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BIRETTE, AbbéCharles(1878-1941) : Dans le champ dupatois, l'œuvre des moissonneurs : Causerie(1939). Numérisation du texte : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (22.VI.2013) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Texteétabli sur l'exemplaire d'une coll. part. du numéro de Juin 1939 de larevue Le Bouais-Jan, revue dupays du Cotentin éditée à Cherbourg par la Société régionalisteNormande A. Rossel. Dans le champdu patois, l'œuvre des moissonneurs Causerie par Charles Birette ~*~Parce que le patois fut le parler de mon enfance, je l'ai mis enparallèle avec le français, dans un premier article, et puis j'ai oséproclamer que j'aimais ces deux langues d'un égal amour ! Ne suis-je pas unpeu jobard tout de même ?... Si oui, me voilà placé en assez belle compagnie. Je fais chorusavecune pléiade d'esprits distingués. Car ils sont légion - je puis citerleurs noms - les érudits et les philologues qui, depuis cent ans, ontprêté, l'oreille à l'idiome populaire de chez-nous, le jugeant digne deleurs recherches. En 1889, dans son discours sur Les parlers de France,Gaston Parisstimulait le zèle des travailleurs par ces paroles : « Si nous nepouvons empêcher la flore naturelle de nos champs de périr devant laculture qui la remplace, nous devons en recueillir avec soin leséchantillons... Déjà, pour plus d'un coin, on a laissé passer la saisonfavorable : les épis sont arrachés ou, du moins, bien éclaircis. » Pensée pieuse, exprimée avec grâce. Mais elle contient un regretsuperflu. Elle contient un reproche qu'on ne méritait pas, dès cetteépoque, dans notre province, surtout dans notre région. Car lesNormands sont des gens d'avant-garde. Sans attendre le conseil ducélèbre philologue, ils étaient descendus dans le champ du patois, afinde recueillir et d'engranger cette flore naturelle. On doit mêmeremarquer que les premiers de ces moissonneurs avaient vu le jour dansla presqu'ile du Cotentin : les frères du Méril, Julien Travers,Edouard Le Héricher sont nés à Valognes au début du XIXe siècle. * * * Oui, c'est seulement au siècle dernier que la curiosité des savantspour les parlers provinciaux s'éveilla. On avait dédaigné jusque-là cesjargons... Mais, passés les tumultes de la Révolution et de l'Empire,apparut la Restauration comme un renouveau (j'entends : un renouveaureligieux, littéraire et scientifique). Ce fut partout la palpitationdu printemps. Des sociétés savantes se fondèrent, par exemple celle desAntiquaires de Normandie en 1824 « pour la recherche des antiquitésdans nos cinq départements » comme disent ses statuts. Est-ce que le vieux parler de nos pères n'est pas une antiquitéprécieuse ?... Voilà pourquoi de fervents travailleurs pénètrent sanstarder dans le champ du patois. D'autres leur succèdent, si bien qu'à la findu siècle pas une région de Normandie n'a été oubliée. C'est cela que je veux dire aujourd'hui aux lecteurs du Bouais-Jan. Peut-être que j'apprendrai du nouveau àplusieurs... Mais j'avoue que j'ignorais moi aussi une partie de cettelittérature avant de songer à écrire sur le dialecte et les légendes demon enfance. Avec quel plaisir j'ai déniché et feuilleté ces vieuxlivres ! On ne les trouve guère dans le commerce : ils dorment, plus oumoins poussiéreux, dans les rayons des bibliothèques vénérables. Une idée d'ensemble, d'abord, sur ces ouvrages. Les uns sont de vastes études et d'amples dictionnaires qui embrassentle patois de la province entière, comme celles et ceux qu'ont publiésles frères du Méril, Dubois et Travers, Le Héricher, Moisy. Ilsconstituent des mines de valeur et rendent encore de grands servicesaux chercheurs. Le reproche qu'on leur adresse est de ramener à un seulle patois de toute la Normandie, comme s'il était uniforme. Or, nousconstatons qu'il ne l'est pas. D'une région à l'autre, certainsvocables différent (au Val da Saire on dit ran et jamais b'lin, on dit trachie et jamais qu'ri) ; mais c'est surtout la phonétique qui varie àl'infini. Est-ce qu'Albert Dauzat n'a pas affirmé dans son Essai deMéthodologie Linguistique qu'il y a en France trente mille patois. D'autres érudits se sont donc bornés à décrire le parler populaired'une région normande déterminée. Très bien. Voici une liste déjàlongue et pourtant incomplète de leurs travaux, en suivant l'ordregéographique. Le patois du Val de Saire a été décrit par Romdahl, celuide la Hague par Fleury, celui du Cotentin par le Joly-Sénoville, celuide Port-Bail par Piquot, celui de Guernesey, par Métivier, celui de Percy par de Beaucoudray, celui du Bessin par Joret, celui de Thaon par Guerlin de Guer, celui de La Villette (Calvados) par Brion, celui de Condé-sur-Noireau par Gourgeon, celui de Vire par Butet-Hamel, celuid'Argentan par Chrétien, celui d'Alençon par Vérel, celui dudépartement de l'Eure par Robin, celui de Pont-Audemer par Vasnier,celui des environs du Havre par l'abbé Maze, celui de la vallée d'Yérespar Delboulle, celui du pays de Caux par du Fresnay, celui du pays deBray par l'abbé Décorde. Ces travaux sont de qualité inégale. On voit des moissonneurs, danslechamp du patois, qui dépassent leurs compagnons de plusieurs coudées. Achacun sa manière, sa méthode. Les uns travaillent d'aprèsleur inspiration personnelle ; les autres suivant la méthodescientifique. Il m'est agréable de présenter (en bref) les meilleurs deces ouvrages, en suivant désormais l'ordre chronologique. Cet ordrenous permettra de distinguer 3 périodes dans l'étude du patois ausiècle dernier, etd'observer ainsi les progrès réalisés dans la science de ladialectologie normande. * * * Un premier travail sérieux parut à Caen, eu 1849. Il s'intitulait « Dictionnaire du patois normand, par Edelestand et Alfred du Méril ».Les auteurs étaient deux érudits valognais, amis (et parents, je crois) deBarbey d'Aurevilly, qui avaient étudié en profondeur les moeurs et lapoésie des peuples du Nord. Leur dictionnaire est très riche devocables et d'observations. Les savants lui en veulent seulementd'avoir trop risqué des étymologies islandaises (on sait que la languenoroise passe pour s'être réfugiée en Islande). A la même époque, le vieux polygraphe lexovien Louis Dubois s'apprêtaità publier lui-même un dictionnaire général du parler de Normandie. Il mourut. Son ceuvre fut très revisée (pas toujours avecbonheur peut-être) et terminée par Julien Travers, qui la fit paraîtreà Caen en 1856 avec ce titre : « Glossaire du patois normand ». Puis, l'on vit paraître en 1862, à Avranches et à Paris, le compacttravail d'Edouard Le Héricher (encore un Valognais) qui s'intitulait : « Histoire et glossaire du normand, de l'anglais et de la languefrançaise, d'après la méthode historique, naturelle et étymologique ». L'ouvrage comporte 3 volumes, auxquels l'auteur ajouta encore (en1884) son « Glossaire étymologique anglo-normand de l'Anglais ramené àla langue française. » Ces titres suffisent à prouver que lesconceptions de Le Héricher avaient de l'ampleur, trop pour que l'erreuret la fantaisie ne s'y glissassent pas. Pourtant j'invite les amateursde patois et de folklore à pénétrer dans ces galeries surprenantes oùtrès souvent le diamant brille à coté du charbon. Parmi les meilleurs ouvrages datant de cette époque où la linguistiquen'en était qu'à ses débuts, j'aurais tort d'omettre le « Dictionnairedu patois normand en usage dans le département de l'Eure », publié en1879, portant plusieurs noms d'auteurs, mais dû surtout à EugèneRobin, que stimulait le savant Auguste Le Prévost. Cet ouvrage en 2tomes contient une foule de réflexions pertinentes, d'observationsavisées, et même des expressions usitées chez nous qui ne figurent pasailleurs, par exemple : « C'est bien dret visé ! » * * * Et nous atteignons la deuxième période que dominent les noms deRomdahl, de Joret, de Fleury, de Moisy. Chose curieuse : c'est un étranger qui va donner le premier undictionnaire vraiment scientifique d'un de nos parlers populaires !J'ai nommé le philologue suédois Axel Romdahl. Ayant entendu vanternotre patois et voulant l'observer directement, il vient séjourner àSaint-Pierre-Eglise afin d'entendre parler les paysans du Val de Saire.Il consigne une foule de notes, sur leur vocabulaireet leur phonétique. En 1881, paraît à Linkoping le résultat de sesrecherches: « Glossaire du patois du Val de Saire ». A dire vrai, sila cueillette de Romdahl est précise et admirable, on peut la juger unpeu mince. Son séjour chez nous fut trop bref : il faut du temps pourapprendre notre riche patois et saisir ses finesses... Mais le savantsuédois avait enseigné pratiquement la bonne méthode. Charles Joret connaissait cette bonne méthode. Originaire du pays,disciple de Gaston Paris, et professeur à la Faculté de Caen, il étaitqualifié pour traiter de la question dialectale avec une scienceéprouvée. Son « Essai sur le patois normand du Bessin » paru en 1881,et « Les caractères et l'extension du patois normand » en 1883,firent sensation : on les corsidéra comme les meilleurs ouvrages surcette matière. C'est alors que notre Jean Fleury, lecteur à l'Université deSaint-Pétersbourg, s'en mêla. Littérateur et philologue, né àVasteville en 1816, le patois avait été la langue de son enfance. Pourquoi ne ferait-il paspour sa région natale ce que Joret venait de faire pour le Bessin ? Ilécrivit donc, avec une parfaite compétence basée sur l'observation laplus directe, son « Essai sur le patois de la Hague » qui parut en1886. Ai-je besoin de faire l'éloge de ce livre ? Nous le possédonstous dans notre bibliothèque privée, aussi bien que le magistralouvrage du même auteur « Littérature orale de Basse-Normandie »indispensable pour connaître notre folklore. Je pourrais ajouter queJoret et Fleury, n'étant pas toujours d'accord, s'affrontèrent plusd'une fois, par la suite, dans des luttes de plume, acerbes et nonsanglantes... Moins scientifique sans doute, mais d'une telle richesse qu'il estencore le plus consulté de nos jours, le « Dictionnaire du patoisnormand » de Henry Moisy parut en 1887. C'est un livre d'environ 900pages, et qui décrit surtout le parler populaire du Calvados. Il secaractérise spécialement par une foule de citations cueillies dansl'ancien français ; on est charmé d'y voir figurer la plupart desvocables patois toujours en usage chez nous : preuve qu'ils étaientfrançais autrefois. Un seul exemple en fera foi. Je le trouve au mot « date » substantifmasculin, page 181 : « Il fist mettre sur le lieu où il avait estéfrappé ung petit du date d'un des autres enfans, pour faire cesser le sang. » (Ilest question de ce vieux remède dans le « Grand Albert », si j'ai bonnemémoire, et on l'emploie encore au fond des rampagnes ; mais je neprétends pas garantir ici son excellence !...) * * * La troisième période est marquée par les travaux et les initiatives deCharles Guerlin de Guer. Cet éminent philologue a saisi toute l'utilité d'étudier le patois pourdéterminer les lois du langaqe. Impossible en effet d'observer ces lois dans les langueslittéraires - tel le français - qui sont comme cristallisées et nevivent plus que d'une vie artificielle. Au lieu qu'une langue populaireoffre le type le plus pafrait d'un idiome vivant, par le fait qu'elleévolue librement. D'autre part, l'enseignement de Gilliéron a initié Guerlin de Guerauxplus délicats problèmes de la dialectologie. Il sait qu'on doitrestreindre les sujets pour aboutir avec certitude, qu'on doit suivreparexemple un seul phénomène linguistique en le notant sur une carte danstous les lieux où il existe. Alors, l'observation méticuleuse diesdivers phénomènes (diphtongaisons, nasalisations, palatalisations, etc)réclamera de nombreux travailleurs. Et c'est ainsi qu'après avoir publié en 1896 « Le patois normand.Introduction à l'étude des parlers de Normandie »,Guerlin de Guer fondeen 1897 le Bulletin des parlers du Calvados ; il l'élargit l'annéesuivante en Bulletin des parlers normands. Il crée en même temps (1898)un cours libre de Dialectologie normande à l'Université de Caen. Enfinil publie en 1901 sa thèse sur « Le parler populaire dans la commune deThaon ». De l'avis des savants, c'est une description rigoureuse etcomplète du patois d'une commune. C'est un modèle du genre rêvé parGaston Paris. * * * Peut-être que j'en ai assez dit pour émettre une simple conclusion. Asupposer que le patois en Normandie cesse de se faire entendre sur leslèvres des paysans (personnellement je n'en crois rien, car il est tropvivace), il ne mourra pas totalement. Son souvenir persistera. Grâceaux travaux des moissonneurs intellectuels que je viens de signaler -grâce également aux chants suggestifs de notre bon poète Rossel - sesvibrations resteront dans l'air, comme celles d'une cloche harmonieusequi s'est tue par les beaux soirs d'été... Mais, au moment de finir cette causerie, une question qu'on pourraitm'adresser tinte aussi à mes oreilles. Si tout est dit sur le patois,que nous reste-t-il à faire ? Faut-il nous contenter d'admirer l'oeuvre desmoissonneurs disparus, la récolte qu'ils ont engrangée avec ardeur ? Loin de moi une telle pensée ! Ces courageux ouvriersdu dernier siège ne pouvaient tout ramasser. Chez nous surtout, lessillons étaient trop fertiles, la moisson trop abondante. Il y reste,non seulement de beaux épis à glaner, mais de bonnes javelles àrecueillir. Utile besogne qu'il nous appartient de continuer, selon nosmoyens ou nos dispositions. A l'heure où le savoureux parler de nospères est menacé par une foule d'ennemis, nous contribuerons de lasorte à lui sauver la vie. Croirait-on que même les braves gens de :nos campagnes sont toutprêtsà mésestimer leur langage, à le croire trivial et grossier ? Certes,ils l'emploient toujours, mais entre eux, dans l'intimité. Ilséprouvent quelque honte à s'en servir devant les Messieurs huppés quipourraient en faire gorgechaude... A nous de leur apporter des preuves solidesque le patois est digne d'estime et d'amour ! Charles BIRETTE Dans un prochain numéro : « Le riche vocabulaire dupatois de chez nous ». |