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BOUTRY,Léon(1861-19..) : UnBourgeois d'Alençon en 1750 (1900). Saisie du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (31.X.2011) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplairede laMédiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Paysnormand, revue mensuelle illustréed'ethnographie et d'artpopulaire, 1ère année,1900. Un Bourgeois d'Alençonen 1750 (1) par Léon Boutry ~*~Certes, il ne songeait pas à la publicité le bonbourgeois d'Alençon qui, du 1er octobre 1748 au 28 septembre1756, inscrivait minutieusement ses dépenses sur .un carnetde poche. Sa bonne foi doit rester à l'abri de toutsoupçon et jamais auteur de mémoires n'aécrit avec une semblable impartialité. C'est untitre réel à l'attention des lecteurs, et si nousavons un regret à exprimer, c'est de ne point trouver sonnom en tête du livret, suivant la formuleconsacrée : « ce livre appartient à». L'absence de signature lui a valu le dédain decertains chercheurs qui n'apprécient un document qu'autantqu'il est agrémenté d'un nom connu. Le carnetcontient pourtant différents détails qui ne sontpas sans intérêt quand on peut, comme dansl'espèce, les généraliser àtout une classe de la société : la bourgeoisie. C'est pourquoi nous allons essayer de les présenter aulecteur en les résumant suivant les besoins de l'expositionet la clarté du récit. Tout d'abord il est bon de remarquer que notre bourgeois n'est passeulement un rentier, il est commis à un emploi. C'est.lui-même qui nous l'indique. Le total des dépensesd'octobre 1748 au 1er novembre 1749 est de « 2,243 livres 2 sols 6 deniers (2) sur quoi,ajoute-t-il, j'ai reçu de chez moi àdifférentes reprises 1.181 L. 1 s. 8 d. Reste 1.062 1L. 0 s. 8 d. Mon emploi m'a valu pendant la diteannée, déduction faite des capitations etdixièmes 1.140 L.(3) Partant il m'a dûrester de profit 77 L. 19 s. 2d. Plus loin nous trouvonsla nature de son emploi. C'est un comptable aux fonctions diversesdonnant droit à des émolumentsproportionnés au chiffre des recettes et par suitevariables. Il est d'abord ayde d'octrois, c'est-à-direemployé au service des aydes et octrois, ce qui lui vautenviron 750 livres par an (4). Le traitement comporte en outre : 1e« pour port de deniers », 240 livres ; 2e une« remise des hôpitaux » environ 120livres ; 3e une autre remise sur les perceptions des octrois de 30livres ; enfin la régie lui accorde des gratificationsvariant de 100 à 200 livres. L'auteur du carnet est donc à la foispropriétaire et employé. On a peu derenseignements sur ses propriétés ou, suivant sonexpression, sur son bien. On sait seulement qu'il est situéà deux lieues et demie d'Alençon, dans la communede Granchamp (Sarthe), canton de Saint-Paterne. La culture ou lefermage paraît confiée aux soins d'un certainBaptiste, et, en tout cas, d'une nommée Fanchon, car le 12décembre 1751, « j'ai, écrit-il,donné à Fanchon de Granchamp, dutabac, cy 9 livres ». A peu près tous les ans, onle voit partir, pour deux ou trois jours, vers son domaine. Lesdépenses du voyage, vu la proximité, sontd'ailleurs assez minimes : de cinq à six livres. Le 11 mai1755 le compte émarge seulement une livre huit sols, le prixde la voiture et du cheval (5). Peut-être est-ilhébergé par des amis et connaissances ? Le faitcertain c'est qu'il est en relations suivies avec le curé deSaint-Paterne. Ce dernier lui fournit chaque année un oudeux boisseaux de pois, au prix de 2 livres 8 sols. Les rentes unies à un emploi permettent de s'assurer unetrès honnête aisance principalement àune époque de paix et de prospéritécomme celle qui précéda la guerre de sept ans. Unbourgeois normand n'eût garde d'y manquer, et, comme nousallons le voir, celui d'Alençon ne fit pas exceptionà la règle. Mais on peut se demander s'il s'agit d'un célibataire, d'unhomme marié ou d'un veuf. Bien que le document ne soit pasexplicite à cet égard, on peut croire que nous avons affaire à la catégorie desgens mariés ou veufs. D'abord il possède unmobilier important. Un déménagementopéré en 1750 occasionne une dépensede 501 livres 2 sols 6 deniers. Son installation lui permet de recevoirun pensionnaire. « Le 1er Mai 1748, M. Joly - sans doute uncollègue ou un chef - contrôleur aubureau des Aydes et Tarifs d'Alençon, est entré chez moi en pension. Le 16 Juillet 1748, M. Jolly m'apayé 50 liv., etc. » En outre les «dépenses de ménage » ne sont pasdétaillées au carnet. On y voit cette seulemention : « Dépensé pour leménage 60 liv. » ou « payéà Francine 60 liv. » Cela suppose l'existenced'une maîtresse de maison chargée del'approvisionnement, et cette maîtresse de maisonrépond au nom de Francine. Celle-ci parait doncêtre sa femme, sa fille ou une parente ; elle a d'ailleurssous ses ordres une servante qui nous est mieux connue,grâce à l'inscription de son entrée enfonctions à la date du 5 Octobre 1748 : « AnneBeauchesne de la Posté est entréechez moi, nous dit l'auteur du carnet, et je lui ai accordé30 livres de gages par an ». Ces gages ne sont pasimportants, mais les conditions du louage devaient comporter,indépendamment du prix principal, divers accessoires, parexemple les frais d'habillement, au moins la chaussure. Ainsiretrouve-t-on une note de « 2 livres 15 sols pour lessouliers de Nanon » immédiatement aprèsune autre note de 5 livres , « souliers et pantouflesà Francine ». A celle-ci on destine un fichu desoie (4 liv.), de la toile et 19 aunes de flanelle à 54 solsl'aune (6). Les deux sont gratifiées d'étrennesdont le total constitue une assez forte somme au budget ; elle variede 20 à 26 livres. Le détail en est fourni au moisde Janvier 1752. Un certain Baptiste reçoit 6 livres ; unautret inconnu 1 livre 4 sols ; M. Sauvage, barbier, 2 liv. 8 sols ;Francine 6 liv. et Nanon 2 liv. 15 sols. Le 1er Janvier est, on lesait, une journée onéreuse. On ignore encorel'envoi des cartes, mais l'usage prescrit les missives contenant lesvoeux et souhaits ; d'où un émargement de 6 livrespour « port de lettres » (7). Les fonctions d'employé dans une régiefinancière prédisposent aux idéesd'ordre, voire aux minuties maniaques des ronds de cuir. Si l'aided'octrois d'Alençon ne tomba pas dans la monomanie, on nepeut lui dénier l'esprit d'ordre méticuleux. Larédaction détaillée du carnet en estla preuve. Or, l'ordre va de pair avec la correction de la tenue.L'employé de 1750 fut donc correct; que dis-je, il visamême à l'élégance età la richesse du costume. Nous pouvons nous le représenter en tenue de gala,coiffé d'un chapeau tricorne de bonne marque qu'il a bel etbien payé 10 livres. Il se sert de lunettes et porte laperruque à résille ; une belle perruqueachetée 20 livres chez M. Sauvage, le barbier, qui moyennantun abonnement annuel de 18 livres se charge de le tenir toujoursrasé de frais. Son habit, c'est l'habit à jupe endrap d'Elbeuf ou de Vire qui lui revient à 88 livres.Au-dessous la veste, ou gilet à longues basques, de couleurrouge. Abritée qu'elle est par le vêlement dedessus, on peut lui apporter les plus riches garnitures.Voilà pourquoi l'élégant commis n'hésite pas à faire acquisition de «cinq aunes de gallon surdoré qui pèse 6 onces 3 gros, à 10 livres l'aune, pour 63 livres15 sols », et aussi de boutons d'or valant 24 livres.Cependant la parure serait incomplète s'il n'ajoutait pasles manchettes brodées conformes au col et à lachemise, d'une valeur de 6 liv. 3 sols (8) La culotte (18 livres,façon et fournitures) est du même drap quel'habit, et les bas de soie valent 17 livres 10 sols. Quant auxsouliers, deux catégories sont adoptées : lessouliers de castor et les souliers de cuir ; les claques sontlà pour les protéger contre leséclaboussures de la rue. Sa canne est la grande canneà bout de cuivre munie d'un cordon ; elle acoûté 6 livres. Enfin, comme l'usage du tabacà priser n'est pas son moindre défaut, notrehéros se fait. un plaisir d'offrir « la prise del'amitié » dans une tabatière d'argentde 40 livres. Les tabatières communes en carton sontdestinées au bureau où se trouve une provisionspéciale de tabac. C'est ce qui résulte d'uneannotation ainsi conçue : Tabac pour le bureau, 9 livres. A côté de l'élégance,l'économie doit bien trouver place ; aussi ne sommes-nous passurpris de remarquer des journées de couturière,à 7 sols par ,jour, à l'effet de retourner unhabit ou faire des raccommodages. Au surplus, l'esprit d'économie bien entendu n'est pasexclusif du bien-être, de la bonne nourriture. La cave doitêtre abondamment garnie si on en juge par lesfréquentes acquisitions de vin et de cidre. Vins deChartres, de Saint-Denis-en-Val et vieux Bourgogne sont les favoris (9). Un bon curé des environs se charge de procurer le cidre.On en achète à tous les prix : une pipeà 30 liv., le tonneau 45 à 51 liv. 10 sols, deuxpipes à 104 livres, un poinçon à 10livres, etc., sans compter les frais du voiturier, la mise en cave etle pourboire du garçon qui jamais n'est oublié.Et on entasse dans la cave à tel point qu'elle devientinsuffisante ; force est de louer des annexes. Un nomméBazille assure la location de deux celliers, au pris annuel de 18livres payables à la St-Jean. Le montant totalisé des allocations du ménagependant l'année 1749 s'élèveà 527 livres, non compris le beurre, la chandelle, l'huile,le savon, le café-moka, le poivre ou autres piments, etdiverses dépenses dont le maître de maison s'estaccidentellement chargé (10). En somme lacuisinière peut utiliser au service des autresapprovisionnements de bouche une somme mensuelle d'environ 50 liv. Il ya de quoi faire bonne chère. Si l'on ajoute qu'on se servaithabituellement de cuillers et fourchettes d'argent, de belles et bonnesfaïences (assiettes, plats, tasses et soucoupes [11]), chacunpensera que l'employé de la régie desaydes de 1750 dut se trouver satisfait de son ordinaire sansavoir idée de chercher meilleur menu à l'aubergeou au cabaret. A cet égard ses chefshiérarchiques auraient pu caractériser saconduite de l'épithète irréprochable,et tout porte à croire que l'assiduité au bureau fut exemplaire (12). Uneseule fois, en six ans, il s'est aventuré au cabaretoù la carte à payer s'estélevée à 6 livres 7 sols. Un seulrepas en dehors de la maison, c'est le repas du mercredi desCendres à l'auberge des Trois-Cheminées. Ils'agit sans doute d'un repas de corps. La cotisation habituelle paraitêtre de 2 livres 18 sols. Toutefois, en 1750, on s'estlaissé aller à des extra : la note se monteà 10 livres 2 sols 3 deniers, un gros chiffre ! aussi lefumet des bons vins a-t-il produit son influence jusqu'au lendemain,car à cette date la dépense n'est plusdétaillée avec le même soin. Elle estcotée sous la rubrique générale« autres dépenses », cy 12 livres. La lecture attentive du carnet pourrait provoquer certaines remarquesmalicieuses sur les faits et gestes de notre employé desfinances. On rencontre plusieurs annotations de ce genre :« Dépenses particulières, 18 livres» ou « dépenses extraordinaires», sans plus de détails. On flaire de petitesfaiblesses pour être comptable on n'en est pas moins homme !mais n'insistons pas ; après tout, nous insinuons sans douteun jugement téméraire. D'ailleurs l'ayded'octrois est animé de profonds sentiments religieux. Tousles ans il fait célébrer des messes,peut-être pour le repos de sa femme défunte, etpaie de ce chef 15 sols par messe à l'abbéChaplain. Ses lectures sont très sérieuses,à en juger par l'achat du Traité du vraymérite et des caractères deThéophraste. Puis, comme un bon chrétien varégulièrement aux offices, il a fait empletted'un livre d'heures de 3 livres chez M. Malassis l'aîné, etil donne le pain bénit (3 liv. 3sols). L'examen du carnet de comptes nous amènerait encoreà signaler diverses notes relatives au prix desdenrées et des objets mobiliers. On apprendrait parexemple que le beurre valait 11 et 12 sols la livre, la chandelle 9sols 6 deniers, l'huile 15 et 16 sols, le moka 2 livres 13 sols, lesucre 1 livre 4 sols, une armoire 75 livres et un parapluie 3 livres10 sols (13). Mais un relevé de cette nature nousentrainerait à de trop longs commentaires. Lorsque nousaurons souligné le goût du temps pour les billetsde loterie par l'achat de quatre billets à 4 livres 4 sols,nous arrêterons notre examen ; non sans remarquer, toutefois,que le carnet de comptes fut sans doute le dernier tenu par son auteur.Dès l'année 1753, après avoir faitemplette d'un petit livre, Le Médecin des Pauvres, il fallutrecourir à l'apothicaire. En 1754, puis en 1756, M.Trémont, chirurgien, reçut 9 livres «pour deux médecines et pour ses peines ». A cetteépoque la maladie est donc entrée dans la demeurede l'heureux bourgeois. Ses forces le quittent : un tiers aété chargé de copier les comptes dubureau, et puis un graphologue ne serait pas sans observer unchangement notable dans la calligraphie. Vers la finl'écriture devient lourde, embarrassée etpâteuse. Tout semble indiquer un décèslorsque le carnet se termine brusquement en 1756. Et vraiment onéprouve un sentiment de regret en pensant à lafin de ce brave homme qui nous a initié naïvementà ses goûts et à ses habitudes, et nousa fait revivre un instant cette vie intime de nos pères quireste le commentaire le plus vivant de l'histoire en notre gentil paysnormand (13). Léon BOUTRY. Associé correspondant national de la Société des Antiquaires de France. (1) D'après un manuscrit de labibliothèque municipale d'Alençon,relevé au catalogue de M. Henri Omont, sous letitre Livre de Comptes d'un bourgeois d'Alençon (1er mai1748, 28 septembre 1756). XVIIIe siècle. Papier, 94feuillets, 160 sur 110 millim., cart. parchemin. (2) Valeur de lalivre vers l'époque Louis XV, 1 fr. 66. (3) Le montant de la capitation, année 1750, est de 18 liv.; les dixièmes et vingtièmes de la diteannée, 28 liv. 9 sols. (4) Son titre de commis des aydes résulte encore del'acquisition des « tomes 7 et 8 du grand recueil des aydes ». (5) Quant au prix des transports nous savons en outre qu'il apayé pour « la voiture d'un tonneau de cidre, deSéez à Alonron, 3 liv. ». (6) Les achats de toile et d'étoffes pour le compte deFrancine permettent de présumer qu'il s'agit de laconstitution d'un trousseau : 24 aunes de toile de Laval, 44 liv. ; 3draps lins, 20 liv. (7) Une inscription nous donne le coûtd'une correspondance : « M. Champdavoine a écrit pour mefaire venir le courrier d'Avignon et j'ai payé 9 livres 11sols. » (8) Nous ne parlons pas de la montre ; on ne connait l'instrument quepar les fréquents raccommodages auxquels il donne lieu (4sols, 16 liv., 18 liv. et 1 liv. 16 sols) et les frais d'envoi à Paris, bien qu'il existât des horlogers en la bonne villed'Alençon. (9) Deus poinçons vin de Beaugeucy, 144. livres ; deux feuillettesBourgogne, 93 livres 4 sols ; poinçon de vin blanc, 60 livres. (10) Ainsi le voit-on acheter des pruneaux, des tripes, descasse-museaux, du pasté, des saucisses, du miel de Narbonneet des raisins, suivant ses caprices. (11) Six tasses, six soucoupes àcaffé et un pot de sucre, 3 liv. 12 s. ; une douzaineassiettes, 4 liv. 10 s. ; un plat, 1 liv. ; vingt-quatre assiettes de fayence commune, 6liv., etc. (1) Il entretient d'ailleurs des relations amicales avec M. de Vaugourdon, Directeur des Aydes, son chef de service : « J'ai,écrit-il, eu pour M. de Vaugourdon huit aunes de flanelle à 2 L. 16 sols l'aune », et c'est Mme de Vaugourdon qui luicède le vin de Saint-Denis-en-Val. (2) Pris du bois : un cent et demi de cotrets, 20 livres ; une corde etun douzième de foutiau, 18 livres ; corde de bois,moitié chêne et moitié foutiau, 12livres; corde de bois de chêne, 19 liv. (1) Toutes les recherches effectuées en vue dedécouvrir le nom de l'auteur du carnet sontrestées infructueuses. L'état le plus anciendu personnel des Aydes que nous ayons pu retrouver, est daté de1768. Les registres des paroisses d'Alençon (1756-1760) n'ont eu à enregistrer aucun décès dans laRégie des Aydes et Octrois. |