Corps
BOUTRY,Léon(1861-19..) : Feu de la Saint-Jean(1901). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.XI.2011) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Les illustrations ne sont pas reproduites. Texte établi sur l'exemplairede laMédiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Paysnormand, revue mensuelle illustréed'ethnographie et d'artpopulaire, 2ème année,1901. Feude la Saint-Jean par Léon Boutry ~*~VAGANALIA, fêtesdu solstice, feux de la Saint-Jean, de la Saint-Pierre ou autres (1),les feux de joie en signe de réjouissances populaires sont de la plushaute antiquité. Le christianisme les reçut du paganisme, les toléra en lesréglementant, et la coustume d’antan s’est longtemps perpétuée dans lesmoindres bourgades. Bien que le fait soit attesté en de nombreux documents, les détailsépisodiques et locaux sont chez nous assez rares. Par suite, peut-êtren’est-il pas sans intérêt d’exhumer certain dossier au bailliagecriminel d’Alençon, qui mentionne un feu de la Saint-Jean à la fin duXVIIe siècle. La scène se passe à la porte de la Barre le dimanche 24 juin, année1691 ; le lecteur s’y trouve transporté « sur les huit à neuf heures dusoir » à la nuit tombante. Comme décor : « les deux grosses toursrebâties sous le duc François, frère de Charles IX, et qui servoient decasernes aux troupes de la garnison, à renfermer les prisonniers deguerre, à former des magasins, etc. » ; les épaisses murailles de laville « couronnées d’un parapet et garnies de mâche coulis (2). » « Du costé de la ville, sur la place qui est devant la porte », un feude bois a été allumé. « Tout proche » les jeunes filles et les femmesdu quartier se livrent au plaisir de la danse. Les étoffes des fichusou mouchoirs moirent sur les corsages leurs couleurs voyantes auxlueurs du bûcher, tandis que les volants des coiffes s’agitent au ventdu soir semblables à de gros papillons attirés par l’insolite clarté. Nombreuses sont les danseuses, car « elles tiennent véritablementbeaucoup d’espace » ; elles encombrent la voie qui « est étroite » nelaissant qu’un mince passage le long de la maison du sieur du Hamel,garde-marteau à la maitrise des Forests. Tous les noms des participantes à la fête ne nous sont pas parvenus ;le document du bailliage se borne à citer ceux de Renée de la Haye,fille de Guillaume, bourgeois d’Alençon, âgée de 20 ans ; Marie Pigneldite de la Montagne, fille de Louis, revendeur, âgée de 11 ans ; MaryeCouronnel, femme Gastelou, filottier au faubourg de la Barre, et unenommée Francoise Morant. Or vous pensez si, en cette fête estivale, tout le monde s’en donneavec entrain. Mais pourquoi faut-il qu’il n’y ait pas de belle fêtesans quelques anicroches ? Ces anicroches vinrent du fait de deux escolliers au collège des pèresJésuistes (3). C’est d’abord Michel de la Cour, fils de François,marchand de bœufs à Saint-Samson, c’est en outre Ambroise Gilbert, filsde Julien, chirurgien en la paroisse de Chevigny, province du Mayne, etplusieurs autres dont les noms n’ont pas été retenus. Et comme l’on sait, les étudiants au collège des Jésuites étaient desescolliers libres, logeant chez les habitants, et passablementturbulents si on en juge par les fréquentes enquêtes que leur conduiteprovoqua au cours du XVIIe siècle (4). Quant à nos deux camarades, ils habitaient dans le faubourg de laBarre. Bien qu’ils s’en défendent, on peut croire que le dimanche 24Juin 1691 ils allaient en quête de quelque bonne fortune ; et puis,n’étaient-ils pas souvent disposés à conter fleurette aux belles fillesdu quartier ! Mais afin de ne pas laisser une trop large part aux appréciations plusou moins hypothétiques, il est préférable de s’en rapporterprovisoirement à leur récit. Ils avaient soupé en compagnie d’unchirurgien de la ville nommé Jean Lenoir. Le repas terminé, lapolitesse consistait à reconduire l’invité en ville ; nos escolliersn’eurent garde d’y manquer. Pas d’incident à leur premier passage à laporte de la ville ; le feu est allumé, mais on ne danse pas encore.Invité et amphytrions se quittent « aux estaux ». A leur retour, lascène a changé d’aspect, la danse est commencée, peut-être s’agit-ild’une ronde, car le groupe occupe presque toute la largeur de la voie. Michel de la Cour, le plus petit des deux escolliers, et néanmoinscelui qui n’est pas le moins entreprenant, veut tout de suite « passerau milieu de la danse ». L’occasion est des plus favorables, on vaprendre part à la réjouissance. Oui, certes, mais nos alençonnaises nesont pas disposées à accueillir ces jeunes gens d’ailleurs étrangers àla ville. Il y a mieux à faire d’écouter les compagnons du quartier.N’est-ce pas ceux-ci qui, quelque beau matin, les accompagneront àl’église et les établiront chez elles en une belle chambre au fondd’une boutique bien achalandée ! Malgré l’opposition des danseuses, notre escollier parvient à seglisser au milieu de la ronde. « Cependant, raconte un témoignage, lafille Renée de la Haye, Françoise Morant et les autres filles neveulent point se quitter les unes des autres, de manière que ledit dela Cour se voyant arresté dans le cercle prend d’une main les pendansdu mouchoir et le col de ladite de la Haye, et met l’autre main dansson corsage ! » La danse est alors interrompue. On se défend du côté des demoiselles ;l’escollier de la Cour prétend avoir reçu un soufflet de la part deRenée de la Haye. Dans la crainte d’une riposte, les autres filles,aidées de l’escollier Gilbert, « ostent Michel de la Cour et l’obligentà laisser » la provocatrice. « De dépit » d’être ainsi éconduits, de la Cour et Gilbert s’emparentdans le feu, qui d’une « tricque de fagot », qui d’un « esclat de buche» et s’enfuient. Les filles crient et courent après eux et les fuyardsempêchent d’approcher en opposant leurs tisons ; pourtant Renée de laHaye réussit à reprendre aux ravisseurs les deux morceaux de boisqu’elle rapporte comme trophées et remet dans le feu. * * * Or, les deux escolliers se sont dirigés vers le faubourg de la Barre,et l’intervention des jeunes filles n’a pas été assez prompte pourprévenir une rixe et les coups distribués à profusion. Le cordonnier Buisson est sorti de sa boutique ; il va à la rencontrede nos galants, veut lui aussi s’entremettre pour faire restituer lestisons ; on en vient aux mains et dans la mêlée, le chapeau del’escollier de la Cour tombe à terre, Buisson s’en saisit, des injuressont échangées, on se traite de bougres, Gilbert reçoit des horions surla teste, puis finalement Buisson, étendu sur le sol, est roué de coupsau point d’en perdre connaissance. Sa femme qui est accourue au secoursest également fort maltraitée. A ce moment le quartier commence à s’émouvoir, on veut arrêter lestrouble-fête ; aussi, après avoir rendu leurs armes, c’est-à-dire leurstisons aux danseuses, les escolliers s’empressent-ils d’aller quérirdes renforts. Quelques instants après, ils reviennent accompagnés de dix ou douzeautres escolliers, tous armés de manches à balais (de « bastons debaleil », spécifie le procès-verbal d’enquête). Il n’est guère besoin d’ajouter qu’à ce retour offensif, les escollierssont très surexcités. Il s’agit de rentrer en possession du chapeauabandonné à la première bagarre. Au besoin, on est disposé à user deviolentes représailles. Au moment où la bande hostile passe devant la porte de CharlesValframbert, marchand au faubourg, celui-ci a l’idée d’intervenir enqualité de médiateur. Mal lui en prend. En vain se présente-til «n’ayant ni baston ny autres choses entre les mains », « les appelansfort civillement messieurs », en vain essaie-til de leur faire un boutde morale les priant « de ne pas faire du bruict et de se retirer ». «Au lieu de suivre ce bon conseils lesdits Gilbert et de la Cour avecles autres escolliers » entourent le brave marchand, l’injurient « lefrappent de plusieurs coups sur la teste et autres partyes de son corps». Valframbert, « le visage couvert de sang », tombe à terre. Alors lesescolliers se retirent en distribuant force horions « de costé etd’autres sur tous ceux qu’ils rencontrent » aussi bien sur les femmesque sur les hommes. Et... la rixe est terminée. * * * Il fut sérieusement houspillé et même assez grièvement blessé maîtreValframbert, si on en juge par le certificat des médecins joint audossier et que nous reproduisons plus loin. C’est pourquoi au vu de saplainte, la justice criminelle décreta immédiatement les auteurs deprise de corps et ceux-ci, c’est-à-dire les escolliers de la Cour etGilbert, se constituèrent prisonniers à la conciergerie d’Alençon. Bien entendu, ils nièrent une partie des méfaits dont ils étaientincriminés. Si, disent-ils, ils ont essayé de rompre le rang de ladanse, c’est tout bonnement par ce motif que la ronde ne laissait plusaucun passage sur le chemin. D’ailleurs ils ont prié « forthonnestement » les jeunes filles de leur faire place ; bien loind’accéder à une requête très légitime, les danseuses les ont accueillispar des huées. Enfin la rixe est imputable aux habitants du faubourgqui l’ont provoquée. Les déclarations ne paraissent pas conformes à la vérité ; lelieutenant criminel tient à le leur faire remarquer au cours del’interrogatoire. A l’égard des juges, la culpabilité n’est pasdouteuse. En conséquence « lesdits Gilbert et de la Cour sont solidairementcondamnés à payer audit Valframbert, par forme et provision, la sommede trente livres ». Et comme le jugement fut fait et arresté en lachambre du conseil le 25 Juin 1691, soit le lendemain même de laréjouissance mouvementée et batailleuse, on voit que Valframbert obtintbonne et prompte justice. * * * Depuis le jour où ces incidents se sont passés, le site de la porte dela Barre, jadis si curieusement pittoresque, a été profondémenttransformé. De l’ancienne porte de ville, il ne reste que lesoubassement d’une tour. La partie supérieure a été tronquée etdéfigurée. A quelques pas de là, vers l’intérieur de la ville, on remarque uneancienne maison munie au rez-de-chaussée d’un large étal de granit.C’est en somme ce que l’époque qui nous occupe nous a transmis de mieuxconservé. Or à ce sujet les témoignages, à la rixe de la Saint-Jean,font apparaître les noms de Mathieu Blot et de Jacques Besnard, tousdeux marchands, ce dernier ayant sa maison « située à trente ouquarante pas de la porte ». Peut-être n’est-il pas trop téméraire desupposer que la maison subsistante, dont la disposition extérieureindique bien l’ancienne affectation commerciale, a été habitée par l’unde nos honnestes marchands ? En tous cas si, même sur ce détail, on est réduit aux conjectures, sil’antiquaire regrette la disparition des spécimens de l’artarchitectural d’autrefois, la scène a pris un nouveau décor qui n’estpas sans charme. Le promeneur, arrêté au printemps sur le pont, voit laBriante sortir en murmurant d’un berceau de verdure, aux couleurstendres nuancées d’ambre sous les ombreuses et capricieuses ramures.Les arbustes s’étagent jusqu’à la terrasse des jardins et plus loin, endirigeant les regards du côté de la ville, les vieilles demeuresd’autrefois sont venues s’abriter sous les bosquets touffus des grandsarbres ; n’eût été la présence des bâtiments du Carmel avec leurs mursfroids et tristes, ce coin d’Alençon serait un des plus agréablementvariés. Il nous siérait d’y revoir encore les filles du quartier, aux jupes «de sarge », aux fichus bariolés, aux coiffes originales, dansantjoyeusement la ronde un jour de fête populaire, et l’évocation du tempsjadis suffirait à prévenir toute velléité de troubler leurs ébats !... Léon BOUTRY. NOTES : (1) « Fourny un quartron de fagots pour faire le feu devant laditeéglyse (Notre-Dame d’Alençon) au jour de la feste Notre-Dame :my-aoust. » Comptes N.-D., 1641-1643. (2) Odelant-Desnos, Mém. Hist., t. I, p. 24 et 32. Ces tours furentrasées en 1776. Nous ne connaissons pour la description de la porte dela Barre que la gravure dressée par Godard en 1832 et la lithographieparue dans L’Orne Archéologique et Pittoresque, de M. de laSicotière. Ces deux dessins dénotent chez les artistes le désir deviser au « pittoresque ». Ils ont réussi ; mais la fantaisie y tientune trop grande place pour nous permettre d’utiliser des renseignementsévoquant des idées « romantiques à l’excès. » (3) Autorisations de l’établissement à Alençon d’un collège dirigé parles PP. Jésuites, délivrées par Jacques Le Camus de Pont-Carré, évêquede Sées (21 avril 1623) et par Charles de Matignon, lieutenant-généralde la Province de Normandie (20 mai 1623), statuant d’après les lettrespatentes du Roi données le 15 mai 1620. (4) V. notamment 1665. Bailliage criminel : Escoliers des Jésuites c.le Curé de St-Germain du Corbéis. |