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BIRETTE, AbbéCharles(1878-1941) :  Le Parler de monenfance, sa nature et ses caractères généraux  : Causerie(1939).
Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.VI.2013)
[Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées].
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Diffusionlibre et gratuite (freeware)
Texteétabli sur l'exemplaire d'une coll. part. du numéro de Mars 1939 de larevue Le Bouais-Jan, revue dupays du Cotentin éditée à Cherbourg par la Société régionalisteNormande A. Rossel.
 
Le Parler demon enfance,
sa nature et ses caractères généraux
Causerie
par
Charles Birette

~*~

Un soir de l'an dernier,!'excellent Comité de la SociétéAlfred Rossel voulut bien m'admettre àl'une de ses réunions. Je passai là des instants très agréables, charméd'abord par la courtoisie de ces Messieurs, admirant aussi leur zèleéclairé pour unir dans les séances publiques la plus franche gaîté àtout le sérieux qu'elles méritent.

Mais il y eut... le quart d'heure de Rabelais. « Donnant, donnant ! »c'est un proverbe de chez nous. Du moins, les mauvaises languesjabotent qu'on sait le mettre en usage au pays normand ! Si bien, qu'enéchange du plaisir qu'on m'avait procuré, je dus promettre un articlepour le Bouais-Jan, unecauserie sur le patois. Impossible de medérober. « Le sujet vous est familier, me disait-on : n'avez-vous pasécrit un livre pour vanter le vûeprêchie de nos ancêtres ? »

C'est la vérité pure. J'avoue même que ce vieux parler de nos ancêtresfut le langage de mes jeunes années. A l'éveil de ma vie je n'en ai pasentendu d'autre. Sous le toit paternel on ne parlait qu'en patois -excepté pour prier le bon Dieu. Et le patois demeura ma langue usuellejusqu'à mon entrée au Collège, à l'âge de 15 ans.

Oh ! depuis ce temps-là j'ai évolué, comme on dit ; je parle etj'écriscomme les gens du beau monde... Tout de même, que j'en sois fier ounon, le français n'est pour moi qu'une langue apprise à l'école etplus tard. Je m'empresse d'affirmer que j'en suis fier, que j'ai tiréavantage de cet état de choses. Savez-vous que le patois m'a été trèsutile pour apprendre le français ? Aujourd'hui j'aime ces deuxlangues d'un égal amour. Mais celle de mon berceau me sert encore àmieux saisir les élégances - et aussi les caprices - de cette grandedame qu'est la langue française.

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Chers lecteurs du Bouais-Jan,nous éprouvons tous un amour de sentimentpour le patois, car il fait partie de notre patrimoine régional. Amourtout naturel pour ceux qui sont nés à la campagne ; amour qui plongeses racines au plus intime de leur coeur. Le patois réveille en nousune foule de souvenirs touchants. Nous croyons entendre ceux quichoyèrent notre enfance. Il a, ce vieux langage, « l'inflexion des voixchères qui se sont tues ».

Mais nous pouvons bien l'aimer aussi d'un amour de raison. Il enestdigne. Et Barbey d'Aurevilly n'avait point tort de jeter cetteexclamation : « Le patois, la langue merveilleuse de mon pays ! »Notre Barbey vivait au même siècle que ces magiciens du style, cesarchanges des lettres, les plus éblouissants de toute la littératurefrançaise : Chateaubriand pour la prose, Victor Hugo pour la poésie.Lui-même était un écrivain de grande race ; il flairait d'instinct dansle patois de la presqu'île une langue merveilleuse, sans prendre lapeine d'en examiner les raisons, car il avait d'autres chats à fouetter(voir ses études critiques) et d'autres travaux littéraires en chantier(voir ses romans).

Alors, direz-vous, comment se fait-il que les avis demeurent partagés ?Tout le monde n'a pas le culte du patois. De nos jours encore, on voitdes personnes (même cultivées et lettrées par ailleurs) qui leméconnaissent et le méprisent. Que c'est laid, que c'est grossier àleurs oreilles délicates, ce jargon fruste, bizarre, excentrique,fantaisiste ! Et leur dédain se résume en deux mots : « françaisdéfiguré ».

L'erreur est énorme, la confusion incroyable. Comment l'expliquer ? Deplusieurs manières sans doute. D'abord par l'ignorance de ceux quiprononcent un jugement hâtif et impulsif sans avoir étudié la question.Ensuite, il existe peut-être dans certaines régions - pas dans la nôtre- des patois indigents, pauvres en vocabulaire et en phonétique ;voulant les corser, des écrivains patoisants y mêlent de l'argot et dumauvais français. - Pourquoi ne pas le dire enfin ? Nous sommes tousenclins, plus ou moins, à nous servir de l'idiome populaire en vued'amuser la galerie. A l'heure du café, c'est un jeu facile. Quelquesvocables et tournures soi-disant pittoresques, ou simplement dufrançais qu'on déguise en patois, et le tour est joué ! Cela suffit àaire passer des balivernes grasses ou graveleuses. Car si « le latindans les mots brave l'honnêteté », le patois fait de même, se dit-on.L'auditoire rira de ces drôleries - qui n'ont rien de spécialementnormand. Tant pis si le parler de nos pères s'y trouve aussi peurespecté que le français, et si les paysans y font figure de pitauds,d'imbéciles malpropres et dipsomanes !

En réalité c'est rare, tout à fait rare, que le paysan déforme un motfrançais. Méfions-nous l'habitant des campagnes est philologue sans lesavoir. Il parle avec une régularité surprenante, mais se gausseparfois de certains vocables savants. C'est pour rire à notre barbequ'il prononce ostographe et potographie, qu'il demande chez lepharmacien de l'eau d'ânon,de la poudre à pioncer (pouropiacée), une canicule pourune canule...

Le patois - le vrai patois - n'est nullement du français travesti,défiguré, écorché par [d]es lèvres paysannes. Pour être juste, ilfaudrait dire tout le contraire. Mon Dieu, oui ! c'est le français quiapparaît plutôt comme du patois déformé et défloré, faisant bon marchéde la langue latine qui ne s'y reconnaît plus. Telle est la vérité,malgré qu'on en ait. Le professeur Guerlin de Guer l'affirme asseznettement, sans souci de déplaire aux citadins musqués : « Ce sont,dit-il, les lèvres aristocratiques qui écorchent le parler paysan, leseul phonétique, le seul historiquement pur, le seul conforme àl'instinct de la langue ».

Et ce jugement n'est point une boutade. Il s'impose à l'esprit dequiconque observe la nature et les caractères généraux du parlerpopulaire en Normandie.

Voulons-nous mettre en parallèle le patois et le français ? Songeonsd'abord à leur âge et à leur parenté. Le patois est un vieux Monsieurpresque millénaire ; le français semble un jeune homme à côté de lui,puisqu'il n'a guère plus de 300 ans ; et c'est son fils ! Autrementdit, le patois s'identifie avec le français d'autrefois. J'y vois toutbonnement ce qui reste de cette « langue romane » qu'on parlait etqu'on écrivait en France durant les siècles du Moyen-Age. Sur ce point,les braves gens de nos villages sont des conservateurs obstinés : ilss'expriment encore, ou peu s'en faut, comme au temps de la féodalité etde la guerre de Cent ans...

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Il faut savoir que la langue française à ses origines, c'est à dire duXe au XIIe siècle, possédait certaines formes importantes, héritées dulatin. Elle a cru bien faire de les modifier au cours des âges. A tortou à raison ?... En tout cas, le patois de Normandie en a conservéplusieurs dans ses vocables. Et elles constituent ses caractèresessentiels, qui le font reconnaître du premier coup.

Rien n'est curieux, en vérité, comme la persistance et la régularité deces formes archaïques, primitives et latines, que les paysans de laprovince entière maintiennent jalousement quand ils parlent entr'eux.Les érudits et les philologues ont trouvé là une abondante matière àleurs investigations. (Nous verrons peut-être dans une autre causeriecomment chacun s'est partagé l'aubaine).

L'une de ces formes, qui attire aisément l'attention, c'est la finaleen el, issue du latin ellum. A l'origine de la langue onécrivait : agnel,batel, capel, cordel, coupel, coutel, drapel, gastel, mantel, martel,morcel, musel, oysel, pel, rastel, renouvel, ridel, tonnel, troussel,véel (veau), etc.. Le français d'aujourd'hui termine tous lesmots de ce genre par eauqu'il prononce o.Mais les paysans restent fidèles à la forme première. Je sais bienqu'ils ne prononcent point la consonne finale (c'est pour eux une règleinvariable) ; cependant cette consonne est sous-entendue dans leurpensée. Elle y dort, et se réveille quand il le faut, c'est à dire dansles mots dérivés : une batelée, écoupeler un arbre, haveler un bûe, râteler du fourrage, le Hamel-ès-Ronches(le hameau habité par les Laranche). - Remarquons, l'illogisme dufrançais qufichange la forme du mot primitif et la rétablit dans sesdérivés agneau et agnelet, chameau et chamelier, museau et museler,oiseau et oiseleur, veau et vêler..

Fidèle encore à l'étymologie latine, notre vieux langage n'a jamaisadmis le groupe déplaisant oi(prononcé de nos jours oa)qui s'est introduit dans le français dès le XIIIe siècle. Le patois dittoujours bère et non boire, crère et non croire, dret et non droit, ételle et non étoile, ma fè ! et non ma foi ! fère et non foire, fréd et non froid, parfès et non parfois, père et non poire, tèle et non toile, sessante et non soixante, vêe et non voie, vèle et non voile, mè, té, sè, et non moi, toi soi.

D'autre part, s'il a accepté comme le français que la diphtongue forte àou remplace le groupe alau commencement et dans le cours des mots, il n'a pas voulu suivre auXVIe siècle l'évolution malheureuse du français réduisant cettediphtongue au simple son o.Notre patois conserve partout le premier élément de la diphtongue, etmême la diphtongue entière dans plusieurs régions comme le Val deSaire. On y prononce toujours àoune(aune), àoute (autre), càoud (chaud), hàout (haut), fàoux (faux), màoudit (maudit), màouve (mauve), sàout (saut), tàoupe (taupe), etc... Ainsi le a latin de alnus, alter, callidus, altus, falsus,maledictus, malva, saltus, talpa,s'entend dans le langage populaire, non dans le français qui lemaintient seulement dans son orthographe par une espèce decoquetterie...

Si nous passons aux consonnes, un caractère curieux à observer est letraitement du c latin.

Le c latin suivi de a est demeuré dur en patois(c'est-à-dire qu'il a toujours conservé le son du k), alors que le français s'estamusé à le transformer en chde très bonne heure et sans aucune raison valable. Le paysan dit cambre (du latin cannabis), càoudron (du latin caldarium), cat (du latin catus), mooque (du latin musca), pêque (du latin piscatus), perque (du latin pertica), pouque (du latin pocca), queminse (du latin camisia), quérue (du latin carruca), roque (du latin rocca), vaque (du latin vacca).Il serait aisé de citer cent exemples, et de noter les fantaisies dufrançais qui dit champ et champêtre, mais campagne et campement,chanter et chanson, mais cantique et cantate, chemise mais camisole,rocher mais rocaille !

Quant au c suivi de e ou de i, qui est sibilant en français,c'est lui qui se prononce chen patois, se rapprochant ainsi du latin prononcé « à la romaine » dansnos églises. Les paysans disent : cha ou chenna(cela), chendre, cheinture, cherfeu (cerfeuil), chervé (cerveau), chiment, chire, doucheu (douceur), féchon (façon), glichon (glaçon), innochent, lachon, machon, pinchon, puche, véche(vesce). Ce chuintement n'est pas une fantaisie. On peut croire qu'ilétait déjà de règle dans le bas-latin. Toujours est-il que, voyantapparaître le tch aussi bienque la diphtongue àou dansles chants liturgiques (tchoeliichoeloroum, làoudate Dominoum), plus d'un paysan « de tcheu nous » n'en croyait passes oreilles : « Ega, mes bouennesgens ! ch'est du latin patoués ! »

Il y aurait bien d'autres remarques à faire. Car le parler populaire deNormandie a d'autres caractères généraux. Il conserve par exemple le g dur primitif que le françaisparfois adoucit : gai (pourgeai), gar (pour jars), gambe, gardin, gavelle, guerre, guerret (jarret), vergue (verge). Il change a en e devant r, en disant : cherge (charge), erbaléte, erdoise, ergent, éronde (du latin arundo), guérende (pour garende, garenne), hernais, herpon, lerme, luquerne, merque, querbon, quercache, querpente, quertrie, sercleux (sarcloir), verlope.Il ne fait jamais entendre la consonne finale, et cette facondeprononcer est plus harmonieuse, si l'on veut bien y réfléchir. Uneconsonne est faite pour servir d'appui à une voyelle, non pourl'étrangler brusquement à la fin d'un mot. La consonne est un tremplind'où le son vocalique s'élance : s'il y retombe et s'y brise, c'estaffreux pour l'oreille. Quelle misère que le français s'ingénie à faireentendre des consonnes finales qu'il négligeait jusqu'ici : l'estomaque, le butte, et même Saint-Vaaste !Le patois est infiniment plus régulier dans toutes ses manières d'agir,et plus conforme à l'ancien français. Il est certain par exemple qu'onlaissait dormir autrefois les consonnes finales. Jusqu'au XVIIe siècle(de nombreuses rimes le prouvent), on prononçait « su la mé » alors qu'on écrivait «sur la mer ».

En résumé, c'est le français qui a changé, pendant que le patoisrestait pur, fidèle aux origine et à l'instinct de la langue. Nesuffirait-il pas, pour en témoigner, de citer quelques noms propres,désignant des familles du Cotentin ? Ils apparaissent comme des motspatois, par le fait d'avoir gardé leur physionomie médiévale. Noms dechoses : Boissel, Capel, Coypel (copeau), Hamel, Martel, Mouchel(monceau), Postel (poteau), Laroque, Vacquerie. Noms d'animaux et deplantes : Arondel, Corbel, Laignel, Lecat, Lechevrel, Legay, Lequesne,Levéel, Loysel, Piedagnel, Rachine, Vignot. Noms de couleur : Blondel,Brunel, Fauvel, Roussel (même nom que Rousseau). Noms de travaux ouprofessions : Lecacheux, Lecarpentier, Lefauqueux, Legardinier,Leherpeur (qui jette le harpon), Lemaresquier, Lepesqueux, Lequertier,Pasturel, Piprel (qui joue du pipeau).

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Gardons-nous de mépriser le patois, sous peine d'abord de passer pourdes ignorants. Et gardons-nous de lui assigner une place inférieure.

Libre à chacun d'accorder au français - son fils - une nobledistinction, une parfaite élégance, parce qu'il a fréquenté les villeset les Académies, assoupli ses manières et affiné ses traits. Maisl'ancêtre, demeuré dans ses champs avec sa robuste carrure, ses brasnoueux, ses mains calleuses, son teint coloré, l'ancêtre au regardaigu, au large et malin rire, est digne aussi d'une très haute estime.Il mérite qu'on prête l'oreille aux échos de sa voix grave ettraditionnelle, bien timbrée, toujours si expressive...

« Ne rougissez pas, Normands, de parler la langue de vos pères...Sachez-le : votre patois est vénérable, votre patois est sacré ! C'estde lui qu'est sortie, comme la fleur de sa racine, la languefrançaise... » Qui a écrit cela ? Le fils de Victor Hugo, dans sonlivre intitulé La Normandie inconnue.A n'en pas douter, il avait entendu l'éloge de notre parler populairesortir de la bouche même du grand poète, qui s'y connaissait en matièrede langage puissant et harmonieux.

Aujourd'hui, c'est la gloire de la SociétéAlf red Rossel d'avoir compris ces vérités, et de maintenir avecferveur, au premier rang des traditions régionales, le culte du patois.

Charles BIRETTE


Notre ami et collaborateur,l'abbé Charles Birette, nous a promis de donner une suite à cettepremière « causerie ». Il se propose d'examiner prochainement « DANSLE CHAMP DU PATOIS L'ŒUVRE DES MOISSONNEURS ».