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LEDIEU, Alcius(1850-1912) : Le Médecin de Bray(1901). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.XI.2011) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Les illustrations ne sont pas reproduites. Texte établi sur l'exemplairede laMédiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Paysnormand, revue mensuelle illustréed'ethnographie et d'artpopulaire, 2ème année,1901. LeMédecin de Bray par Alcius Ledieu ~*~SOUS le titre Le Médecin de Brai, un trouvère du Moyen-Age, dont lenom n’est point arrivé jusqu’à nous, a composé un fort joli fabliau quia joui depuis d’une très grande popularité ; il a été pris par lesRusses et a fourni le sujet d’un poème italien ; Molière en a fait LeMédecin malgré lui. Le fabliau du Mire de Brai ou du Vilain Mire, qui compte 394 vers,est une des rares productions de ce genre qui n’offre point uncaractère obscène ni ordurier. En voici le sujet, que nous traduisons à peu près littéralement. Un villageois – du pays de Bray, sans aucun doute – était parvenu, à lasuite d’un labeur incessant et d’une économie bien entendue, àaugmenter son avoir ; quoiqu’il n’eût qu’une charrue, une jument et unroussin, il passait pour être très riche. Ses amis l’engagèrentvivement à se marier ; il leur répondit qu’il se marierait volontierss’il trouvait une bonne femme. Ils allèrent demander pour lui la mainde la fille d’un chevalier du même pays, fort belle, bien élevée, maispauvre. La demande fut agréée par le père, et la fille, qui n’avaitplus de mère, donna son consentement, quelque répugnance qu’elle eût àdevenir la femme d’un rustre. Les noces ne tardèrent point à être célébrées. Mais, à peine fut-ilmarié, que le nouvel époux fit d’amères réflexions sur une union quilui convenait si peu. Pourquoi avoir pris la fille d’un chevalier ?Tandis qu’il se rendra aux champs pour labourer la terre, sa femmeécoutera les doux propos des nobles, pour lesquels tous les jours de lasemaine sont jours fériés. Cette crainte l’obséda à tel point quel’idée lui vint de battre sa femme tous les matins avant de partir auxchamps ; pendant qu’elle pleurera, pensait-il, elle ne songera point àfaire le mal ; en rentrant chez lui le soir, il en serait quitte pourlui demander pardon, et ce pardon, il savait bien de quelle manière illui serait accordé. Une fois cette belle résolution prise, le butor ne tarda pas à lamettre à exécution. Ayant demandé à dîner, sa femme s’empressa de leservir du mieux qu’elle put. Le repas terminé et la table enlevée, lemari s’approcha de sa femme, et, sans rime ni raison, lui appliqua desa main, grande ouverte, un violent soufflet sur la figure, où se vitla marque de ses cinq doigts ; la saisissant ensuite par les cheveux,il continua de la frapper avec violence, comme si elle eût été coupablede quelque faute. Cette belle besogne accomplie, l’homme quitta sa maison pour aller auxchamps, sans se préoccuper de sa femme, qui versa des larmes enabondance. - Hélas ! se lamentait la malheureuse, que faire ? A qui demanderconseil ? Pourquoi mon père m’a-t-il sacrifiée à cet homme ?N’avions-nous donc plus de pain ? J’ai été bien mal inspirée deconsentir à ce mariage. Ah ! si j’avais encore eu ma mère ! Pendant toute l’après-midi, la pauvre femme ne fit que pleurer sansvouloir écouter les consolations de ceux qui venaient lui faire visite. Lorsque son mari rentra à la nuit tombante, il la trouva encore enlarmes ; il se jeta à ses pieds en la suppliant de lui pardonner. - C’est le diable, lui dit-il, qui m’a fait commettre cette mauvaiseaction. Je vous jure que jamais plus je ne recommencerai. Je suisdésolé de vous avoir ainsi maltraitée. Il se montra si repentant que sa femme s’empressa de lui donner àmanger, puis ils se couchèrent et firent la paix. Le lendemain matin, l’homme administra une nouvelle correction à safemme avant de partir aux champs. La malheureuse, qui ne s’attendaitpoint à ces nouvelles brutalités, recommença à pleurer. Tandis qu’elle s’abandonnait au désespoir, deux messagers du roi,montés sur des chevaux blancs, arrivèrent à la porte de sa demeure.Mettant pied à terre, ils entrèrent dans la maison, et, après qu’ilseurent salué au nom du souverain, ils demandèrent à l’hôtesse de leurdonner à manger parce qu’ils avaient faim. Elle accéda volontiers àleur désir. Tandis que les nouveaux venus faisaient honneur au repas qui leur étaitservi, leur hôtesse les questionna, ainsi qu’on l’a fait de tout tempsà la campagne. - D’où êtes-vous ? demanda-t-elle. Où allez-vous ? Que cherchez-vous ? - D’abord, nous vous dirons que nous sommes messagers du roi, lequelnous envoie à la recherche d’un médecin ; nous devons même passer enAngleterre. - Pourquoi faire ? - Demoiselle Ade, sa fille, est malade. Depuis huit jours, elle n’a puni boire ni manger, par suite d’une arête de poisson qui lui est restéedans le gosier. Le roi en est au désespoir ; s’il perd sa fille, il enmourra. Une idée de vengeance traversant dès lors l’esprit de la femme dupaysan, elle dit : - Vous n’aurez pas à aller si loin que vous le pensez. Mon mari, jevous l’affirme, est un excellent médecin ; il est très versé dans cetart et plus expert en urines que ne l’était Hippocrate. - Bonne dame, ne vous moquez-vous pas de nous ? - Me moquer de vous ? Je m’en garderais bien. Je dois ajouter que monmari est tellement bizarre qu’il n’exerce son art qu’après qu’on l’abien battu. - S’il ne s’agit que de le battre, répondent les messagers du roi, nousnous acquitterons bien de cette besogne. Dites-nous, madame, où nouspourrons le trouver. - Vous le rencontrerez dans les champs. Quand vous serez sorti de cettecour, longez le ruisseau, et, à l’extrémité de la rue, la premièrecharrue que vous apercevrez sera la sienne. Allez ! Que saint Pierrevous ait en sa sainte garde. Les messagers, éperonnant leurs chevaux, furent bientôt arrivés auprèsdu laboureur, qu’ils saluèrent au nom du roi ; puis ils lui dirent : - Venez tout de suite parler au roi. - Pourquoi faire ? - Pour votre science ; il n’y a sur terre aucun médecin aussi habileque vous. Nous venons de loin pour vous chercher. En s’entendant qualifier de médecin, le paysan se montra vivementsurpris ; il protesta de sa complète ignorance en cet art. - Pourquoi attendre plus longtemps ? dit l’un des deux cavaliers à soncamarade ; il ne se décidera que s’il est battu. Tandis qu’un des messagers frappait l’homme sur l’oreille, l’autre lebourrait de coups de bâton sur le dos. Après qu’ils l’eurent fortmaltraité, ils le conduisirent vers le roi. Quand le monarque les eutaperçus, il leur demanda : - Avez-vous trouvé ? - Oui, Sire. Le paysan était tout tremblant de peur. L’un des envoyés du roi raconta à son maître que ce médecin était sisingulier qu’il ne se décidait à exercer la médecine que lorsqu’ilavait été bien battu. - Jamais je n’ai entendu parler d’un tel médecin, dit le Souverain. - Je suis tout prêt à m’acquitter de ce soin, déclara un sergent qui setrouvait-là. Le prince ayant fait appeler le paysan lui dit : - Maître, entendez-moi bien. Je vais faire venir ma fille, qui a granddésir d’être bientôt guérie. Le prétendu médecin demanda grâce en disant : - Sire, au nom de Dieu, je vous affirme que je n’entends rien à lamédecine. - Qu’on batte cet homme, dit le roi. Des valets s’avancèrent aussitôt, qui exécutèrent les ordres de leurmaître. Aux premiers coups qu’il reçut, le paysan demanda grâce : - Je la guérirai tout de suite ! s’écria-t-il. La jeune princesse fut amenée dans une salle en présence du prétendumédecin ; elle était pâle et toute défigurée. Le paysan se demanda ce qu’il pourrait faire pour la guérir, car ilsavait bien que, s’il n’y parvenait point, il devait s’attendre pourlui-même à une mort prochaine. L’idée lui vint que, pour sauver cettejeune fille, il fallait qu’il la fît rire ; comme l’arête n’était pointà l’intérieur du corps, l’effort produit par le rire provoquerait lasortie de l’arête. Il dit au roi : - Faites faire du feu dans une chambre et, si Dieu le permet, vousverrez bien que je sauverai votre enfant. Sur l’ordre du prince, des valets allumèrent du feu dans la cheminéed’une chambre désignée par le monarque ; sa fille alla s’asseoir sur unsiège placé près du foyer, tandis que le pseudo-médecin se déshabillaentièrement, se coucha auprès du feu et, de ses ongles, qu’il avaitd’une longueur démesurée, il commença à se gratter et à s’étriller lapeau ; on aurait pu aller jusqu’à Saumur sans trouver un pareilgratteur. A cette vue, la princesse, malgré ses souffrances, fut prise d’un fourire ; l’effort qu’elle fit chassa de sa bouche l’arête, qui allatomber dans le brasier. Se relevant aussitôt, l’homme s’habilla promptement, se saisit del’arête, et, ouvrant la porte de la chambre en toute hâte, criajoyeusement en s’adressant au roi, qu’il vit en haut : - Sire, votre fille est guérie ! Voici l’arête. Dieu soit loué ! Le souverain, transporté, dit : - Je vous aime plus que tout autre. Je vous ferai donner des habits etdu linge. - Je vous remercie ; je ne veux rien. Je ne demande qu’à retourner chezmoi. Le roi répondit : - Tu n’en feras rien. Je veux que tu sois mon médecin et mon ami. - Par saint Germain ! Sire, je vous remercie. Il n’y a point de pain àma maison ; lorsque je suis parti hier matin, on devait venir du moulinchercher le blé. Le roi, appelant deux valets, dit : - Battez-le ; c’est le moyen de le faire rester ici. Les deux garçons, s’approchant vivement de l’homme, firent tomber unegrêle de coups sur ses bras, sur ses jambes et sur son dos ; il demandagrâce en criant : - Je resterai ! laissez-moi ! Le nouveau médecin du roi dut prendre ensuite quelques soins detoilette ; il fut tondu et rasé et on le revêtit d’une robe d’écarlate.Il pensait au moyen de s’échapper lorsque plus de quatre-vingtsmalades, que le bruit de la cure qu’il venait de faire avait attirés,se présentèrent au palais ; chacun d’eux fit part au roi de sa maladie. Le prince, appelant son médecin : - Maître, lui dit-il, écoutez bien. De toutes ces gens, prenez soin auplus tôt ; guérissez-les. - Sire, répondit-il, il y en a trop. Si Dieu ne me vient en aide, jen’en pourrai venir à bout ; il me sera impossible de les guérir tous. Le roi appela deux valets, qui arrivèrent aussitôt munis chacun d’unelatte, – car ils n’ignoraient pas pour quelle besogne leur maître lesdemandait. A la vue des exécuteurs, le médecin éprouva un frémissementparmi tout le corps. - Grâce ! cria-t-il. Je les guérirai tous ! Il demanda du bois et fit allumer du feu dans la cheminée de la salle ;il fit ranger auprès tous les malades ; s’adressant à son maître, illui dit : - Sire, veuillez sortir ainsi que tous ceux qui n’ont point de mal. Ce qui fut fait de bonne grâce. S’adressant aux malades, le médecin du roi leur dit : - Seigneur ! par le Dieu qui me fit ! j’aurai beaucoup à faire pourvous guérir, et je n’en viendrai guère à bout. Je vais prendre le plusmalade d’entre vous et je le jetterai dans ce brasier pour le consumer; tous ceux d’entre vous qui avaleront de ses cendres obtiendront leurguérison complète. A ces mots, les assistants se regardèrent les uns les autres comme pourexaminer leur état rétrospectif ; mais il n’y eut ni bossu nihydropique, qui, pour la Normandie entière, eût voulu convenir que sonmal était grave. Le médecin, s’adressant au premier : - Je te trouve bien faible, dit-il ; tu es le plus abattu de la bande. - Moi, maître ? je me porte bien ; je me sens soulagé ; je ne me suisjamais si bien porté ; vous pouvez m’en croire. Je ne mens pas. - Va-t-en donc ! que viens-tu faire ici ? Et le pseudo-malade de prendre immédiatement la porte et de s’enfuir. Le roi, qui se tenait dehors, lui demanda : - Es-tu guéri ? - Oui, Sire, Dieu merci ! Je suis plus sain qu’une pomme ; vous avez unsavant médecin. Enfin, que vous dirai-je ? Il n’y eut personne qui, pour le mondeentier, ne voulut être jeté au feu. Tous, petits ou grands, seretirèrent en se disant tout à fait guéris. En les voyant ainsi sortir jusqu’au dernier, le prince, transporté dejoie, s’adressant à son médecin, lui dit : - Beau maître, je me demande quel remède vous employez pour obtenir unesi prompte guérison. - Sire, je les ai charmés. Je possède un charme qui vaut mieux que legingembre et les citovaux (sortes d’épices employées alors en médecine.) Le souverain dit : - Vous retournerez chez vous lorsqu’il vous fera plaisir. Mais je veuxvous donner de l’argent et des chevaux. Lorsque je vous ferai demander,vous m’obéirez ; vous serez mon ami et, ainsi, vous serez bienconsidéré des gens du pays. Ne vous mettez plus dans l’obligation devous faire battre, car c’est véritablement honteux que d’en arriver àcette extrémité. - Je vous remercie, Sire. Je serai toujours votre homme soir et matin ;et, tant que je vivrai, jamais je ne le regretterai. Après qu’il eut pris congé du Souverain, le nouveau médecin revint chezlui fort allègrement ; il n’y avait aucun manant plus riche que lui. Ilne conduisit plus la charrue, ne battit plus sa femme, qu’il aima etchérit, au contraire ; c’est par sa ruse qu’elle avait fait de son mariun bon médecin sans qu’il eût appris l’art de la médecine. Alcius LEDIEU. |