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LEDIEU, Alcius(1850-1912) : Lettres de grâceaccordées à des Normands par le roi charles VI) (1901). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.XI.2011) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Les illustrations ne sont pas reproduites. Texte établi sur l'exemplairede laMédiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Paysnormand, revue mensuelle illustréed'ethnographie et d'artpopulaire, 2ème année,1901. Lettresde grâce accordées à des Normands par le roi charles VI par Alcius Ledieu ~*~LES Archivesnationales possèdent un nombre de pièces considérable surle règne de Charles VI. Dans la section du Trésor des chartes, il setrouve, notamment, série JJ, cinquante-quatre gros registres contenantla copie de documents d’un très haut intérêt. C’est cette abondance qui a donné l’idée à Douët-d’Arcq de publier pourla Société de l’histoire de France deux volumes ayant pour titre : Choix de pièces inédites relatives aurègne de Charles VI. Le premiervolume comprend les pièces d’un intérêt général, tandis que le second,qui contient surtout la reproduction des lettres de grâce du roi, aplutôt rapport aux mœurs et à la vie privée des différentes classes dela société. Comme la collection des excellentes publications faites par la Sociétéde l’histoire de France ne se trouva pas dans toutes les mains, nousavons cru utile de traduire, en les résumant, les lettres de grâce oude rémission accordées par Charles VI à un certain nombre de Normands,coupables de crimes ou de délits. Douët-d’Arcq n’a pas souvent identifié les noms de lieux, et, lorsqu’ila voulu le faire, il s’est trompé dans la plupart des cas. Nous avonsmis tous nos soins à rétablir les noms des localités citées et dont lesnoms s’écrivaient alors différemment ou que des erreurs de lecture ontdénaturés. I QUERELLE A UNE DANSE LE dimanche 12 janvier 1381, Thomas Dehorslavillearrivait àBouvaincourt (1) pour la fête. Il se rendit au lieu de la danse. Ayantaperçu une femme qui avait des gants blancs, il la prit par la main.C’était la femme de Pierre Roussel, de Beuzeville (2) en Normandie. Un instant après, cette femme accusa Thomas de lui avoir dérobé sesbagues. Furieux d’une telle accusation lancée en public, Dehorslavillene peut maîtriser sa colère ; il souffleta la femme de Roussel qui, àson tour, le gifla et l’injuria. En passant dans le village, Thomas aperçut un four qui était allumé.Pour se venger de la femme de Roussel, il la jeta dans le brasier ;mais, fort heureusement, elle en fut retirée saine et sauve. Le lendemain, cette femme allait s’excuser auprès de Thomas et lesupplier de lui pardonner pour les insultes qu’elle lui avait adresséesla veille à l’occasion de l’accusation injuste qu’elle avait portéecontre lui ; elle ajouta qu’elle avait retrouvé ses bagues dans sabourse. Trois jours après, Pierre Roussel venait à son tour faire des excuses àThomas. Cette visite était assurément dictée par la peur d’une amendeque Roussel craignait d’être obligé de payer au seigneur de Beuzeville,parce que Dehorslaville avait dû déposer une plainte. Roussel se montrasi désolé de perdre l’amitié de Thomas, il sut être si persuasif, quece dernier accepta d’aller boire une pinte de vin que lui offrait sonadversaire. Il fut convenu entre eux qu’ils auraient recours chacun àun arbitre pour régler leur différend séance tenante. Les deux arbitres ne purent arriver à concilier les parties, ce quiexaspéra Thomas ; après qu’il eut payé sa part de l’écot, il reprochaen termes fort vifs à Roussel d’avoir mis du mauvais vouloir, ajoutantque, s’il l’avait imité, l’accord aurait eu lieu ; en le quittant, ildéclara que, puisqu’il en était ainsi, il pouvait le considérer commeson ennemi, et qu’en conséquence il eût à se mettre sur ses gardes. Après cette déclaration de guerre, Thomas Dehorslaville se retira avecson arbitre, nommé Jean Pesquet ; ils allèrent ensemble trouver lesdeux frères de celui-ci, auxquels ils racontèrent ce qui venait de sepasser. D’un commun accord, ils décidèrent de tirer vengeance deRoussel. La nuit suivante, Dehorslaville et les trois frères Pesquet serendirent à Beuzeville avec l’intention d’insulter Roussel ; ilsfrappèrent à la porte de son jardin pour l’obliger à se lever ; mais,les ayant reconnus, il s’enfuit de sa maison par la porte de la rue.Les quatre complices l’ayant aperçu se mirent à sa poursuite et, aprèsqu’ils l’eurent rejoint, ils le battirent avec une violence tellequ’ils le tuèrent. Une enquête fut ouverte par les officiers de la justice royale. Il estprobable qu’elle amena l’arrestation des quatre coupables ; dans tousles cas, l’un d’eux, Jean Pesquet, fut mis en prison pour cet homicide.Il adressa au roi Charles VI une demande en grâce dans laquelle ilfaisait valoir ses services militaires et rappelait qu’il avait étéfait prisonnier pendant la guerre contre les Anglais et emmené encaptivité en Angleterre, où il demeura longtemps ; enfin, qu’il avaitcontribué à la prise d’un navire anglais à Honfleur par l’arméefrançaise. Comme don de joyeux avènement, le roi, qui se trouvait alors auPont-de-l’Arche, accorda des lettres de rémission le 25 mars 1382 àJean Pesquet, qui fut aussitôt rendu à la liberté. Notes : (1) Canton de Gamaches (Somme). (2) Annexe de Beaumont-le-Hareng, canton de Bellencombre(Seine-Inférieure). II PILLARDS EN 1399, une demande de grâce fut adressée au roi parles parents d’unnommé Guillaume le Harecoux. Ce dernier s’était rendu coupable d’unhomicide trente-six ans auparavant ; on voit que la justice n’était pastoujours expéditive à cette époque. Voici les faits tels qu’ils furent exposés dans la requête. Vers 1363, des soldats de diverses nations s’étaient installés dansl’abbaye de Grestain (1) ; de là, ils rayonnaient dans les paysenvironnants, se livraient au pillage et commettaient toutes sortesd’excès. Un individu de Grestain, nommé Jean de Bailleul, qui faisait partie decette bande de pillards, se rendit un jour avec son page à Gonneville(2) ; ils entrèrent chez une veuve où, après s’y être fait servir àmanger, ils s’emparèrent de deux poêles de cuivre, malgré lessupplications de leur hôtesse. Cette dernière les poursuivit dans larue ; en chemin, elle rencontra Guillaume le Harecoux, son filleul,auquel elle raconta ce qui venait de se passer ; elle le pria d’essayerde reprendre ses deux poêles. Pour être agréable à sa marraine, Guillaume se rendit auprès de Jean deBailleul et l’engagea à rendre à sa propriétaire les objets qu’il luiavait dérobés, ajoutant que, s’il ne faisait cette restitution, uneplainte serait déposée contre lui et qu’il serait puni. Jean de Bailleul accueillit fort mal cette réclamation ; il réponditqu’il ne rendrait rien, et, de plus, il injuria Guillaume, puis ill’étourdit d’un coup de fourche de fer qu’il lui appliqua. Lorsqu’ilfut revenu à lui, Harecoux, que la colère gagnait, arracha un pieu àune haie, et en asséna un coup violent sur la tête de son adversaire. Grièvement atteint, Jean de Bailleul mourut sur place. Un rassemblementdes gens du pays se forma autour du cadavre ; des conciliabules furenttenus ; quelqu’un ayant fait observer que, si les gens d’armes deGrestain avec lesquels se trouvait Jean de Bailleul venaient àapprendre de quelle manière était mort celui-ci, des représaillespourraient bien être exercées dans le village, il fut résolu que, pourque cette nouvelle ne leur en fût point transmise, il n’y avait qu’unseul moyen : c’était de faire disparaître l’unique témoin qui pût lesrenseigner. La mort du page de Jean de Bailleul fut immédiatementdécidée et mise aussitôt à exécution. Au reste, la perte n’était pointgrande : cet individu était mal famé ; déjà, en punition de sesnombreux méfaits, on lui avait coupé une oreille. Par lettres adressées au bailli de Rouen et datées de Paris du mois dejanvier 1399, Guillaume le Harecoux fut l’objet de la clémence du roi. Notes : (1) Annexe de Fatouville-Grestain, canton de Beuzeville (Eure). (2) Canton de Honfleur (Calvados). III LACÉRATION DE REGISTRE UN sieur Jean Valès s’étant présenté chez le vicomted’Auge à Touques(1), demanda à parler à son clerc ; celui-ci était absent. Valèsrencontra le clerc de Jean de la Rivière, nommé Chatelain, qui setrouvait dans l’une des chambres du vicomte d’Auge. Il sollicita deChatelain la permission d’entrer dans la chambre, ce qui lui futaccordé ; il s’informa ensuite s’il serait possible de modifier sur leregistre aux amendes les termes d’une condamnation dont il avait étél’objet ; le clerc lui répondit qu’il ne se prêterait point à ce faux.Jean Valès lui offrit dix sous, que l’autre refusa. Mais le premier nese rebuta pas ; il pria Chatelain de lui lire la mention de l’amendequ’il avait encourue. En ouvrant le registre, le clerc aperçut unetache d’encre à cet endroit. Valès et Chatelain sortirent ensuite de la chambre ; mais le premier,qui avait un projet en tête, erra dans les jardins du vicomte ;lorsqu’il crut n’être aperçu de personne, il se dirigea vers la chambreoù se trouvait le registre aux amendes ; il passa le bras à travers lesbarreaux de fer de la fenêtre et parvint à enlever deux feuillets dufameux registre contenant mention de sa condamnation. Ayant caché cesfeuillets sous ses vêtements, il rentra chez lui et les brûla. Arrêtéaussitôt, il fut enfermé dans les prisons du château de Touques. Mais,au mois de janvier 1401, le roi lui accordait des lettres de grâce. Note : (1) Canton de Trouville (Calvados). IV MEURTRE COMMIS PAR UN MARCHAND AU mois de novembre 1415, un marchand de fromages de laQuesnoye (1),nommé Robert Widecoq, âgé de quarante ans, se rendait à Amiens avec samarchandise en compagnie de plusieurs de ses confrères. Arrivé près dela Chapelle-sous-Poix (2), vers la chute du jour, il rencontra un petithomme armé d’une pique et vêtu d’une robe de drap bleu ; il saluaWidecoq, et, s’adressant à un autre marchand, nommé Jean Alain, quivenait derrière Widecoq, il lui demanda des nouvelles. Alain réponditqu’il venait de Rouen, où se trouvait le roi avec le duc de Guyenne,son fils, et le duc de Berry, son oncle. Puis, cet étranger disparutsans que l’on pût savoir ce qu’il était devenu. En approchant de Poix (3), où les marchands de fromages devaients’arrêter pour y passer la nuit, Widecoq aperçut un autre petit hommeaussi armé d’une pique, mais vêtu d’un pourpoint noir. S’adressant àWidecoq, il lui dit : - Vous ne daignez pas me saluer en passant. Donnez-moi donc quelquechose. Il ajouta qu’il était un pauvre gentilhomme, qu’il s’était battu contreles Anglais, qu’il revenait d’une lieu au-delà d’Ardres, qu’il avaitperdu tous ses biens et qu’il était originaire du pays de Caux. Widecoqrépondit qu’il n’avait rien à lui donner. Son interlocuteur lui demanda: - Où est celui qui revient de Rouen ? Je désire lui parler. - Le voilà ; c’est celui qui vient derrière moi. S’adressant alors à Alain, le petit homme lui tint à peu près la mêmeconversation que celle qu’il venait d’avoir avec le premier marchand defromages. Alain lui répondit : - Que voulez-vous ? Je ne suis qu’un pauvre marchand de lapins, deperdrix, de pluviers et autres volailles et gibier. Revenant auprès de Widecoq, l’homme lui demanda où il pourrait trouverun gîte au plus près ; le marchand lui répondit qu’à une demi-lieue delà se trouvait le village de la Chapelle. Comme les deux marchands causaient ensemble, le petit homme s’adressantà Alain, lui dit en blasphémant : - Ah ! ribaud, vous avez menti en me donnant des nouvelles. Vous nerevenez pas de Rouen, puisque vous ne savez rien. - Si fait, répliqua Jean Alain. Ils cheminèrent encore ensemble pendant quelque temps. Lorsqu’ilsfurent arrivés près du vivier du moulin de Poix, l’homme saisit labride du cheval d’Alain et appuya la pointe de sa pique sur la poitrinedu marchand. Alain cria : - Au meurtre ! A l’aide ! à l’aide, mes amis ! Ce voleur veut medétrousser ! En disant ces mots, Alain tomba de cheval, mais il se saisit de lapique de l’homme de guerre. A l’appel de son camarade, Robert Widecoq accourut pour lui portersecours. En le voyant arriver, l’homme ramassa un caillou et le lançadans sa direction ; Widecoq l’aurait reçu en pleine poitrine s’iln’eût pris la précaution de se baisser. S’adressant à Alain, son compagnon lui dit : - Donnez-moi ce bâton. Ainsi armé, Widecoq donna à l’homme un coup de bâton d’une seule main,car, de l’autre main, il tenait ses gants et son fouet. L’homme siffla alors à la manière des bergers en introduisant sesdoigts dans la bouche, pui il tomba mort. Quelques jours plus tard, le roi faisait grâce à Widecoq. Notes : (1) Annexe de Villers-sous-Foncarmont, canton de Blangy(Seine-Inférieure). (2) Canton de Poix (Somme). (3) Chef-lieu de canton (Somme). Alcius LEDIEU. |