sait point... Depuis huit joû, quai qui s'ést pâssé? Onsait pâs. - Huit jours? non, six. N'importe, vous avez bien tardé àdéposer la plainte. - C'est qu'on va point souvent en l'bourg. On a nos occupâtions. Pi,faut dire qu'on espérait qu'la gosse a'r'viendrait... - Elle n'a pas l'air d'y mettre d'empressement..; Revenos auxcoups. Vous n'avez aucune idée sur l'auteur des violences? - L' pér' Bèroux, p't't'bin, fâché qu'il est d'l'affair' car son garsi'la frèquentait. - Et qui l'aurait emmenée pour la battre en toute sécurité... Eh! bien,femme Fauchon, on ne sait si l'on doit vous plaindre de posséder unefille assez ingrate pour quitter ainsi de bons parents, ou vousféliciter d'avoir donné le jour à une enfant tellement douce et soumisequ'elle accepte de vivre au foyer de son tortionnaire, et qu'elle luisaute au cou en pleurant lorsqu'on parle de vous la ramener... Ilfaudra trouver une autre explication. - N'empêch' que l' Bèroux i' livre ma fille à son gars. - Le mot est peut-être un peu gros! mais si le grief est en partiejustifié, il faut tenir compte d'un fait antérieur. Vous saviez quevotre fille était enceinte? - On v'nait d's'en apercevoèr et d'ÿi fair' avouer de qui, quant' leProspè l'a enlevée. - Le ménage n'est pas fait souvent chez vous...Vous veniez aussi de labattre, et de lui jeter à la figure une assiette cassée que mongendarme vient de ramasser sous le banc; puis de la jeter dehors àpeine vêtue par six degré de froid, en lui interdisant de revenir chezvous...Allez, tristes parents, estimez-vous heureux d'avoir affaire àd'honnêtes gens. Que Bèroux eût laissé votre fille dans le chemin où ill(a trouvée, que son fils eût nié ses relations avec elle, vousrisquiez d'abord de graves poursuites pour violences àenfant, la déchéance paternelle; ensuite de faire de votre fille unemère célibataire. Rassurez-vous, Prosper et son fils acceptentspontanément de "régulariser". Mais si vous croyez devoir maintenirvotre plainte, le tribunal vous départagera.» Un sourire de satisfaction se fit jour sur les hideux visages. « Si lés Bèroux voulant bin du mariaige, ÿ'a pûs rin à dire, déclara laFauchon. - ÿ'a pûs rin à dire, confirma l'époux. Mès, pour s'entend'su'la date? - Ça, dit le brigadier en tournant les talons, ce n'est pas notreaffaire.Mais, tâchez de mener ça rondement, hein! ajouta-t-il enpoussant la barrière. - Rondement, c'est le mot» dit le gendarme dans le chemin. Dès le lendemain, Prosper se mit en règle en faisant les démarches à lamairie et au presbytère. Clovis tiqua lorsqu'il fut question decélébrer les deux cérémonies en même temps, bien qu'il dût reconnaîtrequ'il était difficile de procéder autrement. Mais la suite desévènements allait éviter aux deux familles le contact de l'indésirabletribu. À la mi-janvier, les noces de Cendrine eurent lieu au bourg,subventionnées par Clovis, avec toute la pompe campagnarde. Florida etMilien n'y assistèrent qu'en invités, car par un inexplicablerevirement, Florida avait déclaré tout net à sa famille adoptivequ'elle n'était plus décidée à se marier; et, contre toute attente, lesFauchon, pressentis pour la date, n'avaient pas bougé.Que s'était-ilpassé? Flora ne voulait plus épouser Milien. C'est-à-dire qu'elle prétendaitseulement ne point rendre officielle l'union que Prosper avaitimprudemment consacrée avant la lettre. Car, en fait, l'amour florissait dans le cagibi aux harnais comme jamais, peut-être, amourrural n'avait fleuri. La passion naïve et sans phrases deFlorida et de Milien n'était point de celle qu'on attribue tropvolontiers aux êtres primitifs, et qui s'éteignent avecl'assouvissement du désir. Le gars, tout surpris, découvrait en lui destrésors de douces pensées que sa parole refusait d'exprimer. C'étaitalors à des prévenances , des caresses pleines de gaucherie qu'ildemandait de traduire la puissance et la vérité de son sentiment. Dansla journée, chaque fois qu'il le pouvait, il allégeait le travail de sapetite amante, et le soir, après les dures obligations de la journée,après l'ultime agitation de la tablée vespérale, ils se hâtaient versleur humble réduit qu'embellissait leur amour. Milien avait jadis, aussi peu que possible, suivi le catéchisme; et leBon Dieu, indulgent pour une clientèle instable, lui avait même permisde faire sa communion. Mais jamais l'adepte n'avait rien saisi de ceshistoires compliquées. Passe encore pour les femmes de croire à cequ'on ne comprend pas. Lui s'était heurté sans espoir à ces bonhommesbarbus, trop vieux de leurs trois mille ans, à cette Dame tropdistinguée, mère d'un seul Dieu en trois personnes. Il avait entendusans enthousiasme ces jargons ténébreux, hurlés lugubrement par le curé et le père "Quérémus" le vieux chantre boiteux. Et d'un seul coup, dans sa forêt natale, lui était apparue la magied'une adoration perpétuelle, d'un grand feu qui vous prend de la moelleaux entrailles, et ne semble devoir jamais s'éteindre. Lorsque allongés sur la paillasse, leurs corps neufs se fondaient enbaisers, la seule perversion de Milien était d'envelopper d'une caressetrès douce le ventre alourdi de sa Florida, en exprimant sa joie et safierté de bientôt être père. Florida, plus païenne encore, n'avait jamais approché que les sermonset bénédictions sans charité du taudis familial. L'amour lui était venupar l'inconscient besoin d'une tendresse qu'elle n'avaitjamais connue que de très loin, par ouï-dire. Et cette tendresse, cetteineffable protection dont elle avait rêvé, elle la trouvaitsi complètement dans les bras du jeune athlète paysan, etsubsidiairement chez les Bèroux, qu'elle en était comme hébétée de joie. À l'Enfer de sa jeunesse, avaient succédé les trois mois de purgatoireoù les caresses de Milien alternaient avec les violences des Fauchon.Et voilà que maintenant, dans le Paradis d'une passion si pure à sesyeux, sinon à ceux d'une société sur ses gardes, il lui manquaitpresque les souffrances journalières qu'elle avait naguère dédiées desi bon cœur à sa farouche passion. Ne souffrant plus pour Milien, elle eût presque, maintenant, aimésouffrir un peu par lui, qui apportait, dans ses étreintes, tantd'attention à ne point froisser son cher espoir de vie. Dans son désirde sacrifice, elle se faisait un bonheur de l'angoisse d'enfanter. Cette religion innée, que le jeune rustaud avait redécouverte, Floridala haussait jusqu'au fanatisme. Cherchant l'amitié, rencontrantl'amour, elle avait du même coup appris le sentiment. Un sentimentincultivé chez les Fauchon, hérité d'ailleurs, sans doute, qu'ellenourrissait en germe, et qui avait poussé d'un jet comme une vrille desbois et lancé ses tortilles autour du tronc d'un solide baliveau? Ce fut ce sentiment, spontané et vivace qu'atteignit la flècheempoisonnée du mépris public. Florida espérait la blessure de sa chair:ce fut celle de l'âme qui vint la première, par cette petite vipère deMélie, enfant gâtée des Bèroux. « P'tit' garce! avait lancé celle-ci dans un coin, au passage de la"promise" de Milien. - Hein? tu dis? -P'tit' garce! Tu l'as bin trouvé l'moyen d'te fair' èpouser...Grandpér'Rêche i'l'a dit, la Bouilla a'l'a dit, l'Dèsiré i'l'a dit..; Pi,tertous à Loudon, pi tertous à Saint Mâs...» Florida s'en alla s'effondrer sur son lit. Pendant une heure ellepleura et lorsque, les yeux rouges encore, mais secs, elle quitta leréduit, sa fierté révoltée avait pris, et bien pris une résolution:jamais elle ne serait l'épouse de Milien. Elle joignit Joséphine dans la laiterie, et , lui jetant les brasautour du cou lui fit part de sa détermination. La mère Bèroux futsuffoquée. « Dè quai? Dè quai ma pauv'fille...Songe-donc dè quai qu'le mondei'dirînt. -Justement!» cria la fillette. La fermière avait d'autant mieux compris que pendant une semaineentière elle avait essuyé les allusions de la famille. « Pleure point, ma quiote, ça s'arrang'ra. Fès point voèr que t'âs criépour point donner du tourment à nos hommes. Ça ne s'était point arrangé, pourtant; car, dans l'intervalle, unincident avait modifié le dessein des Fauchon. Pourquoi et comment? * * * XIII. Où l'on voitle Ciel envoyer un message plénipotentiaire aux Loudonneaux Le printemps était revenu. Ce dimanche de mai il y avait foule à lagrand-messe de Saint-Mars. Il faisait déjà si chaud que lesfidèles étaient heureux de venir se mettre au frais chez leBon Dieu. Au moment du prône, le bon curé Poitevin monta en chaire, et , suant etsoufflant, s'essuya la figure de son mouchoir rouge à carreaux quisentait la prise. Après avoir installé sa bedaine et ses deux mainsgrassouillettes sue le rebord capitonné il se délivra diligemment deson sermon. Il faut dire, à la décharge du brave pasteur, que ses paroissiensétaient si convaincus, que tout ce qu'il pouvait leur raconter n'eûtrien ajouter à leur conviction. «Mes chers frères, conclut-il, je suis appelé tantôt pour unemission urgente; aussi n'y aura-t-il point de vêpres tantôt. Nousdirons le Salut de Saint Sacrement » Les ouailles n'avaient point coutume de peser les décisions de leurrecteur; pourtant, on y regardant de près, on eût pu voir deux ou troisvieilles "biguenotes" se pincer les lèvres de dépit d'être privée deleur passe-temps dominical, et les petits gars du catéchisme se taperle derrière de contentement sur leur banc de chêne ciré. Onze heures n'avaient pas encore sonné, que la petite charretteanglaise au curé sortait du presbytère, le minuscule poney et levolumineux conducteur chacun à un bout des guides. Et les voilà partissur la route d'Ardenay. Le curé Poitevin n'avait point tellement l'âme en paix. Car, enconscience, la mission un peu tardive qu'il avait invoquée pouresquiver l'office du soir ressemblait trop à un prétexte, et le chemindes Loudonneaux n'a jamais passé par Ardenay. Le grand motif, c'estqu'il allait donner le coup de main à son confrère de cette paroissepour le démembrement d'une oie que la Mélanie, la gouvernante de l'hôte, engraissait depuis six mois à cette occasion. Que voulez-vous? pour être plus près du Ciel, les curés n'en ont pasmoins un tube digestif; et le Diable, qui a tant de peine à les prendreen défaut, arrive généralement à les tenir par là. Le petit cheval trottait ferme. Le soleil, plus doré que l'ostensoir,envoyait des hosties blondes au travers des fouteaux; dans les taillisde la Roberdrie, des oiseaux "couistaient" à qui mieux mieux, comme lespetites filles du lutrin. Bientôt se profilèrent les grands pins deSaint Denis, fleurant la myrrhe des gueux, coulant dans de petits potsaccrochés aux écorces. Au carrefour, entre une maison solitaire et le poteau indicateurdéteint, le curé prit à droite, projeta une seconde sasilhouette dans les vitres d'un café désert, effaroucha deux poulesprès de la maison du garde, et s'enfonça dans les bruyères du champ detir d'Auvours. À Saint Étienne, auquel est consacré un autre hôtelbachique, l'attelage rejoignit la route de Saint-Calais, par laquellele poney eut bientôt fini de couvrir la grande lieue et demie quisépare Saint-Mars d'Ardenay. Lorsque l'excellent homme vit la volaille les cuisses en l'air, toutefumante dans un grand plat ovale, veillée par une généreuse bolée desauce grasse, trois bouteilles poussiéreuses, et une honorable société,il s'accorda presque l'absolution pour la tricherie de la messe. C'estincroyable, tout le contentement que peut offrir une oie grasse, ettoutes les bonnes et saines histoires qui peuvent sourdre d'unebouteille de Vouvray. Sur les trois heures et quart de relevée, à l'heure où les vêpresd'Ardenay se poursuivaient, et ou celles de Saint-Mars auraient dû êtrecommencées, le curé remontait en voiture. Il s'agissait maintenant de remplir la mission, une démarche biendélicate exigeant un long crochet par les Loudonneaux. Il fallait pourabréger le chemin, traverser les Bois de Loudon, où tous les esprits etles fées se donnaient rendez-vous : quelle imprudence pour un abbé repu! Dans le chemin de sable qui coupe les taillis de la Pierre Bergère àLoudon, le poulain peinait dur, et dans les ornières mouvantes, lacharrette oscillait sans retenue. Les grillons et les mouches des boismenaient un concert assourdissant, le soleil dardait dur. Avisant un talus moussu au dessous d'une énorme "bouillée" dechâtaignier, le curé ne put résister à l'envie de s'y reposer quelquesinstants. Il attacha son cheval à une branche et s'adossa aux grossesracines pour jouir pleinement de l'ombre douce et parfumée qui régnaiten ces lieux. Mais le Malin, qui veillait, distillant les sons, lesnards du sous-bois, les ors du soleil pour en composer un philtre quifinit d'enivrer le pasteur, lequel, au bout de deux minutes ronflaitcomme l'orgue de Saint Julien du Mans. Quand le dormeur crut s'éveiller, la nuit était tombée. Se frottant lesyeux, il découvrait devant lui, nippé dans une longue blouse blanchequi rappelait, sauf le respect qu'on doit aux gens du Bon Dieu, le "denuit" de la Lise Derouineau, la bonne du presbytère. Le vénérable portait sur la tête, en place de "gouline" une sorte degrand plat en cuivre jaune, comme celui qui pend à la porte du gars Gayle perruquier. Le curé avait tout de suite reconnu Saint Pierre, àcause de la grande clé qu'il portait au côté. « Mòssieù l'Curé, dit le Saint, un saint terriblement paysan,s'exprimant dans le vieux patois local, Mòssieù l'Curé, j'avez fét eùn'groûss' ment'rie à matin à la messe, et eùn groûs poèché tantoût, àsavoè vout' lippée çez l'pastuû' d'Ardenay. Poècheû non r'penti, v'làl'ordre du Seigneú: j'allez tout d'suite èrtourner à Saint-Mâs, fair'sonner la groûss' quioche, chanter anhui-mîn-m' lés vépres qu'j'avezvolés d'mèriannée au Bon ÿeu, et fair' en chèr vout' confession. Faot'de quai, jamés l'Cié i'n'se ramical'ra à vous, et j'irez tout dret enEnfè.Amen» Tout déviré, le pauvre curé sautait dans sa charrette, et lui qui n'eutpas donné une chiquenaude à un guibaud, envoya un grand coup de guidesur le train du poney qui partit quatre fers à la fois. Ah! cela filait raide! Et pourtant, le chemin semblait long. Un vraichemin de croix au cours duquel l'amour- propre du bonrecteur trébucha bien douze fois sous les sarcasmes d'unefoule invisible. « Hi!Hi!Hi!Hi! criaient les "guersillons" de leurs petites voix depicrâs, l'curé de Saint-Mâs,i'va s'fair'fout'de li. - Quoi?Quoi?Quoi? questionnait une r'nâsellze dans l'étang.V'là lescurés qui s'mettent à pêcher? Quoi quoi quoi quoi quoi quoi reprenaienten choeur ses compagnes. - Hou!Hou!Hou!Ho!Ho!Ho! s'égosillaient les chouettes, l'Bon ÿeu, i'clouera l'curé d' Saint-Mâs à la porte d' l'Enfè',oui!oui!oui!ho!ho!ho.» Pourtant le coupable entrevit des anges semer des étoiles dans le ciel.Et bientôt, sur l'azur sombre constellé d'argent, il perçut lasilhouette rassurante de son clocher. Hélas, la tour, elle-même,prenait des airs mauvais sous son bonnet pointu et ses deux oreillesd'âne. De toutes ses "boètes" à claire-voie elle semblait rijauner,puis se mit à gronder: «Dong,Dong,Dong...Onze heúres de r'levée, Monsieur le Curé. Ça va fairedouze heures que vous portez vout' pèché. Si vous voulez dire vosvêpres anhui il est temps d'vous presser.» Imaginez l'émoi du père Quérémus, lorsqu'il sut qu'on devait sonner lescloches en pleine nuit. Pressé d'obéir, il partit, marchand à sonhabitude en écartant les jambes comme s'il eut chevauché un tonneau, etse pendit au bourdon. Trois minutes plus tard, tout le bourg était sur pied, le maire etles pompiers en tête, qui croyaient au tocsin. Il fallutexpliquer qu'il s'agissait d'un office nocturne. Et pour ne points'être dérangée pour rien, la foule entra dans l'église. Le curé ne voyait rien, n'entendait rien. Il entonna ses vêpres commeon avale une médecine, et n'attendait pas que le chantre eût fini lerépons pour accrocher le verset d'après. Au bout d'un moment, il s'avisa pourtant que le père Quérémus avaitemprunté une drôle de tête: figure noire avec grandes oreillespointues, amorces de cornes et barbiche étrange. Petit à petit, il distinguait mieux ses fidèles. Dans les stalles, lescinq ou six bonhommes avaient perdu leur menton, et leur nez aplati,plus jaune que safran, leur conférait des allures de jars. Toutes lesvieilles bigotes ressemblaient, à s'y méprendre, à défunt l'oie au curéd'Ardenay. Jusqu'au banc des demoiselles Boutry, personnes bien commeil faut et très pieuses, qui était occupé par trois grandes dindesdignes de figurer à un réveillon mondain. Malgré ses anomalies, le curé, en pleine contrition, continuaitbravement l'office. Mais il se rendait compte, maintenant, que lechantre sabotait les répons. « Confiteor tibi, Domine, chantait l'officiant -l'punira les menteux, rétorquait le servant -Justum est dignum est! hurlait l'assistance . - Sanctum et terribile nomen ejus -l'permettra aux oies d'se r'venger des ogres -Amen » concluait la foule. Il fallait en finir. Le malheureux pénitent se dirigea vers la tribunepour faire amende honorable. Mais le Diable, qui s'était logé dans lapeau de Quérémus, l'ayant rattrapé sur la dernière marche, l'envoya,d'une poussée, par-dessus l'appuie-main. Ce n'était qu'un rêve...mais quel rêve! Le curé Poitevin s'éveilla ensursaut, cette fois pour de bon : il avait roulé en bas du talus, et lepetit cheval, impatienté, avait cassé sa longe et broutait desramilles. Le soleil descendait. Dieu! Que le guide spirituel était maintenant dans un curieux étatd'âme pour entreprendre sa mission. Plus que jamais pourtant, ildésirait la mener à bien, afin de se racheter; il craignait seulementde n'en être plus digne. Il était plus de six heures, lorsque l'attelage entra dans la cour deBois-Loudon. Sous un poirier, au coin d'un champ, Prosper, guêtré,ganté de peaux de lapin, coiffé d'un scaphandre formé d'une cloche àfromage en toile métallique et d'un sac ficelé sur la nuque frappait àgrands coups de louche sur un vieil arrosoir. « Assis! Assis!Assis! mes petites... Assis! Assis!Assis!» Une grappe bourdonnante, peu amène, suspendue à une branche, s'étiraitet s'arrondissait alternativement au-dessus d'un cône d'osier enduit debouse de vache séchée, et renversé dans un baquet. « Assis! Assis!Assis!Bang!Bang!Bang! Assis! Assis!Assis!Approch' pâsMossieù l'curé, Assis! Assis!Assis!Mets ton j'vau sousl'hanga. Assis! Assis!Assis!» Les abeilles ne semblaient charmées ni par le concert, ni par le"siège" que leur offrait le patriarche, un logis abondamment enduitintérieurement d'une épaisse et odorante couche de miel. En désespoir de persuasion, Prosper souleva la ruche, et s'en servantcomme d'un cueille-fruit, emboîta dedans l'essaim tout entier. Quand la colonie prisonnière fut installée sur une bancelle au bas dujardin, le maître quitta son étrange accoutrement, puis s'en vintretrouver le curé qui attendait patiemment dans la cour. « Bonjou, Mossieur l'Curé. Faut m'escuser, més t'aurais pu t'fair'piquer, sans compter qu' lés mouch' a' pouvînt dèpiter et filer en lésbouâs...N'y'a donc personne, là-d'dans? ajouta-t-il en précédent leprêtre vers la maison. - Ma foi, dit ce dernier, je crois bien qu'à défaut des mouches, j'airéussi à faire dèpiter tes gosses, mon cher Prosper. Ils se sont sauvésà mon approche comme les fouquets dans le taillis de la Cassine. - Quai qu'tu veux? Ni l'z'eùns ni l'z'aut' i'sont acouteùmés à voèr déssoutanes aux Loudonniaux...Entre donc...N'on boèra bin eùn' coup d'cîd'boûché, de ç'temps-là... Volontiers, Prosper; le fait est qu'il fait chaud» dit le curé ens'épongeant. Il s'était assis à la table en face de son interlocuteur, fort intriguépar cette visite. « Alors, Mossieur l'Curé, dè quai qu'in'i'a pour ton service? - Hé! Je faisais un petit tour aux Loudonneaux...On n'oublie pas sesparoissiens...Hum! nous aussi nous sommes des cultivateurs... lescultivateurs du Bon Dieu. - Oui, Mossieur l'Curé, més l'Bon ÿeu, il ést comme nous-aut'...il apâs grand choûse à Glaner su' d' la térr' aussi moègre. - Erreur, Prosper, grave erreur. Dans la culture spirituelle, touteterre, même la plus ingrate peut rapporter de belles moissons sitôt quedes âmes s'y cherchent... Oh! je sais ce que tu vas me dire...le champest loin de la ferme, et le laboureur, surchargé de besogne ... (hum!)... n'y parait pas souvent pour le sarclage...Mais, mon Cher, il fautconvenir que ce champ, à qui, tout de même Dieu a donné des jambes, nemet guère d'empressement à s'approcher de la Sainte-Semaille... - Allons, allons, Mossieur l'Curé, faut rè-n'èxagèrer. Aux Loudènniaux,ÿ'è'n'n'a point qu'tu n'baptises. T'n maries bin la moèquié. Ét pi' tulz'enterre tertous! - Une triste récolte, Prosper, un épi à chaque borne..; et quel épi,Bonté!Je vous baptise en pleine innocence, je vous marie quand vousl'avez depuis longtemps perdue, et je vous porte en terre farcis dansvos péchés; à tel point que je me demande si je n'aurait pas à enrendre compte moi-même, de ces péchés rentrés... - Ouat'... Tant qu'n'on n'a ni tué ni volé... avec eùn'peu d'iaubénîte...Mès, dis-donc, Mossieur l'Curé,ça t'és-ti jamais arrivé,d'poècher?» Le pauvre Curé eut rougi jusqu'aux oreilles s'il n'avait été cramoisid'avance. D'autant plus que, par une coïncidence fatale, une oiesuperbe, plus blanche qu'une communiante, venait d'apparaître sur leseuil. « Mea culpa, dit le prêtre. Nous péchons parfois, Prosper, mais nousnous repentons dans l'apostolat. Nous aussi armés de la louche, nousfrappons à tour de bras sur le chaudron en criant " assis,assis" maisde moins en moins, hélas, les abeilles viennent au panier. - C'ést qu'tu mets point assez d'miel en la ruche, ou bin qu'lés mouch'a' voulant garder l'léu'... Eùn' petite goutte?...» Prosper versa une rasade que le curé huma en connaisseur. « Allons, mon vieux Bèroux, parlons sérieusement...Je te sais laréputation de ne pas faire les choses à moitié...Or... - Oui. J'ai marié ma fille juste à temps, et j'parle point d' mariermon gârs, malgré qui n'soèÿ que trop ta...Dans ç'câs-là, c'ést pointmoè qu'aurait fallu voèr, més putoût lés parents d'la fille. Moè, j'aifait d'mon mieux. Rappell'tai, Mossieur l'Curé, de ma visite à lamair'rie et au présbytèr'... - Bien sûr, Prosper; tout au plus pourrait-on te reprocher un peu demollesse et beaucoup de complaisance, mais on peut parler avec toi,tandis qu'avec eux...» Le curé esquissa un geste vague et désespéré. « Eux, dit Prosper, i'z'endurant lés gendarmes, més i'fout'rînt l'curéà la porte... J'peux-t-i donc d'viner à cause de quai qu'i'z'avantchangé d'idée, moè, et lés réforcer à donner leû' consent'ment? Ah! Prosper, si tu savais comme ces pauvres curés, que tu méprises unpeu, n'est-ce pas? ont parfois la tâche lourde, pour satisfaire auxantagonismes de leur sacerdoce.Excuse-moi, mon ami, je parle un langagequi n'est pas le tien...Voilà...je m'explique...» La mère Bèroux entrait, fort surprise de trouver ledesservant de Saint-Mars en tête à tête avec son époux. Elle le salua,pleine de déférence et reçut son bonjour. « Et ton pèr', c'ment qu'ça va? interrogea le fermier. - point en tout, répondit Joséphine. J'ai envoyé Milien qu'ri' l'Mèdecin d' Pärigné. J'ai léssé Florida et Victo avec li. J'crains binqu'ça soèye la fin... - Voès bin, Mossieur l'Curé, ajouta Prosper, à défaut d'un mariaig' tuvâs fair' eùn' entér'ment... - T'és-tai donc! intima Joséphine. Tant que n'i'a d'la vie ÿ'ad'l'espoèr. Mossieur - l'Curé, reprit-elle, mieux vaut envisaiger nos deux baptémes... - Certes, Maîtresse Bèroux. Et pour l'un tout ira très bien. Mais pourl'autre... Miséricorde! un baptème hors mariage,...encore un! et dansune famille faisant autorité ici... Ah! si vous saviez tout le mauvaissang que s'est fait pour vous votre curé depuis quatre grands mois! - Allons, allons, Mossieur l'Curé, i'n'y paraît point trop... - Ne raille point, Prosper. Un seul mot pourrait me permettre de sauverà la fois l'intérêt spirituel et l'intérêt matériel de Florida et del'enfant qui va naître... Et ce mot-là, il m'est interdit de leprononcer...Crois-moi! Agis sur les Fauchon, par n'importe quel moyen.Insiste, mets en branle le Maire, les gendarmes encore, s'il le faut.Et que Dieu me pardonne, si pour son triomphe, j'ose parler d'intérêtmatériel. Un jour, Prosper, tu me remercieras. Et ce jour-là,n'est-pas, vous prouverez votre reconnaissance au Ciel en ne vouscontentant pas d'un mariage civil. - C'est que, risqua Joséphine, la petite non pû, n'ést pas dècidée. - Les vieux aurînt-i point réussi à l'entortiller, risqua Prosper. - Non. point en tout. - Alors? - Dame, mon gars, al'ést grandiôse...Et al'a'ÿu vent desproupos. On l''l'a tant accusée d'avoèr sèduit ton fî pour l'èrgent.» Le Curé eut un geste las. « Suivez mon conseil, dit-il. Je serais bien surpris si vous ne lavoyiez modifier aussitôt sa décision.» Florida venait d'encadrer sa grossesse dans le clair de la porte. À lavue du prêtre, elle eut un mouvement de recul. « Approche ma mignonne, dit-il, n'aie pas peur. - Mossieur l'Curé i't'veut point d'mal, ma Florida, aucontrére, affirma la Bèroux... Et là-bas? demanda-t-elle inquiète... - L'mèd'cin ÿ'ést. J'venais vous chercher. - Allons-ÿi tout d'suite... - Je vous suivrai, si vous permettez... une minute encore... dit lecuré...Florida, ma petite, ce n'est pas vrai que tu refuserais de temarier, dans la position où tu te trouves? Que tu refuserais au BonDieu le sacrifice d'un peu d'orgueil, alors que la consécrationlégitime et divine de ton amour t'obtiendrait si facilement larémission du péché?» Et comme Florida baissait la tête, muette et butée, il crut devoirinsister. « Pourquoi t'obstiner, ma chère enfant, pourquoi? » Elle releva le front, planta ses diamants noirs dans les prunelles bleuclair du prêtre, considéra une seconde le triple menton étalé sur lerabat démodé. Et lorsque son regard eût descendu la rangée de petitsboutons jalonnant la bedaine, elle le souffleta de cetteréponse. « Pasque châcun ést libre d'son ventre! » Elle s'échappa. « Miserere nobis, Domine, soupira le prêtre en se signant. - Voulez que j'ÿi fasse dit Prosper, en haussant les épaules. - Escusez-là, Mossieur l'Curé, supplia Joséphine. - Je ne l'excuse pas, Maîtresse Bèroux... Je lui pardonne, au Nom duBon Dieu.» "J'ose parler d'intérêt" Le roi des Loudonneaux, en proie à l'insomnie,ressassait tous les arguments du curé. « Eùn bin brave homme, se disait-il, le curé d' Saint-Mâs, qui, fautede m'rac'moder avec la bondieus'rie, s'rait bin foutu d'me rac'moderavec la curot'rie...Sûr'ment, i'sait quiouq'choûse, et si i' n' ditrin, c'ést qu'i' peut rin dire, faut qu'i' garde le s'gret... - Ah!ça! âs-tu bintoût fini d'mouver... Vâs-tu m'lésser dormi... tusais bin qu'à deux heures, faut qu'j'âle remplacer lés quèniaux àvèiller l'grand'pére.» Prosper passa la nuit blanche. Intérêt...Intérêt..;qui consulter surles choses d'intérêt, sinon un notaire? Au petit jour, il attela Mouton, et surprit le tabellion au saut dulit. Maître Bernier, l'affable notaire de Parigné, l'écouta tout aulong. Puis, après avoir réfléchi longuement: « La première hypothèse qui me vient à l'esprit, dit-il, c'est que lapetite aurait fait un héritage dont les parents prétendraient profiter,dans la mesure des possibilités que leur laisserait la forme dedonation. Légalement, ils auraient droit au revenu du legs jusqu'à lamajorité de l'enfant ou jusqu'à son émancipation. Voilà qui serait denature, évidemment, à éloigner les parents d'un projet de mariage.Simple hypothèse, je le répète. - Hypothèse, dè quai qu'ça veut dire? - Supposition. - Ah! bon. - Un tel calcul des parents serait un peu puéril, naïf, si tu préfères.S'il s'agissait d'immeubles situés dans la région, si le liquidateurétait un notaire du voisinage, il serait difficile que l'affaire neparvienne à la connaissance de l'intéressée principale, ou que sasituation spéciale n'arrive aux oreilles de son notaire. Et l'attitudedes parents ne plaiderait pas en leur faveur. Mais si l'héritage consistait en biens mobiliers lointains, le dangerserait plus grand. - Quant'mîn-m, Mossieu Bernier, i's'rait possible à dés parentsd'dèpouiller leú quèniau? - Dans certaines conditions, et avec de l'astuce, oui, aumoins en partie. - Et c'ést la loi qui permet ça? La Loi d'leû rèpublique, celle quis'mèle de fair' la l'çon au monde! -La Loi, Maître Bèroux, ne peut malheureusement pas voir à tout. Soncode admet parfois que les pires bandits sont de bons parents...jusqu'àpreuve du contraire. - Eh! bin, Mossieu Bernier, la Loi des Loudonniaux, elle,a'n'lepermetterait point, car j'ÿ'eû câss'rais putoût la gueule, aux Fauchon! - Non, Maître Bèroux, car c'est vous qui auriez tort. À l'astuce, ilfaut opposer l'astuce, celle des honnêtes gens, s'entend. Car il estaussi certains artistes hors cadre... - Des artistes pour qui que j'sue en mon guèret et à qui qu'j'ai mîn-m'pâs l'dret d'dire "merde". Eh!bin! Jusqu'à hiè', j'savais pâs qui quime r'butait l'pûs des curés ou bin du gouvernement, anhui, l'curé quim'a mis la puce à l'oureille, tout en vendant point la mèche,i'r'gangne en mon estime ç que leû rèpublique a' ÿi pê... -Il faut voir, s'informer. Je vous promets de m'y employer..» Et sur cette assurance, Prosper revint à Bois-Loudon. « Ah! Joséphine, dit-il à son épouse, on ÿi tiént, pourtant, àç't'èrgent-là qu'on n'voèt guér' et qu'on a tant d'misére à gangner...Bin ma parole, pour eùn peu, a finirait d'me dégoûter, tell'ment qu'à'peut puer quand qu'al'a pâssé en dés mains crassouses.» * * * XIV. Lafamille s'agrandit Où l'on constate que le code des Loudonneaux est expéditif, en matièrede succession Depuis plusieurs mois , le père Rêche, beau-père de Prosper était "pris par les jambes" ; et ces derniers temps, il avait fallu lui donnerdes coups de main pour entretenir son "fait". Enfin, le bonhomme avaitdû s'aliter, faisant connaissance presque simultanément avec le médecinet la mort. De l'avis de tous, c'était le mieux. Après quatre-vingts ans d'activité, vous ne voudriez pas qu'on passedes jours et des jours à se lamenter sur une paillasse ; à encombrer,sans aucun profit pour personne, ceux qui ont besoin de toute leurjournée pour élever les gosses. Le vieux Rêche avait été raisonnable. Il avait "passé" quatre joursaprès s'être alité, trois après la visite du curé, et un seulementavant la mort de Médor, le chien des Bèroux. Une amie venait d'arriver chez Prosper, où Joséphine s'affairait. "Dè qu ai donc qu'i'y'a pris comme ça, ma pauv' fille? - J'en sais rin... Hié' il est rentré tout crotté, la queue entre lespattes; et i' couistait, i' couaudait, il èqueùmait! I's'est mussé sousmon bas d' buffet ,et pi il a quervé là-d'ssous tout seù, en moinsd'eùn' demi-heùre, pauv' Mèdó... - Més l' grand'pèr'? - Ah! l'grand'pèr'? Hélâh... c'est la vieillerie...I' s'est èteinducomme eùn' chandelle, çez li, jeúndi au soè...Les touâs ou quat'dèrgnères heúres, il a ramonié eùn peu, et j'sentais bin qu'il avaitd'pu en pu d'mal à prend' son rèspi'. C'ést moè qui l'veillait,pauv'pèr'...J'avais mis de l'iau à bouilli dans la marmite, etquant'j'ai ÿu fini d'fair du bruit avec le couvercle, j'me sé aperçuequ'i soufflait pûs. Allez donc l'voèr... le menuisier d'Saint-Mâsi'n'vient l'mètt' en bière que de d'vers lés dix-heures..." La visiteuse partit vers la demeure mortuaire accrochée à la pente, àquelques dizaines de mètres. " Florida, dit la fermière, va dans ma bouét à couture, dans lachambre, tu vâs trouver eùn' pièce de ruban noèr', tu vâs n'en coupersix p'tits morciaux longs comme le doigt pour mett' aux ruches à miel. Après, tu vâs aller m'attraper le p'tit có jaune, la poulette grise ètpi la p'tite blanche. La famille a'n' tarde qu' d'arriver pourl'entér'ment, et j'ai tout juste le temps de' pieùmer, d'vider, etd'cuire tout ça... " Des hurlements venaient d'éclater. C'était le "Gars R'nest" quiprotestait. " Heûlah! Ma p'tite poule blanche! J'veux point qu'tu tûges ma p'tit'poule blanche! Al' ést à moè, c'est Papa qui m'l'a donnée...Hi!hi!hi! - Ah! tai gars R'nest, tu vâs nous fout' la paix. Lès poules, çaqu'i'ést fait pour êt'mangé. - Hi!hi!hi Ma p'tit' poul' blanche! Ah! Bon Dieu d' quèniau! J'ai point l'temps d't'écouter pigner.Fous-moè l'camp dans la chambre éder tés frér' ét soeû à s'habiller enDimanche et que j't'entend'pûs." Cinq minutes plus tard, alors que dans la cour venaient de retentir lescris d'agonie de la volaille, le R'nest chantait à tue-tête dans lachambre où la Bèroux fit irruption. - T'as pâs honte de chanter comme ça l'jou' qu'n'on enterre legrand-pèr'? - Pisque les poules ça qu'i'ést fait pour êt'mangé, lés grand'pèr çaqu'iést fait pour querçi!" Une claque magistrale mit le point final à cette opinion, et le chantredevint conforme aux circonstances. Cependant un bruit de grelots retentissait dans le chemin. C'étaitProsper ramenant dans la charrette le menuisier, son apprenti et ungrand coffre en sapin du pays, veiné de bleu humide, plaqué de nœudsbruns larges comme la main et suintant de résine. " Florida, surveille la soupe et les quèniaux" dit la mère Bèroux." Et elle se précipita sur les traces de l'attelage qui s'enfonçait entreles talus, vers le logis de défunt l'père Rêche. Là-bas, Milien veillait avec Cendrine. Sur le lit à fleurettes, levieux bâillait sa mort dans une barbe de huit jours. Sur une sorte depilon couronné d'une planchette et servant de table de nuit, une bougiese consumait, près d'une assiette d'eau bénite où baignait un brin debuis. L'horloge comtoise, immobilisée à l'heure du dernier soupir,s'entêtait dans un silence de sarcophage. Et, par-dessus la tête deMilien, à travers un cœur découpé dans le volet, le soleil illuminaitla maternité imminente de Cendrine, assise au pied du lit. Des voisinsentraient et sortaient éclusant de la lumière, se composant un masquechagrin, puis, gauchement, égouttaient le buis au bord du drap. On entendit les grelots dans la cour. Le menuisier parut, jeta unregard expert dans la pièce exigüe. Il fit signe à l'apprenti. Tousdeux sortirent la table. Puis ils disposèrent deux chaises dépaillées àune distance calculée, et calèrent dessus le cercueil béant. L'artisan tira le couvre-pied fleuri, enveloppa le défunt dans sonlinceul comme on ramasse la pomme dans la pâte d'un chausson, et , aidéde son jeune auxiliaire, le déposa dans sa boîte. Joséphine vint soulever un coin du drap pour un ultime adieu. " Pauv'père, on l'verra pûs..." Elle retourna vers ses marmites, pleurant dans son tablier, tandis qu'àgrands coups de marteau les ouvriers clouaient la planche. " Fais donc attention, gamin, t'enfonces les pointes à coûté du bouâs." Prosper remontait de la cave une bouteille de cidre bouché. Lesderniers visiteurs étaient partis. " Vous boèrez bè-n n'eùn coup, les gars ? " Il atteignit quatre tasses, cherchant un point d'appui, hésita, puisrésolument posa les récipients sur le cercueil. Il servit largement etrépandit de même... " Approche, Milien, à la santé d'tertous les gars! - À la voût, le Maît!" Vers midi, Prosper, Milien et Cendrine redescendirent à Bois Loudon,escortant la carriole portant le cercueil. On détela le mulet après quela voiture, reculée sous le hangar, eût été mise en équilibre sur seschambrières. La ferme entière retentissait déjà du bruit des invités. Dans lamaison, des hommes trinquaient, des enfants pleurnichaient. Dans lacour, des chevaux piétinaient près de leur carriole, un âne osaitbraire. Des femmes en coiffe et endimanchées, furtivement,s'esquivaient et "s'accouvaient" derrière le fagotier pour " gâterd'l'iau" . On se mit à table, vingt et plus. " Oûyou donc qu'est Cendrine? demanda Prosper à l'heure du café. - A' s'ést trouvée gênée; j'l'ai envoèyée s'allonger su' l' lit àFlorida. Et v'là à c't'heúr' florida qui s'plaint d'souffri du ventre... - Manquait pûs qu'ça...Écoute, ma femme, tu f'rais mieux d'rester làtantoût, et Milien aussit'. Et je vâs d'mander à la Philbè d'rester àquante vous, on sait jamais. - Ah! Prospè...dire que j'vâs mîn-m' pâs pouvoèr m'ner l'pér' Rêche enterre! - Quai qu'tu veux, Joséphine, lés vivants i'z'avant pu b'soin d'tai qu'lés môts..." Et Joséphine resta. Elle regarda s'éloigner la carriole funèbre quidisparut au son des grelots, suivie d'un cortège de charrettes variées.Essuyant une dernière larme, elle tourna le dos à la mort, et refitfront à la vie. Prosper ne revint qu'à la nuit, un peu "chaud". On ne peut se dispenserde traiter des gens qui se dérangent pour prendre part à votre deuil. En rentrant à Bois Loudon, avec Philbert, le roi des Loudonniaux trouvasa descendance augmentée de deux unités. Par un synchronisme dontl'origine remontait à la foire aux oignons, et auquel les émotions dujour n'étaient pas étrangères, Cendrine et Florida avaient presquesimultanément donné le jour l'une à un gros garçon, l'autre à une toutepetite fille. La mère Bèroux en avait oublié son chagrin. À peine le bruit des voitures s'était-il effacé, l'après-midi, qu'ilavait fallu envoyer Milien quérir le médecin, et prier un voisin deprévenir le mari de Cendrine. Pour Florida, qui avait cédé son refuge, Josèphine, en toute hâte,avait aménagé la masure au vieux Rêche. Elle avait retourné lapaillasse, changé le drap "survivant" et remplacé celui qui étaitparti, enlevé l'eau bénite, remis l'horloge en marche et rempli desmarmites. Et sitôt revenu de Parigné, Milien avait conduit Florida dans leurnouvelle demeure, tandis que la mère disposait des ballières dans deux"rèsses" d'osier et sortait des armoires les petites brassièreshéréditaires. Il était temps. Le Docteur n'eût pas à se déranger deuxfois, et quand Prosper pénétra dans les aîtres, tout était en ordre. " Ça fait rin, dit-il, on peut compter les journées comme celle-là,dans sa vie. Faut-i' s'en plaind' ou bin s'en rèjoui', mon vieuxPhilbai ? - Pour eùn foès, dit sa femme qui avait montré ce jour-là plus de boncœur que de mauvais caractère, nous plaignons point trop d'vous, maisn'nous réjouissons qu'juste c' qu'il' faut. Le surlendemain, dans la matinée, une limousine, conduite par unchauffeur en livrée, virait dans la cour de Prosper. " On avait vu lés gendarmes; on avait vu l'curé; j'aurais parié qu'onallait voèr le châtiau" dit Bèroux à sa femme. Un monsieur tiré à quatre épingles s'avancait suivi du garde. " Bonjour, Prosper! dit celui-ci - Bonjou, Chéniau! - Bonjour! dit le châtelain - Salut! lança Prosper - Voilà, expliqua le garde, pourrais-tu enlever assez rapidement lemobilier au père Rêche; nous avons un journalier à loger dans la maison. - C'est que, dit le fermier, il ést bin ta... - Bien tard? C'est avant-hier que vous avez enterré le père. - Bin oui. Mès n'i'a déja eùn nouviau locataire... - Hein ? d'où sort-il celui-là? - Sans doute du pays oûyou qu'ést rendu l'vieux Rêche... On peuttoujoûs aller l'voèr, m'étonn'rait bin qu'i' nous r'çoive mal." Le châtelain et le garde, intrigués, suivirent Prosper sur lechemin de la masure. Riant sous cape Bèroux les entendait chuchoterdans son dos. Du seuil ouvert, les arrivants surprirent un touchant spectacle,Florida un peu pâlie, adossée à l'oreiller, donnait le sein à son bébé.Milien, assis au chevet, un peu benêt, décontenancé par tant debonheur, enfermait dans sa large patte la main de la jeune mère poséesur le maillot. Le bruit proche rompit le charme. Milien se leva, effarouché. Florida,distraite une seconde, fit un geste qui ravit la tétine aux lèvres dubébé. Et la menue friponne, privée de ses délices, aussitôt protesta. Le châtelain haussa les épaules, puis: " Alors Bèroux, c'st donc vrai...comme çà...sans mariage...comme deschiens ? - Oui, comme des chiens, releva Prosper. On accorde nout'vie avec lanige, la chaine et la pitance.." Ayant dit, il entra, vint frotter sa moustache piquante sur lafrimousse aveugle tandis que les autres s'en allaient. " Je crois bien, dit le garde à son maitre, qu'on vient encore, à notreinsu de signer un bail à vie. - Et ils m'en voudront quand même, répondit le châtelain. * * * XV. Notairede Parigné et Caserne Cavaignac du Mans Où l'on constateque la procédure de Marianne est moins expéditive que celle desLoudonneaux et que, parfois, la nuit, la Patrie rêve des ses enfantspauvres. Il nous faut maintenant revenir chez les Fauchon. Dix-huitans plus tôt, lors d'une scène déjà courante chez le ménage, la femmeavait rompu les chaines conjugales, et délaissant l'épouxquadragénaire, s'était placée au Mans, chez un veuf bien pourvu,originaire de Saint-Mars. À cette époque, elle était encore bien tournée, sinon aguichante. Sanspeine, elle avait accepté de tout faire, chez le maitre. Quelquesannées plus tard, elle avait cédé aux instances de l'époux qui laréclamait, et qui consentait à lui pardonner une infidélité dont ellerapportait la preuve bien vivante. Fauchon avait fermé les yeux. Et, en cette fin de décembre mil neufcent trente-huit, pour ses étrennes, il allait recevoir sarécompense. Qu'on le veuille ou non, et qu'on l'appelle comme on voudra, le hasardjoue un rôle dans la vie. Ce matin-là, qui suivait de peu la visite desgendarmes, le bonhomme avait chaussé ses gros souliers à clous et prisson bâton pour aller accomplir à Saint-Mars les formalitésmatrimoniales auxquelles Prosper avait satisfait la veille. À sa barrière, il se heurta au facteur qui lui remit une convocationurgente émanant de l'étude notariale du Breil. Ce fut donc vers cebourg assez lointain qu'il orienta ses pas, suivi de son ivrognesse. Dans l'après-midi, ils se présentèrent chez le tabellion pour apprendrequ'un monsieur Daubé, le veuf en question, était décédé, laissant unepart importante de succession, nette de frais, à la mineure FloridaFauchon. Une aubaine! Le testataire avait sagement immobilisé le capital dans une bonnepetite ferme. Mais, par une imprudente négligence de sa part, la renterestait accessible aux tuteurs naturels, qui, bien entendu, neparlèrent plus mariage. Pendant plusieurs mois, la subtilité de Prosper demeura en échec devantce revirement, que la mère Bèroux attribuait à Florida seule. Milien,dérouté par ce contretemps, questionnait en vain sa promise qui évitaitl'explication. " Quai qu'çà peut fair', mon Milien, pisqu'on s'aime bin commeça..." Après tout, pourquoi chercher et ne pas se contenter de sonbonheur? Le placide Milien n'alla pas plus avant. Prosper ayant, par ses démarches officielles, mis sa responsabilité àcouvert songea à d'autres choses. Et Joséphine, dérangée par le départde Cendrine, fut trop heureuse de lui avoir trouvé une remplaçante pourse formaliser longtemps. Quant à la Loi, dès que les délits se muent en histoires de famille... Quelqu'un pourtant veillait au grain. Mollement, certes, avec toutesles hésitations et les angoisses nées d'un scrupule excessif, d'untempérament apathique. Ce quelqu'un était le bon curé Poitevin,confident in extremis du testateur. Le curé de Saint-Mars, dont laconscience candide et intacte s'indignait d'une union profane ets'épouvantait à la seule idée d'une violation du secretconfessionnel. Depuis plus de quatre mois, le prêtre constatait que le mariagetrainait, et, réalisant soudain la cause de retard, vivait sur descharbons ardents. Il avait successivement envisagé de consulter sonévêque, qu'il craignait plus que Dieu; de sermonner les Fauchon, qu'ilcraignait comme le Diâble; de parler au notaire, dont il redoutait lesquestions subtiles. Finalement, il avait décidé d'aborder Prosper, lesympathique mécréant, et de lui mettre bien gentiment la puce àl'oreille, en excitant son amour-propre, par l'intérêt et pour lagloire de l'Église, le succès du Droit. La petite insinuation du curé avait germé, et parcouru son bonhomme dechemin. Le notaire de Parigné avait fini par découvrir le liquidateurde la succession qui fut stupéfié d'apprendre une situation que lesFauchon lui avaient soigneusement cachée. Il n'en fallut pas moins du temps, des semonces, même des menaces pourdécider les parents à cesser leur obstruction au mariage; mariage quise ferait sans faste, avec un tantinet de scandale. N'importe, Milien, et surtout la mère Bèroux, plus soucieuse desusages, se réjouissaient de l'heureuse solution. Prosper, lui, seflattait seulement d'une régularisation qui confirmerait sa réputationde "malin". Réputation surfaite, puisqu'il avait déclaré au notairequ'à Bois-Loudon on ne mangeait pas de ce pain là et que, Milien semarierait sous le régime de la communauté réduite aux acquêts. Comme l'avait prévu le curé, Florida, presque riche, avait cessé touteopposition. Sa fierté sauvage qui s'était cabrée devant certainesimputations, et s'était plue à braver l'opinion, se flattait maintenantd'une supériorité matérielle qui ferait des envieux. Et sa petite tête,inconsciemment libertaire, se glorifiait de ce que ces mêmes gens -sauf le défunt Rêche- qui l'avaient accusée d'intriguer, vantaientmaintenant par dessus les toits la " chance de ç' garsMilien". Tout seul, là dedans avec les Fauchon, Dieu ne trouvait point tout àfait son compte, malgré qu'on eût poussé le souci de la forme jusqu'arenvoyer le baptême au lendemain du mariage. En cette fin d'août, tout était fin prêt. Florida devait entrer enpossession de son bien en devenant l'épouse , le père de sonenfant...Hélas! la nuit du 29 août allait infliger un brusque détour audestin. On dormait depuis longtemps à Bois-Loudon, lorsque des coups dans laporte réveillèrent en sursaut toute la maisonnée. Prosper sauta du lit,passa son pantalon et alla ouvrir, pensant à quelque accident. Quellene fut pas sa stupeur de se trouver en présence des gendarmes deSaint-Mars. " N'ayez crainte, dit le brigadier, on ne vient arrêter personne... Ils'agit d'une convocation. - À eùn heúr pareille! pût articuler, de son lit, Joséphine dont lecœur battait à se rompre. - Que voulez-vous? On suit nos instructions. On a déjà fait plus de dixmaisons cette nuit... On vient de chez votre gars Désiré, etmaintenant, on a besoin de Maximilien pour lui remettre son ordre deroute. - Mon Dieu! gémit la pauvre mère, mon Milien! C'ést donc vrai,c'quen'on disait, qu'n'on va avoèr la guerre? Mon Milien qui d'vait s'marierla s'main' prouchaine, et l'Dèsiré avec ses quèniaux... - Tranquillisez-vous un peu, Maîtresse Bèroux, dit le gendarme quecette scène, dix fois rééditée depuis deux heures émouvait encore. Lamobilisation n'est pas la guerre... Rappelez-vous, l'annéedernière... - C'est que , Milien n'habit' pûs là, dit Prosper. J'pâss' ma veste etj'vous y mène... C'est à deux pâs... Quant'ç'est qu'ipa'? - Au premier train, à Saint-Mars...il doit, comme tous, rejoindre laCaserne Cavaignac, au Mans, et embarquer à midi pour une destinationinconnue. Il faut se munir de vêtements et de deux jours devivres." Ce fut Prosper qui sonna le branle-bas chez Milien. À l'appel de sonpère, Milien vint jusqu'à la porte, et du seuil, le brigadier lui remitla convocation, fournissant à mi-voix, avant de s'éloigner, quelquesexplications. Florida mal éveillée, dressée sur son séant dans une chemise de nuitrose à dentelles qui jurait étrangement dans ce logis de suie, n'avaitencore pas compris le sens de cette visite nocturne. Mais à la lueur dela lampe, elle avait vu le képi de la maréchaussée, ets'effrayait. " Quai ? Qe quai qu'i'y'a, Milien... qe quai qu't'âs fait ? - I' n'a rin fait pour ça, ma fille... Florida va falloèr ét'binrésonnable, bin crâne...Milien, il est mobilisé à la Caserne Cavaignacdu Mans.. Tu sé bin...d'pi l'Conseil, il'tait en sursis...Et nousaûtes, s'pâs, n'on s'figurait qu'ça dur'rait toujoûs... - Et c'ést à une heúr' du matin qu'on vient l'chercher ? Mais, alors,si ça presse tant, c'est donc qu'y'a la guerre? Milien! mon p'tithomme! " Florida hagarde croyant vivre un cauchemar, s'était précipitée. Sesfins pieds nus battaient le carreau froid. Elle s'accrochait comme unechatte en fureur aux épaules de Milien, agrippant le col de sa chemise,enfonçant ses ongles dans sa chair. " Milien! mon homme! Ç'ést pâs vrai! tu partirâs pâs!...J'veux pâsqu'tu partes! Ah! les salauds! les vaches!..." Elle s'abandonnait à une crise de rage et de larmes où le vocable desFauchon reprenait le dessus. Et le grand gars, plus apte aux héroïsmesde la glèbe qu'à celui des armes, se laissait gagner audésespoir. " Habille-tai, ma fille, dit Prosper. Tai, Milien, pâss'ta veste... Ettous les deux, calmez-vous més quèniaux... L' Dèsiré itou, i' pa etsans doute les biaux-frèr' et bin d'aut'." Prosper apaisait, Prosper conseillait, Prosper encourageait, mais dansson for intérieur, il maudissait, lui aussi les " salauds" et les"vaches" qui ravissent le paysan à sa terre, l'époux à sa femme, lepère à son enfant pour le plaisir de conquérir et de dominer. " Et qui? Mais qui? Les Boches? Y'a donc pas d'paysans, pas d'époux,pas de pères, pas d'mères, pas d'enfants, dans leur pays, maisseulement des machines à canons? C'était donc pour recommencer vingtans plus tard qu'on avait fait casser la gueule aux deux frangins enquatorze. Pour ça, qu'en dix-sept, on avait fusillé le gars Pitois d'Champagné?Çà, tout le monde le savait, malgré qu'on l'eût porté "mort pour laFrance"...On vous reconnait si bien le droit d'avoir la trouille, qu'envous exécutant, pour s'innocenter, on vous sacre "héros". Les vaches? Il devait bien y en avoir quelques-unes qui se tendaient lapatte, par dessus la frontière. Mais nous, Bon Dieu qu'est-ç'ça peutbien nous foutre? Et si on partait pas? Ah! oui...l'sort du gars Pitois: douze trous dansla piau, et les Boches à Loudon dans un mois!!!! - Lés vaches? - Florida, j'ai deux bonnes bét' en mo'n'écurie, la Rousse et laNoèraude, qui nourrissant dix quéniaux, ç'ést guèr' d'honneù qu'tu ÿ'eufait, ma fille. C'ést comme çà, c'est comme çà! Faut qu'tous lesMiliens et les d'siré d'leû république i'z'allînt rèparer l'mal qu'éstfait. On ést dès bin p'tits rouâs, dans nout bérÿièr, vingt-dieux!V'nez, més quèniaux. Couvrez-bin vout' petite, et descendez àBois-Loudon. La mér' va vous prèparer quiauqu'choûse de chaud et fair'le baluchon au gars. Pendant c'temps-là, j'vâs aller qu'ri l'garsD'siré." Jamais on avait tant pleuré à Bois-Loudon, même dans les grands deuils.La mère Bèroux bénissait d'une larme chaque objet qu'elle serrait dansles valises et les musettes. À chacun de ses fils, en toute équité,elle destinait le même vestiaire : trois chemises toutes neuves, bienchaudes, un bon chandail de laine épaisse, une couverture, unedemi-douzaine de mouchoirs, pour un peu, elle y eût coulé toute sonarmoire. Des vivres pour trois jours, la même ration : un grand pot derillettes, un saucisson entier que Prosper venait de décrocher dessolives; un verre de confitures, douze belles poires de Giroufle duChamp-Haut, un grand quartier de pain boulangé de ses mains. Et, dansun coin, en grand secret, une même boite de carton contenant deuxbillets de cent francs, toutes ses économies clandestines. Les gosses s'étaient levés. Déroutés par ces préparatifs, gagnés par lacontagion, tous pleuraient, les grands silencieusement, les petits avecdes cris. Le Désiré et sa femme, déjà vieux époux, allaient etvenaient, les yeux rouges, mouchant un marmot, relevant une bûche, pourse donner une contenance. Prosper jurait à propos de rien pour cacherson émoi. Dans un coin, près du lit, Milien et Florida, abîmés dans un chagrinqu'ils ne cherchaient point à dissimuler, ne cessaient de s'étreindreque pour se pencher sur cette petite chose endormie sur la couche desBèroux et qui serait tout ce qui resterait de Milien, si Milien nerevenait pas... De son visage impassible, la vieille horloge contemplait ce désarroi,en coulnt goutte à goutte les minutes de l'adieu. "... Pû qu'eùn' heur' avant l'train, mon Milien!" On se quittait, dans les baisers mouillés. Floridaaccompagnerait à pied Milien jusqu'au quai de départs. Désiréattendrait jusqu'au dernier moment et les rejoindrait à bicyclette.Longtemps, Joséphine les regarda s'éloigner dans le jour naissant,rapetisser, puis disparaitre derrière une touffe d'épines. Restait Désiré, pour une demi-heure encore. Lorsqu'elle l'eût à sontour perdu de vue, elle s'effondra sur une chaise, près du feu, commeune bête blessée dont on vient de tuer les petits. "Ma pauv'mér', dit Prosper, v'là pourquai qu'n'on èlèv' dés quèniaux." * * * XVI. La ritournelledu salpêtre. Il n’est guère de génération qui n’entende ce refrain périodique chantépar la mort et rythmé par la poudre. Prosper, et pas mal de sescontemporains auront eu deux fois au moins ce privilège peu envié. Maisses enfants en faisaient l’apprentissage. Quand la lanterne rouge du dernier wagon eût disparu à ses yeux,Florida crût que son âme, vide, allait éclater comme une bulle desavon. Stupide, les yeux embués, elle se retrouve appuyée à la barrièrede la station en possession d’un vélo d’homme : celui de Désiré. Un rayon d’espérance vint la visiter : c’est cela, dès le lendemain,avec la permission de Prosper, elle sauterait au Mans, et tâcherait devoir son homme, ne serait-ce que quelques minutes, à travers lesgrilles de la caserne. Le père Lemaroni qui présidait depuis des lustres aux destinées de lapetite gare la vit ainsi prostrée. - ʺ Ce n’est qu’à midi quarante ʺ dit-il. - ʺ Comment ? monsieur ʺ - ʺ Je croyais que vous attendiez le train pour voir repasser votresoldat. ʺ - ʺ Hein ? Quoi qu’vous dites ? - ʺ Oui, il parait que les requis de cette nuit se regroupent au Manspour gagner une destination inconnue vers Paris, par un train spécialqui nous est annoncé pour midi quarante… Il n’eut que le temps de la recevoir dans ses bras, avant d’avoir puregretter ses paroles… Maintenant, Florida, assise dans l’étroite salleà manger du compatissant chef de gare, sentait couler entre ses lèvresun cordial que lui faisait boire Madame Lemaroni. Soudain, dans sademi-inconscience le sentiment d’un devoir impérieux s’imposait à soninstinct de mère : - ʺ Milienne ! Elle s’échappa, sauta sur le vélo dont le cadre trop haut embarrassaitsa jupe. Vingt minutes plus tard la petite bouche gourmande étaitsuspendue à son sein. - ʺ Pourquoi qu’vous m’l’avez pas dit, qu’Milien resterait pas au Mans ? - ʺ N’on voulait t’ l’apprend’ tout doucement, dit Prosper. Personne ne put l’empêcher, vers midi, de renfourcher la bécane d’hommeen direction de Saint Mars. Maintenant, à la station, un vétérandéguenillé, dans un uniforme déteint, montait la garde près dessignaux. Florida était à peine arrivée qu’un train était annoncé. Ilpassa, d’ailleurs assez lentement. Dans des wagons à bestiaux – hommes40, chevaux en long 8. Désinfecter à l’arrivée – des grappes demilitaires silencieux s’encadraient dans les ouvertures, quelques unsassis sur les marche-pieds, au risque de se faire tuer avant l’heure.Deux ou trois chantaient une ineptie qui restait sans écho. Un petitdrapeau tricolore, un seul, flottait à un porte-lanterne. Haletante, Florida guettait les physionomies fugitives… Un cri : Rida !un visage entre deux, une main qui s’agite… Et ce fut tout… Milienétait passé. Le vieux territorial, gouailleur, criait au chef de gare : - ʺ En quatorze, y’avait pu d’entrain qu’çà. En trois mois, Milien écrivit huit fois, de sa grosse écriturehésitante ; la dernière, pour annoncer son arrivée probable à Noël :dix jours de permission dont on profiterait pour se marier. Il ʺétaitbienʺ, suivait ses classes accélérées, et ne ʺs’en faisait pasʺ, sauf,bien entendu, qu’il voudrait être quitte ; et puis qu’il avait un peufroid, à cause que l’intendance avait oublié de prévoir capotes etcouvertures. Il avait perdu de vue Désiré, mais l’gars Ravaud de Montmorillon, étaitlà, dans la même chambrée, secteur postal 235, pas le droit d’en direplus. Mais trois fois de suite, Milien avait fait allusion au vieuxBry, qu’il connaissait à peine : la ferme au pére Bry, l’endrét auxBry, la butte au pére Bry… - ʺ Quoi qu’ça veut dire ? demandait la Bèroux. Enfin, quoi qu’c’estque ç’Bry ? - ʺ Bah ! l’vieux Bry d’Verdun, là-bàs à Champagné, dit Prosper. - ʺ Verdun ! dégourdi. Ton gârs, il est pu fin qu’tai ! Tu d’vines pâsqu’il ést à Verdun, oûyou qu’mon frér’ il avait été blessé en quatorze ! On chercha Verdun sur la géographie à Mélie, et on trouva cent lieues,depuis Bois-Loudon… Cent lieues !... Les lettres à Florida étaient plus riches de confidences intimes que deprécisions topographiques et vestimentaires. La petite n’en livrait,oralement, que les généralités, gardant jalousement pour elle seule lesquelques phrases gauches exprimant les immensités d’un amour conjugalet paternel. Et les vieux, attendris et indulgents, respectaient lessecrets du cœur. Heureusement, cette ʺdrôle de guerreʺ semblait bien peu meurtrière.Mais quelques escarmouches s’étaient produites à la frontière,lorsqu’au début de Décembre parvint une carte postale postée à Metz,affranchie comme correspondance civile, et représentant un petitvillage de la frontière. - ʺ Tout va bien. Baisers à Florida et Milienne ʺ disait la carte. L’inquiétude grandit à Bois-Loudon. Rassuré sur le compte de Désiré, engarnison dans une ville du centre, et sur le sort des gendres, requisdans des usines d’armement, on comprenait que Milien se rapprochaitdangereusement de l’ennemi. Un malin vint affirmer qu’il eût dû êtreaffecté à l’intérieur, au titre des familles nombreuses. Le tourmentfut à son comble, lorsqu’on vit arriver Noël sans avoir reçu, depuisplus de trois semaines la moindre nouvelle. Ce fut le gars Ravaud, le 26 Décembre qui vînt donner le mot del’énigme : après deux mois d’une instruction militaire accélérée, ilavait suivi Milien à la frontière Lorraine, où, entre les défensesallemandes et françaises, ils participaient désormais à d’étrangeshostilités. Des villages abandonnés la veille par l’ennemi étaientoccupés par nos troupes. Le lendemain, sans cause apparente, parfoisaprès quelques coups de fusil, on abandonnait la place à l’Allemand. Ce jour-là, 6 Décembre, une vingtaine d’hommes avaient reçu l’ordred’occuper un hameau que les Boches venaient d’évacuer. Les premiersarrivants, ouvrant les portes des habitations et des étables firentexploser des grenades que l’ennemi avait hypocritement reliées auxloquets par des fils de fer. Les suivants se précipitèrent au secoursde leurs camarades blessés, lorsqu’un retour offensif de l’adversaireaccourant en force fit, parmi les français, plusieurs prisonniers.Milien était du nombre. Milien prisonnier ! L’écroulement des projets matrimoniaux. Une longueséparation qui, peut-être mettrait le gars à l’abri des mauvais coupsde la bataille, mais le condamnerait à la captivité sans douceurderrières les barbelés… Florida retombait, en fait, sous la tutellelégale des Fauchon, sans droit à la ʺlocationʺ militaire, et sans autreressource pour élever sa fille que ce que les uns ou les autresvoudraient bien lui laisser. Un avis officiel confirma la nouvelle. Puis, vers la Chandeleur, lefacteur apporta une simple carte avec quelques mots de Milien au milieude lignes imprimées incompréhensibles. Enfin, on se mit périodiquementà confectionner des colis, où, sous forme de comestibles, on témoignaitencore tout son amour. Pendant des jours, Florida pleura dans le giron de Joséphine qui, toutaussi triste, s’efforçait sans succès de la consoler. Relancée par safamille naturelle, qui visait l’intérêt futur, protégée par sa familleadoptive qui lui assurait le travail, lui offrait le gîte etl’affection, la petite, fermement, avait refusé d’abandonner le nid queMilien avait imprégné de sa présence. Chaque matin au petit jour, elledescendait à Bois Loudon, son bébé sur le bras. Et chaque soir,exténuée, chargée de son précieux fardeau, elle réintégrait la maisonde feu Rêche. Dans la journée, le labeur absorbait sa pensée. Mais la nuit, dans lasolitude d’un quasi-veuvage, les larmes reprenaient leurs droitsFlorida, penchée sur le berceau de Milienne qu’elle couvrait debaisers, retrouvait sur le cher visage quelques uns des traits deMilien. Se glissant dans les draps tout moites de l’humidité de lamasure, elle cherchait le grand corps chaud qui manquait à l’appel del’amour. Longtemps, longtemps, elle évoquait les caresses perdues.Etreignant l’oreiller, elle agaçait sa chair aux plis de toilerugueuse, et s’endormait enfin, brisée autant de fatigue que de désirinsatisfait. Le noir hiver passa. Le soleil renaquit. Les premiers gazouillisd’oiseaux coïncidèrent avec les premiers balbutiements de Milienne. Le temps et l’habitude, ces deux pionniers de l’oubli, rendirent la vieplus supportable. Le prisonnier, pourtant, n’était point négligé.Chaque fois qu’arrivait d’Allemagne, avec la carte périodique,l’étiquette réglementaire, on s’empressait de travailler au colis. Surl’atlas de Mélie, on avait réussi à découvrir l’emplacement du ʺstalagʺdans la région de Berlin. Deux fois déjà, le Désiré était venu en permission. Et l’aviationanglaise du Mans prenait possession d’une vaste étendue de boisincendiés, près de Saint-Etienne, pour y installer un aérodrome,lorsque cette guerre, qui semblait vouée à l’inaction, prit unetournure tragique. En Mai, les échos de la débâcle hollandaise parvinrent aux Loudonneaux.Puis, ceux du second Sedan, et de la ruée allemande vers Paris etEvreux. La défaite, l’exode,…. Ce furent ceux de Belgique et de Picardie, puis,bientôt, ceux de la Normandie fuyant vers la Bretagne et la Gascogne.Sous le brûlant soleil de Juin, on vit défiler sur la route de Paris,et bientôt même sur celle de Blois, de longues théories de véhiculesdivers, mélangés aux convois militaires : des fourragères, des autos,des vélos surchargés, des piétons harassés, suivaient comme ilspouvaient, harcelés par les tirs d’avions, décimés par les bombes. Il yeût des scènes atroces, des bébés perdus, des enfants morts dans lesbras des parents ; des hachis, des bouillies d’humanité. L’envahissement de la Normandie fit se rabattre vers le Sud une grandepartie des fuyards. Les petites routes moins exposées, furent à leurtour empruntées. Les bourgs, les fermes furent assaillis de quémandeursen quête du vivre et du gîte. Des pauvres mirent leur misère au servicedes réfugiés. Quelques riches firent payer des litres d’eau. Puis, ce furent nos dernières troupes, minables, éparpillées. Un chard’assaut, isolé. Trois ou quatre fantassins dans une carriole, fuyantla captivité. De tout cela, les Loudonneaux eurent leur petite part, proportionnée àleur isolement. On eût grand peur, quand une bombe perdue éclata dansles bois, du côté de l’étang. Et le soir du 18 Juin, on sut qu’à midi,les Allemands étaient entrés au Mans. Dès le lendemain, des motocyclistes en vert-de-gris, macabres sous leurcasque foncé, passèrent en flèche sur la route de Prosper, suivis depetits détachements. Les jours suivants, on sût que le camp d’Auvours,hâtivement clos de fils de fer barbelés, allait recevoir nos malheureuxsoldats rejoints dans la campagne. Peu à peu, pourtant, la vie reprit son cours normal : le Désiré,démobilisé en ʺzône libreʺ vint reprendre sa place au foyer, de mêmeque les beaux-frères. Les ʺBochesʺ… ? on avait dit qu’ils ramassaient tout le monde, qu’ilsvolaient, qu’ils pillaient… Allons donc ! là-bas, sur la route deBlois, ils circulaient gentiment, sans inquiéter personne. A maintesreprises, ils avaient fourni des vivres et de l’essence à des réfugiésqui, maintenant refluaient séparément, lentement, vers leur lieud’origine. Et voilà que le Maréchal Pétain – quelqu’un, tout de même –venait, au travers des barrières raciales, et par dessus celles de lapetite gare de Montoire, à douze lieues de Loudon, de tendre la main auChancelier Hitler. Certes, des gars, en masse, étaient retenus prisonniers, mais c’étaitle fait de la guerre. Au moins, on en avait laissé la plupart enFrance. Au chef-lieu on en connaissait qui se promenaient presquelibrement ; à la campagne, d’autres travaillaient chez eux. Maît’Berthault, de la Cohennière, retenu à Pont de Gennes, obtenait de tempsen temps la permission de faire un tour à sa ferme. Les ʺBochesʺ, dire qu’on les aimait, non. Des intrus,… Mais dans lesmaisons où ils apparaissaient parfois en quête de victuailles – euxaussi ! – on croyait reconnaître que, malgré leur charabia, c’était ʺdumonde comme d’autreʺ. Et ils payaient bien, savez-vous ? rubis surl’ongle. La petite Chose, d’Ardenay, qui les servait au Mans, touchaitun salaire de père de famille. Clovis, qui leur vendait du bois, étaiten train d’arrondir sa fortune, et son gars, requis civil dans seschantiers doublait ses commissions. Le gros Flessing, ce belge de l’autre guerre fixé dans le pays, parlantbien l’allemand, servait aux officiers des repas pantagruéliques. - ʺ Les cons !... gueulait Prosper. Et les salauds !... l’ z’avant pâshonte, tous ces liche-culs, d’fair’ bonn’ mine à des bandits qui nous –avant foutu la fouâillée !... Et i’ s’rendant pâs compte que çés sousqu’i’ touchant à pognée, c’est nout’èrgent, à nous, changée en monnaied’singe ! - ʺ Ballot, toi-même, lui souffla Arthur, l’anachorète communiste, tune les connais pas encore, les Boches… Moi, je les ai parfaitementéprouvés, à ʺl’autreʺ dans le Nord… As-tu envie de te faire poisser ?..Agir.. et se taire… ʺ - ʺ Bé, dis-donc, à propos, rétorqua le roi des Loudonneaux, et tesRusses, qu’i’ètant d’mèche avec eux ? - ʺ On verra, on verra, dit Arthur. Ce qu’on vit, ce fut d’abord l’amenuisement de la ration alimentaire :ʺ I’ z’allant nous fair’ quèrver d’faim.ʺ Puis, les réquisitionsmassives : ʺ I’ nous prenant tout, i’ nous léssant rin ʺ… Mais ilspayaient. Et parfois le Flessing ou consorts, dans une auto allemande,apparaissait à telle ou telle étable, et enlevait au prix fort, uncochon ou un veau pour le menu de ces messieurs. On commençait à détester les Boches, mais on continuait à vénérer leurmark, vainqueur de notre franc, sans se préoccuper du résultat final. Ce qu’on vit, ce fut encore ce petit cordonnier, qui travaillait poureux, fusillé au pseudo-camp d’aviation de Saint Etienne, pour avoir,dit-on tendu des cordes la nuit devant leurs voitures. Des avions,venus du Mans, s’exerçant à bombarder un grand panneau de bois au moyende bombes factices en verre ! Arthur faillit en recevoir une sur latête. Un jour, une vingtaine d’appareils furent amenés sur l’aire :bombardiers et chasseurs, peints en gris foncé, décorés de la croixnoire et blanche. Des pancartes, en allemand et en français,promettaient la mort à qui les examinerait de trop près. Un vieuxʺFritzʺ ermite, logé dans une cabane à une lieue de ses compatriotesfut promu à la garde de ce camp, qu’il traversa chaque matin pour allertirer dix litres d’eau du Narais dans un seau d’émail bleu. Quand on osa se baisser près des avions, on s’aperçut qu’ils étaient encalicot sur lattis de plâtrier… Alors, ils s’en allèrent par petitsmorceaux. Ce qu’on vit, ce fut le gros de l’armée d’occupation courant faire faceà la Russie ; les prisonniers emmenés en Prusse, y compris MaîtreBerthault ; les rafles de vélos ; les rafles de travailleurs pour lesusines d’armement du ʺReichʺ. Et ce peuple d’abord trop soumis au feret à l’argent, se surprit à grogner. Car le peuple admet qu’onl’assassine, mais pas qu’on le spolie, ni de son vélo, ni de sa liberté. Pourtant, pourtant, on commençait à chuchoter que des gars…… Chuuutt…ce sont ce que les Boches appellent ʺles terroristesʺ. Ce ne sera quebeaucoup plus tard, quand les ʺterroristesʺ auront changé de nom, qu’onsaura que les Allemands, après une dénonciation, en avaient fait unerâfle monstre dans les bois, près du Moulin de Cogé. Le 29 Juillet 1942, le commandement fut sec comme un coup de foudre. Enquarante huit heures, toute la zône forestière et agraire bordant lepolygone d’Auvours, entre la route d’Ardenay à Parigné et laBuzardière, d’une part, et du champ de tir à l’Etang de Loudon d’autrepart, devait être évacué par la population. La Butte d’Ardenay,Saint-Etienne, Rossay. Les Loudonneaux, à l’exception de Loudon et desa ferme de la Cassine étaient touchés par cet ordre qui jetait à larue plus de six cent personnes des plus pauvres. Les municipalités voisines se mirent en quête de logements. Sur lesroutes, défilèrent bestiaux et charrettes. Le dernier convoi n’avaitpas franchi les limites imposées que les obus s’entrecroisaient etexplosaient dans cette extension du champ de tir. Désormais, pendant près de deux ans, les paysans firent trois lieuespour cultiver leur terre entre les exercices. Souvent, vers troisheures du matin, les cantonniers étaient réveillés pour barrer leschemins, et les tirs n’avaient pas lieu ; d’autres fois, les usagersétaient surpris en plein travail par les éclatements ou par lesartilleurs qui leur infligeaient deux cents francs d’amende sommeénorme pour ces pauvres gens. L’un trouvait son étable éventrée,l’autre son toit béant ou ses clôtures écrasées par les chars blindés. Parfois cyniques, les pointeurs installés hors de la zône envoyaientleurs obus à Parigné, à Surfonds, et même au Breil. Plusieurs incendiesravagèrent la forêt ; les riverains, affolés couraient à lagendarmerie, et le commandant allemand, prévenu répondait avec bonnehumeur au bout du fil ʺ Ça brûle...? eh ! bien laissez brûler… ʺ Vint le début de 1944. Les Allemands qui s’essoufflaient tout autour del’Europe, réduisaient sans cesse leurs effectifs dans l’Ouest. Les tirsd’exercice n’étaient plus que jeux : on lâchait deux ou trois obusfoireux et on s’en allait. Mais les ʺforteresses volantesʺ américaines,presque journellement, passaient en bancs de sardines aériens, brillantde tout leur aluminium. Subrepticement, les habitants de la ʺzôneʺ réintégraient leur foyer.Mais, beaucoup manquaient à l’appel. Les petites vieilles Pichonétaient mortes, et défunt leur ʺquéniauʺ. Disparue la Pecnard. Philbertavait loué sur Changé, et ne reviendrait pas. Le Berton, décoiffé deses tuiles, cherchait un nouveau feu. La Marie-Groû-t-yeύ, obligée devendre sa vache, était gagée en Ardenay pour nourrir sa vieille mèreinfirme. Et les Fauchon, dont le ban s’allongeait jusqu’en Ruaudin,préféraient, on le conçoit, ne pas revenir aux Loudonneaux. En exil, Florida avait accompagné ses pseudo-beaux-parents dans unpetit bordage vacant près du Sanatorium de Parigné. Elle les avaitsuivis lors du retour, quand Prosper, l’un des premiers avait rejointses états bien-aimés. Pour éviter que le château ne mit la main sur lamasure du vieux Rêche, on y avait rétabli le mobilier du défunt. EtFlorida, toujours jalouse de son indépendance, et toujours attachée auxsouvenirs qu’évoquait pour elle ce misérable terrier, avait voulu s’yréinstaller. La vie de jadis reprit, toujours troublée pourtant par les incidencesd’une guerre et d’une occupation qui n’en finissaient pas : l’absences’éternisant, les lueurs et les échos des bombardementsanglo-américains qui dévastaient maintenant la zône industrielle duMans. Mais l’espoir renaissait, apporté sous forme de tracts jetés àprofusion par l’aviation anglaise, le ʺCourrier de l’Airʺ qu’on sefaisait lire le soir, malgré l’interdiction. * * * XVII. Quand Prosper rend la justice sous un chêne. - ʺ Ti l’as-ti des oufs ? Ti l’as-ti un poulet ? Ti l’as-ti un lapin ?Beaucoup faim, pas beaucoup di z’argent ʺ Koumo s’était planté devant Prosper, assis sous le grand chêne de lacour en train de raccommoder la roue de la brouette avec un fil de fer. - ʺ Poulet, macache ; lapin, macache ; des oufs, demande à Florida,ʺrépondit le roi des Loudonneaux qui commençait à se familiariser avecle sabir de Dakar. Koumo tourna les talons, suivant les purs principes de l’instructionmilitaire gamélinesque, et s’en fut porter son calot biscornu, son rireet ses yeux blancs à l’autre bout de la cour, où vaquait Florida. Que faisait Koumo Khabou dans la cour de Prosper à quelque douze centlieues de la case paternelle ? C’est très simple. Koumo le fantassinnoir, trahi par ses jambes, par sa couleur, et surtout par sonuniforme, avait été cueilli en 40 avec pas mal de ses confrèresafricains par les troupes allemandes. Et ces bons Fridolins, au cœur sensible, qui interdisaient aux paysansmanceaux de pendre les poulets par les pattes, mais qui envoyaient nospatriotes dans la chambre à gaz, avaient jugé que le climat del’Allemagne était trop rigoureux pour nos troupes coloniales. De cela,au moins, nous ne les blâmerons pas ! Koumo, et quelques dizaines de ses semblables, jouissaient, au Campd’Auvours, d’une liberté relative en échange de beaucoup derésignation. En semaine, on en occupait une équipe au Mans, où ilsétaient conduits chaque jour à pleins camions. D’autres cultivaientautour du camp quelques terrains défrichés. Quelques Peuhlsgigantesques et secs, au visage tailladé gardaient des moutons. Le Dimanche, tous avaient campo. Ceux qui bénéficiaient de l’attentiond’une famille mancelle étaient autorisés à se rendre en ville par leurspropres moyens. Les autres se répandaient dans la campagneenvironnante, et se présentaient dans les fermes en quête de provision,l’ordinaire du camp ayant une solide réputation d’insuffisance. La première fois qu’on vit paraître aux Loudonneaux ces bonshommes plusnoirs que des charbons, l’inquiétude fit fermer quelques portes. Mais,devant la douceur et la correction constantes des visiteurs,l’hospitalité, vertu des pauvres gens, reprit vite le dessus. Onfraternisa même, et beaucoup de foyers adoptèrent un noir. Depuis trois ans, à Bois-Loudon ou en exil, Koumo honorait les Bèrouxde ses galons de caporal. Depuis trois ans, chaque Dimanche, ilemportait des ʺoufsʺ, une andouille, un lapin, une musette pleine defruits. Ce dimanche-là, tandis que Florida dénichait pour lui des œufs dans lepoulailler, Prosper accueillait sous son chêne deux nouveaux visiteurs.Ils vinrent d’un pas traînant, le gilet grand ouvert, la casquette surl’oreille. - ʺ Salut, Prospè. ʺ - ʺ Bonjou Bèroux ʺ - ʺ Bonjou, lés gârs !... Quai d’neu ? ʺ - ʺ Pas grand’ choûse, ma foè… ʺ - ʺ Vanquiers qu’ non… Et ton fî ? - ʺ Oui, ton fî ? - ʺ Ça va. On a ÿu des nouvelles avant-z-hiè… I’ s’plaint pâs d’trop…Més dè quai qu’vous avez, vous paraissez tout couillons. ʺ - ʺ V’là,… on v’nait t’trouver rappó qu’on est point d’accó, et qu’t’ésd’bon conseil. ʺ - ʺ Ça m’ flatte. Contez moi ça ! ʺ - ʺ Tu sais bin qu’nos deux champs i’s’bordant. Et tu connais binl’petit guignier qu’i’ést à j’vau su la hâe (1) qui nous sépar ʺ… ? - ʺ J’vois ça, eύn p’tit arbre chéti’ tout couché, qu’i’a l’pied dansl’champ du bout et la branche en l’champ bâs. ʺ - ʺ Justement, et v’là ç’qui fait l’malheύ. Eh ! bin, c’sacré sicot,qui n’a pas donné eùn’ guigne de d’pi vingt ans qu’n’on l’connaît, ilést fin plein à craquer c’t’année : dés guines grousses comme dés noèx,et meύr’ avant huit joûs….. A qui qu’ést la rècolte ? ʺ - ʺ L’est à moè, l’ést sû moè… ʺ - ʺ L’ést à moè. C’est l’pied qui la nourrit et l’piéd il est sû moè ! ʺ - ʺ Vous allez tout d’mîn-m’ pâs vous fâcher pour dix livres d’guines !ʺ - ʺ Vingt livres pour le moins ; à châcun l’sién. ʺ - ʺ A châcun l’sién, mon gârs… A huit joûs, montez donc enl’guigniertous lés deux, sèrrez lés guines, et ni vu ni connu, dix livres aunourricier, dix livres à l’hèbergeûx… ʺ - ʺ Sont à moè, sont sû moè. ʺ - ʺ Sont à moè. C’ést moè qui l’z’engréss’ de mon fumier. ʺ - ʺ J’avez tous les deux réson. Ç’qui prouve, sauf vout’ rèspèct,cambin qu’i’peut entrer d’esprit dans deux tétes de cochon. C’estl’guignier qu’i’a tà…. Si i’t’nait absolument à pousser en l’champhaut, i’n’avait qu’à ÿi loger ses branches. Si i’ voulait à toute forceporter sés frits en l’champ bâs, i’ n’avait qu’à pousser eùn’ ou deuxtouâs’ en d’sour (2). Més, d’eùn’ vir’comm’ de l’aut’, si i’ d’siraitgrandi d’travês au lieu d’monter tout drét, rin n’ l’empéchait d’pencher su’ son terrain. Mes gârs, me v’là dans l’embarras. L’procès i’ d’mande rèflexion, etcomme lés guines a’ s’ront pâs meúres avant huit joûs, j’vous rèclâmehuit joûs. Dimanche, de mèriannée (3), r’venez m’voèr’. Ç’ést bin l’ÿâb’ si d’ici là j’ai point trouvé eùn’ solution. En attendant, allonsboèr’ eún café avec le nègrot, et estimez-vous hèureux d’avoèr’ affair’à ma justice, car cell’ du Mans a’ n’a jamais poèyé à boèr aux plaideux. Les trois hommes vinrent s’installer autour de l’éternelle bouilloire àla mère Bèroux, à laquelle déjà, Kouma faisait honneur, assailli parles gosses. Après une dernière ʺ jîlée ʺ de goutte dans les tasses, lesvoisins prirent congé. - ʺ Eh ! Koumo, y’a bon dés-oufs ? ʺ demande Prosper. - ʺ Oh ! oui, Moussié, y’ a bon dozaine. Merci, Moussié. ʺ Il élargit son rire, dilata ses narines, et, cordial, reconnaissant,songeait au départ. - ʺ Koumo, Dimanche matin, am’ner Koumo, am’ner Saloum, am’ner Banghi :Y’a bon guignes… beaucoup guignes… compris ? - ʺ Oui, y’a bon guignes, Dimanche matin… à roua, Moussié… ʺ Le dimanche suivant dès midi, lestés d’un bon casse-croûte et de chacuncinq kilos de guignes, Koumo et ses deux camarades repartaient vers lecamp. Vers trois heures, les plaideurs apparurent. Très animés, braillant,gesticulant, ils semblaient maudir[e] un ennemi commun. - ʺ Alors, les gars demanda le maître de Bois-Loudon. ʺ - ʺ Si on l’tenait, i’ pâss’rait eún mauvais quart d’heúr’ ʺ - ʺ Qui ?’ - ʺ Bin, nout’ volêu’, parguié ! Nout’ volêu d’guines. Hièr au soè’,al’ tînt cor’ toutes en l’arbre, et à matin, pû rin… pû eùn’ seule… ça,çà qu’i’ést còr’ eún coup dés Boches ʺ - ʺ Ou bin des sansonnets… Vous v’là d’accord. Allez faut jamais s’fâcher entre vouésins, à c’t’heúr moins qu’jamais, et si les Boch’ i’n’avînt fait que d’vous rapprocher, faudrait point trop éu-z-envouloèr’ ʺ - ʺ Més l’guigné qu’i’ést sèyé, sèyé par la moiqué ! ʺ - ʺ Çà, c’ést d’un bon jug’ment, que l’coupable, i’quèrçisse. Vos quin’a’ sont au camp, çà j’peux vous l’garanti’ ; més c’ést point ceuxqu’vous crèyez qui lés mang’ront. Quant à moè, j’ai en mon jèrdrin deuxbiaux p’tits sauvaigeons greffés d’l’année dèrgnér’, deux biaux p’titsscions bin drets et bin poussants. Vous les mettrez en place auprintemps, châcun à touâs mèt’ de la hâe… et ÿ’aura pû d’histoères…Allons donc boèr’ eún coup ! ʺ - ʺ Bougre d’salaud, c’ést donc tè qu’i’ a fait ça ? ʺ - ʺ Allons boèr’ eún coup d’cîd’ ! ʺ _____ NOTES : (1) A cheval sur la haie. (2) Une ou deux toises en dessous. (3) n’apparaît pas en bas de page * * * XVIII. Où l’on voit les événements se précipiter parmi de singuliers avatars ethniques. Le 6 Juin 1944, au matin, la journée promettait d’être exactementsemblable aux précédentes ; le vent était plein nord, le soleil,lentement, montait à l’horizon. Vers neuf heures du matin, l’attention de Prosper fut attirée par descoups sourds et lointains (1). Bombardement aérien ? Non ; lesexplosions étaient trop isolées, et persistaient depuis trop longtemps.Exercice de tir dans un camp inconnu ? Depuis beau jour, l’occupant negaspillait plus les munitions. Ce fut le ʺ piéton ʺ de la Poste, un piéton à bicyclette, qui donna, ensourdine, le mot de l’énigme. ʺ Ils ont débarqué ʺ Les Anglo-Américains, en dépit du trop fameux ʺ mur ʺ fortifié,venaient de prendre pied en Normandie. Du coup, Les Loudonneaux furent en effervescence. On s’interpellait ;les riverains de la route, en quête de nouvelles, accrochaient lesrares passants. Le Désiré, détenteur de lourds secrets, s’en allaauprès de Canfouine, où un moulin perdu, en amont, jouait un rôleocculte dans cette guerre (2). Là, une roue hydraulique installée parle locataire faisait mouvoir à la fois un petit concasseur à blé et unedynamo alimentant un poste radio. Ces installations avaient eu lebonheur d’échapper aux rafles, et au sort des résistants qu’ellesravitaillaient et informaient. Ce jour-là, une voix tonitruante oudéfaillante, suivant les fantaisies du flot, annonçait le succès et lapoursuite de l’effarante entreprise. A l’heure du déjeuner, des avions géants, isolés, commencèrent àsurvoler la région. Ils rasaient les pins, montrant le dessous de leursplans bariolés de blanc et de rouge. L’un déploya même un drapeautricolore. Mais, bientôt, tout le long de la voie ferrée de Paris, cefurent des chutes répétées de bombes aériennes. Vers Champagné, vers Saint Mars, des colonnes de fumée s’élevaient. Asix heures, le soir, une terrible détonation ébranla les tuiles et fitsortir la poussière des greniers. On se crut mort : un wagon demélinite venait de sauter à la gare de Pont de Gennes, à deux lieues.Un immense feu d’artifice, en direction de Connerré indiquait que, parlà sautait un train de munitions. Les jours suivants furent plus calmes, mais il ne faisait pas bon surles routes, où tous les convois convergeaient en direction du calvados,sous les balles explosives des avions libérateurs. Quelques semaines passèrent encore, dans la fièvre d’une espérance à lafois impatiente et craintive. Puis, brusquement, on apprit la coupureanglo-américaine de la base du Cotentin, et bientôt celle de lapéninsule armoricaine. Le Mans, désormais, était directement concerné. Les Allemands avaient cessé de se concentrer vers le Nord. Avec unesecrète joie, les habitants les voyaient défiler vers l’Est, avec tousles moyens de locomotion dont ils disposaient, y compris,malheureusement des charrettes réquisitionnées, sur les routes de Pariset de Blois. Çà et là, une mitrailleuse venue du ciel coupait court àleur fuite. Cette hâte à partir laissait espérer que la région serait délivrée sanscoup férir. Il n’en fut pas tout à fait ainsi, bien qu’une grandebataille fut épargnée au Maine. Mais, la veille même de la libération,tant attendue, une tragédie allait endeuiller les rives du Narais. C’était le Dimanche 6 Août. Avec une insouciance coupable, malgré lesrecommandations réitérées, une centaine de baigneurs de Parigné etd’alentour s’ébattaient au Moulin de Bégaud. Un peu en aval, au Gué del’Aune, dans la ferme, ancien relai[s] de Poste de l’antique route deSaint Calais, la fermière recevait. Il y avait là, avec ses enfants etfamiliers quelques visiteurs, dont l’un avait arrêté sa voiture dans lacour, en tout seize personnes. Notons que rarissimes, à cette époque, étaient les voituresparticulières, toutes réquisitionnées ou immobilisées. Vint àpasser un avion allié en quête d’objectif. Cette foule de baigneurs ?de la troupe en détente, sûrement. Cette ferme où stationnait l’auto ?un quartier général : douze bombes pulvérisêrent le logis, d’où nesortirent que huit vivants. La consternation fut grande à Loudon, où des familles étaient touchées.Et l’on n’était pas remis de cette terrible émotion le Lundi à la nuit,qu’on voyait rougeoyer le ciel au dessus du Mans et du Camp d’Auvours.Le départ de ces messieurs ne serait pas gratuit : ils faisaient sauterles ponts et incendiaient les installations militaires, ou prétenduestelles. Dès le Mardi, au petit jour, des colonnes motorisées américainescontournaient le Mans par le Sud et se répandaient sur les routes deParis, de Blois, et de Parigné. Des chars d’assaut, ponctuant leuravance de coups de canon, se trouvaient parfois en présence de fuyardsattardés. Au Bois-Martin de Changé, où des autos blindées débouchaientdu Château de la Paillerie, ce fut un beau carnage. A Yvré, par où lesAméricains remontaient vers Parence pour encercler le Mans, on sebattit jusqu’au soir, au grand dam des façades, du clocher, et surtoutde la mairie. Sur la route de Blois, non loin du carrefour de celle des Loudonneaux,un conducteur de camion allemand gisait carbonisé, parmi les débris deson chargement de boîtes de conserves. Au Chou, près de Loudon, àl’autre extrémité de la route des Loudonneaux, une auto gisait au fossé; et le lendemain, les gars du voisinage, improvisés fossoyeursplantèrent cinq petites croix au bord de la route sur la tombe de cinqcadavres raidis. Les adolescents de Parigné, tassés dans une camionnette où flottait undrapeau, brandissant des fusils dont ils ne savaient trop que faire,parcouraient la campagne avec l’espoir de ramasser quelque Fritzhagard, terré comme un lapin. Cette chasse n’était pas sans danger. Par petits groupes les habitants se risquaient parfois jusqu’à lagrande route où se suivaient maintenant sans interruption les convoisaméricains, monstrueux canons, chars blindés, gros camions conduits pardes nègres – toujours des nègres – et pleins de soldats kaki,baragouinant, lançant à la volée victuailles, chocolat et cigarettesdont on était privé depuis si longtemps. Enfin, on respirait. Mais on songeait avec amertume que la guerren’était pas finie pour autant ; que là-bas, dans les camps d’OutreRhin, des milliers et des milliers de gars s’entassaient derrière lesbarbelés ; que quelques-uns du voisinage, qu’on citait, avaient étéramassés par la Gestapo et n’avaient jamais donné de leurs nouvelles. - ʺ C’ment qu’ça finira, tout ça, soupirait Joséphine. Mon Milien, j’ler’verrait-i’ s’ment… ʺ - ʺ T’és folle, la mér’, disait Prosper. C’est au moment qu’toutl’monde i’ r’prend couraig’, que tu vâs c’mencer à désèspèrer. Pourtant, la marche victorieuse des armées Américaines, à laquelle lapetite armée française apportait l’appui de son héroïsme, devait buterencore sur le Rhin. Et un long hiver devait encore s’écouler avantl’écrasement définitif de l’Allemagne. Pendant des mois, on ne reçutplus aucune nouvelle de Milien. Florida n’avait pas partagé l’enthousiasme, rapidement mitigé, de lalibération. Depuis, elle semblait même plus déprimée que pendant toutel’occupation ennemie. Un dimanche, la maman Bèroux lui en fit laremarque : - ʺ D’pi quiouqu’temps, t’âs l’air tout drôle, ma fille… Tu manges pû.Tu pâlis. L’Dimanche tu fais pûs d’toilette, dè quai qu’i’ya ? D’puisqu’tés majeure, tés vieux i’z’avant été bè-n’óbligés d’te r’donner tonbién et tes rentes ; te v’là quasiment riche. T’as eùn’ petite mignonnecomme eun-amour, et faut bè-n-èspèrer que l’Milién i’va bintoûtr’veni’… Allons quitte-moè c’groûs tambanier (3) et mets ta p’tit’ ròb’de coton à fleûs qui t’va si bin. Les bét’ al’ tant pansées, tu vâsv’ni quante nous chez les Philbè avec ta fille, ça va t’prom’ner ett’changer l’z’idées. ʺ Joignant le geste à la parole, Joséphine avait déjà dénoué les cordonsdu tablier. Mais Florida, singulièrement obstinée, saisissait le bordde la grosse toile qu’elle maintenait autour de sa ceinture. C’estalors que la fermière perçut l’ampleur de la taille et qu’un affreuxsoupçon l’effleura : - ʺ Florida, tout d’mîn-m’, ça s’rait pâs possible ? ʺ Florida s’effondra dans les larmes de l’aveu. - ʺ Ah ! Malheú’ d’ malheú’, t’âs oûsé fair’ çà à mon gars ! selamentait la Bèroux. Fau’rait donc qu’tu vâilles pâs mieux qu’tasalop’rie d’famille ! Moè qui t’estimais tant, qui t’chèrissais commemés quèniaux !...ʺ Un flot de rancune lui montait au cœur. Elle cherchait des mots cruels,des mots empoisonnés, à la mesure de son ressentiment. Peut-êtres’apprêtait-elle à prononcer la phrase irrémédiable, celle qui sépare àjamais, lorsque parut Prosper. Du premier coup d’œil, le maître devina un drame. - ʺ De quai ? ʺ demanda-t-il simplement. Reprise par sa bonté naturelle, Joséphine, maintenant, s’effrayait dela révélation… Et puis, subitement elle venait de penser à Milienne… - ʺ Léss’nous, l’pére, j’te dirai tout à l’heúre. ʺ Il s’avança, avec un air faussement menaçant que Josephine prit ausérieux. Elle se trahit, sottement. - ʺ Qu’celui qu’i’ a point fauté jette éun premier câillou ! Moè, j’tedèfends d’toucher à la mér’ de Milienne, et moè, j’peux parler haut ! - ʺ Ah ! Bon Ÿeu ! cor’ le cul… car c’ést d’ça qu’i’ s’agit ?.. L’éstenceinte ? Ah ! putain ! ʺ Mais sa colère tombait, au souvenir de ses fredaines, dont, pour laseconde fois son épouse venait de se faire un bouclier. Il ouvrit lebuffet, se versa une demi-tasse d’alcool, l’engloutit et sortit. Curieux, les gamins qui jouaient dans la cour s’approchaient. - ʺ Foutez l’camp, galopins, ordonna la Bèroux. Et, tendremalgré elle, se laissant tomber sur une chaise, elle attira Florida surson sein. - ʺ Ma p’tit’.. ! Dire que t’as pu fair’ çà. C’ést point biau, Florida.Més dis-moè qu’t’és point la pu coupable… qu’i’ n’i’ a eún cochon quit’a sèduite… voèyons, dis-moè,… à moè toute seule… j’garderai l’sècret,… qui, l’homme ? Florida ne s’excusa ni n’accusa. Son mutisme têtu, ses larmes,exprimèrent seuls sa honte et sa contrition. La fermière prêcha le faux: - ʺ Ça s’rait eún homme marié ?..... Ou quiouqu’un d’la famille ? ʺ Il lui fallut renoncer. Lentement, elle se leva, tira un large mouchoirà carreaux, et s’essuyant les yeux : - ʺ Ah ! mon gars, quel retour qu’il aura… ! ʺ De la soirée, Prosper ne reparut ; mais, tard dans la nuit, il revintau bercail, maussade, sans un soupçon d’ivresse apparente. - ʺ Bon Ÿeu d’Bon Ÿeu, ceûx-z-là qui n’avant point d’quéniaux il’tant àplaind’, més ceûss’ qui n’navant i’ l’ l’ètant bin itou ! - ʺ Ah ! mon Prospè, la vie a’ n’ést point faite que d’jouâes, ons’è-n-n’aperçoit d’pi plusieurs années. Més, vous autes, les hommes,vous ètes cor’ point les pu mal partaigés. ʺ - ʺ Plains-tè. Et surtout, plains-lâ, c’te p’tit’ garce qu’i’ ’a si binsu tromper son monde… ʺ - ʺ Prospé, faut ét’ juste… Dans nout’ misére, dè quai qu’on a d’ plési?... nout’ lit et noû-z-èfants… L’agrément d’fair’ dés gnâs (4), etc’ti-là délés chèri ! Quant aux emmerdements, on a ceû-z-là d’lésèl’ver et d’lés voèr’ parti. Vous les hommes, vous avez eùn’ ressource: pâsser vout’ chégrin à l’auberge. ʺ - ʺ Et s’fair’ casser la gueul’ quant’i’ prend l’envie à cîn ou sîgrands salauds d’installer eùn bouch’rie à monde. Ou bin, si n’en n’onrèchappe, d’mijoter pendant six-ans derriér’ des fil-de-fèr-ronce pourn’en sorti’ cocu…. J’èxagèr’ ? veux-tu des noms ? ʺ Dans son désir d’apaisement, la mère Bèroux se faisait partiale. Lasolide argumentation de Prosper lui ôtant de l’efficacité, ellecombattit : - ʺ An ! mon homme, j’vou’rais point déminuer l’mèrit’ dè noûs pauv’prisonniers. Més, quant’ la femme a l’sang chaud, et pu fό qu’la réson,t’rends-tu compte, malgré tout c’que n’on peut dire, cambin qu’ça peutét’ difficile de résister à eύn gars qui vous atticoche (5). C’est-i’naturel de sèparer dés amoureux pendant des années ? Ÿ’en a-t-i’ pointqu’i’ avant pu d’mèrite à rèsister pendant eún mouâs, qu’d’aut’ pendantdix ans ? Et on a déjà tant d’mal à savoèr dèquai qu’on a dans la tét’,que n’on n’saurait, en vèrité, d’viner c’qui s’pâsse en celle dés aut’.ʺ Moè-mîn’ m’, Prospè, si l’malheú l’avait voulu qu’n’on soèy’ sèparésl’un d’l’aut’ pendant dés mouâs, au temps d’noûs-engouements, qui ditqu’j’aurais point dèfâilli… Tout l’mal est fait, Prospè… ʺ - ʺ Tout l’mal ést fait, Joèsphine. Là-d’sus, on est d’accό. Reste àsavoèr c’ment qu’Milien y pren’ra çà… Faut ét’ juste, qu’tu dis. Sèyonsjustes : l’gars, i’ jugera.ʺ Florida, triste et blême, alourdie du fardeau de sa maternité, continuaen silence le service journalier. L’hiver vint engourdissant la terre,et faisant taire les canons. Au début de février, la Bèroux, dans lamasure d’en-haut vint s’asseoir au chevet de Florida, résignée àl’échéance. Le docteur officia, mais quand la ʺmaîtresseʺ deBois-Loudon eût jeté les yeux sur le nouveau-né, il n’eύt que le tempsde la recevoir : elle s’évanouissait. XIX. Un cas de conscience. Le scandale fut énorme. Non point qu’il se révelât exceptionnel en songenre, mais on ne pût empêcher les familiers et voisins d’en publierune particularité qui en aggravait la portée. Les commères enfrémirent. Les hommes, se considérant lésés dans leur dignité, prirentle parti d’en blaguer, tandis que les jeunes en rigolaient ouvertement.Prosper vit son prestige pâlir. Son orgueil en souffrit. Les échos de l’affreux parjure parvinrent jusqu’au presbytère deSaint-Mars, précisément la veille du jour où Joséphine vint demander aucuré de fixer une date pour le baptème, du mioche. Un baptème à lasauvette, sans bourdons ni fla-fla. Le bon abbé Poitevin, épouvanté de l’imprévu, s’exagérant saresponsabilité fit appel à son sang-froid pour s’informer avec lemaximum de charité, et dissimuler sa réprobation sous le manteau del’indulgence. Mais il retarda de deux jours la cérémonie demandée, etdès le lendemain courut solliciter une audience à l’évêché. Monseigneur, prélat des plus érudits, très disert et courtois maistenant fort en main son clergé, entendit avec la plus grande attentionl’histoire de Florida. - ʺ Monsieur le Curé, commençât-il lorsque le prêtre eût fini, nouscomprenons parfaitement votre scrupule devant un scandale dont lanouveauté à Saint-Mars déroute un peu votre saint ministère. Tout en vous félicitant de votre filiale confiance, en déplorant lamisère matérielle et spirituelle de certaines de nos campagnes, partrop déshéritées, nous nous demandons si, malgré la ferveur reconnue devotre apostolat, nous ne devons point vous adresser un léger blâme. Etes-vous bien sûr, Monsieur le Curé, que, tout en célébrantconsciencieusement vos offices, en instruisant correctement voscatéchumènes, vous avez fait réellement œuvre de pionnier divin ? Nevous êtes-vous point trop limité aux facilités ? Ne vous êtes-vouspoint contenté de prêcher des convertis, oubliant quelquefois votrerôle de missionnaire – rôle ingrat, nous le savons – près des mécréantsdes colonies solitaires de votre paroisse ? Et nous, murmura Monseigneur en levant les yeux, comme se parlant àlui-même, en nous efforçant de porter si haut le flambeau de l’Eglise,en travaillant si ardemment à la gloire de Dieu, en nous rapprochanttellement des sphères célestes, n’aurions nous point perdu pied parfoissur le plan humain. Plongé dans cet examen de conscience, Monseigneur resta quelquesinstants silencieux, laissant machinalement sa main droite jouer avecla croix pectorale. Puis, se remémorant la présence de son subordonné : - ʺ Voyez-vous, Monsieur le Curé, tous, nous apportons nos soins aufoyer spirituel de la Création. Mais, dans notre empressement à tantfaire, n’oublions-nous jamais de nous pencher sur les angles obscurs ?N’omettons-nous point, aussi, ceux où nous avons déjà, mais depuis troplongtemps, porté notre attention ?... Allez, Monsieur le Curé, aprèsque nous aurons fait acte de contrition et de résolution, allezrecoloniser vos broussailles. Payez de votre personne, privez, s’il lefaut, vos fidèles d’un pâtenôtre ou d’un salut, mais amenez au bercailles brebis restées ou redevenues sauvages. Baptisez sans amertume ce nouveau-venu. Vous laverez un péché originelque Dieu a voulu le même, strictement, que celui du reste de la grandefamille humaine ; vous imiterez ainsi le geste de nos missionnaireslointains, qui, au prix de leur tranquillité, de leur santé, parfois deleur vie, gagnent l’âme d’un négrillon au Saint Culte de Dieu. Que nousimporte, O ! Volonté Suprême, que ce petit noir soit né à Bois-Loudon….Ite cher fils, notre bénédiction vous accompagne… ʺ ʺ Privez s’il le faut vos fidèles d’un Pater ou d’un salut ʺ voilà quiôtait un scrupule au bon curé. - ʺ Mais il parle bien, Monseigneur, murmurait il en sortant, ramenerces sauvages là vers Dieu ? Je voudrais bien l’y voir ! ʺ * * * XX. Comment ça c’était fait Ça s’était fait tout seul… La première fois que Florida vit apparaîtreKoumo et ses amis dans la cour de Bois-Loudon, elle frissonna de peur.Peu à peu, comme tout le voisinage, elle s’était accoutumée à cessinguliers bonshommes noirs auxquels un préjugé de couleur avaitpresque, d’abord, fait refuser la qualité d’humains. Le prestige de l’uniforme aidant, leur situation de prisonniers leuravait mérité la pitié ; leur verve bon enfant, la sympathie.Bois-Loudon avait plus spécialement adopté Koumo dont les galons delaine en imposaient. Et l’autorité dont Prosper jouissait auxLoudonneaux en avait imposé au caporal Sénégalais. Koumo s’était tout de suite plu aux Loudonneaux, et non seulement pourle bénéfice alimentaire qu’il en retirait. Dans sa bonne grosse têteprognathe, une psychologie encore enfantine avait établi un étrangerapport entre la forêt mancelle et sa sylve natale. Comme par unetransposition cinématographique, une image lointaine, mais vivace sesubstituait graduellement dans son concept, à celle que lui livraientses yeux, et prenait force de réalité. Certes les palmiers bleus deLoudon ne s’apparentent que de loin à ceux du Cap Vert, et leurs noix àclaire-voie ne sont guère généreuses. Le soleil du Maine, dans ses plusgrandes manifestations, n’est qu’un pâle reflet de celui de Dakar. Maisdans chaque chaumine de Loudon battent quelques cœurs simplets, qui,aux rythme[s] de calebasses imaginaires, peuvent réaliser de parfaitsunissons avec les idéals de l’Afrique francisée. Sous un pigment clair, dans un langage accessible, avec lesquels ilétait depuis longtemps familiarisé, Koumo retrouvait dans lesmarmailles locales les expansions du clan originel. Son âme rééditaitl’apparition d’autres petites fesses pointues, d’autres petits ventrestrop ronds, offerts aux quatre vents. Les vieilles femmes ridées et guenilleuses, lavant ou barattantévoquaient pour lui le faciès d’antiques souillons triturant lecouscous. Et le sourire compatissant des jeunes, ne pouvait qu’éveillerles désirs étouffés, revigorer le souvenir de possessions perdues. Chez les naturels de Loudon, où des esprits austères n’exigeaient qu’unécran de vertu, Koumo, pris au piège de la guerre, aspirait simplementaux normes de la vie. A plusieurs reprises, trouvant porte close chez Prosper, il était montejusqu’au terrier de Florida et l’avait rencontrée seule avec safillette, occupée au ménage. Sans appréhension, cordialement, la jeunefemme lui avait tendu la main, et peu à peu s’était familiarisée avecle noir. Malgré son teint, elle convenait de sa beauté. S’il avait les traitsépais de sa race, son profil était d’une régularité agréable. A traversson regard, que rendait expressif l’opposition, Florida croyaitretrouver la douceur et la candeur de Milien. Lorsque Koumo, engourdi par les brumes glaciales de l’hiver, s’asseyantdevant le feu, enveloppé dans sa capote kaki, Florida dans son dos,imaginait le retour de Milien : Milien, prisonnier, retrouvant sonfoyer. Milien ?... Reviendrait il seulement ? A vingt ans, Florida pouvait se flatter d’avoir terminé l’apprentissagede l’adversité. A peine sortie de l’enfance elle n’avait trouvé de joieque dans quelques mois d’un amour aussitôt ravagé. Mais, dans laconstante attention vouée à une maternité moquée, elle avait cultivéd’infinies consolations. La Nature avait voulu que Milienne résumât la robustesse de Milien, etla grâce rustique de Florida. L’enfant poussait comme une fleur vivace.De l’avis unanime, elle était charmante, et plus d’une mère en étaitsecrètement jalouse. Quelques commères, plus dévotes que chrétiennes,reprochaient même au Ciel de permettre qu’une fillette naturelle fûtplus favorisée que les leurs. Elles s’en consolaient en alléguant dansun ricanement, qu’elle était fille du Diable. Longtemps, la mignonne avait suffi, avec le dur labeur journalier et lesouvenir de l’absent, à retenir toute l’attention de la mère.Longtemps, les exigence[s] d’une petite bouche gloutonne, avaient suffià remplir les loisirs d’une chair harassée. Longtemps encore, lesprogrès, suivis au jour le jour, d’un cerveau qui s’éveille à la vie,avaient suffi à capter un esprit trop souvent livré à lui-même, dans lasolitude des longs soirs d’hiver. Mais, cette même Nature, aux exigences créatrices, n’estime point quela tâche est finie quand, de deux êtres, elle a tiré la substance d’untroisième appelé aux suppléances. Elle exige de ses servants, de ceux,du moins, qu’une spiritualité excessive et stérile ne lui a pointravis, le devoir impérieux de se multiplier. Car, qu’on le veuille ounon, si l’esprit naît de la chair, la chair meurt de l’esprit. Dans lagrande édification des races, cette substance ardente et fruste, quivient d’en-bas, s’élevant d’abord aux facilités et aux bassesjouissances matérielles, qui l’avilissent et la tuent, n’atteint queparfois aux joies purement spirituelles et morales qui l’anémient etl’annihilent en trois générations. Rançon de l’affinement ! Initiateur de la famille, l’homme se donne en aveugle. Placée entre luiet l’enfant, la femme, née femelle avant tout, même si elle refuse lerôle, ne reçoit que pour transmettre. Florida, une fois, avait transmis l’existence. Cette menue vie, qu’elleavait su tant choyer, réclamait encore des soins et de la tendressequ’elle ne lui marchandait pas ; mais, à cinq années du tarissement dela source virile, la fonction s’imposait, impérieuse sous la dictaturede la jeunesse et le rappel de l’avant-goût. Cinq ans ! qu’elles étaient loin, les caresses de Milien. Des traits del’amant, même, elle n’était plus très sûre. Dans le brouillard desmois, dans l’impatience des nuits, l’empreinte des baisers perdusprenait des formes anonymes et suspectes qu’adoptait le désir, menaçantcommensal. Florida, sur sa couche, invoquant un visage, ne rencontraitque dix regards, affrontés le jour même : loucheries d’adolescents,avances de crétins, ou de gâteux lubriques. Arrivait une carte de Milien. Le gars se portait bien…. Travaillaitdans une ferme….. Mangeait à sa faim…. Mais que c’était long !.... Sapetite Rida ne l’oubliait pas ?... Et Milienne, comme elle devaitgrandir !... Et des projets, des projets au compte goutte… sur troislignes pointillées. Les ombres louches s’évanouissaient, mais chaque fois, la cartepériodique perdait un peu de ses vertus sédatives. Cinq ans ! Le quart d’une vie, pour dire… Un des premiers soucis de Prosper, en réintégrant sa ferme, avait étéde reconstituer son cheptel. - ʺ Florida, ma Fille, tu vâs m’ner la Rousse au tauriau, à laCohennière. ʺ Elle partit. A pas comptés, la Rousse semblait mesurer la lieue quiconduisait à l’hyménée. Sa grosse tête baveuse oscillait en cadence,colletée d’un chanvre où pendait le pieu traînant qui battait sonpoitrail. Florida suivait, tenant d’une main ses sabots, de l’autre un bâton,imprimant ses orteils, dans l’ocre poussiéreux du chemin. A la Cohennière, ce fut le commis qui accueillit la corvée. Ilimmobilisa la Rousse entre les branches d’un travail formé de troispiquets et de traverses. Puis, il amena le ʺCailleauʺ. Avec indifférence, la tonne de viande se laissa rapprocher d’un flancmaigre et crotté. Le mufle méprisant, errant aux émonctoires, reniflasans passion des appâts sans attrait. Florida, suspendue d’une main à la queue retroussée de la Rousse,flattait, de l’autre, l’encolure de la bête ; et, secrètement inquiète,elle comparait les fronts bas et étroits du monstre et du valet. Lesgros yeux du premier semblaient exiger mieux ; ceux du second,sournois, convoitaient la vachère. Visiblement, le Cailleau n’éprouvait que répugnance pour la débileHathor de Bois-Loudon. Mais la patiente lui ayant témoigné son méprispar un sceau large et flasque, le sultan se fâcha. D’un coup, on le vitse dresser comme un iguanodon, puis abattre sa masse sur les reinsefflanqués. Ses sabots terreux résonnèrent sur le cuir, tandis quel’arme aveugle exaspérait sa recherche. - ʺ La garce ! cria l’homme. A’ va-t-i’ donc s’raidi’ pour ledèpiter ! ʺ Et il allongea un coup de pied dans le ventre de la vache,Florida protesta : - ʺ J’te dèfends d’batt’ la Rousse ! intima-t-elle. ʺ Le Cailleau avait trouvé ses voies, mais le rustre cherchait encore desmots : - ʺ Tu f’zais moins d’magnéres que ta vache, quand l’Milient’approchait ʺ. Elle le défiait. Il s’était rapproché. Fléchi sur les jarrets,grimaçant comme un faune et tendu comme un arc, il lui prit lespoignets. - ʺ Lâche-moi, ou j’gueule ! ʺ - ʺ Si tu veux ! ÿ’a personne ! ʺ D’un tourne-main, il venait de la renverser sur des pailles éparses aupied d’une meule. De tout le poids de son thorax, il pesait sur sonsein, lui fermant la bouche de sa goule édentée, tandis qu’une patteénorme errait sous le jupon. Alors, d’un élan rageur de femelleoutragée, elle lui planta ses incisives dans le nez. Il hurla de douleur, se levant d’un coup de rein, et resta là, stupide,insatisfait, saignant, la brague aux courants d’air. Elle reprit sa vache, et s’en revint, l’âme en désarroi. Sa tête avaitdit ʺNon !ʺ Non à l’homme, ou à sa laideur ? Ce qu’elle avait vaincu,surtout, c’était son propre sang – celui de la Fauchon – qui, lui,avait crié ʺOui !ʺ C’était la veille du débarquement allié en Normandie, peu de tempsaprès l’agression dont la jeune femme avait été l’objet de la part dubouvier. Un chaud soleil distillait l’odeur des résines. Partout, lesfeuillaisons vert pâle trahissaient l’éveil de la sève au bord deshalliers. Des corbeaux saouls d’air et de lumière traversaient le cielclair, et les cailloux eux-même[s], en reflétant des ors, chantaient lajoie de vivre. Dans la masure du Haut Bois-Loudon, endormie dans sa petite caisse debois, Milienne rêvait d’oiseaux et de fleurs. Sur le seuil, sa mèresongeait, l’esprit noyé dans une demi-veille d’espoir et de regret,d’attente et d’impatience, d’amour et de reproche. De reproche ? Oui. Parmi tous les sentiments contradictoires quil’assaillaient, l’instinct de haine, insidieusement, prenait le hautpavé. Florida condamnait la Société qui lui imposait le plus irritantdes veuvages. Elle maudissait la Nature, qui osait jouir sans elle.Enfin, hélas, elle méprisait Milien, ce niais, qui, à l’inverse de tantd’autres, n’avait su ni se soustraire à la mobilisation, ni échapper àl’internement, ni s’en faire libérer. Aussitôt, sa conscience innocentait l’époux, et le reproche seretournait contre elle. Sous un voile de larmes, elle appelaitl’absent, dont la silhouette, là-bas, à l’ombre des ʺtèrouéssesʺ (6)semblait lui revenir sous la tenue kaki et le calot pointu… - ʺ Rida ! il avait dit ʺRidaʺ parmi des mots quelconques…. Un vertige l’aveugla. Une étreinte de deux bras combla l’attente où seconfondaient l’âme et le corps. Elle serra ses paupières, ets’abandonna…… - ʺ Rida ! ʺ… Elle ouvrit les yeux, sur un masque noir, entre deux lésépais, des émaux blancs brillaient… - ʺ Koumo ! Salaud ! va-t’en ! Oh ! va-t’en !.. - ʺ Ah ! Y’en a pas salaud… Y’en a pas fait exprès… - ʺ Va-t’en ! Une expression d’immense chagrin traversa le visage du caporal quis’éloigna. Florida, en proie au remords, pesait l’horreur du parjure. ʺUn noirʺ ! La nuit succédait à l’apothéose… Un noir. De toute saforce, la répulsion raciale, un peu tard, s’imposait. Dans un frissonde dégoût, l’esprit réalisait l’ignoble accouplement avec un diable…une bête… Milienne, éveillée maintenant, pleurait son rêve éteint. Florida seprécipita pour embrasser l’enfant qui, déjà, s’apaisait à sa vue. Mais,au moment de l’étreindre, il lui sembla qu’elle allait apposer surcette peau innocente le sceau de sa souïllure. Elle s’essuya la bouche. Elle vécut désormais des heures atroces, prise entre sa faute etl’amour maternel. Sans l’attachement qu’elle portait à sa fillette,elle se fut peut-être tuée. Quelquefois la passion, reprenant ledessus, imposait le silence au scrupule. Que se reprochait-elle ? Sonunion avec Milien n’étant point légitimée, n’était-elle pas libre deson corps, sinon de son cœur ? Et la Société l’eût-elle consacrée,cette union, que la rendait-elle caduque par une séparation dépassantles possibilités ? Les décrets sociaux… Duperie. Sa haine de tout remontait comme écumefumante, quand la vision du nègre la replongeait au désespoir. Chassé, Koumo n’avait pas reparu. Bientôt, d’ailleurs, les arméesvictorieuses allaient absorber les prisonniers africains… et mettre àleur place des milliers d’allemands. Dans l’enthousiasme de lalibération, Florida retrouvait de nouveaux sujets d’amertume : lesconducteurs de couleur de l’Armée américaine lui rappelaient un cuisantet trop récent souvenir ; et, de Milien, elle n’avait plus de nouvelles. Cependant, les quelques cellules organiques auxquelles Koumo avaitdonné récréation, prospéraient selon les lois de la biologie qui fontles philosophes et les primaires, les excellences et les culs-terreux,les spadassins et leurs victimes. L’angoisse de Florida fut à soncomble lorsque lui vint l’intuition que son écart allait se concréteren un être nouveau. Jamais elle n’avait songé à dissimuler sa faute à Milien. Mais lapreuve matérielle de son infidélité lui faisait peur. Puis, touts’adoucit. De l’excès de tourment naquit une lassitude indifférente.Bois-Loudon sut. Mais par un reste de pudeur craintive elle ne livrapas le fond de son secret ; aussi la naissance de l’intrusapporta-t-elle une seconde révélation. La mère Bèroux crut en mourir ;Prosper n’en dessaoula pas de huit jours ; et leurs enfants, des plusvieux aux plus jeunes, sans réserve, exprimèrent leur dégoût. L’accouchée, sitôt que la douleur lui avait accordé quelque répit,s’était penchée sur le brimborion brun qui glapissait aux anges. ʺUn gars. Son gars !ʺ Non, ils ne l’auraient pas, celui-là. Gendarmes,curés, tous pouvaient venir… elle le tuerait, plutôt que de le leurlivrer. Et pour bien le prouver, elle décora le négrillon d’un joli nompaïen, celui d’un ami de Koumo, Saloum, que Prosper, résigné, eûttoutes les peines du monde à faire accepter à l’Etat-civil. Comme on sait, Joséphine avait fait au presbytère la seule démarchequ’elle croyait de nature à blanchir le paria aux yeux de l’opinion.Dès son retour de l’Evêché, le curé vint au lit de douleur, escorté dela Bèroux. En vain. Florida, inflexible, évinça le prêtre et consentità l’opprobre. Le pauvre abbé, honni, partit, découragé. Là-bas, sousson hangar, Prosper qui le vit fuir en haussa les épaules. Avec une patience et une bonté dignes d’admiration, les Bèrouxgardèrent leur affection à Florida, dont, d’autre part, ils n’avaientqu’à se louer. D’un ton sans réplique, le patriarche enjoignit à saprogéniture de bannir toute allusion, tout geste désobligeant envers lacoupable. - ʺ Le gars jugera ʺ décréta-t-il une seconde fois. Puis, il se tournavers ses cultures. Quant à Florida, elle apporta le même cœur, la même foi sauvage, àlancer le nouveau-né dans la vie. Pour elle désormais tout l’univers seréduisait à sa triple passion : Milien, Milienne, Saloum. Le travail saisonnier reprenait tous ses droits. Florida devait aiderses parents adoptifs dont elle ne méconnaissait ni l’affection nil’indulgence. Ce fut à la faveur de cette obligation que Milienne,innocente et douce enfant déclancha le nouveau drame. Comme chaque jour, dès le petit matin, Florida était descendue avec sesdeux enfants à Bois-Loudon. Le bébé dormait, couché dans le coffre oùs’étaient incubés tant de Bèroux. Le petit crâne, fortement racé,recouvert déjà d’un duvet crépu, reposait sur l’oreiller blanc qui enaccusait le caractère. Milienne jouait alentour. La jeune mère, dans la laiterie adjacente, écrémait la traite du matin,lorsque, dominant le bruit de l’écrèmeuse, un choc violent, suivi decris, la fit tressaillir. Elle accourut. Milienne, juchée sur une mottede tourbe, tenait encore à deux mains un rondin de pin dont elle venaitd’asséner un coup sur le berceau. Heureusement, le bord de bois, trèshaut avait protégé la tête de l’enfant. De Florida, le sang n’avait fait qu’un tour, mais dans un éclat, sonréflexe s’était bloqué : corriger l’enfant, c’était fortifier une hainenaissante. Elle retira la bûche des mains de Milienne, et s’effondra sur un siège,oubliant le marmot, qui, réveillé en sursaut pleurait à s’étouffer. - ʺ Oh ! Milienne, tai !... tuer ton petit frère ! ʺ - ʺ Il est lait… il est sale… et tout noèr… ʺ - ʺ Milienne ! Milienne ! ma toute petite !... Oh ! quel chagrin qu’tum’fais… ʺ - ʺ Maman ! Maman ! je r’commenc’rai pú… j’te jure ! ʺ Florida garda pour elle cet incident dont elle resta bouleversée. Ainsidonc, l’antagonisme universel des couleurs, que la maternité avaiteffacé en son cœur, lui revenait par la chair de sa chair. Ainsi donc,ce Dieu qu’on lui offrait, qui permettait qu’un rapprochement de racesportât son fruit, y posait du même coup un stigmate de haine ! Elle se révoltait à la pensée qu’une rivalité, pour un tel motif,puisse naître de deux êtres si proches par le sang, et par son fait, àelle, sans qu’elle se sentit tellement coupable. Deux hommes : un blanc, un noir. Tous deux pouvant prétendre au titrede mari : l’un, si loin dans le temps, si loin dans l’espace ; l’autre,si près, sans doute encore, mais si distant par l’âme. Et, dans laréprobation générale, elle était seule, oui, seule à s’accorderl’absolution… seule ? voire… Elle envisagea la fuite. Vivre dans un fourré, comme une louve, en sedonnant entière au soin de ses petits.. Folie ! elle revivait l’instantoù Prosper la ramenait, un jour d’hiver enveloppée dans un vieuxpaletot. Elle revoyait la mère Bèroux l’embrassant enpleurant près d’un pot de tisane. Et un grand gars très douxqui l’enfermait dans ses bras, en lui disant, câlin : - ʺ Rida ! ma p’tit’ biquette ! Elle ravala le restant de ses larmes. Elle étreignit sa fille, etcajola son fils. Puis, regardant au loin, entre les trognes centenairesdu chemin par où il reviendrait : ̶ ʺLe garsjugera.ʺ dit-elle. ______ NOTES : (1) Rigoureusement exact, entendus aux Foulerets (R.V.). (2) Le Moulin du Frêne, à Surfonds. Tout le récit de guerre esthistorique. (3) Tablier grossier. (4) Enfants. syn. éfants (5) Provoque avec insistance. (6) ? * * * XXI. Le Retour. Le six Juillet mil neuf cent quarante cinq, un peu avant minuit descoups retentirent dans la porte de Bois-Loudon. - ʺ Qu’ést-là ? demanda Prosper. - ʺ Ç’ést-moè, Milien. - ʺ Ah ! mon Dieu ! gémit de joie Joséphine. Tremblante, dans sa longue chemise, elle profita de ce que Prosperenfilait son pantalon pour se précipiter à l’huis. Et, la première,elle reçut dans ses bras le revenant bien-aimé. Elle le pressait surson cœur, le palpait, comme pour s’assurer que ses yeux ne latrompaient pas. Avant que le gars eût songé à se baisser, ellel’embrassait dans le cou, aussi haut que sa taille le lui permettait. Elle riait et pleurait tout à la fois, faisant les demandes et lesréponses, oubliant que l’époux avait droit à son tour : - ʺ Maman, Maman ! ʺ - ʺ Mon fî ! ʺ Ah ! elle l’aurait reconnu entre mille. Et, pourtant, il était changé,et pas beau, le gars. D’une vareuse sale et déguenillée sortait unetête hirsute et amaigrie, où brillaient des yeux fiévreux. Le premier moment d’émoi passé, la mère Bèroux mit le feu à un fagotpour préparer une boisson chaude, et Prosper pu enfin approcher de sonfils. Malgré qu’il eût toujours soutenu que rien n’est plus bête aumonde que deux hommes qui s’embrassent, il mêla sa barbe raide à celledu prisonnier. Et pour la première fois de sa vie, une larme coula sursa joue. Un à un, les enfants sortaient de la chambre voisine. Tandis que lesplus grands s’efforçaient de reconnaître leur frère, les plus jeunescontemplaient curieusement cet étranger auquel la maison faisait fête.Et Milien, débarrassé de sa musette, affalé dans le fauteuil familial,tout étonné lui-même de tant de changement dans un cadre intact, Milienosait enfin poser la question qui lui brûlait les lèvres. - Et Rida ?... Et Milienne ? ʺ - ʺ A’ sont chez elles, mon gars. Quiens, approch’ donc d’la table…v’là l’pain, v’là lés rîles,… un café… ʺ Mais lui insistait. - ʺ Alors, ça va, là-haut ? ʺ - ʺ Bin sûr, mon p’tit gârs, ça va… ʺ Sous l’affirmation, il décelait la réticence. - ʺ C’ést bin vrai ?... Al’tant point malades… A’v’nant toujoûs icit’ ?ʺ - ʺ Més oui, mon Milien, à s’portant bin, a’v’nant icit’ toûs lés joûs…ʺ Et Joséphine, silencieusement, se remit à pleurer. - ʺ D’âilleû, j’ÿi vâs tout d’suite. Pourquoi qu’tu cries, maman ? ʺ - ʺ Quai qu’tu veux, mon gars… c’ést d’content’ment, sans doute. Milien avala sa bouchée, but son café ; puis, d’un pas lourd, dans lanuit tiède et constellée, il se hissa vers sa demeure. - ʺ On ést lâches ! On ést lâches, dit Prosper à Joséphine. On auraitdû le prév’ni’. Lorsque Milien s’annonça dans la lòge d’en haut, Florida ne quitta lesommeil que pour l’épouvante. Ce fut une pauvre chiffe grelottante quel’arrivant serra dans ses bras. Dans la pénombre où la veilleuse à essence tenait la pièce unique,Milien ne distinguait encore que la silhouette chérie qu’il étreignait.Mais, dans la joie du retour, il se sentait baigné d’un indéfinissablemalaise. Et ce fut presque sans conviction qu’il prononça les motsqu’il s’était répétés tant de fois depuis six ans : - ʺ Florida ! ma p’tit’ biquette ! La phrase que Florida redoutait. Elle s’arracha aux étreintes et s’enfut, sanglotant, enfouir son visage dans le couvre-pieds à fleurs. - ʺ Quai ? Quai, ma Rida ?... Milienne ? ʺ Quai qu’i’ÿ’a ? L’inquiétude prenait corps. Milien s’avisa seulement que deux petitslits occupaient l’angle laissé par le grand. Il s’avança et se penchasur le plus proche, sa fille y dormait d’un sommeil d’ange, et cettevision, qu’il n’osa troubler d’une caresse, retint un long instant sonesprit tout entier. Florida s’était glissée entre lui et le second berceau. - ʺ T’âs pris eún nourrisson ? demanda-t-il inquiet. - ʺ Milien ! Bats moi ! Tue-moi ! Mais lui, ne le touche pas ! Voilà donc ! Il eut un vertige. Chancelant, il voulut passer outre,pour voir… Tombée à ses genoux, elle ceintura ses cuisses. Il avaitaperçu, au creux de l’oreiller, la petite boule noire. Il alla s’affaisser sur un siège, le front dans la paume, auprès del’âtre éteint. Elle parlait, elle parlait, alignant les mots de repentir. Mais, luin’entendait pas. Plongé dans son chagrin, son cerveau meurtrisuperposait à cette vision, celle d’une ferme de Prusse, d’une petitegoton grasse, aux tresses blonde, et aux yeux si bleus, si bleus… - ʺ Et qui ? ʺ demanda-t-il. - ʺ Koumo, un prisonnier du camp… Oh ! Milien, rien qu’une fois, uneseule, je le jure ! Il se laissa dégrafer sa vareuse, et enlever ses chaussures, ôta sonpantalon ; puis il tomba sur la paillasse de seigle et s’endormitaussitôt, comme un ivrogne. Florida vécut la plus terrible de ses nuits. Près de son Milienretrouvé qui semblait l’ignorer, dans l’angoisse, elle espérait sonpardon. A travers la découpure du volet, un rais de jour glissa. Miliens’étira, le cœur de Florida battit jusqu’à la syncope. Miliens’approcha, et colla sa bouche à la sienne. Puis il desserra sonétreinte. Sans mot dire, il se vêtit, avec les gestes lents et mesurésde jadis, se rasa ; et après avoir serré sur son cœur Milienne,réveillée, qui se dérobait aux caresses de ce chemineau, il sortit. Lors le gars parvint dans la cour de Bois-Loudon, sa mère préparait lachaudronnée. Dès qu’elle le vit, elle essuya ses mains à son tablier,et vint à sa devance. - ʺ Eh ! bin ? mon pau’ p’tit gars… - ʺ Ah ! maman ! » Il l’étreignit en hoquetant, comme un gosse. Elle,pour le consoler, comme au temps où il marchait à peine, l’entraînavers le clapier voir les lapins. Dans le clos grillagé, une grosse mère toute blanche, aux yeux roses,veillait sur douze petits. Dans la case voisine, un albinos énorme,séparé de sa famille par un large treillis, broutait un pissenlit, lenez dans une maille. De l’autre côté, lui faisant vis-à-vis, unlapereau gris, le seul de la niché, grignotait le même brin. Quandleurs nez se touchèrent le gros lapin blanc lécha le petit museau gris. - ʺ Eh ! bin ! dit Joséphine, sans malice, quai qu’t’en dis, d’méslapins ? ʺ - ʺ J’dis, Maman, qu’i’ savant, bin mieux qu’nous, prend’ la vie du boncoûté. ʺ Il entra dans la maison, déjeûna avec ses frères, et repartit vers sademeure. Une demi-heure plus tard, dans ses vêtements d’autrefois, ilredescendait, accompagné de Florida. De sa main droite, il conduisaitMilienne, et sur son bras gauche se trémoussait Saloum, dont le crâneingénu s’appuyait sur sa joue. - ʺ Bonjou’, Papa ʺ dit-il à Prosper sortant d’on ne sait où. - ʺ Bonjou’, mon Fî…. ça s’arrange, à c’que j’voès… ʺ - ʺ Oui Papa, ça s’arrange. Mieux vaut qu’mill’ fous i’ rigolent, qued’voèr’ souffri’ quat’ malheureux. ʺ Les Tourelles Gazonfier. Le Mans. Décembre 1946. ![]() |