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DEVILLE, Etienne(1878-1944) : De la rareté des Livres rares, servant de préface au catalogue des livresantérieurs au XIXe siècle de laBibliothèque de M. Etienne Deville, tome premier (1904). Saisie dutexte : O. Bogros pour lacollectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (26.II.2006) Relecture : A. Guézou. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusion libre et gratuite (freeware) Orthographe et graphie conservées. Texte établi sur l' exemplairemanuscrit de la Médiathèque. De la rareté des Livres rares (servant de préface au catalogue des livres antérieurs au XIXe siècle.) de la Bibliothèque de M. Etienne Deville Tome premier ~ * ~La bibliographie, cette science de la connaissance des livres, a ouvertà la librairie une branche de ressourcesinépuisables : la librairie s’estemparée du livre rare, de l’éditionprécieuse, et a jeté l’un etl’autre en appât à la gloriole età l’amour propre humains. Le livre rare estaujourd’hui devenu un bibelot, une curiositéqu’on montre par ostentation, qu’onpossède bien plus pour la forme que pour le fond ; labibliothèque est devenue un meuble courant, commel’armoire à glace ou le piano : tout individuquelque peu aisé doit avoir à offrir, aux yeuxébahis de ceux qu’il reçoit, quelqueslivres rares, plus ou moins richement reliés, dont il nemanquera pas de faire ressortir toutes les qualitésextrinsèques, laissant de côté, bienentendu, la valeur intrinsèque et pour cause ! De la bibliographie est née d’abord labibliophilie, cet amour des livres qui tient de leur connaissance, puisensuite la bibliomanie, autre passion qui pourrait êtreexcusable jusqu’à un certain point, mais qui leplus souvent, devient un fléau pour le bibliophile, le seulvéritable amateur. Le but primitif de la bibliographie semble avoirdévié, au lieu de rester une science pure etdésintéressée, elle est devenue labase d’un commerce dont les productions ne sont accessiblesqu’à ceux que la fortune a favorisés etqui sont, le plus souvent, de parfaits imbéciles, indignesde la qualité de bibliophiles, pas mêmebibliomanes, mais je dirai presque… bibliophobes ! Le prix excessif des éditions rares et précieusesles met pour toujours à l’index pourl’amateur pauvre, la possession de ces joyaux typographiqueslui est interdite, il doit se contenter de les admirer sous lesvitrines de nos collections publiques ou d’en savourer ladescriptions dans les catalogues qui s’imprimentjournellement : c’est renouveler pour cetinfortuné le supplice de Tantale ! Au lieu de cela, le riche, orgueilleux et vain, court les ventespubliques, dispute à prix d’or les moindresplaquettes, par cela même qu’elles sont rares oucotées d’un prix excessif ; la gloriole le pousseà payer très cher ce qui, en somme, vaudraitpeut-être dix fois moins, et il sort content de la salle desventes, heureux que tout le monde saura que Monsieur un tel ou Monsieurde n’importe quoi, a payé dix ou vingt millefrancs un chiffon de papier ou de parchemin qu’un autretrouvera peut-être, pour dix ou vingt sous, chez lesbouquinistes du quai ou dans le fatras d’unétalage de quelque marché au puces ! Et quand il est en possession de la merveille que le sort lui adjuge,il s’empresse de la placer près de cellesqu’il a déjà acquises –à quel prix, grand Dieu ! – sur des rayonssoigneusement garnis de velours ou de peluche, mais pourtant passuffisamment à l’abri de la poussièrequi, bientôt, recouvrira de sa robe grise,l’éclat des dorures des reliures. Il aura soin derecueillir précieusement les indications bibliographiquesque son ignorance ne lui permet pas de discerner, et lorsque quelquevisiteur sera chez lui, il ne manquera pas de lui faire parcourir sagalerie ou sa bibliothèque, et de lui réciterautomatiquement, comme les gardiens de musée ou le ciceronede monuments ce qu’il aura entendu dire au sujet desmerveilles dont il est possesseur et dont il ne connaît quele prix fantastique pour lequel il les a acquises. Cette classe de faux amateurs, de précieux, de sots, estméprisable au plus haut point, et pourtant si la raison lesréprouve, le commerce les absout et leur faitfête. Quelle joie et quelle gloire pour ces bourgeoisparvenus ou ces noblaillons, dont le blason fruste aété redoré par des moyens plus oumoins avouables, de se sentir frappésfamilièrement sur le ventre par un libraire en renom qui lessuce et les gruge en leur prodiguant les éloges les plusflatteurs et tout en ayant l’air d’avoir pour euxles égards les plusdésintéressés ! Combien sontjoués de la sorte, payant bien cher l’honneurd’avoir de serré une patte cercléed’or et de diamants dont leur bourse est leur seule mine ! Devrai-je leur en vouloir à ces commerçants qui,après tout, cherchent eux aussi à faire fortune ?Oui et non ! Oui, en ce sens que ce sont eux qui nous privent, nous lesdéshérités de la fortune, de la justepossession de chefs d’œuvre qui devraitêtre à la portée de tout le monde,riche comme pauvre ! Non, parce qu’ils ont l’espritde profiter de l’aubaine que le hasard place entre leursmains, ils en profitent, ils ont raison. Pourtant, c’estencore une race de gens placée bien bas dans mon estime, jeles méprise autant que leurs riches clients ! Je ne voudraispourtant pas laisser croire que je suis tout à faitexclusif, que j’écris avec un aveugle parti pris,non, il y a des exceptions, j’en conviens, maisc’est le petit nombre ! Il y a encore une catégorie de faux amateurs contre lesquelsje ne veux pas manquer de m’élever : ceux quispéculent sur le prix des livres rares, témoincet imbécile qui possédait deux ou troisexemplaires d’un livre rarissime, en détruisit unou deux pour le rendre plus rare encore ! Ou bien encore celui quimonte un riche cabinet et qui le met en vente par la suite dansl’espoir de réaliser un grosbénéfice ; je pourrais citer ici des noms, et desnoms fameux dans les annales de la bibliographie, mais àquoi bon charger la mémoire de ceux qui ne sont plus ! Le commerce du livre rare a tué la bibliophilie ; cen’est plus aujourd’hui (le livre rare)qu’une marchandise courante comme une autre, on apeut-être quelques égards pour elle, mais deségards intéressés, et sil’on enveloppe un exemplaire d’une riche reliure oud’un superbe écrin, c’est pour en tirerle plus d’argent possible ! L’argent, c’est la base et la fin de tout, la viede l’homme n’est qu’une chasseà l’or perpétuelle, l’amourde l’or est le sentiment le plus enraciné dans lescœurs de notre génération, et il faitcommettre quelquefois bien des crimes, plus que l’autreamour, celui-là plus noble et plusdésintéressé ! A ce compte-là, que reste-t-il pour l’amateur peufortuné ou même pauvre ? Ce dernier, le seul biensouvent à même de comprendre la réellevaleur d’un ouvrage, en est réduit àles voir se disputer entre les mains des juifs ou des richissimesbibliomanes sans avoir jamais l’espoir de les revoir ! Autrain où l’on va, il n’y aurabientôt plus de livres rares à recueillir, il ensera de même que des armoires normandes, desfaïences de Rouen et autres curiosités dont lesantiquaires rapaces ont depuis longtemps fait table rase ! Les grandes collections s’emparent des éditionsoriginales de nos anciens imprimeurs ou bien les marchands ne lescèdent qu’à des prix inabordables : jen’ai jamais pu me procurer un Alde, un Thielman Kerver, unGalliot du Pré ou un Simon Vostre, c’est tout auplus si j’ai pu recueillir un Elzevir ou un Michel deVascosan ! Les deux exemplaires incunables que je possède,ne sortent pas des presses françaises ! La possession de cespremières productions de l’art typographique nousest interdite et aujourd’hui il faut être richepour se procurer ce qu’autrefois on appelait la Bible despauvres, « Biblia pauperum », aujourd’huic’est la Bible des riches qu’il faut dire ! Nous nesommes plus au temps où, moyennant une somme relativementminime on pouvait se procurer un livre rare ou ayant une illustreorigine ! Aujourd’hui tout est pourchassé,rangé, classé, étiqueté,enfermé dans des armoires de fer ; et ce n’estqu’avec d’infinies précautionsqu’on vous en autorise la simple vue ! Pour l’amateur ordinaire, il ne reste que les boites desbouquinistes, ce rebut des ventes, ces poubelles de la librairie, danslesquelles on trouve quelquefois des ordures qui ne sont pasà dédaigner ! Ma collection aété formée ainsi, est-ce àdire qu’elle ne vaut rien ? S’il ne s’yrencontre pas des exemplaires richement habillés par les LeGascon, les Derome ou autres illustres relieurs, il s’ytrouve de bons exemplaires que plus d’un serait curieux deposséder ! S’ils avaient étéplacés sur les rayons d’une librairie connue aulieu d’avoir été ramassésdans les boites des bouquinistes, ils auraient peut-être plusde valeur ! S’ils avaient figuré sur quelquescatalogues de cabinet en renom, avec une étiquette fortementmajorée, ils ne seraient pas aujourd’hui sur lesrayons de ma bibliothèque ! Mais il n’en a pas été ainsi, et cesépaves auraient peut-être péri si je neles avais pas recueillies ! Je les ai tirées del’obscurité, décrites aussicomplaisamment que je l’aurais fait si j’avais euà dresser le catalogue d’un Grollier oud’un duc de La Vallière, et maintenant,qu’un libraire expert sourie de pitié et taxe demenu fretin les cent seize numéros qui composent cecatalogue, je m’en moque ; qu’armé deson Brunet ou de quelque autre guide de libraire, il vienne me prouverque ma collection, commercialement parlant, n’a pas devaleur, je lui rirai au nez et lui tournerai dédaigneusementle dos ! Je sais discerner un ouvrage, non pas tant par son décorumextérieur, mais par l’œuvre qui y estcontenu, qui est l’âme même del’ouvrage : je me ficherai pas mal d’un Botinrelié aux armes de la marquise de Pompadour ou de MarieAntoinette, je lui préfèrerais mes vieillestraduction d’Amyot avec leurs reliuresdéfraîchies et usées! Je ne fais pas fi, loin de là de cessuperbes exemplaires qui font la joie et l’orgueil de leurpossesseur, mais je ne dédaigne pas non plus dem’arrêter à la boite à deuxsous sur les quais de la Seine : sur un terraindéjà moissonné, il est toujourspossible de recueillir quelques épis ! Etienne Deville 28 Septembre 1904. Choix de pages du catalogue : Page de titre, page 7, pages 30 & 31, pages 130 & 131. Description générale du Catalogue - Introduction du Tome 2 (1909). |