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BESNERAY,Léopold Berthe Boissonade, pseud.Marie de (1852-1919) : Olgala bohémienne.- Lisieux : Typographie Lajoye-Tissot,1880.- 58 p. ; 21 cm. Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.IX.2011) Texte relu par : Anne Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplaire de laMédiathèque (Bm Lx : 2274). Olga la bohémienne par Marie de Besneray ~*~PREMIÈRE PARTIE Château d’Arskoï Gouvernement de Kazan. Je suis née loin d’ici, au bord d’un étang, dans un vallon fleuri.J’eus pour berceau un tronc d’arbre rempli de mousse, pour nourrice unechèvre de la montagne, pour demeure la forêt pleine de fruits et dechansons. Ma mère, la belle Ziska, m’adorait. J’avais dix ans, et déjà mescheveux noirs et ondés, mes yeux de velours faisaient l’orgueil de latroupe, qui possédait pour toute fortune, des costumes pailletés d’or,une guitare, des castagnettes, une voiture à deux chambres et un chevalpoussif. Mon père était mort, ma mère ne chantait plus ; attristée etlanguissante, pareille à un oiseau blessé, elle restait indifférente àla misère et au bien-être, aux pays que nous traversions et auxboutades de Mathias, un petit vieux rageur, s’arrogeant des droits demaître. Mais j’avais un autre compagnon, un ami, presque un frère.Hardi et beau, plus âgé que moi de cinq années, Silvo se disait enfantdu hasard, recueilli sur le grand chemin. Ah ! l’heureux temps de paresse et de liberté ! Comme le soleil brillait, comme l’air sentait bon lorsqu’on s’arrêtaitle soir pour souper au coin d’un bois, ou dans une clairière ! Mathias,vêtu de sa houppelande de drap couleur puce, à brandebourgs verts, –vestiges du costume national des bohêmes, – dételait Coco et lelaissait errer à sa guise, en quête d’herbe fraîche ; puis il allumaitle feu, posait la marmite sur le trépied de fer, tirait d’un coffre untapis pour ma mère, et jetait dessus des fruits et du pain. Silvo etmoi allions puiser de l’eau dans une cruche de terre, ou répétionsnotre duo, un succès de trois mois. Adossé à un tronc d’arbre, ses cheveux blonds flottant sur sa chemisebleue, les jambes croisées, le regard perdu dans la profondeur feuilluedes allées, Silvo pinçait sa guitare en m’accompagnant à mi-voix. Mamère, attentive, présentait à la flamme ses mains fines et pâles,tandis que son front s’éclairait par degrés comme si nos chants, d’unebizarrerie si mystérieuse, eussent évoqué devant elle une vision aimée.Mathias marquait la mesure en tapant sur la marmite avec sa cuillerd’étain, marmottant des termes de musique et des propos culinaires. « Allons, crescendo Olga, presto... du nerf, sapristi ! Au diable cetteviande, un vrai caillou... Tu n’as pas le feu sacré de ta race,gamine... pas assez de sel, passez-moi le sel Ziska, là, dans ce cornetde papier... recommence les fioritures de la fin, petite, et tâche d’ymettre un peu d’âme, si tu en as. « Vous ne savez ce que vous dites, Mathias, s’écriait Silvo, le visageempourpré par la colère ; Olga chante à ravir. - Vraiment jeune coq ? Eh bien, je suis fâché de te contredire, mais cen’est pas mon avis. - Elle chantera mieux lorsqu’elle aura aimé et souffert, ajoutaitparfois ma mère pour clore la discussion. - A table ! le rôti vous attend, annonçait Mathias de son accent decrécelle ; goûtez-moi ce mets exquis, enfants ! Et il nous servait,dans des écuelles de bois, je ne sais quel horrible ragoût que notreappétit et notre gaieté nous faisaient trouver très-supportable. Le brasier s’éteignait peu à peu, des étincelles, emportées par levent, allaient mourir dans le gazon humide, et une fumée bleuâtremontait entre les troncs. Les étoiles luisaient au travers desbranches, Coco broutait sous un rayon de lune et hennissait doucement.Mathias ronflait, ma mère, retirée dans la voiture, sommeillait aussi,pendant qu’assis l’un contre l’autre, la main dans la main, nousparlions de musique, en écoutant dans le silence sublime de la forêt,l’éternelle harmonie de la nature. Château d’Arskoï. Après avoir gravi une colline, Coco, pour cause de fatigue sans doute,refusa d’avancer malgré les coups et les jurons de Mathias. Il fallut,de par cette volonté suprême, camper au milieu des bruyères roses, sousl’ombrage des chênes, non loin d’une source claire courant folle etrieuse sur des cailloux blancs. Une ville, enveloppée d’un brouillard transparent, s’élevait dans laplaine : les maisons entassées, les monuments, les églises aux flèchesaiguës nageaient dans les tons indécis du matin, et à nos pieds, deschamps de lin et de houblon s’étendaient à l’infini. Aimez-vous les sources ? Nous ne manquions jamais Silvo et moi, – engens raisonnables – d’y tremper nos lèvres et d’y laver nos piedsendoloris par la fatigue. Ce jour-là, pendant que mon compagnonagenouillé, renouait respectueusement les rubans de ma chaussure,Mathias vint nous interrompre. « Houp ! houp ! les mioches, je commence la répétition. - A bas le travail, m’écriai-je étourdiment ! je veux courir, attraperdes papillons, cueillir des marjolaines et des menthes, et avoir cesoir des œillets rouges pour mes cheveux ! Et sans solliciter davantage la permission du vieux singe, je descendisd’un trait la pente rapide. Le sentier était vert, si étroit que nousne pouvions y marcher tous deux ; Silvo me tressait une couronne, moi,je me déchirais les mains aux mûriers et aux framboisiers. Trempés parla rosée, insouciants, heureux, nous respirions les parfums savoureuxde la montagne, lançant dans l’air sonore et pur, nos plus brillantesroulades. « L’art nous aime, disait Silvo en reprenant haleine, il aime lesjeunes, les inconnus... Laisse à Mathias ses sentences et ses préceptesarides, il radote cela depuis quarante ans, son père et son aïeul lerabâchaient peut-être avant lui. Il chante mal du reste, il chantefaux, car rien dans la nature ne chante comme lui. Veux-tu de bonsmaîtres ? prête l’oreille à tout ce qui s’élève de la terre, à tout cequi tombe du ciel : le bruissement des feuilles, les soupirs de labrise, les traînées de lumières sur la mousse, la tristesse descrépuscules, la splendeur des aurores et des couchants. Imite l’oiseauauquel les règles sont inconnues ; écoute-toi et enivre-toi de tonramage. - Dans quel livre as-tu appris ces belles choses, mon Silvo,demandai-je émerveillée. - Dans celui-là, répliqua-t-il désignant du geste l’immensité ; tuverras, Olga, lorsque nous serons grands ! . . . . . . . Midi sonnait dans la campagne, j’avais faim, jem’essoufflais à remonter la côte, craignant tous deux la réception deMathias. Coco, en entendant nos pas, tourna la tête, et la bouchepleine de verdure, nous contempla de son œil placide. Le petit vieux,debout sur le marche-pied de la voiture, le visage blême, nous empêchad’entrer. « Ma mère ? - Elle dort. - Encore ! Je vais l’embrasser. - Non Olga, non, pas en ce moment, répondit-il d’une voixsingulièrement adoucie. - Pourquoi ? - Après ton départ, ne t’apercevant pas, j’ai frappé à sa porte... ellese sentait indisposée... malade... - Ah ! mon Dieu, et moi qui m’amusais tant ! - Rassure-toi..., je l’ai soignée de mon mieux..., par exemple, j’en aioublié le déjeuner – Partagez-vous ce morceau de pain, mes amis. Après ce frugal repas, arrosé par l’eau de la source, je m’étendis surla couverture et m’endormis. A mon réveil, je vis Silvo assis à terre, les traits contractés, meregardant avec épouvante. « Un malheur, Olga, un grand malheur ! - Maman souffre davantage ? - Ma petite, répliqua brutalement Mathias, dont la tête chauve apparutau vasistas de la voiture, ta mère est morte. - Morte ! - Oui, je l’ai trouvée ce matin glacée sur son lit... Par compassion, –car j’ai le cœur tendre, – je t’ai ménagé la nouvelle. Bah ! fauttoujours que tu l’apprennes, autant de suite que plus tard... J’aicouru après vous, tantôt, mais, pauvres étourdis que vous êtes, vouspoursuiviez des papillons. Château d’Arskoï. Silvo et moi l’avions veillée toute la nuit. Etendue sur sa couche, les bras nus abandonnés mollement sur sacouverture rouge semée d’arabesques et de chimères, Ziska, avec sabeauté sculpturale et sa blancheur de marbre, semblait reposer encore. Quatre morceaux de sapin résineux, plantés dans des bouteilles,éclairaient de leur flamme rougeâtre et fumeuse la chambre mortuaire. Brisée par la terreur et les sanglots, je me tenais accroupie dans uncoin ; Silvo, maîtrisant ses larmes, lisait tout haut, dans unmanuscrit déchiré et jauni, des versets étranges où le nom de Brahmarevenait sans cesse entouré de la poésie exubérante de l’Orient (1). Mathias se présentait à la porte, grimaçait un sourire en signed’encouragement et retournait dans la pièce voisine où il traduisaitune comédie espagnole en compagnie d’une bouteille d’eau-de-vie. Dans la soirée, à force de prières et sous prétexte de cueillir desherbes aromatiques pour la pauvre bien-aimée, mon compagnon m’emmena. Le temps était splendide, lumineux et tiède ; des nuages légers,pareils à des plumes de cygne, glissaient au-dessus des hautes futaiesplongées dans l’ombre, et le craquement d’une branche, un murmure dansles taillis, sous les tiges de fougères, la chute d’un glandtroublaient seuls le silence. Des feux follets dansaient sur une mare,couraient entre les glaïeuls et les roseaux, et, rasant le sol, seperdaient dans une ravine. Une étoile filante passa à l’horizon. « L’âme de ta mère entre au Paradis, dit Silvo en se découvrant. Soudain un bruit sourd, continu, résonna dans les ténèbres ; on auraitdit de lourds marteaux frappant sur le bois. « Qu’est-ce donc ? Silvo balbutia ; je compris et m’élançai aussitôt vers notre demeureambulante. Un spectacle indescriptible s’offrit à mes yeux : deux hommes hâves,déguenillés, soulevaient Ziska l’un par les épaules, l’autre par lespieds et l’étendaient sur le cercueil ; un troisième réunissait desplanches pour construire un couvercle, cognait à tour de bras etMathias les éclairait une torche à la main. Un des fossoyeurs se ravisa en demandant : « As-tu de l’argent, vieux ? - Oui. - Montre un peu. - Achevez d’abord votre besogne. - Tu nous trompes, serpent ! Sors de suite le sac aux gros sous ousinon... Et joignant le geste à la parole, ils balançaient le corps prêts à lereplacer sur le lit. Mathias, exaspéré, surexcité déjà par la boisson,saisit des ciseaux, et d’un mouvement brusque, coupa d’un coup lamagnifique chevelure de la morte... « Tenez, vociféra-t-il voilà une tresse digne d’une reine ! elle vautdix fois votre boîte... - Misérable ! exclamai-je, dans un transport de rage, à la vue de cetteprofanation, et je me précipitai sur lui ; mais les ciseaux qu’iltenait encore m’entrèrent dans la poitrine, le sang jaillit, et jem’évanouis. Châteaud’Arskoï. Je fus longtemps malade, car ma douleur grandissait au lieu des’affaiblir. Le vieux bohémien me soigna avec persévérance, etquoiqu’il inspirât une certaine répulsion, je me sentais touchée de sondévouement. Quant à Silvo, il accomplit des miracles : seul, pourpourvoir à nos besoins, il chanta dans les villes, dans les villages, àtous les carrefours, jamais las, jamais découragé, et n’ayant qu’unepréoccupation : sa sœur Olga. Au bout de deux mois j’entrais en convalescence. L’été finissait, le métier allait mal, Coco s’abattit un jour pour neplus se relever, Mathias tempêtait du matin au soir, et souvent nous nesoupions plus... on vendit la voiture, les costumes de ma mère, mescolliers de verroterie, et l’on essaya de quitter la Bohême, mais lesroutes détrempées rendaient la marche difficile, la misère et la faimarrivaient à grands pas. Un soir que nous demandions en vain un gîte, dans un bourg traversé parl’Eger, une berline s’arrêta devant l’hôtellerie. « Le comte Cherkoff, officier de sa majesté le Czar ! soufflal’aubergiste à ses gens. Vite des lumières ; vous savez que sonExcellence n’attend pas, drôles, ouvrez les chambres réservées. Et, éclatant de fatuité et d’orgueil, il se campa sur le perron, pliantdéjà l’échine, la serviette sous le bras. Les nobles personnages descendaient sans se presser. Le comte paraissait quarante ans à peine, et sous sa pelisse de renardbleu de Sibérie, on entrevoyait l’uniforme éclatant de la gardeImpériale relevant encore sa mine altière. La comtesse, une vraiebeauté du nord, était blonde et mince avec des pâleurs de neige.Emmaillotée dans ses fourrures, laissant flotter sa traîne de satinnoir qu’un groom ramassait, elle promenait un regard étonné dans lacour boueuse et encombrée. « La ravissante petite fille, s’écria-t-elle en me désignant, commentte nommes-tu ? - Olga, madame. - Une bohémienne ! fit M. Cherkoff avec dédain. - Oh ! je veux l’entendre chanter... quels yeux, Alexandre, voyez donc ! - Pas mal en vérité ; rentrons de grâce, Anna, le froid devient vif. - J’emmène cette fillette, elle me plaît. - Allez-vous l’adopter par hasard, interrogea le comte en riant, celavous ressemblerait assez ! - La délicieuse idée... justement, je l’adopte ; me suivras-tuvolontiers, petite ? - Non, merci. - Pour quelle raison ? - Je n’abandonne pas Silvo. - Est-ce ton chien, ton oiseau, ou cet affreux mendiant ? - C’est mon frère, madame. Silvo, resté à quelques pas dans la foule attroupée sur le passage desvoyageurs, sortit bravement : « Viens, dit-il, tout haut, partons ! Mais Mathias obséquieux, patelin, poursuivait la comtesse sollicitantune audience ; en personne capricieuse et ennuyée, elle lui octroya,sans difficulté, la permission de se présenter dans la soirée pourl’égayer par nos chants. Et après quelques ordres brefs, la jeunefemme, suivie d’un murmure d’admiration, monta le perron sans prendregarde à l’aubergiste dont la face apoplectique touchait presque lesgenoux. Châteaud’Arskoï. Dans la salle de l’hôtel, on a rangé sur le côté les tables et leschaises afin d’agrandir l’espace, et un sable doré recouvre le centrede la pièce. Deux fauteuils de paille trônent à la place du comptoirservant d’estrade pour la circonstance, et des appliques de cuivre, oùles mouches folâtrent depuis des années, font feu de leurs huitchandelles ornées de bobèches de papier. Des buffets crasseuxsupportent, l’un, un service à thé, l’autre, les reliefs du repas : desmets allemands et russes, depuis le civet de lièvre à la gelée degroseille, – savouré les jours de fête par les honnêtes Germains,jusqu’au kummel et au caviar, liqueur et hors-d’œuvre choisis,appréciés par des palais plus délicats. Mathias, occupé depuis une heure à défriper nos costumes, méditaitcertainement une méchanceté, car jamais sa figure de cire, ses yeux devautour troubles et louches n’avaient rayonné d’un éclat aussiinquiétant. Il prit un soin particulier de ma toilette, et vendit, chez unbrocanteur du bourg, une chaîne d’argent ayant appartenu à ma mère pourm’acheter, – luxe inouï – dans nos pays brumeux, deux camélias rougesqu’il piqua lui-même dans ma chevelure opulente et sombre. Je ne pus réprimer un tressaillement au contact de sa main, il mesembla sentir le froid de l’acier coupant les tresses de jais de mamère, et en m’apercevant dans le miroir mal étamé, je m’imaginais larevoir enfant, rayonnante et hautaine, mais portant au front une marquefatale, quelque chose comme le signe du malheur. Le cliquetis des castagnettes de Mathias me rappela à la réalité ; jejetai à la hâte ma mante rayée sur mes épaules et agrafant mon collierd’ambre, je courus vers la salle. Silvo, paré d’oripeaux pittoresques,entrait presque en même temps par une porte latérale. Près d’une table encombrée de bouteilles, le comte achève de vider unecoupe de Champagne ; Mme Cherkoff, souriante, reposée, rouleun papyros, et au fond de la pièce, sous la clarté blafarde deschandelles, se pressent des marchands aux visages usés, de grosAllemands dans une attitude endormie, tandis qu’un profil juif sedécoupe avec la netteté d’une médaille antique. « Si votre seigneurie daignait donner le signal, dit Mathias imitant deson mieux les saluts de l’hôtelier. - Faites, faites, répliqua l’officier avec indifférence. .......................... Silvo, adossé à la muraille, sa main nerveuseet brune inerte sur sa guitare, paraissait chercher en lui-même unemélodie oubliée. Lentement, il souleva les paupières, m’enveloppa d’unlong regard et commença notre fameux duo. Sa voix était si souple, sivibrante, elle caressait avec tant de douceur, riait si franchement,pleurait avec de tels sanglots, qu’enivrée, magnétisée, j’oubliai lesassistants, le passé et le présent, comme si nous volions tous deuxvers un horizon inconnu. Oh ! génie fantastique, évocations étranges de notre musique bohémienne! Je ne me croyais plus une orpheline, une vagabonde, chantant le soirpour pouvoir manger le lendemain ; non, non, j’avais quitté la terre,je planais dans l’azur sur une forêt immense, pleine de fleursinnommées et d’arbres géants, où Ziska fuyait couronnée d’étoiles... Des applaudissements éclatèrent tout à coup. Le comte ne buvait plus,et la comtesse essuyait une larme. « Plus de rêves brillants, Olga, murmura Silvo, songe à ta mère. . . . . . . . Le thème ailé changea soudain ; les tableaux confuss’évanouirent dans le brouillard, une plainte, inarticulée d’abord,plus grave ensuite, s’éleva pareille à un soupir grandissant desprofondeurs d’un abîme invisible... Le malheur se dressait, chassant lagaieté avec ses parfums et ses ivresses ; puis, des sonorités bizarreséclatèrent dans le rhythme précipité et farouche ; on aurait dit unêtre affolé d’amour et de liberté, emprisonné par un Titan dans unantre mystérieux, se brisant la tête et le cœur pour reconquérir lesbiens perdus. « Bravo ! bravo ! ma belle enfant, tu es une virtuose accomplie,s’écria le comte en lançant quelques roubles que Mathias empocha avecempressement. Je chancelai, anéantie par la fatigue et l’émotion ; Silvo, un brasautour de ma taille, m’entraîna dans le couloir, pas assez vitecependant, pour m’empêcher de remarquer qu’un dialogue rapides’échangeait entre Mme Cherkoff et le bohémien. « L’avenir nous appartient. Olga, balbutiait mon cher compagnonsuffoqué par la joie ; nous serons des artistes ; patience, l’heuresonnera bientôt ! Châteaud’Arskoï. Le lendemain, dès l’aube, nous sortions de l’auberge. Par cette matinéed’octobre pluvieuse et froide, les collines pelées, les champsdévastés, tout ce paysage jaunissant où des bouquets d’arbres étalaientleurs tons fauves, respirait une mélancolie profonde. Nous cheminions dans la boue gardant de notre soirée un espoirinconscient ; une éclaircie se montrait enfin dans notre existence ;l’art, malgré ses aridités et ses rêves décevants console si bien ! Armé d’un bâton noueux, vif et allègre Silvo, sa guitare enbandoulière, portait ses hardes et les miennes. Mathias, l’airrenfrogné, piétinait sur place et interrogeait la route. Nous nous trouvions dans un ravin étroitement encaissé, près d’untorrent à la clameur assourdissante, lorsqu’un roulement de voiturerésonna à une faible distance. « Reposons-nous, enfants, conseilla Mathias ; attendons cet équipage,si c’est un riche personnage il ne nous refusera pas un peu de monnaie. - Je ne reçois pas l’aumône, riposta Silvo. - Nigaud ! Deux courriers précédaient une berline de deux cents mètres environ. « Holà ! bohême, cria un des postillons en sautant de sa monture, unrenseignement ! - Volontiers. - Quel chemin conduit à Egra ? - Celui-ci, répondit le vieux, indiquant la route du doigt. - Vous vous trompez, Mathias, répliquai-je, Egra est à l’opposé. A peine achevais-je ces mots qu’un des hommes s’élança sur moi, me jetaun châle sur la tête et me hissa sur le cheval que son compagnon enlevad’un vigoureux coup d’éperon. Cette scène avait eu la durée de l’éclair. Déjà nous étions au fond de la gorge, emportés par un galop insensé,tandis que dominant le vacarme de l’eau, les jurements des postillons,j’entendais la course précipitée et la voix déchirante de Silvo : « A moi, à moi ! Sauvez Olga !... Le sang me battait les tempes ; une épouvante sans nom m’étreignait lecœur... Après des efforts désespérés pour pousser un cri et m’arracheraux mains brutales qui m’étreignaient, je fermai les yeux me sentantmourir... Au loin, affaibli par la distance, l’écho répétait : Olga ! Olga ! Olga !... Châteaud’Arskoï. Un pas furtif, le bruissement d’une robe de soie me réveillèrent. Où étais-je ?... Ah ! je rêvais sans doute... Oui, certes, je devaisrêver, car je me vis couchée dans une chambre inconnue, d’une élégancedépassant toutes les chimères forgées par mon imagination. Un jourdiscret, tamisé par des broderies bleu-pâle, éclairait le marbre d’unecheminée, la dorure des tableaux, les groupes de bronze enlacés etimmobiles dans les angles. On chuchotait derrière ma couche ; instinctivement je fis semblant dedormir. « Elle repose, vous pouvez approcher dit une personne au timbre voiléque je croyais vaguement reconnaître. - Le médecin conserve-t-il de l’espoir, demanda une voix plus mâle. - Oui. Il prétend seulement que la maladie sera longue. - Dans quelle folie vous vous embarquez, ma pauvre Anna ! - Je ne regrette rien. J’arrache cette enfant à une vie précaire,misérable, pour lui créer un avenir ; elle ne perd pas au change jesuppose ? - Peut-être ! - Ai-je commis un crime en achetant une bohémienne, comte ? - Sinon un crime du moins une faute plus grande que vous ne lesupposez, Madame, répliqua M. Cherkoff d’un ton grave. Je ne vous lecache pas, si j’avais soupçonné votre complot, je m’y serais opposé detoutes mes forces, de toute ma volonté. Maintenant les regretsdeviennent superflus ; sauvons cette fillette et adoucissons-lui sacaptivité. - Captivité !... Puisque je l’adopte, je me lasse de vous le répéter ;j’en ferai ma lectrice, mon amie, ma fille. Les premiers professeurs deKazan lui prodigueront leurs soins et de plus elle charmera mesloisirs, car vous me délaissez souvent, Alexandre. Tantôt, les grandeschasses me privent de votre présence, tantôt, votre régiment ou votreemploi à la cour ; bref, je meurs d’ennui neuf mois de l’année, et ilest peu charitable de me taquiner au sujet d’une fantaisie aussiinnocente que l’acquisition de cette jolie poupée. - Et votre fils, vous ne le comptez pas ? - Dimitri a seize ans, un homme déjà avec des goûts bruyants etdissipés !... Le coin du feu lui paraît maussade ; il vous ressemble,cher ami. - Mais si le vieux Mathias éprouve des remords ? - L’or les étouffera. - Et le frère ? - Un gamin ! Quand même il s’aviserait de porter plainte, on nel’écoutera pas ; un bohémien accusant la puissante comtesse Cherkoff...Ah ! ah ! la bonne plaisanterie !... Et la jeune femme, étouffant dans son mouchoir l’explosion de sagaieté, disparut en entraînant son mari. ........................................ Ainsi prisonnière, séparée à jamais de l’ami de mon enfance,... ondisposait de ma personne comme d’un cheval de prix, et Mathias remuaitau fond de sa poche les roubles que lui rapportait son infamie. Un désespoir immense s’empara de mon âme, je voulais fuir, jesouhaitais mourir... Cette surexcitation me prêta des forces passagères; j’abandonnai mon lit, puis ma chambre, et m’appuyant aux murs,rampant sur les genoux, je gagnai un vestibule où la clarté subitem’aveugla. « On te poursuit donc, petite fille, questionna une voix juvénile. La fièvre me brûlait le sang, une sueur d’agonie mouillait mon front,je crus reconnaître Silvo avec ses cheveux bouclés, son teint clair,ses yeux rieurs et caressants. « Frère, sauve-moi, répondis-je avec égarement en me jetant dans sesbras. - Ne crains rien, pauvrette, je te défendrai toujours ! ........................................ Là s’arrêtent mes souvenirs ; le reste est confus, brouillé, pareil àun songe interrompu. Chose étrange ! lorsqu’après six semaines, jeguéris de la congestion cérébrale qui m’avait mise aux portes dutombeau, je ne me rappelai plus rien... le passé tout entier sombraitdans une nuit épaisse, et n’existait plus. Ma vie recommençait ; heureuse et choyée dans cette demeure princière,je me figurais avoir droit au luxe et à l’affection, m’assoupissantavec volupté au milieu de ce bien-être nouveau. D’ailleurs je voyaisSilvo ; cette illusion tenace, invincible, effet de ma faiblesse sansdoute, subsista pendant plusieurs mois. Un Silvo blond et bienveillantm’apportait chaque matin des fleurs et des fruits rares, des jouetsdorés et des bonbons exquis. Un jour pourtant, – car les meilleurs rêves ont une fin, - la visiteaccoutumée me manqua ; attristée, avertie par je ne sais quelpressentiment, je questionnai la gouvernante allemande attachée à mapersonne. « Pensez-vous que Silvo m’oublie, Mlle Fiddler ? - Ah ça devenez-vous complètement folle, ou jouez-vous la comédie,s’écria cette sentimentale créature, en déposant sur un guéridon seslunettes vertes habituellement incrustées sur son nez de perroquet.Silvo ? Silvo ? nous rabattrez-vous longtemps encore les oreilles de cenom de mécréant ?... Je vous préviens que Mme la comtesse se lasse dece jeu, et son fils a d’autres occupations que de distraire unemoricaude. - Je me moque de son fils autant que de vous, fis-je avec emportement,je veux Silvo. La digne institutrice hausa les épaules, et dédaignant la discussion,reprit philosophiquement son tricot. « Le voilà ! le voilà ! Cette exclamation m’échappa en apercevant un jeune homme descendre decheval dans la cour d’honneur, et m’adresser un signe affectueux. « C’est lui alors que vous nommez Silvo ? interrogea Mlle Fiddler enriant aux éclats. - Qui donc est-ce, demandai-je en tremblant, le cœur mordu par unedouleur aiguë. - Le comte Dimitri Cherkoff ! FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE DEUXIÈME PARTIE Arskoï, 2 janvier 18**. Des années, des années ont passé depuis les événements retracés dans cerécit ; un à un mes souvenirs se sont réveillés, et j’éprouve un charmeprofond à fixer ici les joies et les épreuves de mon enfance. J’ai vingt et un ans, et il y a loin de la petite bohémienned’autrefois à la jeune fille sérieuse et tranquille, dont les paupièrescachent les yeux de flammes. Nous habitons Arskoï, domaine héréditaire de la famille Cherkoff ; detemps en temps de courtes excursions à Kazan, où séjourne le régimentdu comte Dimitri, devenu capitaine d’artillerie à vingt-sept ans,coupent seules la monotonie de notre existence. Quant au comte Alexandre Cherkoff, il déserte de plus en plus cettedemeure somptueuse et triste, sous prétexte que la comtesse, joignant àla nonchalance orientale la frivolité parisienne, y fait régner uneanarchie complète. Après avoir été pendant six mois une fille adorée, je suis devenue,avec le temps, simplement une demoiselle de compagnie, la préféréecependant, car j’ai gardé – privilège incroyable ! – le droitd’exprimer ma pensée et celui de me fâcher. Mais pour saisir l’étenduede ces avantages, il faut savoir que Mme Cherkoff a recueilli ici, -dans la louable intention de me civiliser, – cinq à six orphelinessurveillées par Mlle Fiddler avec un soin jaloux. Ces jeunes personnes,nobles et pauvres, mangent au bout de sa table, occupent des tabouretsau salon, la suivent à la promenade et lui constituent ainsi une courdiscrète, complaisante et servile pour laquelle je professe une saintehorreur. C’est dans ma chambre, cette chambre aux tentures bleues, cause de tantd’étonnements naïfs, que s’écoule ma matinée. Deux fenêtres donnent surla cour d’honneur, et me permettent de jouir du parc et de lapaix dormante de ses avenues ; deux autres ouvrent sur la rue large,régulière, bordée de maisons de bois, surmontées de toîts verts. Lesclochetons de l’église, aux croix enchaînées, se découpent sur l’azurfroid du ciel ; des traîneaux filent avec la rapidité de l’éclair,emportés par des trotteurs de race, tandis que les moujiks en touloupe,conduisant leurs télégas, ébranlent les vitres en descendant à fond detrain vers le fleuve. Mes fonctions commencent après le repas de midi, quand les commensauxdu château ont baisé, – suivant une antique tradition, – la main de lachâtelaine. Dans le salon vaste et chaud, encombré de camélias arborescents, unelampe brûle sans cesse devant une Vierge byzantine ; les portraits desancêtres s’allongent en files serrées, et de chaque côté de la porte,semblables à des laquais bien stylés, se tiennent debout deux oursblancs, d’une taille gigantesque, serrant entre leurs pattes velues destorchères de bronze. Les « Protégées, » – titre très-recherché à Arskoï, – se groupentautour de la table : les unes, s’occupent de broderie et de tapisserie,les autres, de patiences interminables pour la réussite des projets dela comtesse ; et celle-ci suit d’un œil attentif ces jeux insipides.Mlle Fiddler, les mêmes lunettes que jadis, posées sur le même nezaccidenté, lit un traité mystique, et déclame, d’une voix enrouée, unepoésie tellement sentimentale que l’auditoire sanglote. Les heures se traînent ; Mme Cherkoff s’ennuie, et brouille les cartesdès qu’elles s’obstinent à la contredire ; puis, elle se fait apporterdes étoffes, essayer des coiffures ; on taille du velours et du satin,on imagine des nœuds excentriques. Si Madame daigne sourire, on éclated’une admiration bruyante ; si Madame se fâche, froisse les soieries,lacère les dentelles, et les envoie à la tête de ses « protégées, » letroupeau docile laisse passer l’orage en essuyant une larme absente,tandis que les plus hardies remplissent leurs poches des débrisjonchant la pièce. En ce moment j’entre en scène. « Que vas-tu me chanter, Olga. - Ce que vous voudrez, Madame. - Ta musique m’agace, je la connais par cœur... Tâche de retrouver aumoins l’air de ton fameux duo. Un petit frisson me court sur la peau. « Je ne le sais plus. - N’importe ! Cherche, j’exige ce duo ! Marfa, Véra, la guitare !...Servez du thé, des gâteaux, des papyros, vite, plus vite ! Deux filles apparaissent sur le seuil et ressortent en se bousculant. Mme Cherkoff se renverse dans son fauteuil ; presque aussitôt une idéenouvelle germe dans son cerveau fertile. « Fédor, Fédor ! - Madame la comtesse ? - Tu es lent et stupide. - Oui, madame la comtesse. - Mon mouchoir, dourak ! (bête). Bon ! tu sens le suif, d’où sors-tu ? - De l’office, Votre Excellence. - Retournez-y. Si je t’aperçois, je te chasse. Envoie-moi Dan etVassili. Dan et Vassili, vêtus de chemises roses attachées sur le côté, etserrées à la taille par des cordelières de laine jaune, se présentent àleur tour craintifs comme des chiens qui ont peur du fouet. - Approchez ! Lequel s’est permis d’entrer dans ma serre et d’y casserune branche ? - Pas moi, Votre excellence ! Pas moi, s’écrièrent-ils à la fois. - Tu me trompes, Vassili, continue le juge impitoyable. - Oh ! - Ne nie pas... je te désigne pour la corvée ! - Eh bien ! oui, bonne maîtresse, se résigne à avouer le malheureuxespérant ainsi échapper à la punition ; je me déclare coupable ! - Je le savais, répond Mme Cherkoff d’un ton imperturbable ; mais vuton repentir, je te pardonne, va ! Et se tournant vers la table : « Mesdemoiselles, profitez de l’exemple ; je hais le mensonge, ladissimulation, et je prétends extirper ces vices abominables surl’étendue de mes domaines. Les « Protégées » rayonnent, la bourrasque les a épargnées ; du resteun intermède de ce genre suffit habituellement à calmer les nerfsirritables de la comtesse, elle écoute ensuite mes chants avec plus debienveillance, m’impose des lectures moins longues, et me permet enfinde me retirer. Oh ! ma liberté, mon insouciance, ma joyeuse misère ! Qui me rendra lavoiture cahotante où je dormais si bien, les horizons sans limite, leschemins trempés de rosée ? je me suis habituée à ma cage dorée, etpourtant, pareille à l’oiseau sauvage, j’ai toujours la nostalgie desgrands bois... je regrette le pain noir, et la robe usée, je pleuresurtout mon art aimé dont la magie berçait mes souffrances etilluminait ma vie !... Arskoï, 3janvier 18**. Quinze degrés de froid ce matin ! Enfin l’hiver, le véritable hiveravec son air glacé, son manteau d’hermine, ses girandoles et sestraîneaux ! Quelle joie, lorsque bien enveloppée dans une pelisse de martre, lespieds dans des bottes de velours, le nez dans le manchon on vole sur lefleuve métamorphosé en une blanche vallée. Puis, c’est la saison des grandes chasses. Le comte Dimitri revientpour courir la grosse bête ; le château s’anime, le premier piqueurdevient un personnage, on délaisse les cartes et la guitare pours’intéresser aux braques et aux pointers, aux limiers et aux beauxchiens de Sibérie. Mais que m’importent ces fêtes brillantes auxquelles j’assiste deloin... Je me sens depuis quelques mois mortellement triste etabattue... suis-je condamnée à passer mon existence dans ce salonsuffocant où les fleurs et les cigarettes composent un air lourd,capiteux, énervant ? Ne connaîtrai-je jamais l’indépendance ?...mourrai-je surtout sans avoir été aimée ?... J’ai rêvé cette nuit de Silvo ; notre campement se dressait dans uneforêt de la Bohême, sur un tapis de mousse taché de feuilles jaunies,sous un ciel fourmillant d’étoiles ; Mathias rôtissait un poulet étiqueenfilé sur une broche de bois au-dessus d’un brasier incandescent ;Coco ressuscité, rajeuni, gambadait dans la clairière au milieu desrocs gris jetés pêle-mêle sur le sable. Silvo chantait ; des larmesroulaient sur ses joues bronzées par le soleil, et ses accents d’unemélancolie touchante où une note indignée vibrait soudain, pareille àune fanfare, me remplissaient d’effroi et de vagues remords. ..................................... Des grelots sonnent dans l’avenue ; un bruit inusité éclate dans lacour d’honneur, paysans et domestiques s’y rassemblent à la hâte ;j’entends les ordres brefs de l’intendant et le claquement étouffé desboîtes de feutre traînant dans les escaliers. Déjà des invités ! Il va falloir chanter pendant des heures pour cettesociété égoïste et blasée, sourire, danser, lorsque je souhaiteraistant rester seule, inactive, perdue dans quelque songe enchanté etmystérieux... Des clameurs montent du dehors : Hourrah ! hourrah !... On ne salueainsi à Arskoï qu’une seule personne... mon Dieu, qu’ai-je donc ?...mon cœur bat à se rompre, c’est lui !... Arskoï, 5 janvier 18**. Oui, c’était le comte Dimitri, impétueux, brillant, qui entraittriomphalement au château. Adoré par les moujiks de ses domaines qu’il traite avec unebienveillance inconnue aux pauvres serfs, il affectionne les scènesimprévues et ne manque jamais d’arriver sans se faire annoncer. Levillage bouleversé, les domestiques ahuris, l’intendant oubliant lepain et renversant le sel que l’usage l’oblige à offrir au maître, cevacarme et ce cérémonial puéril amusent prodigieusement le capitaine. Les yeux baissés par excès de modestie, et les joues rouges, les «Protégées, » au salon, se tiennent sous les armes ; Mlle Fiddlerdroite, maigre, figée, ressemblant à l’un des sphinx ornant le grandescalier de l’Académie à Saint-Pétersbourg, contient d’un gestesouverain l’impatience de ce jeune monde. La comtesse est au bain ; dans les couloirs, Vera, Assia, Marfa, Macha,et une nuée de filles de service courent, se cognent, pleurent,s’appellent, se transmettent l’une à l’autre les ordres de la comtesse,et ne parviennent pas, – chose impossible du reste, – à la contenter età l’habiller par un moyen instantané. Mme Cherkoff s’impatiente, crie,et griffe au besoin ; enfin, vêtue de sa robe de chambre de cachemireblanc, les pieds dans des mules brodées de perles, des nœuds de vieilledentelle dans les cheveux et au corsage, elle s’avance avec sa grâceabandonnée et hautaine, tend les bras à son fils et s’évanouit. Ce tribu payé à la faiblesse maternelle, elle se relève, et causegaîment avec le comte qui lui baise les mains et la flatte avec esprit. Hier, tout suivait son cours normal. Cachée derrière une jardinière de jacinthes, me dissimulant de monmieux, je contemplais M. Cherkoff avec une joie muette. Il ne change pas : Ses cheveux frisés, sa moustache claire, son visagefin et doux, son sourire épanoui où on lit la satisfaction de vivre, lefont paraître très-jeune malgré son uniforme chamarré. Je m’enfonçais alors dans le passé, et je le revoyais penché sur monlit, quand, désespérée et mourante, je le prenais pour Silvo ; seslèvres effleuraient mon front, il jouait avec mes tresses dénouées, etgrossissant la voix à dessein pour gronder l’enfant indocile. « Dors, sœur Olga, disait-il dors je t’en supplie, je le veux ! Ma rêverie remontait ainsi le cours des années, lorsque quittant letabouret qu’il occupait aux pieds de sa mère, le capitaine s’écria : « Je n’aperçois pas ma sœur Olga ! Est-elle retournée dans les bois ? Je fis un mouvement si brusque que je faillis renverser Mlle Fiddler ;ses sourcils olympiens froncés d’une façon menaçante me rappelèrentaussitôt à la réalité. « Approche, fillette, commanda Mme Cherkoff. Pâlie par la violence d’une émotion subite, je m’avançai jusqu’aumilieu de la pièce. - Elle a grandi et embelli, remarqua le jeune homme avec l’indifférencequ’il aurait apportée à l’examen d’un de ses chiens, superbe en vérité!... Mais tes yeux, gracieuse Olga, restent-ils sans cesse rivés sur leparquet ? - Non, Monsieur le comte, pas toujours, répondis-je avec fierté. Et bravement, cédant à un mouvement de douleur et de colère à la fois,je levai les yeux sur lui, ces yeux tant vantés, dont la flamme sombresembla lui brûler le visage. « J’espère que vous chanterez ce soir, reprit-il après une pause pourdissimuler son embarras, et sans s’apercevoir qu’il ne me tutoyait plus. - Je suis à vos ordres. - Votre talent doit gagner chaque jour et devenir remarquable ? - Non. - Pourquoi ? - Les femmes de ma race ne chantent bien que lorsqu’elles sont libres,inspirées, heureuses... La captivité tue... - Olga, quel oubli des convenances, exclama Mlle Fiddler scandalisée. –Que Votre Excellence excuse, continua-t-elle avec humilité ; en dépitde mes efforts, des exemples de ses compagnes, Olga ne s’amende pas,une vraie bohémienne ; rentrez chez vous effrontée ! Le comte, hésitant, pris d’étouffement dans l’air surchauffé de lasalle, voulut protester, mais Mme Cherkoff murmura enbâillant : « Ne vous agitez pas, Dimitri, il est superflu de défendre cette petitesotte. Sans baiser les mains de ma protectrice, sans m’abaisser à la série derévérences exigées par l’étiquette, j’enveloppai encore une fois lecomte Dimitri de mon regard le plus noir, et je sortis lentement dusalon. Arskoï, 6 janvier 18**. Fête de l’Epiphanie, bénédiction solennelle du fleuve devant l’élite del’armée et de la Société. Dès le matin, le thermomètre marquait vingt-huit degrés Réaumur malgréun soleil radieux illuminant des nuances du prisme les blocs de glacerejetés sur la rive ; des moujiks, en sayon de bure, les pantalonsbouffants enfoncés dans les bottes, taillaient à coups de hache, dansla croûte de cristal épaisse de deux à trois pieds, une espèce de puitsentouré aussitôt de pieux pour désigner l’endroit où l’on devaitdésormais puiser de l’eau. Dans l’église attiédie par la chaleur des lampes, le pope, la mitre entête, revêtu de la dalmatique constellée de pierreries, bénissait lepeuple agenouillé et disparaissait derrière la porte d’or del’iconastase ; les chants merveilleux du rite grec qui unissent à lapoésie de l’Orient la grandeur des chœurs antiques, vibraient encoresous les voûtes, et le clergé descendait les degrés en s’espaçant dansla rue. Arskoï, la plaine, le centre même du fleuve envahi par une foulediaprée, présentaient un aspect des plus pittoresques ! Le canon de laforteresse tonna douze fois, et la main du prêtre s’étendit sur le troubéant dans lequel l’eau tourbillonnait, avec fracas, fuyant rapide etbrune sous son manteau glacé. . . . . . . . L’après-midi, le comte Dimitri organisa une partie dansla forêt, et exigea avec tant d’affabilité la précieuse compagnie deMlle Fiddler, que celle-ci, confuse et flattée, se rendit à lacondition d’emmener ses élèves, – sauf Olga, ajouta-t-ellecharitablement. « Grâce pour cette jeune rebelle, chère demoiselle, supplia M. Cherkoff; il faut que tout le monde soit heureux aujourd’hui ! Allons, endossezles pelisses, les chevaux s’impatientent ! Je descendis la dernière ; quatre traîneaux pleins s’alignaient devantle perron, et les cochers, rejetés en arrière pour contenir lesattelages fougueux, la barbe longue étalée sur les cafetans de velours,attendaient avec une gravité de diplomates. « Vous voilà punie, Olga, dit le comte en riant ; les voitures sontoccupées, résignez-vous à partager ma troïka (2). J’obéis, et quelques minutes plus tard, nous courions vers la forêtavec une vitesse vertigineuse. Dans les allées sans fin les traîneaux tracent leur sillage sur unenappe immaculée ; le soleil glisse entre les cimes défeuillées, etcette lumière d’une blancheur intense, acquiert, surtout à l’heure ducouchant, lorsque l’horizon se sillonne de raies pourprées, unesplendeur complétement inconnue à nos régions occidentales. Danscertains endroits au contraire les sapins poussent en majorité ; là, lejour est voilé, discret, les branches enchevêtrées, rehaussées detouches blanches, forment des dômes impénétrables, et les troncs,dégarnis par les bûcherons, s’élancent pareils aux piliers géants d’unecathédrale fantastique. Le comte Dimitri très-causeur au départ, s’apercevant sans doute de mamine attristée, laissa peu-à-peu tomber la conversation. La troïka,enlevée par ses trois chevaux, soulevait une fine poussière de neigequi nous frappait au visage et saupoudrait nos vêtements. « N’avez-vous pas froid, interrogea-t-il d’une voix étouffée par soncollet de castor qu’il venait de relever. - Non. - Voyons ? Il s’empara de ma main et la porta vivement à ses lèvres. « Vous êtes gelée, chère enfant, rapprochez-vous. Je refusai avec entêtement. « Olga, fit-il avec bonté revenant au ton familier de notre enfance, tume gardes rancune ? T’aurais-je offensée sans le savoir ? - Offensée !... et toutes mes déceptions, mes révoltes, mes espoirsinconscients éclatèrent dans l’amertume de mon accent ; on n’offensepas une bohémienne. - Tu déraisonnes ; renies-tu notre vieille amitié ? Je ne me souviensjamais sans émotion de l’époque où tu me traitais en frère, où faroucheavec les autres, tu devenais charmante et calme avec moi. Avoue-le, tun’aimes plus ton Silvo ? - Le Silvo que j’aime, c’est celui que j’ai perdu, c’est le Silvopauvre, errant et non le puissant comte Cherkoff ! L’expression d’une douleur si vraie, si intense, contracta le visage dujeune homme, que j’eus une seconde regret de ma dureté. « Ecoutez-moi Olga, reprit-il d’une voix ferme, et ne doutez pas de masincérité. Votre innocente confiance, votre tendresse exaltéed’autrefois ne m’ont pas été prodiguée en vain, et à l’affectionfraternelle, a succédé une tendresse plus forte, plus sérieuse, plusardente. Depuis un an surtout, vous êtes le but de mes pensées, etcelui de mes voyages à Arskoï ; hier, quand révoltée et dédaigneuse,vous m’avez jeté un si étrange regard, j’ai cru que la chambres’emplissait de lumière... que de choses on devine dans vosyeux... quelle expression inoubliable d’amour et devengeance... Olga, encore une fois, regardez-moi !... . . . . . . . Le crépuscule si court des jours d’hiver prêtait déjà àla campagne sa solennité et son charme. Des cris joyeux retentirent, la troïka s’arrêta, et nous trouvâmes,dans un pavillon, auprès du feu et du samovar (3) des gelinottes, dujambon d’ours, des pyramides de gâteaux et le Roederer inévitable enRussie, composant un goûter délicat et substantiel. Pendant que ces demoiselles gazouillaient à l’envi sortant de leursfourrures pareilles à des fleurs de serre, je savourais à l’écart, lajoie causée par les paroles de Dimitri, méditant néanmoins de changerde place avec une de mes compagnes ; mais furieuses d’une préférencetrop visible, elles refusèrent avec des moqueries incisives. M. Cherkoff devina-t-il mon malaise ? Peut-être, car il donnabrusquement l’ordre du départ, et pour que je ne puisse lui échapper,il m’offrit son bras avec le respect attendri et craintif qu’il eût misà s’incliner devant une czarine. Les « Protégées » blémirent de rage, et Mlle Fiddler elle-même,atterrée par cette action inouïe, n’osa articuler la moindreobservation. Notre retour ressembla à la rapidité d’une fantasmagorie éblouissante.Huit à neuf cents moujiks espacés les uns des autres de quelques mètrestenant des torches résineuses. – lampadaires vivants, – éclairaient laroute ; luxe inutile d’ailleurs, car une nuit boréale inondait les boisd’une telle clarté, qu’on distinguait, au plus épais des taillis, desbranches de houx étoilées de baies rouges d’où la neige avait fondu.Des fonctionnaires en redingotes plissées dans le dos, cocarde à lacasquette, se promenaient de loin en loin, surveillant leurs hommes,tandis que des cors de chasse se répandaient aux extrémités de la forêt. « Olga ! - Monsieur le comte ? - Epargne-moi ce titre, et causons. Pourquoi t’obstiner dans tonsilence et ta froideur ?... je suis un ami, je désire te prouver monestime et mon dévouement. - On n’estime pas ses esclaves, et l’on ne saurait se dévouer à eux. - Méchante ! - J’ai sommeil... Votre Excellence me permet-elle de dormir ? - Eh bien, dors, fille insoumise, répliqua-t-il avec un geste découragé. Et il appuya ma tête sur son épaule. - Oh ! pas ainsi. Votre pelisse a une insupportable odeur de musc. Un éclair de colère brilla dans les yeux du comte. « As-tu juré de m’exaspérer ? Roitelet, va, je puis te briser dans mesdoigts, te lancer sous les pieds de mes chevaux !... - Faites, si cela vous amuse. - Tais-toi, Olga !... tais-toi, tu me rends fou... Eh quoi ! tu necomprends pas que je t’aime ! Parce que je joue une seule minutel’indifférence devant ma mère, ton orgueil se cabre, mais malheureuseenfant, tu m’aimes aussi, toi ! - Non, mille fois non ! - Tu mens ! Je le sens, j’en suis sûr... ne lutte plus contretoi-même... je suis noble, riche, honoré ; souhaites-tu ces bois, ceschamps, ces paysans courbés devant moi ?... désires-tu mes châteaux etmes titres ?... parle, que veux-tu ? - La liberté ! Et au risque de me briser le crâne sur le pavé, je sautai de la troïkaprête à entrer dans la cour. Un cri d’angoisse, un de ces cris qu’un homme n’imite pas jaillit de lagorge de M. Cherkoff. Je me retournai un peu ébranlée. Déjà, il me saisissait par les épaules et me soufflant toute sa passionà l’oreille. « Olga, je t’aime ! - Que m’importe ! Je ne me vends pas ! Arskoï, 15 janvier 18**. Le comte Dimitri n’a pas reparu au château depuis huit jours ; ilchasse l’ours à deux cents verstes de Kazan, et un courrier a racontéqu’il a failli se tuer par son imprudente audace. Je suis aux arrêts dans mon appartement, Mlle Fiddler, avec sa douceurméchante, dénaturant la scène d’hier, a irrité la comtesse contre moi,et, à la satisfaction des « Protégées, » Marfa m’apporte pour mes repasdu pain noir et une écuelle de bouillie de sarrasin. En dépit de cerégime d’anachorète, la gaieté me tient compagnie... il m’aime !...cette seule pensée transforme ma prison, l’agrandit ; et, encorefrémissante, cherchant à me souvenir de chacune de ses paroles, dechacun de ses gestes, j’éprouve une impression délicieuse, on diraitune étreinte puissante et protectrice. Oui, l’espérance bat des ailes et la vie paraît meilleure... insenséeque puis-je espérer ?... monter jusqu’à lui, changer d’origine ?Impossible ! D’ailleurs je ne veux ni feindre, ni mentir, et je ne saisme plier à certains compromis acceptés si facilement par de pluscivilisées. On nous méprise et l’on nous raille pourtant ; nous sommes desvagabonds, sans foyer et sans lois. – Erreur ! Le foyer que vousdésertez souvent, que vous avilissez quelquefois, nous l’emportonstoujours avec nous, dans les forêts, dans les savanes, au milieu desvicissitudes de notre existence ; il reste chaud comme un nid, sûrcomme un trésor invisible, sacré comme la relique portée sur la peautout près du cœur. Nous ne savons rien, nous autres, de ce qui fait vosfemmes enviables et séduisantes : la coquetterie, la toilette, et lefard, mensonges sur mensonges ; une rose, un coquelicot cueilli dans lahaie, sur le bord du chemin, une branche de menthe à la saveur amèrepour parfumer le corsage, voilà nos artifices. Et à la place desprincipes enseignés dans vos villes, compliqués, embrouillés, variantselon la condition, l’heure, les convenances, nous ne connaissons qu’unprécepte unique, rigide, inviolable. Petite fille, sur les genoux de notre mère, on nous dit déjà : « Gardeta vertu, estime-la si haut que personne, prince ou monarque, ne puissey atteindre ! Préfère la souffrance et la misère à une souillure, carni les honneurs, ni la gloire, ni même une couronne royale ne sauraientcacher la tache de ton front... » Et c’est ainsi que l’honneur devient la règle suprême et fière de notrevie ; c’est ainsi, qu’Olga la bohémienne, trop humble, trop obscurepour prétendre au nom de celui qu’elle aime, ne sera jamais, dût-elleen mourir, l’objet d’un caprice. Arskoï, 20 janvier 18**. Le jour se levait terne et pâle, des portes battaient, des cris, desappels, un caquetage de femmes dans les couloirs et les escaliersréveillaient le château. En un clin d’œil, je fus prête, et derrière les doubles carreaux de mafenêtre, je suivis avec intérêt ce retour de chasse matinal avec ladébandade des chiens, la course des falots au milieu des télégasalourdis par un monstrueux gibier, et que des moujiks conduisaientdebout, jurant après leurs chevaux échevelés, habitués à galoper dansles steppes. M. Cherkoff m’aperçut et d’un signe m’invita à le rejoindre ; je mecouvris d’un tartan et descendis le perron. « Puisque ma mère repose, chère Olga, me dit le comte en français, jevous nomme reine de la chasse. Allons, Fédor, Dan, déchargez la voiture! Les hommes se précipitèrent et déposèrent à mes pieds un ours énorme,au pelage épais, noir, brillant, marbré sur le côté d’une traînée desang. Instinctivement, je me reculai, puis dominant ce premier effroi,j’effleurai de la main ces membres inertes, ces yeux percés en vrilles,restés entr’ouverts, je touchai même la langue pendante de la pauvrebête, une langue étroite et très-douce. « Un beau coup, Monsieur le comte, je vous félicite. - Acceptez cet ours, Olga, on en fera un superbe tapis. Et pour couper court à mon hésitation. « Daignerez-vous me servir un verre de thé ? Dix heures de troïka, parune nuit de janvier, malgré la volupté de la vitesse, commencent àengourdir. . . . . . . . Nous étions seuls dans la salle à manger, assombrie pardes panneaux de chêne, près du poêle de faïence, tiède encore où l’onentasse chaque matin un stère de bois. Le comte, accoudé à la table,sérieux, avec une expression vieillie que je ne lui connaissais pas,contemplait vaguement la vapeur du samovar s’échappant par la soupape,et le thé fumant dans la théière ; débarrassée de mon châle, lescheveux ramassés à la diable au sommet de la tête, je m’absorbais dansmes devoirs de ménagère. « Ne prendrez-vous pas une tasse de thé avec moi, Olga ? - Merci, Monsieur. - Ne me refusez pas, j’ai besoin de votre indulgence... un malentenduexiste entre nous ; de là des colères et des méfiances. Dans lasolitude, sous le toit délabré des isbas m’abritant après mes longuesexcursions, j’ai interrogé ma conscience et elle m’a condamné ; mais enmême temps, un espoir m’est venu, pareil à l’approbation de Dieului-même, espoir si cher, si nécessaire désormais à mon existence, ques’il se brisait, il n’y aurait plus pour moi d’avenir possible. Il s’exprimait lentement, un sourire au coin de ses lèvres tremblantes,et un rayon de lumière, entrant par le châssis (4), glissait sur sonvisage altéré par la fatigue. La porte céda sous une pression violente, et Mlle Fiddler nous apparutavec sa taille déhanchée, son bonnet noir posé de travers sur descheveux d’un jaune déteint. - Je n’ai pas levé votre punition, glapit-elle de son ton de fausset ;méconnaissez-vous à ce point mon autorité ? - Pardon, j’ai prié Mademoiselle Olga de préparer mon thé, répliqua lecomte, appuyant avec intention sur ce titre nouveau. - Ah !... L’estimable Allemande opéra aussitôt sa retraite en levant les yeux auplafond, pour le prendre sans doute à témoin de l’inconvenance de maconduite. « Promettez-moi de vous trouver au salon, cet après-midi, Olga, dit M.Cherkoff, tandis qu’une série de notes aigues nous prouvaient que MlleFiddler racontait mon escapade à ses élèves. - Abandonner ma prison ? crime capital ! - Venez. J’en causerai à ma mère ; je désire aussi vous entendrechanter. A l’heure habituelle, les « Protégées »entrèrent en bataillon serré, etéchangèrent des regards significatifs en me voyant installée à maplace, un album de dessin sur les genoux, achevant tranquillement uncroquis ; Mme Cherkoff arriva à son tour au bras de son fils, et cesdames s’occupèrent de cartes, de tapisseries et de chiffons ; lacomtesse, le front traversé d’une ride, comprimait mal son humeur. « Olga, cria-t-elle d’un accent acerbe, présageant un orage, quecomplotes-tu dans ce coin ? - Je termine la vue du moulin, madame. - Je te le défends ! – Je regrette qu’on t’ait enseigné un art qui tedétourne de tes devoirs... Tu lis aussi ? - Beaucoup. Mlle Fiddler, vous lui enlèverez ses livres ; la lecture déprave lajeunesse. J’allais me révolter devant une agression aussi évidente ; un signesuppliant de Dimitri changea mes dispositions belliqueuses en un calmedédaigneux. La comtesse surprise et vexée de ma modération, se mordait les onglescherchant à me blesser d’une manière plus sensible. « Ramasse mon mouchoir, Olga ! Cet ordre bref, insolent, semblable à ceux qu’elle jetait à sesservantes, éclata soudain dans le silence de la pièce. « Bohémienne, mon mouchoir ! - Votre Excellence a des esclaves, elle peut les appeler. - Obéis ! tu m’appartiens aussi, toi, tu es mon bien, ma chose... - Comme l’agneau volé appartient au maraudeur qui l’emporte. Elle bondit, et la bouche crispée par la colère, elle leva la main ; lecomte la devança. « Ma mère, ma mère, exclama-t-il avec angoisse. - Je veux châtier cette créature ! - Jamais devant moi. - Place, ou je te frappe toi-même. - Soit ! Mais elle, vous ne la toucherez pas. - Pourquoi donc, demanda-t-elle avec un rire féroce, la crois-tu sacrée? - Oui, Madame, répondit-il avec noblesse, car bientôt elle sera lacomtesse Dimitri Cherkoff. Arskoï, 22 janvier 18**. Les idées tourbillonnent dans ma tête, et mon cœur bat si vite queparfois j’ai peur d’étouffer. Ah ! cette scène, elle restera toujours présente à ma mémoire : jerevois la comtesse livide, haineuse, menaçant son fils de samalédiction, Mlle Fiddler prête à s’évanouir, mes compagnes stupéfaiteset lui si beau, si calme, se penchant vers moi en murmurant : «Appuyez-vous sur mon bras, Mademoiselle. » ... Je ne puis plus écrire, ma main tremble et les mots me manquentpour exprimer mon bonheur, bonheur si profond, si complet qu’ilm’enivre et m’anéantit. Je viens de me lever pour regarder dehors : les rues sont silencieuses,les maisons nagent dans les blancheurs d’aube, la lune montre sa corned’argent au-dessus des toits et allume une étincelle sur la croix doréede l’église du Rédempteur ; la boule lumineuse de la vigie scintilleplus loin, du côté du fleuve, ce phare et cette étoile veillent seulsavec moi dans la cité endormie. Oh ! Dimitri, Dimitri !... Arskoï, 23 janvier 18**. « Mademoiselle Fiddler, vous sortirez avec vos élèves à deux heures, etvous irez jusqu’à la ferme de Katow ; une affaire à régler et je vousrejoins. - Bien, Madame. Au moment indiqué, tout le monde fut prêt, mais la gouvernante seravisa : « Olga, vous ne méritez pas jouir du plaisir de la promenade ; il y abeaucoup de soieries à replier dans le cabinet de Mme la comtesse, jevous charge de ce soin. Le cabinet de toilette, meublé de sapin ouvragé découpé avec unefinesse de dentelle, est séparé de la chambre à coucher par une simpleportière de damas ; dans ce réduit élégant, s’entassent sur lescrédences, dans les armoires vitrées, les mousselines, les brocards desIndes, les tapis d’Orient, un vrai bazar de Stamboul transporté entretrois paravents de laque. Agenouillée devant un coffre peint en vert et semé par un artiste naïfde figures et d’hiéroglyphes d’une barbarie toute primitive, jerangeais les pièces de velours et de satin traînant sur le plancher,lorsque la voix de la comtesse résonna derrière le rideau. « Entrez, entrez, Accouline, répétait-elle avec bonhomie ; j’ai besoinde quelques renseignements. Accouline, c’était l’intendant d’Arskoï, l’âme damnée de Mme Cherkoff,une espèce de tartare rapace, au teint citron, les yeux bridés comme unchinois. Je me disposais à prévenir la comtesse de ma présence, quelques mots meclouèrent à ma place. « Eh bien ! mon brave Accouline, le domaine prospère-t-il ? - Oui, votre Excellence, les greniers sont pleins, les villagestranquilles, et votre nom béni partout. - Dieu soit loué !... J’ai à vous entretenir d’une jeune fille de mamaison que j’ai l’intention de marier d’ici huit jours ; avez-vous unhonnête garçon ? - Certes. Il y a Fedor, un des cochers ; Alexis, le forgeron ; Boris etNicolas, pas beaux ni l’un ni l’autre, mais solides. - Non, pas ceux-là ; je ne veux pas la domesticité du château ;cherchez-moi quelqu’un de mes propriétés de Viatka ou de Kostrama. - Dans ce cas j’écrirai aux intendants de votre Excellence, ils aurontsans doute l’affaire... bien dommage que Mme la comtesse ne puissepatienter jusqu’aux mariages de printemps (5), Varonine m’a promis dessujets d’élite. - Dois-je compter sur votre dévouement Accouline ? - Jusqu’à la mort, votre Excellence ! - C’est Olga que je marie. - Olga !... Par Saint-Serge, mon bienheureux patron !... - Paix ! je n’aime pas les étonnements ; si j’adopte ce projet, exigépar la nécessité et la raison, je n’entends pas qu’on le discute niqu’on l’ébruite. Ecrivez, voyagez, peu m’importe ; mais procurez-moipour la semaine prochaine, un mari présentable... servez-moi avecpromptitude, intelligence, et je verrai à vous récompenser. Allez ! Ah! j’oublie, j’offrirai trois cents roubles au jeune ménage ; songezaussi à prévenir le pope, il leur donnera la bénédiction nuptialedimanche, après l’office. - Que votre Excellence s’en rapporte à mon zèle, bredouilla l’intendanttrès-ennuyé de la commission. La porte se referma, et Mme Cherkoff, après avoir fureté dans sestiroirs et allumé un papyros, sortit à son tour. . . . . . . . Toujours agenouillée, muette d’épouvante, presque follede douleur et de honte, j’étais parvenue, par un suprême effort devolonté, à écouter jusqu’au bout ; peu à peu la lumière se faisait dansmon esprit, je comprenais que pour soustraire son fils à unemésalliance, la comtesse ne reculerait devant aucun moyen, et celuiqu’elle choisissait, si affreux qu’il fût, n’avait rien de criminel àses yeux ; depuis un siècle les choses se passaient ainsi sans qu’uneconscience s’alarmât, sans qu’un cri d’indignation protestât contrel’usage établi. Mais à la pensée de mon bonheur détruit, de mon rêve brisé, de Dimitriperdu à jamais pour moi, un glas funèbre tinta à mes oreilles, et jem’affaissai, presque évanouie, sur les étoffes amoncelées. Combien d’heures s’écoulèrent ainsi, je n’en eus pas conscience. Le sond’une guitare sous les fenêtres me tira de ma torpeur : le préludebizarre pleurait et gémissait, tout empreint de cette mélancoliemaladive, propre à la musique bohémienne. Soudain, au milieu de lamélodie attristée, des tzsiganes entonnèrent l’hymne national, chantsauvage et héroïque : « Viens, viens, disaient-ils, tout vaut mieux quel’esclavage, le ciel brille, la forêt est sans fin, viens, viens !...et dominant le chœur qui répète le refrain en sourdine, une voixd’homme, gonflée de souvenirs, de révoltes, de sanglots, éclate etmonte jusqu’au ciel dans un appel désespéré. « Me voilà, me voilà, criai-je dans mon délire, frères, à moi ! Mes mains tremblantes ne purent ouvrir le vasistas, et les tziganesdisparurent dans l’avenue ensoleillée, tandis que les costumespailletés et le cliquetis des castagnettes évoquaient, pendant uneseconde, la vision de mon enfance. Arskoï, 24 janvier. Décision irrévocable, je fuirai cette nuit. Dans huit jours, a annoncé la comtesse, je la marie. Moi ! aimée decomte Dimitri, devenant la femme d’un paysan inconnu ? Oh ! jamais !jamais ! Pardon Dimitri, de t’abandonner ainsi, mais avant tout je dois mesoustraire à la honte qu’on me prépare ; ta tendresse t’a aveuglé,notre union, – rêve irréalisable, – ne s’accomplira jamais, je lecomprends enfin ; et je ne veux pas que mon amour t’apporte lamalédiction de ta mère. J’ai rassemblé à la hâte quelques livres, ce cahier pour y relire lecourt roman de ma vie, et la mante rayée gardée depuis des années commeun talisman. Grâce à l’obligeance de Marfa qui ne fermera pas ma porteà clef ce soir, je descendrai pendant que tout le monde sera au salonet les domestiques à table dans les cuisines souterraines ; parl’escalier de service, je gagnerai le jardin, et me cachant derrièreles massifs, je découvrirai sans peine la barrière ouvrant sur leschamps. Là, commencera la liberté : le chemin s’allonge droit devantmoi, deux heures de marche me suffiront pour me mettre à l’abri despoursuites, car les tzsiganes campent dans la première clairière,m’a-t-on affirmé. Courage ! le sang de ma race se réveille, le chœur national m’a rendule servage plus amer en rallumant dans mon âme le besoin del’indépendance, Ziska et Silvo m’attirent irrésistiblement versl’inconnu. Dimitri, je pars sans un adieu, sans un serrement de main ; quand desmois, des années auront passé, que mon image flottera indécise et ternedans ton souvenir, peut-être t’attendriras-tu en reconnaissant à laporte d’un de tes palais, Olga la bohémienne. Adieu, comte Dimitri, que Dieu vous garde. Sous Bois, 25 janvier 18**. Sept heures sonnaient à l’horloge du château ; dans les couloirs etdans l’antichambre déserts, on ne saisissait d’autre bruit que lemurmure discret des conversations. Tremblante, retenant mon souffle, étouffant mes pas, j’avais quitté machambre, franchi le vestibule, et déjà l’air du dehors me frappait auvisage. La nuit sans étoile, la température presque douce, facilitaientsingulièrement mon évasion. « Vous vous promenez chère Olga, fit une voix caressante ? Je tressaillis ; le comte se tenait devant moi. « Ma réclusion m’occasionne la migraine, répondis-je pour prévenir lesquestions, je cherchais un peu de fraîcheur. - Pauvre prisonnière ! Moi j’ai déserté la compagnie de ces dames pourapercevoir votre ombre sur les rideaux de votre chambre. Ne vouslaissez pas abattre, continua-t-il avec tendresse ; j’ai écrit à monpère, je le connais généreux et juste, il ne s’opposera pas à monbonheur... – Si vous saviez, mon Olga, les beaux projets que je forme !Aussitôt notre mariage, nous quittons la Russie pour habiter la France,une douce contrée, mignonne, mon pays de prédilection ; là, dans un nidque je vous choisirai, vous vivrez paisible, honorée ; et plus tard,nous reviendrons à Arskoï nous jeter aux pieds de ma mère. Des larmes ruisselaient sur mes joues et tombaient à terre ; uneinvincible langueur s’emparait de moi, j’eus envie d’être lâche, et decrier mon secret ; mais une plainte s’éleva au loin et monta jusqu’ànous en ondulant... l’âme de Ziska se lamente, pensais-je, elle a peur ! Vivement, ployant un genou sur le sable, je déposai sur la main ducomte un baiser fervent. « On approche, murmurai-je avec effort, et je m’enfuis. - Encore un mot, Olga ! Je ne voulus pas l’écouter, car si je m’étais arrêtée, je restais ;aussi d’un élan je franchis la barrière et je m’enfonçai sous lesarbres afin qu’il y eût le plus de distance possible entre lui et moi. La route jalonnée de poteaux, unie et blanche, se déroulait à l’infini,disparaissant enfin dans la masse noirâtre de la forêt ; parfois sedressait çà et là un bois de bouleaux, une maison de poste à la courencombrée de tarentass, ou une isba en rondins avec une lueurtremblotante sous son pignon pointu. Rien de vivant dans cette immensité que des vols de corbeaux et le riresinistre de Sava (6). Au bout d’une heure de cette course insensée haletante, en sueur, jetouchais à la lisière. Le sacrifice accompli, mes forcesm’abandonnèrent, l’image de Dimitri se dressa devant moi, et j’éclataien sanglots convulsifs ; les grelots d’une troïka me rendirent pourtantun peu d’énergie, et adressant un adieu suprême vers Arskoï, j’entraidans le bois. Le sentier à peine frayé, obstrué par les ronces, était difficile àsuivre, et la neige, fondant sur les branches, m’inondait le cou et latête d’une eau glacée ; heureusement la lune se leva et éclaira cedédale de taillis et de ravins où je faillis m’égarer vingt fois. Commedans les contes fantastiques dont on berce notre enfance, une lumièrebrilla, une rumeur confuse rompit le silence, et derrière des buissonsde génévriers épineux j’aperçus le campement. Dans le cercle formé par des chariots et des tentes de feutre, unetrentaine d’individus se chauffent autour d’un brasier ; la couleurbistrée des visages, les traits hardis, les tresses brunes, lesoripeaux multicolores éclairés par les flammes, annoncent assez lesTziganes, ces infatigables coureurs de steppes, conservant au traversdes siècles les instincts des peuplades primitives, demeurantvolontairement en dehors de la civilisation, amoureux d’étoffeschatoyantes, de musique et d’espace. Dans un coin, un vieillard à la barbe blanche, assis sur un tapis à lafaçon des tailleurs de village, tire la bonne aventure à une bellefille en jupe écarlate ; des femmes chantent en berçant leurs enfantstandis que la fumée des pipes monte en spirales, que des les chevauxattachés à des pieux hennissent bruyamment, et que les chiens de garde,en chasse dans les fourrés, aboient au loin. « Il y a quelqu’un près de nous, amis, remarqua le vieux ; en garde ! Je m’avançai aussitôt : « Je suis une bohémienne, je viens vous demander l’hospitalité. - Vous ? fit le premier interlocuteur, impossible ! Vous ressemblez àune châtelaine et non à une pauvre tzsigane. - J’arrive en effet du domaine d’Arskoï, seulement je vous le répète,j’appartiens à votre caste ; menez-moi près de votre chef, je luiconterai mon histoire. - On ne dérange pas le maître à cette heure. - Pitié, ne me repoussez pas ; j’ai faim, voulez-vous que je meure ? - Allons, Molodi, pas tant de dureté pour cette jeunesse, chuchota undes assistants ; le maître est bon, je vais le prévenir. Peu de minutes après, la porte d’une des voitures s’ouvrit, et un jeunehomme, n’ayant rien du tzsigane dans la physionomie, mais portant avecune distinction innée le costume éclatant de l’antique Bohême,descendit les trois degrés de l’escalier. Grand, robuste et blond, levisage énergique et hautain, il marchait les yeux baissés, absorbé parun rêve inachevé ; les bohémiens se levaient et s’écartaient sur sonpassage, témoignant ainsi qu’il était roi, un roi choisi et aimé. « Une jeune personne sollicite son admission dans la troupe, maître,dit Molodi. - Qu’elle approche. - La voici. Son regard se fixa une seconde sur moi, il chancela, me contempla denouveau, et un cri, un cri triomphant dans lequel vibraient toutes lestendresses, réveilla les échos endormis de la forêt. « Olga, mon Olga ! ma sœur, ma bien-aimée ! Et se traînant à genoux, pleurant et riant tour à tour, il m’embrassaitles mains, balbutiait des mots d’amour et des confidences coupéesd’exclamations de joie. « Je te cherche depuis onze ans, j’ai parcouru l’Europe fouillant lesvilles et les bourgs, les châteaux et les fermes... La misère, lamaladie, le temps, rien n’a pu briser ma volonté... Dieu, que tu esbelle !... Me trouveras-tu digne de toi maintenant ? Oh ! quellefélicité sans mélange... Je t’aime tant, je t’ai tant regrettée... Dis,quel ange t’a enseigné ta route ? Parle-moi, mon Olga, souris-moi ! Immobile, glacée devant cette effusion touchante, j’eus à peine laforce de prononcer un mot banal et cruel : « Et quoi, Silvo, c’est vous ? je vous croyais mort ! Etrange mystère du cœur humain ! Certes, je ne demeurais pas insensibleau charme de cette rencontre imprévue, car avec Silvo ressuscitaientles meilleurs souvenirs du passé, mais son langage passionné me blessa,et en lui prêtant une attention distraite, c’est à Dimitri seul que jesongeais... Oui, c’est lui que j’aurais voulu voir ému, bouleversé, mejetant ces phrases brèves, mouillées de larmes, éclairées des radieuxsourires du bonheur. Silvo reprit cependant son sang-froid et se tournant vers sa troupe. « Rallumez le feu ; femmes, préparez à souper. Viens, continua-t-il enm’entraînant à l’écart, raconte-moi ton histoire. - Je souffre ! - Toi ? en ce moment ! Pourquoi ? - Vous avez pour moi le dévouement d’un frère n’est-ce pas ? - Ma vie t’appartient répondit-il simplement. Alors tout d’un trait, effrayée pourtant de ce que je faisais, jeconfiai à Silvo l’amour du comte Dimitri, l’opposition de sa mère etson barbare projet de me marier à un serf. Il écoutait dans la pose gracieuse qu’il affectionnait jadis, le dosappuyé à un arbre, les jambes croisées, son front large et intelligent,levé vers le ciel ; peu à peu sa tête se pencha sur sa poitrine, deslarmes lentes, amères, roulèrent sur ses joues, et ses traits creuséspar une de ces agonies morales qui en une nuit vieillissent un homme dedix ans, acquirent la rigidité de la pierre. « L’aimes-tu, toi, ce seigneur, interrogea-t-il en hésitant. - Oui, et j’ai une grâce à implorer ; il me cherchera peut-être dansles environs, partons dès demain, si cela toutefois n’entrave pas vosprojets. - Mes projets ! je n’en ai plus, s’écria-t-il avec cette spontanéitéqu’il avait gardée de son enfance ; un vent d’orage les a dispersés...Qu’importe ! Dans mes jours de fièvre et d’angoisses, dans mes longuescourses infructueuses, j’ai juré, si tu m’étais rendue, de rester tonfrère, ton esclave, ce que tu voudrais ; parle sans crainte, lajalousie et le désespoir ne m’ont pas foudroyé tout à l’heure, je puisdonc tout entendre, tout supporter... Où allons-nous ? - En Bohême, dans quelque hameau perdu de la montagne. - Et après ? - Je travaillerai. - Je suis riche Olga ! Mathias en mourant nous a nommé ses héritiers ;depuis des années, – je n’ai plus besoin de te l’apprendre, – j’ai erréde contrée en contrée résolu à parcourir le monde s’il le fallait,quand le hasard me conduisit dans le lieu où le vieux bohémiens’éteignait. Il a imploré mon pardon et m’a forcé d’accepter, avec lestrois mille roubles de la comtesse, toutes ses économies d’avare ; tupossèdes aujourd’hui cette petite fortune... M’imaginant, que tuaimerais encore notre existence nomade, j’ai acheté à Moscou unevoiture légère, commode, meublée d’étoffes d’Orient, de mille riensprécieux recueillis pour le jour béni de notre réunion... et sur lesrenseignements incertains de Mathias, ignorant le nom de tesravisseurs, je me dirigeais sur Kazan... - Je t’ai affligé, mon pauvre Silvo ? - Non, non, ne regrette rien ; te servir, me dévouer dans l’ombre,t’apercevoir quelquefois me suffira désormais. Amis, fit-il en serapprochant de ses compagnons, je vous présente ma sœur, témoignez-luile respect que vous avez pour moi... Ai-je besoin d’ajouter qu’étrangerou tzsigane, ami ou ennemi, celui que je verrai rôder trop près duchariot d’Olga recevra une balle dans la tête... Allez dormir, jeveillerai... En voyage, 3 février 18**. J’écris dans ma demeure ambulante et par l’étroite fenêtre de mon nidcapitonné, j’admire les arbres chargés de givre, les prairies, lesvillages défilant devant moi. Rien ne me manque : deux chevaux d’une allure paisible et cadencéem’emmènent sans secousse, un poêle entretient dans mon appartement unetempérature printanière, des lierres, des plantes vivaces dans despotiches de terre cuite, s’épanouissent dans les angles et grimpent lelong des parois ; derrière une cloison ouvragée se dresse un lit étroitet bas, recouvert d’un riche tapis persan, et la guitare, le tambour debasque, le costume de soie étoilé, égarés au milieu des élégances de lavie civilisée, signalent seuls le logis d’une bohémienne. Pour mes repas, la jeune fille au jupon rouge m’apporte sur un plateaucolorié des mets choisis : un filet d’élan, des œufs, des boulettes depâtisserie presque aussi aromatisées que celles du château, et desgâteaux de miel. Surprise de cet ordinaire si différent de celui dont Mathias nousrégalait autrefois, je questionnai ma jolie servante. « Manges-tu souvent de ces bonnes choses, Aniska ? - Jamais, Madame. - Pourquoi me les apportes-tu ? la cuisine des autres me suffirait. - Le maître le veut. - Ah !... et lui, le sert-on avec autant de cérémonie ? Aniska eut un rire clair. - Non, pour sûr, il se contente d’un morceau de pain noir arrosé dekwas (7) ou d’eau de source ; il est si dévoué, si courageux... dèsl’aurore il court à cheval à la cité la plus voisine pour rapporter desprovisions à sa sœur... Madame ne sait pas, mais le maître n’étaitresté tzsigane que pour la chercher plus facilement, et dans lesconcerts où l’on s’écrasait pour l’entendre, on avait beau lui offrirde l’or, beaucoup d’or en le suppliant de se fixer dans la ville, ilsecouait la tête, refusait d’un mot : « Plus tard, si Olga y consent. »Oh ! Madame, poursuivit Aniska avec émotion, aimez-le bien, car Dieuvous punirait d’affliger un si brave cœur. Depuis une semaine, c’est à dire depuis mon arrivée, je n’ai pas revuSilvo ; sa présence se trahit cependant à chaque instant par les soins,le respect, le bien-être qui m’entourent ; comment ai-je mérité cedévouement héroïque et silencieux qui ne demande rien, n’espère rien,puisant en lui-même sa consolation et sa force ? Pauvre Silvo ! En voyage. – 20 février 18**. Est-ce le bercement de la voiture, la solennité de ces horizons sanslimites, mais un apaisement, une paix sereine descendent en moi ne melaissant plus au cœur que la douceur amère du sacrifice accompli. Le célèbre monastère de Kazan, la tour crénelée de l’archevêché, tousces aspects familiers à ma jeunesse ont disparu pour toujours ; leVolga, que nous avons suivi jusqu’à Nijni-Novogorod, n’anime plus nosjournées du va-et-vient continuel des bateaux et du débarquement despassagers ; Vladimir, attristé et déchu, flotte dans la brume, et lesoleil levant incendie en ce moment les clochers et les flèches dorésde Moscou, embrasant à la fois les cent coupoles du Kremlin. Bientôtnous franchirons le Dnieper ; nous traverserons Smolensk, la villesainte, puis les forêts de la Volhynie, et nous foulerons enfin le solde notre chère Bohême. Je regretterai, je l’avoue, ce trajet accidenté et facile où je me sensentourée, moi, enfant sans mère et sans amis, d’une protection aimanteet active. Parfois, pour gravir une côte, je quitte ma chambre heureuse demarcher, de respirer l’air vif saturé du parfum résineux des sapins ; àla sieste de midi, je m’amuse à observer les tzsiganes, ce pêle-mêleindescriptible de haillons et de falbalas, à envier cette gaietéinsouciante qui nargue l’avenir, assaisonne leur maigre dîner, et leurpermet de s’endormir sur le sol glacé, roulés dans une peau de mouton,les pieds au feu, avec la même quiétude que la comtesse Cherkoff sousses tentures de velours. Je fais demander Silvo, car il s’obstine à vivre à l’écart, et nouscausons fraternellement ; dans ses périgrinations sans fin il a acquisune instruction solide, variée, qui n’a pas détruit une forte dose demodestie sincère, et prête à son esprit original une saveurparticulière. Discret, délicat à l’excès, il évite avec soin la moindreallusion au passé, et il ne dépendrait que de moi de croire que maconfidence est oubliée, si de temps à autre son amour qu’il a condamné,ne tressaillait malgré lui dans sa voix et dans ses yeux. Nous cheminons côte à côte dans les sentiers couverts de neige, sur lesroutes sillonnant ce vaste empire de leurs réseaux blancs ; nos penséesse rencontrent, nos goûts n’ont pas changé, les onze années deséparation ne seraient-elles qu’un rêve ? Village d’A***, près Glatz (Bohême), 25 janvier 18**. Dix mois viennent de s’écouler si paisibles, si monotones, que je n’aipas éprouvé jusqu’ici le besoin de reprendre ce cahier. Ma maisonnette, couverte d’un toit de chaume, entourée d’un verger, etrecélant les trésors de mon chariot de voyage, s’abrite, selon mon vœu,dans un repli de la montagne ; le village éparpille sur la côte, entreles arbres fruitiers, ses masures étoupées de mousse, et la vue,glissant sur les champs de houblon, rencontre à l’horizon les cimesdentelées des monts Sudètes formant barrière entre la Moravie et laBohême. Silvo m’a installée dans ce coin de terre paisible, m’a donné pour amiset serviteurs fidèles, Molodi et Aniska, et m’a aussitôt témoigné ledésir de s’éloigner. « Où allez-vous, frère ? lui ai-je dit sur le seuil. - Avec eux, répondit-il montrant du geste le campement des bohémiens,sur les chemins, au bout du monde ! - Vous reviendrez ? - Peut-être. Et il est parti, sans que j’aie eu le courage de lui laisser soupçonnerqu’avec lui disparaissait ma dernière joie. Aujourd’hui, nous célébrerons j’espère l’anniversaire de notrerencontre dans la forêt ; aussi levée avant l’aube, parée de mon mieux,le cœur battant, j’interroge la route, car Molodi a trahi le secret deSilvo. « Le maître rentrera le 25 janvier, m’affirme le vieux bohémien avec unaplomb imperturbable en consultant ses cartes et ses bocaux desorcellerie remplis d’un métal blanc en fusion ; il marche avec nousmalgré les obstacles... sa pensée ne se détache pas de la Bohême... ilavance, il avance !... Ces prédictions que Molodi répète à satiété depuis des semaines,écoutées d’abord avec une foi médiocre, ont fini par me faire accepterla conviction de cette arrivée prochaine ; les superstitions et lefatalisme de ma race aidant, je me prépare à cette journée comme devantdécider de mon existence entière. Mais Silvo lassé de ma froideur, demon apparente ingratitude, heureux dans quelque pays lointain, prodiguesans doute à une autre, meilleure que moi, les trésors d’abnégation quej’ai méconnus... Non, non, un amour pareil au sien ne se rebute pas ;il survit aux déceptions, aux souffrances, sachant attendre avec lapatience des choses éternelles. Oh ! reviens, Silvo, j’ai besoin de toi, je me sens trop faible, tropisolée pour me priver de l’appui de ton bras... mon étroite maisonsemble encore trop grande ; il y fait froid l’hiver et le vent ysanglote d’une manière sinistre ; mon foyer désert m’attriste chaquesoir ; personne n’essuie mes larmes, personne n’admire mes tressessoyeuses, personne ne m’aime... je suis jeune et belle pourtant, j’aiun passé sans reproche et l’âme altérée des saintes joies que j’ignore; reviens, Silvo, reviens ! Le souvenir de Dimitri enseveli au fond de mon âme, n’est plus qu’unrêve éblouissant que j’aurai toujours le droit d’évoquer sans rougir.Le comte Cherkoff, – j’appris cette nouvelle par une gazette moscovite,égarée dans nos parages, – cédant au désespoir du premier moment aobtenu son envoi dans les Indes, où les Russes poursuivent leurs lenteset sûres conquêtes. Quant aux autres habitants d’Arskoï, j’imagine que la comtesse, ennuyéede ses loisirs, harcèle ses domestiques, cherche dans les cartes et leschiffons, une distraction à ses infortunes imaginaires, que MlleFiddler déclame ses poésies sentimentales et vides, continuant à formerdes élèves d’une nullité et d’une hypocrisie toutes germaniques. ..................................... Les heures fuient, le soleil décline derrière les sommets du montGéant, les pâtres sonnent du cor pour rassembler les troupeaux, etSilvo ne paraît pas ! Molodi m’a abusée, il ignore, le malheureux, quecette déception cruelle me tuera. Aniska erre dans le jardin et murmurede temps en temps au travers des carreaux étamés par la gelée : « Personne, pauvre maîtresse, personne ! Ce simple mot me produit l’effet des lourdes pelletées de terre tombantsur un cercueil... tout est mort pour moi, je ne veux plus desillusions décevantes de l’existence, ni de ses espérances trompeuses ;depuis des mois je vis dans la certitude de ce retour, je savoure lajoie anxieuse d’aller à lui la main tendue pour lui dire : « Pardon, mon Silvo, je t’aime ! Et rien, rien ! il se détourne, il m’abandonne !... Dans ma nature passionnée et fière les blessures saignent ets’agrandissent sans cesse, que résoudre ?... Allons, pas dedéfaillance, pas de lâcheté surtout ! Regardons mon malheur en faceafin d’avoir moins peur... « On n’a jamais le droit de désespérer, me répètait souvent ma mère, ettant que des étoiles luiront là-haut, dans ces régions paisibles où leslarmes sont inconnues, les déshérités, ceux qui n’ont ni pain, niasile, ni amour, devront lever la tête... » Village d’A***, près Glatz. 26janvier 18**. Dieu l’a voulu, Silvo est près de moi, et il ne me quittera jamais,jamais !... Nous avons ressaisi notre bonheur, entrevu les splendeursdu ciel, pressenti les ineffables douceurs de l’avenir... Un de ces soirs, par une de nos merveilleuses nuits d’hiver enveloppantde blancheurs lactées les pics et les ravins, Silvo me conduira àl’église de Glatz, mirant dans la rivière sa flèche élancée et sonportail gothique où les saints agenouillés, interrompant leur prièreséculaire, semblent revivre sous la lumière neigeuse qui les inonde. Nous retournerons ensuite dans la maison anguirlandée de lierre, paréede houx, et la vie recommencera sans effroi et sans souci. Pendant les veillées, près de l’âtre, quand les souches, - vraisserpents de feu, - se torderont en pétillant, éclairant de leursflammes joyeuses les solives et les buffets de chêne, les sonnettes decuivre du tambour de basque et le bois luisant de la guitare, nousrépéterons ensemble le vieux duo ; et peut-être, reprenant nos voyages,nos chants et nos castagnettes, essaierons-nous de devenir des artisteset de satisfaire ainsi l’ambition de notre enfance. Et lorsque, las du monde et du bruit des fêtes, nous souhaiterons nousrecueillir, nous reposer, nous aimer dans l’ombre, nous regagnerons lesmontagnes de la Bohême : la terre natale et le foyer sont lesimpérissables tendresses de l’homme. MARIEDE BESNERAY. NOTES : (1) On croit les Bohémiens originaires de l’Inde. Leurs ancêtresappartenaient, prétend-on, à la caste des Soudras ; ils abandonnèrentleur patrie, pour fuir l’esclavage, à l’époque de l’invasion desMongols de Tamerlan. (2) Grand traîneau essentiellement russe ; les trois chevaux tirent «en évantail » celui du centre trotte toujours, tandis que les deuxautres galopent. C’est l’attelage le plus pittoresque que nousconnaissions. (3) Appareil en cuivre, pour le thé. (4) En Russie, on scelle les doubles fenêtres pour tout l’hiver, etl’on renouvelle l’air par un étroit vasistas. (5) Tous ceux qui ont connu et habité la Russie avant l’émancipation netrouveront rien d’exagéré dans ce fait. Le seigneur mariait à son gréla jeunesse de son village, ou faisait des échanges de personnes d’uncanton à l’autre, et avant de fiancer leur fils ou leur fille, lesparents sollicitaient la permission de leur maître. (6) Duc de la grande espèce, considéré en Russie comme l’esprit desbois ; on le nomme aussi Lectché. (7) Boisson fermentée à base de seigle. |