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VIENNET : La vie d’un député(1832). Saisie du texte : S. Pestel pour lacollection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux(22.V.2009) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Texte établi sur un exemplaire (BmLx :nc) de Parisou le livre des cent-et-un, Tome VI, publié à Paris: Chez Ladvocat en 1832. Lavie d’un député par Viennet ~~~C’est un beau jourque celui d’une élection populaire pour l’heureux mortel qui en estl’objet. L’empressement de ses amis, les félicitations de sesconcitoyens, la confusion même de ses adversaires, les acclamations dubon peuple qui se réjouit de cet avènement au petit pied, comme si lelendemain ne devait pas ramener le travail de la veille, l’invasion dela foule joyeuse dans les salons du nouvel élu, les protestations dedévouement, les roulements des tambours, les sons harmonieux de lasérénade ; tout cela fait un ensemble étourdissant qui ravit ettransporte, une suite rapide d’émotions vives, désordonnées, dont on nesaurait se rendre compte, et qui ne laisse place à aucune réflexion surla nature et la sincérité de ces bruyants hommages. On ne songe pasmême que le bouquet obligé des dames de la halle n’avait point laveille de destination bien déterminée, et qu’il aurait tout aussi bienparfumé le salon du concurrent, si le scrutin l’eût voulu. On sort dece tapage de compliments, de musique, d’allégresse et de fleurs avecune douce satisfaction de soi-même et des autres. On est bercémollement par d’agréables pensées ; on s’endort avec le sourire sur leslèvres ; et les rêves les plus flatteurs voltigent sur la couche del’heureux du jour. Le concours du lendemain est moins bruyant ; la conversation moinsanimée, plus grave, plus solide. La politique du jour en fait tous lesfrais. Ce n’est plus l’opinion collective des électeurs qui ont fait lamajorité de la veille. Ce sont les opinions individuelles des intimesqui discutent les grandes questions dont la session sera remplie. Lamarche du gouvernement est soumise à un examen sévère ; et comme lesthéories ne tiennent pas compte des embarras et des difficultés, chacunarrange les affaires de l’état au gré de ses rêves politiques. Lescontribuables, qui ne veulent d’autres titres que ceux d’électeurs oude jurés, et qui feraient bon marché du second, le jour où un avis duprocureur-général leur annonce que leur nom est sorti de l’urne, lespatriotes désintéressés recommandent l’économie au nouveau mandataire.Mais au même instant, arrive une autre espèce de citoyens, celle dessolliciteurs, qui, sans protester ouvertement contre les illusions denos économes, ne demandent pas mieux que de profiter des abus queceux-là veulent réprimer, et qui s’appuient, au besoin, de leurprotection pour tirer sur le budget. Dès lors, la théorie commence àfaire place à la pratique ; et les intérêts particuliers se font jour àtravers la discussion des intérêts publics dont le rigorisme commence àfléchir. Une place a vaqué la veille dans l’arrondissement ; dix, vingtcandidats y aspirent ; tous ont des titres à cette faveur dugouvernement. Les fonctionnaires, les employés, les commis, font valoirleurs droits à l’avancement ; les autres ont des familles nombreuses,un dévouement sans bornes, un patriotisme à toute épreuve. C’est peu duprésent, on jette ses plombs dans l’avenir. On compte minutieusementceux des fonctionnaires qui approchent de leur trentième année, ceuxqui ont l’espoir de laisser leurs places pour de meilleures. L’ambitionne s’en tient point à ces honnêtes spéculations. Le chapitre desopinions politiques est ouvert. Le secrétaire de telle administration aservi sous tous les régimes, a défendu tous les systèmes. Le chef detel bureau est dévoué au gouvernement déchu. Le receveur de telle régiea été chevalier du lys. La femme de tel administrateur ne voit que desémigrés et des prêtres. Il est tel juge qui a fait perdre trois procèsà d’excellents patriotes. Et toutes ces places vont admirablement à cesdonneurs d’avis, ou à leurs amis, ou à leurs familles. Et remarquez quedans la discussion politique qui se poursuit au milieu de cessollicitations et de ces recommandations, le député est fortement priéde faire la guerre aux abus ; de ne rien passer aux ministres ; d’êtresans pitié pour les traitements des fonctionnaires, d’en diminuer lenombre ; de réclamer de fortes réductions dans les impôts ; d’être legardien vigilant des libertés publiques ; de montrer même à cet égardune susceptibilité qui doit aller jusqu’à la suspicion ; de semaintenir enfin dans une belle et noble indépendance envers le pouvoir. La guerre aux impôts amène nécessairement l’application de la théorie àtelle ou telle nature de contribution. L’impôt foncier ruine lespropriétaires ; l’impôt des boissons expose les débiteurs et lecommerce à des pertes continuelles, à des perquisitions fatigantes ;l’impôt sur le sel accroît la misère du petit peuple ; l’impôt destabacs est un monopole révoltant ; la loterie est immorale ;l’enregistrement est d’une fiscalité odieuse. Il n’est pas unecontribution qui résiste à l’examen ; et le député, en qui seréveillent quelques pensées d’homme d’état, cherche dans sa têtesoucieuse ce qu’il pourra mettre à la place de ces charges publiques,pour que l’état vive sans qu’il y ait des contribuables qui seplaignent. Il s’enquiert tout bas s’il y a quelque moyen d’avoir assezde crédit pour satisfaire les solliciteurs, et faire en même temps del’opposition pour complaire aux désintéressés ; si sa conscience pourras’arranger de tant de recommandations contradictoires ; s’il lui serapossible de ne pas blesser tant d’exigences opposées. La médaille de laveille est déjà retournée. Le bruit des fanfares a cessé. Il n’entendplus que le froissement de cinquante pétitions qu’il est obligé declasser, de numéroter, d’apostiller, et sur le dossier desquelles ilest tenté d’inscrire comme règle de sa conduite parlementaire cettemaxime politique : Plus d’impôts pour personne, et des places pour toutle monde. Le surlendemain, nouvelle affluence ; et, plus le jour du départapproche, plus les solliciteurs se pressent. Ils suivent le mandatairejusqu’à la diligence, car peu de députés sont en état de se donner lachaise de poste ; et cinq cents francs, mille francs même decontributions, ne supposent pas une fortune qui exempte des cahotementsd’une lourde messagerie et des insomnies fatigantes d’un voyage denuit. Là, résonne encore, et jusqu’au chef-lieu du département voisin,le bruit des conversations de la ville natale. Le député n’est rendu àlui-même que dans le court intervalle de trois ou quatre journées quile séparent de la capitale. Mais déjà cent lettres l’y ont devancé. Cesont des solliciteurs en retard qui n’ont pu avoir l’honneur de luitémoigner de vive voix le plaisir que leur a fait éprouver l’heureuseélection d’un aussi digne mandataire, d’un aussi éloquent défenseur desdroits du peuple. Aux lettres succèdent bientôt les visiteurs, et chaque solliciteur ases correspondants à Paris. Ces amis officieux ne laissent pointrespirer le protecteur de leurs clients. Dès sept heures du matin, lasonnette les annonce ; et le cabinet ne désemplit pas. Il ne tientqu’au député de prendre un air d’importance, d’établir un huissier à saporte, de faire faire antichambre avant l’heure où il est obligé de lefaire lui-même chez les ministres et les chefs de bureau. Mais les plussages se font modestes par réflexion. Leur porte est ouverte à toutvenant, et ils se résignent aux importunités pour échapper au ridicule,dont ne manqueraient pas de les affubler ceux que n’aurait pointfavorisés la fortune des bureaux. Cette facilité n’est pourtant pointsans inconvénient, et n’est pas toujours exempte de critique. Il estdes solliciteurs honteux qui rougissent de dérouler devant des témoinsleurs prétentions, leurs titres, et quelquefois leur misère. Ilsaimeraient mieux arriver à tour de rôle, et se plaignent de n’avoir pasobtenu une audience particulière. Ainsi, quoi qu’on fasse, on ne peutesquiver le reproche de fatuité ou d’inconvenance. Il faut choisirentre les deux, et chaque choix a ses périls. C’est surtout au sortirdes journées de juillet que l’affluence des visiteurs étaitprodigieuse. Les coureurs de places abondaient à Paris : c’était laprovidence des hôtels garnis et des fiacres. On aurait dit que lesemplois étaient au pillage, et les postulants s’arrachaient lesmorceaux. Force était de s’habiller, de se raser, de déjeuner au milieude cette espèce de cour, et de sortir avec ce cortége comme unpatricien de la vieille Rome. Ces clients ne sont pas tous restésfidèles aux opinions qu’ils manifestaient alors.... Mais j’écris unarticle de moeurs, et ne fais pas de la politique. Autre inconvénient de la députation. Les noms des élus du peupleentrent forcément dans l’almanach des vingt-cinq mille adresses ; leursdomiciles sont imprimés dans les petits livrets de la chambre, leslibraires s’en emparent et les multiplient ; on les crie sur les quais,sur les ponts, au Palais-Royal, à la Bourse ; et comme il y a sur lepavé de Paris un grand nombre d’individus qui n’ont ni place, nipatrimoine, ni rente, ni pension, ni trésor caché, ni rien de ce quiouvre la porte des boulangers, des restaurants, des marchands de vin,des fripiers et des cabinets de lecture, l’almanach des vingt-cinqmille adresses et les livrets sont pour ces malheureux une merveilleuseressource. Les uns tirent sur les trois millions que la Chambre alloueaux divers ministères sous le titre de secours, et sollicitentl’apostille d’un député pour attendrir les chefs de bureau chargés dela distribution. Les autres s’adressent plus directement à la boursemême du mandataire. Dites-leur que cinq cents francs de contribution nesupposent que trois mille francs de revenu, qu’on a une femme et desenfants en province, qu’on s’endette, qu’on écorne ses capitaux, qu’onvend un champ ou une vigne pour l’honneur de siéger sur les bancs malrembourrés de la Chambre, et pour le plaisir d’entendre, sansintermédiaire, les orateurs dont les discours sont travestis par lesjournaux ; les solliciteurs-mendiants ne comprennent point cette excuse: ils vous montrent, ils étalent les papiers sales et déchirés quiprouvent leurs titres à la charité publique. L’un a servi vingt-neufans et onze mois ; il a été renvoyé du service un mois avantl’accomplissement de la trentième année qui lui assurait une pension.L’autre a combattu dans les journées de juillet, et s’est présenté troptard au comité des récompenses nationales. Celui-ci a dix ou douzeenfants ; celui-là une femme à l’agonie depuis une dizaine d’années.Ils sont là, debout, la larme à l’oeil, la main tendue. Le député prendsa bourse, et rogne sa pitance de la journée, pour se délivrer del’importun que deux ou trois autres attendent à la porte afin de savoirs’il est utile de monter après lui. Il en est qui ne se montrent pas,mais ils écrivent par la petite poste, ou déposent leur supplique chezle portier, avec prière de répondre par la même voie. Ils n’ont pastort, puisqu’ils ont faim ; mais la charité de l’homme aux mille écusn’est pas inépuisable ; et, au bout d’un mois de session, forcé dereconnaître qu’il s’obère lui-même pour réparer des malheurs qu’il n’apoint causés, il se résigne à passer pour un homme sans pitié, afin dene pas tomber lui-même dans la triste situation de ceux dont il ne peutsecourir l’infortune. Il n’y a point de jour de repos pour le député. L’ouvrier, le marchand,le commis, ont leur dimanche. L’élu du peuple n’en a point ; et lavacance de la Chambre et des bureaux n’est pour lui qu’un malheur deplus. Six jours de la semaine, ses devoirs de législateur le sauventpendant cinq heures du double inconvénient des sollicitations à faireou à écarter ; mais son dimanche est complet : il ne respire qu’àl’heure de son dîner, si toutefois il dîne en ville ; car autrement saporte est inutilement défendue. Sa salle à manger n’est pas assez loinde l’antichambre, s’il a ou peut avoir une antichambre ; il entend lesrefus de son domestique, les doléances, l’insistance du solliciteur ;la serviette à la main, le morceau à la bouche, il va recevoir lapétition, il l’examine, il l’apostille, et mange froid ce qui est restésur son assiette, pour satisfaire à l’exigence de ceux qui ont dîné unquart d’heure avant lui. La promenade, les spectacles lui sontinterdits. Il n’est point à Paris pour jouir des plaisirs qu’on ytrouve. Ces plaisirs ne sont point d’ailleurs gratuits ; il n’a pasplus crédit au théâtre qu’à la poste ; et ses commettants ne luiferaient pas grâce d’une distraction. Des obsessions d’une autre espèce l’ont attendu à son arrivée dans lacapitale. Les vétérans de la Chambre, les chefs de file lecirconviennent, le sondent, l’éclairent, et l’observent. Le facteurapporte bientôt une lettre scellée d’un timbre ministériel : c’est uneinvitation à dîner. Ira-t-il ? Et pourquoi pas ? On peut contrôlerl’administration d’un haut fonctionnaire et manger son rôti. Et puis,ce dîner, qui en fait les frais ? n’est-ce pas le trésor public ? On nedonne pas cent mille francs à une excellence pour ses affairespersonnelles. Il faut qu’elle représente ; et représenter en France,c’est rassembler autour de sa table une cinquantaine de convives aussiennuyeux qu’ennuyés, qui sont obligés de converser avec le voisin quele hasard leur donne, et qui décampent dès qu’ils ont humé le café del’amphitryon. Un député est un personnage obligé de cettereprésentation singulière. Pourquoi montrerait-il d’ailleurs de larépugnance pour l’autorité ? Ce serait affecter un rigorisme ridicule.On veut être sévère, mais non pas hostile ; et la sévérité n’exclut pasla politesse. Au reste, on s’y trouvera avec de nombreux collègues.L’opposition même ne dédaigne point de s’asseoir à la table desministres qu’elle attaque. On prendra langue, on reconnaîtra sesaffinités politiques. On découvrira la pensée de la session ; l’on semettra enfin dans une position favorable aux solliciteurs dont on apromis de soigner les intérêts. Cependant, dès le lendemain du jour où la diligence a déposé lemandataire d’un arrondissement dans la cour des messageries, dès qu’ila logé ses malles et sa personne, déballé ses effets et sonportefeuille, il se lance dans les bureaux des sept ou huit ministèresoù doivent être versées les innombrables pétitions dont il est chargé.Le premier accueil du portier, du garçon de bureau, de l’huissier, estgrave, dédaigneux, quelquefois repoussant. Tout agent ou valet del’autorité publique est sujet à se donner de l’importance ; et les pluspetits ne sont pas toujours les plus humbles. Mais on se hâte deprononcer le mot sacramentel ; on hasarde sur cette physionomie deCerbère le titre de député, et la scène change comme par enchantement.C’est un véritable coup de théâtre, avec la différence que lemachiniste siffle avant le changement à vue, et que le député, s’il estobservateur et moraliste, est tenté de siffler après. L’huissier quittele plioir qu’il roulait dans ses mains, il se lève avec uneprécipitation marquée ; il est debout dans l’attitude du respect, etson bras se dirige déjà vers la porte opposée à celle de l’antichambre; sa figure est déridée, elle annonce l’empressement d’être utile. Laclef tourne, la porte est poussée avec hardiesse : Monsieur est membrede la Chambre, dit-il avec l’assurance d’un subordonné qui ne craintplus la mauvaise humeur de son supérieur. A ce mot, le chef quitte laplume, il se lève, il avance un fauteuil, il sourit affectueusement ausolliciteur privilégié de l’arrondissement, qui vide ses poches sur lebureau. On examinera les pétitions avec un soin scrupuleux, on auraégard à la recommandation de monsieur le député ; et on le reconduitpoliment jusqu’à la porte qu’on ne referme qu’après avoir entendu lebruit de la porte opposée. La même scène se renouvelle dix fois dans la même journée. Onrecommence le lendemain, le surlendemain, et toujours, tant que lasession dure, tant que se prolonge le séjour du mandataire dans lacapitale où est la source des faveurs et des grâces. Cependant lesréponses ministérielles arrivent. Ce ne sont pas des places, mais despromesses vagues. On les transmet à ses commettants ; on leur donne lesespérances qu’on a reçues ; et l’on reçoit en échange des remerciementsmêlés de protestations et de supplications nouvelles. Il faut voir lesministres, les presser, les harceler. Le solliciteur se croit certainde son affaire, dès qu’il sait que le député en a parlé au ministre ouau roi. Bonnes gens que ces coureurs de places ! Dites-leur que laposte est plus sûre, qu’une pétition remise en mains propres est plussujette à être oubliée dans une poche d’excellence, que si ellearrivait au secrétaire général qui est chargé d’en faire ladistribution. Ajoutez que rien ne se fait sans un rapport préalable,que dans ce rapport sont pesés les titres de vingt candidats, que lerecommandé d’un député est mis en regard d’une foule d’autresrecommandations tout aussi influentes. Le solliciteur n’entend pointcette arithmétique ; son mandataire est un négligent. Il s’occupe delui-même et non de ses compatriotes. Il a ses protégés personnels, sesaffections de famille, ses relations d’amitié. Obtient-il une place,ceux qui l’ont manquée le déchirent. Il a été injuste, partial ; celuiqui l’a reçue oublie le service un mois après qu’il a été rendu. Uneplace donnée ne lui a valu souvent qu’un ingrat et vingt ennemis. Autre obligation : il faut répondre à tout le monde. Le solliciteurofficiel de l’arrondissement reçoit cinquante lettres par jour. Ilemploie trois heures à les lire, trois à recevoir ses clients et leursamis, trois autres à courir les bureaux, sous la pluie ou sous lacanicule ; il se lève avant le jour, il sue sang et eau, il use saplume à rédiger, à varier ses apostilles. La matinée s’écoule sansqu’un loisir lui soit resté pour écrire le plus petit accusé deréception. Peine perdue ! chaque pétitionnaire ne voit que lui-même. Ilne sait pas que son voisin a aussi de l’ambition ; il se fâche, ilaccuse le dédain du correspondant de tout le monde ; il se plaint, ildéclame contre le mandataire infidèle, contre son ingratitude ; ilrappelle avec aigreur le bulletin qu’il lui a donné. D’autres arrivent; les plaintes, les reproches se multiplient. C’est un chorus universel; et, pendant que le député sacrifie son temps, sa santé, son argent,tandis qu’il trotte et s’évertue sur le pavé de la capitale, on lemine, on le déconsidère sur le pavé de sa province. On attend le jourde la réélection pour se venger de ce qu’on appelle son manque de foi. Il en est qui, pour s’éviter des reproches, consacrent une partie desséances à leur correspondance. Les discussions de la Chambre seprolongent au bruit des plumes qui transmettent aux commettants lesréponses des ministres et des chefs de bureau. Vingt députés se lèventà peine à la voix du président qui leur demande leur opinion. Desrésolutions importantes passent à la majorité de douze voix contrehuit. Qu’importe ! l’état et les affaires générales vont comme ellespeuvent. Les commettants ont reçu des réponses : ils paient le portavec joie, ils se vantent de la lettre qu’ils ont obtenues. Le députén’a point fait les affaires du pays, mais il a fait les leurs. Ilacquiert une réputation d’obligeance, d’exactitude, qu’il conserve toutjuste jusqu’au moment où une place donnée renouvelle les clameurs deceux qui ne l’ont pas obtenue. Ce n’est pas tout. Aux exigences particulières de l’ambitionpersonnelle, se joint l’exigence générale du pays qu’on représente, etqui est toute d’amour-propre. L’orgueil de la localité ne s’accommodepoint du silence de son mandataire. Chaque ville veut avoir l’honneurde fournir un orateur à la Chambre ; et Dieu sait s’il en manque ! Maiscomment trouver, au milieu de tant d’occupations étrangères auxaffaires publiques, le loisir d’examiner un projet de loi, de lecomparer aux législations qu’il modifie, de le débattre avec soi-même,de se préparer à le soutenir ou à le combattre, de prendre part enfin àla discussion ? N’importe : il faut parler au moins une fois par mois,dût-on faire nombre avec tant de bavards qui parlent sans rien dire.L’orgueil communal est satisfait. Le discours fait, pendant huit jours,l’entretien des cafés, des estaminets, des carrefours ; on le commente,on le torture, on le discute ; et comme les trente opinions dont laChambre se compose ont leurs échos dans chaque localité del’arrondissement, l’orateur est blâmé ou approuvé suivant l’opinionparticulière de ses juges. Bon citoyen pour les uns, c’est un mauvaiscitoyen pour les autres. On recueille officieusement tous les dires ;trente lettres contradictoires lui arrivent ; là des compliments, icides reproches ; et partout l’appel obligé à l’opinion publique dontchacun se croit l’organe, que chacun explique à sa manière, et quicause de nouvelles insomnies à celui qui a la faiblesse de chercher desinspirations, des conseils et des approbations ailleurs que dans saconscience. Cette opinion publique qui n’est souvent que l’opinion d’unjournaliste, cette reine du monde qui n’a souvent pour trône qu’uneborne, et pour palais qu’un cabaret, s’érige en tyran des mandatairesdu peuple. Les contrôleurs officiels des ministres et de leurs actessont soumis eux-mêmes au contrôle quotidien des gazettes de Paris et dela province. Il y a, dans l’enceinte de la Chambre, en face duprésident, une tribune où s’entassent vingt jeunes rédacteurs qui ontmission de recueillir les paroles, les gestes, les interruptions desdéputés ; de transmettre à leurs abonnés la physionomie du Pandémoniumlégislatif ; et c’est de là que partent les réputations parlementairesque chacun de ces traducteurs de discours arrange au gré de soncaprice, suivant la couleur du journal qui doit reproduire sesanalyses. Là, chaque parti a ses organes ou ses secrétaires ; là, sontportés les manuscrits des orateurs que le ciel n’a point doués de lafaculté d’improviser, ou à qui les luttes du barreau ou du professoratn’en ont point donné l’habitude ; ou qui ne prennent point enfin lapeine d’apprendre leurs discours, pour les réciter de mémoire etusurper les honneurs de l’improvisation ; et, comme il n’y a dans laChambre actuelle que cent cinquante avocats et dix professeurs, il enrésulte que trois cents députés à-peu-près sont dans l’obligationd’écrire ce qu’ils ont à dire sur la question du jour. Leurs manuscritspassent de main en main ; chaque journaliste y prend ce qu’il veut. Illes tronque, les dépèce, les dénature ; et les abonnés, qui n’ont ni lecourage ni les moyens de lire l’immense *Moniteur* qui est dans latriste obligation de tout admettre, jugent l’orateur sur ce qu’on luifait dire, et non pas sur ce qu’il a dit. Les interprètes n’en sont pasmoins des hommes de conscience ; il en est qui vous le prouveront aubesoin l’épée à la main ; mais, comme les relations de vingt journauxse contredisent, comme il est physiquement impossible que le député aitdit blanc et noir en même temps, il est évident qu’une partie de cesjournaux a déguisé la vérité, et, comme il n’y a pas de juste milieuentre la vérité et le mensonge, il est incontestable qu’il n’y a pas deconscience dans une portion de ces journalistes. Je n’applique cesréflexions à personne ; je les enveloppe même de toutes les précautionsoratoires que me suggère le désir de ne blesser qui que ce soit aumonde ; mais j’ai dû exposer les faits, en laissant à d’autres le soind’en tirer les conséquences ; et je me borne à les enregistrer aunombre des mille et une calamité de la députation. Les journaux en donnent d’une autre espèce. Après le rédacteur desséances, vient le directeur obligé de l’esprit public, qui pèse dansson arrière-cabinet de rédaction les réputations et les discours deshonorables. L’opinion des députés passe par l’étamine de ce grandarbitre ; il les juge et les classe, il les blâme ou les loue, lesélève ou les abaisse, suivant qu’ils se rapprochent ou s’éloignent del’opinion du journal. Tel mandataire est signalé par une feuille commeun bon citoyen, un excellent patriote, qui reçoit d’une autre feuillele surnom de traître ou de parjure. Tel est présenté comme un Sully, unDémosthène par un journaliste, qui reçoit d’un autre un brevetd’incapacité, d’absurdité ou d’extravagance ; car la polémique n’en estplus à mesurer ses termes ; les ménagements et les convenances ne sontplus de saison. Le vocabulaire de l’injure s’enrichit même tous lesjours ; et l’Académie sera forcée de donner un supplément à sondictionnaire. Les députés de l’opposition ne sont pas à cet égard plusménagés que ceux du juste-milieu. Tout citoyen honnête ou non, quiaccepte, par ambition ou par devoir, le mandat de député, doit servirde plastron au premier grimaud qui voudra le cribler de ses sarcasmes.C’est encore un des agréments de sa position. Il est même permis de lecalomnier ; et, pour peu qu’il soit sorti de la foule, il en a pour savie entière. Ce qu’il a de mieux à faire, c’est de laisser dire, derejeter bien vite tout journal où ses yeux auront aperçu son nom, de nerépondre pas même à la calomnie, et de s’en rapporter à ce sentimentintime, à ce juge sans passion que le Ciel a mis dans le coeur del’homme pour le guider et le rassurer dans toutes les actions de sa vie. Mais le député de l’opposition a de grands avantages sur sonadversaire. D’abord l’opposition est dans nos moeurs : elle fut toujoursde mode en France, parce qu’il y eut toujours plus d’esprit que deraison. Les hommes les plus pacifiques, les plus dévoués au pouvoir,aiment qu’on médise des grands de la terre. Ils ne se refusent pas leplaisir de rire d’une épigramme ; tout en plaignant celui qui en estl’objet, les plus honnêtes la copient pour se donner la jouissance dela colporter ; et si un trait malin fermente dans leur propre bouche,ils n’ont pas le courage de l’étouffer. Or, l’opposition parlementaireest naturellement acerbe : elle a besoin de toutes ses armes pourrenverser les hommes qui sont en possession de l’autorité qu’elleambitionne ; et ses discours sont lus de préférence à ceux desdéfenseurs du pouvoir établi ou de l’opinion dominante. Par làs’expliquent la vogue et le nombre de gazettes de l’opposition, et legrand désavantage des députés qui n’en sont pas. Les journalistes dugouvernement sont en général peu louangeurs, non parce qu’ils tiennentau ministère, mais parce qu’ils sont journalistes. Ils ne s’extasientpas devant un discours ami ; ils ne se pâment point d’admiration devantun orateur qui leur prête le secours de son éloquence. Mais lesfeuilles de l’opposition ont intérêt à s’extasier. Ce n’est pas assezpour elles de déclarer que les ministres sont inhabiles ou infidèles,il faut démontrer à la France l’habileté, le savoir, la loyauté de ceuxqui aspirent à le devenir ; et les hyperboles, les superlatifs sontpermis à ceux qui les poussent. Ces exagérations laudatives renfermentd’ailleurs implicitement la satire du pouvoir ; et il est toujours bonde médire même indirectement de quelqu’un pour soutenir l’attention deses lecteurs. En disant que tel homme est un grand citoyen, un grandorateur, un grand publiciste, et qu’il ferait un grand ministre, onfait la critique de ceux qui le combattent. Certes, tout le monde necroit pas à ces titres d’honneur que les journalistes prodiguent àleurs amis politiques ; mais ceux même qui en doutent assistent commecurieux à l’ovation qu’on décerne à ces héros de la tribune. Cestriomphateurs, que peut renverser le lendemain un caprice du mêmejournal, n’en sont pas plus heureux ; ils soupirent sous l’arc detriomphe, et gémissent aux accords de la sérénade. S’ils sont de bonnefoi dans leurs votes et dans leurs paroles, ils souffrent dela direction qu’a prise le gouvernement. Les malheurs de l’État, vraisou faux, n’en tourmentent pas moins leurs insomnies. Ils tremblent pourleur pays, pour ses institutions, pour ses destinées. S’ils ne sontopposants que par intérêt, leur ambition trompée est comme un serpentqui leur ronge les entrailles ; et, en définitive, il est difficile dedire quel est le plus malheureux, du député qui éprouve ce supplice detoutes les heures, ou de celui qui reçoit tous les matins un quolibettypographique pendant que la session dure, et qui, en rentrant dans sesfoyers, trouve un charivari à sa porte. Le député de l’opposition a les solliciteurs de moins ; mais il est lepatron de tous les mécontents, et il y a compensation. Cette dernièrecour est même plus fatigante que l’autre. Le ministériel a quelquefoisle plaisir de faire des heureux : il voit alors des fronts joyeux etsereins, des visages riants ; il partage lui-même leur allégresse. Sonadversaire n’a jamais autour de lui que des figures sombres etsoucieuses, des physionomies d’alarmistes, parfois des mines deconspirateurs qu’il est obligé de calmer, et qu’il est tenté de prendrepour des espions déguisés. Les félicitations que reçoivent son courageet son éloquence sont toujours mêlées de plaintes, de doléances, depronostics fâcheux, qui raniment sa verve et réchauffent sa colère,mais qui n’adoucissent point les chagrins dont il est dévoré. En résumé, sur quelques bancs de la Chambre qu’on se place, le siége etle dossier ne sont point sans épines ; et les deux positions, assezsemblables dans leurs résultats, ne valent guère la peine de quitterses affaires, de fuir les douceurs du foyer domestique, de négliger sesamis, de renoncer à ses plaisirs habituels. Ajoutons-y cette irritationconstante qu’on puise dans les débats parlementaires, les haines qu’ons’attire, les émotions vives et pénibles qu’on éprouve sans relâche, latension perpétuelle des nerfs, l’inflammation des artères, l’altérationprogressive et rapide de la santé. Comptons les nobles victimes decette vie d’agitation, d’inquiétude, de vivacité, de dispute, etconvenons qu’il faut une forte dose d’ambition ou de patriotisme pourse jeter dans ces embarras, dans ces ennuis, dans ces combatspolitiques, pour livrer sa vie à qui veut la troubler, son caractère àqui veut le noircir, ses sentiments, ses intentions même à qui veut lescalomnier. Les ambitieux, et ils sont en petit nombre, en jugentautrement ; mais quel est le but de leur ambition ? le ministère ?galère d’une autre espèce ! Voyez ces huit forçats qui rament sur sesbancs ; et portez-leur envie, si vous en avez le courage ! Le plus rudechâtiment qu’on puisse infliger à cette ambition, c’est de lasatisfaire ; et, s’il n’y avait pas de péril pour l’État, je voudraisqu’on y fît passer tous ceux qui le désirent. Ce serait une belleprogression de culbutes ; et le spectacle en serait fort amusant sinous n’étions pas exposés à le payer trop cher. Hélas ! les neufdixièmes de la Chambre ne se consolent qu’à l’aspect affligeant deshuit malheureux assis en face de la tribune : ils ont, à la vérité, unsiége élastique, des chancelières pour l’hiver, et de beaux hôtelspayés par l’État ; mais ils n’y dorment pas plus à l’aise ; et je neleur sais pas d’autre consolation que de penser qu’il est peut-être unhomme plus malheureux encore sur un siége brillant, surmonté d’un daisà crépines d’or, dans un palais où les chagrins et les tribulationsentrent par toutes les fenêtres. VIENNET. |