Aller au contenu principal
Corps
VALLES, Jules (1832-1885) : Chers parents !, (La Rue, 6 octobre 1867).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (06.05.1998)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55
Mél : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] bib_lisieux@compuserve.com
http://ourworld.compuserve.com/homepages/bib_lisieux/

Diffusion libre et gratuite (freeware)
texte établi d'après l'édition de1879 sur un exemplaire de l'édition en fac-simile deséditions du Lérot (Tusson, 1987).

Chers parents !
par
Jules Vallès

~~~~

C'est le moment où vous discutez dans les familles, autour de la table et sur l'oreiller, l'avenir de vos enfants !

De tous ces moutards en tunique de collège etde ces garçons, frais bacheliers qui rôdent ces jours-cià travers les rues, qu'allez-vous faire ?

C'est la rentrée demain dans leslycées, bientôt dans les écoles ; l'heure estdécisive et le moment grave, plus grave qu'on ne pense ! J'en aitant connu de ces pauvres garçons qui ont mal fini parce qu'onles fit mal commencer ! Ce n'était point leur faute, mais celledes hommes qui, chargés de diriger leurs premiers pas, lesjetèrent tout petits dans le chemin qui conduit tout de suiteà la souffrance et plus tard quelquefois à la honte.

Il y a des pères orgueilleux et dontl'orgueil pèse sur la vie des fils. Ces pères-là,qui sont aubergistes ou drapiers, veulent voir leur rejetonmédecin ou avocat. C'est bien ! mais encore faut-il que cesambitieux, avant de lancer l'enfant dans cette voie, sachent àquoi ils s'engagent et à quels périls ils l'exposent.

Vous aimez les chiffres, faisons-en.

C'est, - si votre moutard a aujourd'hui douze ans, -c'est 50,000 francs au moins qu'il faudra dépenser pour lui, sivous voulez en faire un médecin ou un avocat. Le savez-vous ?

Votre fils ne pourra pas, avant l'âge devingt-huit ans, gagner un sou. Il faudra, jusque-là, payer sanourriture et son loyer, ses habits, ses bottes, ses examens, seslivres - sans qu'il y ait une minute d'hésitation, un instantd'arrêt ! Trois mois sans argent le feraient reculer de trois ans; six mois sans vivres le condamneraient, faute d'un miracle, àla Bohème, pour l'éternité.

Cinquante mille francs, entendez-vous ! Les avez-vous ? Les garderez-vous ? Les donnerez-vous ?

Vous ne les avez pas ? Vous pouvez ne plus les avoir?... ou vous hésitez à les donner ? - Ne rêvez pasalors pour Ernest ni le bonnet de docteur, ni la toge de l'avocat, nimême le diplôme de bachelier, et quand le proviseur vouspriera de choisir demain, éloignez-vous des classes de latin,éloignez-vous !

Votre fils vous reviendrait des humanités ignorant comme une carpe, - heureux encore, s'il sait qu'il ne sait rien !

Convaincu de son incapacité et se demandantpourquoi on a dépensé tant d'argent pour qu'ils'ennuyât tant, il se mettra bravement à apprendre unmétier, entrera dans un magasin ou un bureau, un atelier ou uneboutique, à la caisse ou au rayon.

Si, par hasard, il sort avec la foi classique, latête bourrée de mots baroques, parlant grec, citant leslatins ; jugeant la vie, ce fort en thême, à travers cequ'il sait de l'histoire des Euménides ou des Samnites, il ira,votre fils, se cogner à tous les angles durs et pointus de laréalité. Il éprouvera tous les désespoirsde l'impuissant, subira toutes les déconvenues qui frappent lesincapables. Peut-être il gardera l'orgueil puant des cuistres ;il mourra, dans ce cas, régent à Pont-à-Mousson ;- à moins qu'il n'ait des protecteurs, des protectrices, ouencore du talent ! Mais de ce talent-là la graine pourrit et lafleur gèle dans les serres universitaires. Il n'y a qu'About etWeiss qui y aient résisté. Ne comptez donc pas sur sacuistrerie même pour l'enrichir, et mettez-moi tout bonnementvotre jeune homme aux classes de science ! Qu'il apprennel'orthographe, le dessin, la mécanique, la physique ou la chimie: en sortant il pourra trouver une place, continuer un commerce,prendre un fonds, et vivre la vie honnête et saine de labourgeoisie !

Vous préférez courir les chances ? - Ernest remplacera Trousseau et Charles a tout ce qu'il faut pour bien parler.Soit ; mais une fois la décision prise, c'est un devoir pourvous de ne pas laisser en route celui que vous aurez vous-mêmeégaré, et il ne faut pas non plus que votre prudencemaladroite gêne sa marche et tourne au détrimentmême de vos espérances !

C'est, hélas ! ce qui arrive bien souvent.Pour avoir gâché quelque argent dans les festins despremières années, alors qu'ils chantaient : Mon béret rouge!» ou jouaient les Rollas dans les caboulots du quartier, ils sesont vus un jour abandonnés par leur famille. Il y a euéchange de lettres aigres, puis violentes : - peu à peules coeurs se séparent, et entre le père et le fils unabîme se creuse ; les voisins le savent, la petit ville en jase.On offre à l'enfant de revenir ; il n'ose pas, parce qu'ilarriverait déguenillé et que depuis longtemps on a dansle pays calomnié sa misère.

Il revient quelquefois - dix ans après, ensortant de Poissy, où il a fait trois ans sous un faux nom ; ilarrive le soir comme un mendiant ou un assassin. - Il arrive aussi,pour mourir, les poumons brûlés par l'absinthe oudévorés par la phthisie : le père, devant le litd'agonie, maudit son orgueil et sa cruauté...

J'ai l'air de prendre la défense des filsparesseux ou rebelles. Non, mais j'ai éternellement pitiéde ceux qui ont faim, surtout de ceux à qui je sais qu'onpourrait, sans se ruiner, envoyer du pain.

J'ai peur que les parents ne croient pas qu'onjeûne et qu'on a froid ! Je me figure que s'ils y croyaient, ilsferaient au moins, comme à des étrangers, lacharité à leurs enfants !

J'ai connu un pauvre et honnête garçonqui, ayant demandé à sa famille - riches gens de province- qu'elle lui ouvrit seulement un crédit chez le boulanger etlui assurât un grabat dans un grenier d'hôtel, reçutcette réponse. Non.

Le fils les hait : «Je ne vous avais pasdemandé à naître, dit-il, je vous demande de ne pasme laisser mourir !»

Aussi, chers parents, regardez-y à quatrefois ! et si vous n'êtes point assez riches pour payer mêmeles folies de vos fils, laissez vos fils à Carpentras ! S'ilsont du coeur au ventre, quelque chose là,ils viendront malgré vous, et nous saluerons leur courage,à moins que nous n'ayons à suivre leur enterrement. Parisdévore ! la fatalité les tuera, mais vous ne serez pas,au moins, complices du crime ! - Sur dix hommes de trente ans quimeurent, cinq ont été poussés au cimetièrepar la ladrerie ou l'orgueil des pères ! N'insultons pastoujours le cadavre des fils !.

6 octobre 1867


retour
table des auteurs et des anonymes