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ALAIS, Henri(18..-19..) : La Procession duLoup-Vert (1901).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.XI.2011)
Relecture : A. Guézou
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Orthographe etgraphieconservées. Les illustrations ne sont pas reproduites.
Texte établi sur l'exemplairede laMédiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Paysnormand, revue mensuelle illustréed'ethnographie et d'artpopulaire, 2ème année,1901.

LaProcession du Loup-Vert
par
Henri Alais

~*~

IL existe encore à Jumièges (Seine-Inférieure) trois confréries dont laplus ancienne, celle de Saint-Jean-Baptiste, fut fondée en 1390 et reçul’approbation de Guillaume de Vienne, archevêque de Rouen.

Tous les ans, le 24 juin, la frèrie de Saint-Jean, c’est ainsi qu’onl’appelle, célèbre sa fête patronale par l’assistance à la messe etl’offrande d’un pain bénit suivis d’agapes fraternelles.

La solennité commence la veille par une procession qui, anciennement,s’appelait Procession du Loup-Vert, et par l’embrasement d’un feu dejoie traditionnel dit feu de Saint-Jean.

Vers la fin du jour, tous les frères se réunissent chez le maître ; là,ils revêtent le chaperon de l’association, puis précédés de la bannièreet de la croix ils accompagnent le clergé paroissial qui se rendprocessionnellement au bûcher disposé dans la cour.

Le curé allume et bénit le feu, ensuite il entonne le Te Deum qui estrépété en chœur par toute l’assistance ; il est bon de dire ici quecette assistance ne se compose pas seulement de quelques curieux, maisbien de plusieurs centaines de personnes accourues en foule tant deJumièges que des communes environnantes ; chacun veut assister au feude Saint-Jean : celui-ci par dévotion, celui-là par curiosité, untroisième pour y conquérir son tison, car il ne faut pas oublier queles tisons du feu de Saint-Jean sont de précieux préservatifs contrela foudre...

Aussi le départ du cortège, après la bénédiction du feu, est-il lesignal d’une bousculade générale : le bûcher est pris d’assaut et lestisons très chèrement disputés.

Le retour de la procession s’effectue dans le même ordre que le départ; après avoir déposé les insignes, les frères ouvrent le bal champêtrequi se prolongera fort avant dans la nuit à la satisfaction générale.Il faut voir avec quelle ardeur toute la jeunesse présente s’en donne àcœur joie !... Que d’anciens veulent encore, une dernière fois, sauter une vieille gavotte ou perpétuer le souvenir des belles Olivettesconservées à Jumièges avec un culte sinon supérieur, du moins égal àcelui des Provençaux.

Pendant ce temps, la frèrie s’est réunie à la table du maître, où ontété conviés le curé, la famille et les amis, pour prendre part au repasdu soir dit petit repas ou goûter frugal (on ne le croirait guère àen juger par la variété des mets qui y sont servis) afin d’établir unedistinction avec le banquet solennel du lendemain qui n’a rien decomparable sous le rapport de l’abondance des victuailles.

Sans exposer en détail le menu de ce que nous convenons d’appeler le petit repas, notons toutefois que le bouilli est accompagné d’unevolaille à laquelle succède une gibelotte et un succulent gigot, voilàpour la première partie du goûter ; la seconde qui suit immédiatementn’est guère moins substantielle et se compose, suivant l’usage, d’unplat de poisson auquel fait suite le traditionnel bœuf à la mode,mets recommandé et tout à fait de règle dans les festins del’association ; enfin une oie ou dinde truffée complète l’assortiment.

Du dessert, bien entendu, nous n’en parlons point ; il est tout àl’avenant.

A en juger par cette succincte nomenclature, on conviendra qu’unappétit même largement ouvert puisse y trouver son compte, fût-il de plus excité par les émotions qui ont accompagné ou suivi lesdiverses péripéties de la soirée.

Ce souper, comme on le voit, a été lui aussi modernisé, car n’oublionspas qu’anciennement il était servi en maigre et qu’une amende ou unepénitence publique, la récitation du Pater à haute voix, par exemple,parfois l’une et l’autre, étaient infligées à tout frère qui parlait defaçon irrévérencieuse ou de questions d’intérêt contrairement aurèglement de la compagnie.

Le lendemain, jour de Saint-Jean, la confrérie assiste à la messeparoissiale, où l’épouse du Maître, – anciennement Loup-Vert, – estinvitée à quêter. L’offrande d’un pain bénit précède la cérémonie ; àl’issue de la messe le clergé reconduit processionnellement les frèresjusque sur la place du Chouquet, où il était venu d’ailleurs leschercher dans le même cérémonial pour les conduire à l’église ; puisvient le grand repas.

Maintenant laissons parler C.-A. Deshayes qui, en 1829, écrivitl’histoire de l’abbaye royale de Jumièges ; il nous dira dans unedescription des plus intéressantes et sans y rien omettre de quellemanière se faisait la procession dite du Loup-Vert au commencement dusiècle dernier :

« Le 23 Juin, chaque année, une confrérie dite de Saint-Jean-Baptistes’assemble avec croix et bannière chez un particulier désigné dans lepays sous le nom de Loup-Vert.

Tous les individus qui composent cette assemblée sont revêtus d’unchaperon portant pour insigne l’image du saint précurseur dont ils vontcélébrer la fête. Le particulier chez lequel on s’est réuni, autrementle Loup-Vert, se revêt d’une vaste houppelande de couleur verte, secoiffe d’un grand bonnet pointu, sans bords, et de même couleur, – pours’en former une idée, il faut avoir vu jouer le Devin de Village :son costume est le même que celui du magicien, à la couleur près, – ettout le vêtement quelquefois est chamarré de rubans – car il y a desvariations dans le costume – ; accoutré de la sorte, il se met enprocession à la tête des frères, et tous marchent en chantant l’hymnede Saint-Jean, au bruit de deux sonnettes que porte un jeune homme ensurplis. A ce départ quelques salves de mousqueterie annoncent que le Loup est en marche ; ils se rendent ainsi à un endroit nommé le Chouquet – vis-à-vis les ruines de l’abbaye. – M. le curé, qui seraitconsidéré comme hérétique s’il n’allait pas à leur rencontre, setrouvant averti par le bruit des pétards, vient les trouver avec sonclergé ; de nouveaux coups de feu signalent son arrivée, et son départn’est pas moins bruyant. Il conduit toute la bande jusqu’à l’église, auson des clochettes et au bruit de la mousqueterie ; à l’église onchante vêpres, après quoi toute la troupe retourne, avec croix etbannière, chez le Loup, où l’attend un repas qui, quoique tout enmaigre, n’est pas le moindre stimulant de sa pieuse course. A la fin dujour on allume un bûcher et ce sont ordinairement un jeune garçon etune jeune fille, parés de bouquets et de rubans, qui sont chargés de cesoin. La procession arrive autour du feu ; rien n’est plus pittoresqueque la sortie de la maison pour cette partie de la cérémonie. Il fautse figurer le tintement des clochettes, joint au chant de l’Ut queantlaxis, les croix et bannières défilant comme des lances sous despommiers dont les branches sont très basses, et les frères formant lecortège avec beaucoup d’assistants qui suivent toute cette procession.Arrivé près du bûcher, on chante le Te Deum, et ensuite on recommencel’Ut queant.  Les hymnes terminés, le Loup en costume, ainsique les frères décorés, se tenant tous par une main, courent autour dufeu après celui qu’ils ont désigné pour être Loup l’année suivante.On saura que, dans cette course, il n’y a que ceux qui sont à la têteet à la queue de la file qui aient une main de libre ; cependant ilfaut saisir trois fois le futur loup, sans quoi il ne serait pas censépris ; jusqu’au moment où cet heureux résultat soit obtenu, l’aspirantloup qui est armé d’une forte baguette, a le droit de frapper le vieux loup et toute sa troupe, ce qui s’exécute ordinairement avecbeaucoup de zèle. Enfin, quand le loup est pris, quelques-uns desfrères le portent sur leurs épaules près du bûcher et font le simulacrede le jeter dedans ; c’est dans ce moment qu’en présence de la pieuseassociation, encore présentes la croix et la bannière, un ancien dupays chante la ronde suivante :

1. Voici la Saint-Jean,               4. Il m’a apporté
    L’heureuse journée                  Ceinture dorée ;
    Que nos amoureux                  Je voudrais ma foi
    Vont à l’assemblée :                Qu’elle fut brûlée :
    Marchons, joli cœur,               Marchons, joli cœur,
    La lune est levée.                    La lune est levée.

2. Que nos amoureux               5. Je voudrais ma foi
   Vont à l’assemblée ;                 Qu’elle futbrûlée,
   Le mien y sera,                         Et moi dansmon lit
   J’en suis assurée :                     Avec luicouchée :
   Marchons, joli cœur,                Marchons, jolicœur,
   La lune est levée.                     La lune estlevée.

3. Le mien y sera                    6. Et moi dans mon lit
   J’en suis assurée,                    Avec luicouchée ;
   Il m’a apporté                        De l’attendre ici
   Ceinture dorée :                      Je suisennuyée :
   Marchons, joli cœur,               Marchons, jolicœur,
   La lune est levée.                    La lune estlevée.

Ce que le ménétrier accompagne de son violon, qui n’est pas toujoursd’accord.

Souvent on y joint d’autres couplets qui, comme les précédents, sont encontradiction avec l’espèce de solennité religieuse qu’on veut imposerà cette singulière cérémonie.

Les chants terminés, on rentre chez le loup, où, comme il a été dit, unsouper en maigre est servi. Pendant le repas, celui qui parlerait detrafic ou dirait un mot immodeste, serait mis à l’amende, et ce sur leson des clochettes qu’agiterait le Loup près duquel elles sontdéposées. Le contrevenant devrait en outre se lever, se découvrir etréciter à haute voix Pater noster tout au long. On observe que le Loup et les frères sont toujours décorés ; que le Loup a le droitd’inviter ses amis à ce repas, mais qu’ils ne peuvent être admis à lamême table. Pendant tout ce temps, des danses s’exécutent devant laporte du Loup. Les pétards et les coups de fusil annoncent dans lelointain la cérémonie.

A minuit, tous les convives se lèvent, mettent chapeau bas et entonnentl’Ut queant. On retire ensuite les chaperons, et alors il est permisde dire tout ce qu’on pense ; mais la fête n’est pas encore finie.

Le lendemain, toute la compagnie en joie retourne avec le même attirailjusqu’au Chouquet, où elle trouve un pain bénit à plusieurs étages,surmonté de bouquets et d’une grande asperge ornée de rubans.

M. le Curé vient encore à leur rencontre ; on va entendre la messe, oùle Loup quête en costume, et dépose sur les marches de l’autel lesclochettes que le futur Loup prend pour gages de la dignité qu’ildoit avoir et qu’il a méritée pour l’année suivante. Néanmoins onretourne chez le vieux Loup, qui traite toute la société selon safortune, et que souvent il garde plusieurs jours à table ».

Telle était dans son ensemble cette cérémonie quasi-burlesque, dénommée Procession du Loup-Vert dont l’origine très diversement commentée neparaît avoir justifié ni le titre ni l’espèce de pompe qui lui ontdonné un caractère tout particulièrement local et un cachet sifacétieux.

H. ALAIS.