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LITTRÉ, Émile (1801-1881) : Du normand, jadis dialecte,aujourd'hui patois ; Dequelques règles étymologiques.- Journal des Savants.- Année1863.- Paris : Imprimerie impériale, 1863.- pp. 630-638 ; 688-696. Reconnaissancede caractères et corrections : O. Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (09.IX.2007). Relecture : R. Raveaux (03.VI.08). Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@ville-lisieux.fr, [Olivier Bogros]obogros@ville-lisieux.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Texte établi sur l'exemplairedisponible en mode image sur le site Google-Recherche de livresde la société Google. JOURNALDES SAVANTS. — OCTOBRE 1863. HISTOIREET GLOSSAIRE DU NORMAND, DE L'ANGLAIS ET DE LA LANGUEFRANÇAISE, d'après la méthode historique, naturelle etétymologique,par Edouard Le Héricher, régent de rhétorique au collège d'Avranches;3 vol. in-8°. ~*~PREMIER ARTICLE. Du normand, jadisdialecte, aujourd'hui patois ÉMILE LITTRÉ Une phrase de M. Le Héricher servira d'introduction à cet article et enindiquera l'objet : « Intermédiaire entre le vieux français etl'anglais, dit-il, t. I, p. 25, le normand participe de ces deuxlangues. » La lecture de l'ouvrage ne laisse aucun doute sur le sens decette proposition. Suivant M. Le Héricher, l'invasion des hommes dunord ou Scandinaves a fait du dialecte normand un dialecte à part desautres dialectes de la France ; et, comme la conquête de Guillaume lemélangea fortement avec la langue des populations saxonnes qui avaientpris la place des populations celtiques dans l'île de Bretagne, on voitcomment il entend le caractère intermédiaire du normand entre le vieuxfrançais et l'anglais. La question est donc proprement : Quelle a été la part des Scandinavesdans la formation du dialecte français parlé dans la province où ilss'établirent ? Question fort curieuse en soi, mais qui le devientencore davantage, si l'on fait attention que l'invasion etl'établissement des Scandinaves dans une de nos provinces sont endiminutif ce que furent, dans l'Occident latin tout entier, l'invasionet l'établissement des Germains quelques siècles plus tôt. On peut sanstémérité conclure de l'un à l'autre, et éclairer le fait plus ancienpar le fait moins ancien. Comportare javatpaedas et vivere rapto, a dit Virgile en parlant des plusvieilles populations du Latium. C'était là qu'en étaient, au IXesiècle, les hommes du Danemark, de la Suède, de la Norwége et del'Islande, ceux qui sont connus dans l'histoire sous le nom deNormands. Faire la guerre et vivre de rapine était, parmi ces peuples,la noble occupation et le suprême honneur; tout l'héroïsme de la morales'y concentrait, et la religion n'avait de récompense que pour lesmorts du champ de bataille et pour les vaillants dans la guerre. Sousces impulsions, la mer du Nord se couvrit de flottilles qui apportèrentla dévastation sur les côtes de l'Angleterre, de la France et del'Italie, et, par les fleuves, jusque dans l'intérieur du pays. Sousces coups redoublés, le IXe siècle n'eut pas le loisir de respirer, etle cri de souffrance qu'il poussa a retenti dans l'histoire. Il serait hors de propos ici de rechercher pourquoi la féodalitécommençante (car c'était l'époque où la société entrait en ce régime)fut aussi impuissante que l'Empire romain en décadence à repousser lesbarbares du Nord. Il suffit de noter que la principale bande se fixadans la Neustrie, comme avaient fait les peuplades franque,bourguignonne, visigothe, ostrogothe, suève, sur les différentesportions de l'Empire. Rollon, son chef, devint duc de la Neustrie,comme les chefs des bandes germaines étaient devenus rois, et leshommes qui le suivaient furent, selon leur rang, casés (je me sersde l'expression féodale) sur les terres neustriennes. Voilà le fait : une population scandinave qui s'établit en conquérantedans une province française dévastée pendant un siècle. Maintenant,quelles furent les conséquences de ce fait ? Trois possibilités étaientouvertes : ou bien les conquérants absorberaient ce quirestait de population indigène, et il se formerait sur les côtes de laManche une principauté scandinave, relevant féodalement du royaume deFrance ; ou bien un mélange s'opérerait, le scandinavisme marqueraitfortement son empreinte sur la population neustrienne, à peu près commela conquête normande marqua la sienne sur l'Angleterre, et la Neustrieprésenterait un caractère spécial qui ne dépendrait ni de la latiniténi du voisinage ; ou bien enfin la population indigène confondrait dansson sein les nouveaux venus, et la Neustrie, sauf les accidentshistoriques, suivrait son développement propre en tant que province dela Gaule latinisée et indépendamment de toute influence scandinave. Entre ces trois possibilités, la décision se tire de l'examen de lalangue. La langue, en effet, comme un instrument exact, indique à quelséléments et dans quelle proportion appartint la prépondérance, due soità la supériorité du nombre, soit à la supériorité de civilisation.Ainsi se reproduit, clairement posée sous forme de question, la phrasede M. Le. Héricher, de laquelle je suis parti pour entrer en cet examen. La Neustrie, bien que ravagée, n'était pas dépeuplée. Les monumentscontemporains ou de peu postérieurs nous représentent, en général, leshommes du Nord comme disséminés au milieu d'une population indigène ;mais, en certaines localités, ces hommes s'étaient cantonnés etgroupés, et là on note que la langue scandinave se conservait. Pendantquelque temps aussi les conquérants entretinrent des relations avec lelieu de leur origine, et allèrent y chercher des renouvellements duparler qui tombait en désuétude parmi eux. Mais enfin, au bout d'untemps assez court, tout cela s'effaça ; la fusion des Scandinaves etdes Neustriens devint complète, et le signe s'en manifestairrécusablement dans la langue. Quelle fut donc cette langue ? Là-dessus nous possédons des documentssûrs, précis, nombreux. L'établissement des Scandinaves est ducommencement Xe siècle ; dès le XIe, Guillaume le Conquérant rédigeases lois en cette langue, et, dans le XIIe, Wace, Benoît, l'auteur dupoëme de saint Thomas martyr, et bien d'autres, s'en servirent pour descompositions étendues. Ces textes ne laissent aucun doute ; la languedans laquelle ils sont écrits est purement française ; sauf quelquestermes de navigation, elle ne contient pas plus de mots d'originegermanique que les autres dialectes de la langue d'oïl, et sa grammairene diffère en rien de leur grammaire. Entre les particularités qui distinguent le dialecte normand, il mesuffira d'en indiquer deux qui sont proéminentes. La première consisteà écrire par eice qui est écrit ailleurs par oi : tei, rei, lei, reïne, etc.pour toi, roi, loi, roïne, etc. Par laseconde, le dialecte normand ne forme pas de la même façon lesimparfaits de la première conjugaison latine et ceux des autresconjugaisons, représentant abampar ove,et ebampar eie; j'amove,d'amabam ;je teneie,j'oïeie,de tenebam, audiebam. Ni l'uneni l'autre de ces particularités n'est d'origine scandinave : l'ei pour oi s'étend bien audelà de la Neustrie, dans des contrées où les Scandinaves ne firentaucun établissement ; et avoir conservé le reflet d'une distinctionentre abamet ebamest un indice non d'une origine barbare, mais d'une latinité pluspersistante. M. Le Héricher a essayé de dresser un glossaire des mots scandinavesqu'il croit retrouver dans le parler normand. Pour que l'objet de ceglossaire fût atteint, il fallait que les mots ainsi choisisappartinssent exclusivement au normand et ne se trouvassent pas dansles autres dialectes. Or cette condition indispensable est loin d'êtreremplie. Ainsi aisié, batel, blié(blé), bonde(limite), bru, co (coq), estormir, étriver (chercherdispute), flioou flo(troupe, multitude), gardin(jardin), hante(manche d'outil), hardi, horiere(prostituée), nafre(coup, blessure), etc. sont des mots de la langue d'oïl tout entière,et ne peuvent rien prouverpour le scandinavisme du normand. Dans ce glossaire, je trouve achaison, qui, ennormand, signifie dégoût : souffrird'achaison. M. le Héricher est disposé à le rattacher àl'anglo -saxon, ache,malade ; en anglais ake,souffrance. Puis il cite un texte de Bayeux, de l'an 1278 : « Par poeurque li peuples les lapidast par acheson de l'empoisonnementdessus dit. » Dans ce texte, acheson veut direaccusation, inculpation ; et c'est le sens qu'on lui trouvetrès-souvent en toute sorte de passages. Dans les autres dialectes, lemot est achoison,et aussi ochoison; c'est le latin occasio,qui, de son acception primitive, avait passé à celle d'incidentfâcheux, désagréable, reproche, accusation. Le sens de dégoût ennormand n'est pas autre chose qu'une nouvelle extension et un plusgrand éloignement; tellement, que, si l'on n'avait pas la significationintermédiaire donnée au latin occasio dans lalangue d'oïl, on serait fort embarrassé de voir apparaître le sens dedégoût. Quant à achaisonou achoison,au lieu d'ochoison,on sait que la vieille langue tendit, en bien des cas, à substituerun aà l'olatin. (Comparez dame,de domina.) Ainsi, quant à la langue, la Neustrie se comporta comme si l'invasionscandinave avait été non avenue. Le dialecte normand est aussi françaisque les dialectes les plus éloignés de cette province envahie. Au nord,il se fond avec le picard ; de l'autre côté, avec le parler du centre ;rien, dans les rapports avec les dialectes voisins, n'a été dérangé parl'établissement des étrangers. Ces faits prouvent, d'une part, que,malgré de longs et grands ravages, la population neustrienne était debeaucoup supérieure en nombre aux hommes du Nord, et qu'elle les arapidement absorbés ; d'autre part, qu'au moment de l'établissement desNormands, c'est-à-dire au commencement du Xe siècle, la langue d'oïlétait constituée dans toutes ses parties essentielles, si bien qu'unévénement aussi grave que l'intrusion de bandes et d'une aristocratiescandinaves n'y apportèrent aucune altération. Comme l'histoire nousapprend que des hommes issus du Danemark, de la Norwége et de la Suèdese sont établis en Neustrie, on a pensé qu'anthropologiquement onretrouverait leur type dans la population normande. Mais il fautbeaucoup de précautions en de pareilles recherches. La langue prouveque la population neustrienne absorba la population scandinave. Or laphysiologie enseigne ce qui se passe en de pareilles absorptions ; lemélange des deux types ne se manifeste que dans les premièresgénérations, au bout d'un temps plus ou moins long le type prépondérantefface l'autre. Ici donc on ne pourrait chercher des marques deconsanguinité scandinave que dans les lieux, s'il en reste encore, oùles hommes du Nord cantonnés ne se seraient guère alliés qu'entre eux,ou, du moins, auraient toujours été assez nombreux pour absorber à leurtour le type neustrien. Une autre particularité est digne d'attention. Les Scandinaves, bienque ce fût la force des armes qui leur eût donné la Neustrie, ne sesentirent aucunement disposés à faire valoir l'orgueil de race ou denation ; ils se soumirent rapidement au milieu social dans lequel laconquête les avait introduits ; lois, coutumes, régime, institutions,ils adoptèrent tout. Une même docilité, autant que les circonstances lepermettaient, avait jadis été montrée par les Germains s'établissant enGaule, en Italie, en Espagne. Ce fut, dans les deux cas, l'effetnaturel d'une civilisation supérieure sur une civilisation moindre.Supposez, au contraire, que les nouveaux venus eussent appartenu à unecivilisation supérieure, comme jadis les Grecs et les Romains chez lesbarbares, ou comme les Espagnols chez les Mexicains et les Péruviens ;nous les verrions garder leurs langues, leurs coutumes et leursinstitutions ; nous les verrions donner et non pas recevoir. Cettecontre-partie est d'ailleurs fournie d'une façon très-exacte par lesmêmes gens et le même pays. Un siècle plus tard, les Scandinaves,devenus désormais Normands et pleinement assimilés au reste de laFrance, firent la conquête de l'Angleterre ; ils y trouvèrent lesAnglo-Saxons dans un état social qui se sentait encore de la Germanie,et qui n'avait pas pris, comme le continent, l'assiette féodale. Aussiles Normands ne consentirent pas à recevoir les institutionsanglo-saxonnes ; ils gardèrent tout, leur langue, leurs lois, leurrégime ; et il fallut trois siècles et la croissance progressive dupeuple anglais pour les absorber dans la masse commune, non sans qu'ilseussent laissé de profondes traces dans l'organisation et le langage dela nation. Si le dialecte neustrien est demeuré fermé à toute immixtionscandinave, il n'en a pas .été de même des localités neustriennes ;plusieurs ont reçu des noms dus aux nouveaux possesseurs.Indépendamment de la Neustrie devenue Normandie, M. Le Héricher a, dansson Glossairescandinave, noté plusieurs dénominations qui se trouventdans cette province sans se trouver dans les autres. Je lui emprunteles principales. Torp,village, de l'islandais thorp: Torp-en-Caux, Torp-en-Lieuvin,etc. Ras, raz, violentcourant marin sur les côtes, de l'islandais ras : le Raz Blanchard,entre Aurigny et la Hague, leRaz du cap Lévi, le Raz de Bannes, le Raz de Langrune. Nés, nez, de nees, promontoire: le Nés deJobourg, leNés de Tancarville. Home, île oupresqu'île d'eau douce, le holmscandinave dans Stockholm, Bernholm, etc.: l'île duHommet, près Cherbourg ; dans des textes latins, insula quoe dicitur Home ...pratum de Hulmo, etc. Gate, porte, rue,du suédois gata,anglais, gate: à Caen, Houlegate,ancien nom d'une rue ; Houlegateest aussi le nom d'une localité près de Beuzeval ; ces mots prouvent enmême-temps l'existence du scandinave hol,creux. Fleur,terminaison commune à plusieurs localités, laquelle vient duscandinave fiord,et indique une baie, un golfe, comme les fiord de Suède etde Norwége : Barfleur,le fiord nu, stérile ; Harfleur,le fiord difficile, dangereux. Dick, fossé : àCarentan, le Hautdick; à Vains, près Avranches, leDick ou fossédu Diable ; leHague-dick, dans la Hague. Dieppe, del'islandais diup,profond , anglais, deep. Dale, vallée, del'islandais dal: Dippedale,vallée profonde ; Becdale,vallon du ruisseau. Beuf,désinence locale propre à la Normandie, qui représentel'islandais bud,village : Belbeuf, Coulibeuf, Quillebeuf, Elbeuf. Bec, ruisseau, del'islandais beck: Caudebec,le ruisseau de Caux, Houlbec,le ruisseau creux. Ainsi c'est dans les lieux, non dans la langue, que les hommes du Nordont inscrit les marques de leur établissement en Neustrie. M. LeHéricher dit, au commencement de son ouvrage : « Quelque antiques quesoient les monuments d'un pays, il n'en a pas de plus vieux que les,mots en général ; et, parmi ses mots, les plus anciens sont ceux du solet de ses accidents, c'est-à-dire de ses localités, originairementnommées d'après leur nature et leur position. » (T. I, p. 61.) On voit,d'après les résultats mêmes du Glossaire scandinavedressé par M. Le Héricher, comment il faut modifier et restreindre unetelle proposition. Les noms de localités ne sont pas nécessairement lesmots les plus anciens d'une langue ; là aussi on aperçoit des couchessuccessives, qui appartiennent à des époques différentes. Ainsi, dansnotre pays, il y a des dénominations gauloises, les plus vieilles detoutes ; puis viennent les dénominations latines ; en troisième lieu,les dénominations germaniques ; en quatrième lieu, les dénominationsscandinaves, les plus récentes, et d'ailleurs bornées à une seuleprovince. L'invasion scandinave fut en petit ce qu'avait été en grand l'invasiongermanique. Dans ces sortes d'événements, trois choses capitales sont àconsidérer : la religion, la langue, les institutions. La religionchrétienne fut reçue par ces terribles païens qui avaient si longtempsguerroyé contre elle ; car il faut remarquer que le paganisme joua unrôle dans les dévastations des hommes du Nord, et qu'ils s'acharnaientparticulièrement contre les églises, les couvents, le clergé. Mais,finalement, Rollon fut baptisé, et avec lui la plupart de ses suivants.Bientôt toute trace de paganisme disparut parmi eux ; des légendesrecueillies par les trouvères du XIIe siècle, qui célébraient les roisanglo-normands, représentèrent la haute fortune et la piété des chefsscandinaves comme voulues l'une et l'autre dans le ciel et manifestéesdans les visions de pieux ermites ; et l'Église de Normandie n'eut rienqui la mît au-dessous des plus illustres Églises de la Gaule. Quant àla langue, les Scandinaves parlèrent, comme il a été dit, le dialectefrançais qu'on parlait en Neustrie. Les institutions de la province nedurent rien non plus à la Scandinavie ; Rollon prêta féodalement foi ethommage au triste successeur de Charlemagne, lien puissant qui ne serompit pas quand la maison impériale fut dépossédée par Hugues Capet ;et la Normandie resta vassale du royaume de France. La féodalité n'yprésenta rien de particulier ; ce fut le régime féodal dans toute sarigueur que les Normands établirent dans l'Angleterre conquise. Qu'apportèrent donc les Scandinaves à la Neustrie? Certainement riend'essentiel à la civilisation. Doctrine religieuse, régime degouvernement, lettres, sciences, ils apprirent tout et n'enseignèrentrien. Le seul trait que l'on puisse leur attribuer dans cette ancienneNormandie , c'est un esprit guerrier d'entreprise, continuation decelui qui, des rives de la Baltique et de la mer du Nord, avaitentraîné leurs ancêtres vers l'occident. Cependant il ne faut pas nonplus exagérer ce côté, très-secondaire d'ailleurs : la Normandieféodale, avant la conquête d'Angleterre, guerroya continuellementcontre les grands fiefs qui la bordaient, et contre son suzerain, quialors n'était pas un gros seigneur. Mais elle n'obtint de ce côté aucunsuccès et ne put étendre ses limites. Les Anglo‑Saxons furent moinsheureux ; une seule bataille les mit à la merci des Normands ; et alorsles ducs de Normandie, devenus rois d'Angleterre, mais demeurés vassauxde la couronne de France, offrent un spectacle qui ne put se trouverque dans la féodalité, et qui montre la puissance morale de ce régime. Si du Xe siècle et de cette petite invasion ou passe au Ve siècle et àla grande invasion qui dissémina les bandes germaniques sur la surfacede la Gaule, de l'Italie et de l'Espagne, et qui substitua partout deschefs germains aux autorités latines, on verra que les choses sepassèrent d'une façon très-semblable. Comme les Scandinaves, lesGermains transplantés abandonnèrent leur paganisme et devinrentchrétiens ; bientôt, à mesure que l'instruction pénétra parmi eux, ilsparurent dans l'Église comme prêtres et moines, et, par la foi, ils netardèrent pas à se confondre avec les Latins. Ils ne s'y confondirentpas moins par la langue; nulle part, dans la France, dans l'Italie oudans l'Espagne, on ne parla allemand ; cependant, ici, une différenceest à noter : les Scandinaves trouvèrent en Neustrie une langue toutefaite, et l'adoptèrent ; les Germains trouvèrent dans l'Empire lelatin, mais le latin en décadence, et dans lequel les influencespopulaires et locales prenaient de plus en plus le dessus. Cesinfluences, dans l'extinction de toute haute littérature qu'amenal'inondation barbare, prévalurent pleinement ; les langues romanesapparurent, le germanisme ne s'y montre que par un certain nombre demots qu'elles reçurent, et que, sans l'invasion, elles n'auraient pasreçus ; et l'Occident latin, demeurant latin, imposa son idiome auxenvahisseurs. Ce qui vient d'être dit du langage doit être dit aussides institutions. Les Scandinaves trouvèrent le régime féodal toutétabli ; ils l'adoptèrent sans plus se souvenir des institutions qu'ilsavaient laissées dans le Nord. Les barbares trouvèrent de leur côté,sous leur main, l'organisation impériale ; mais c'était uneorganisation que des causes intérieures, indépendamment des causesextérieures, amenaient à sa ruine. En vain les rois germainsessayèrent-ils de rassembler autour d'eux ce qui restait de lasouveraineté impériale.Dans l'immense anarchie produite par ladécadence de l'Empire et par l'invasion barbare, il n'y eut plus deplace que pour la force des choses, représentée par la société latine,que de longs malheurs avaient amoindrie, non détruite ; par la religionqui imposait son joug à tous ; par les cités, qui s'élevaient commeautant de centres d'industrie et de culture ; par les institutionsromaines et les coutumes germaniques. De tout cela, après la pluspénible des périodes, naquit le régime féodal, qui fut importé enAllemagne à la suite des victoires de Charlemagne, et en Angleterre parla conquête normande. Je pense que rien n'est plus propre à donner une idée exacte derétablissement des Germains dans l'Empire romain que l'étude del'établissement des Scandinaves dans la Neustrie. Là on voit nettementque les barbares apportent peu et reçoivent beaucoup. Le nom de Normandie a pu être justement donné à la province, puisqu'ilindique la domination des hommes du Nord ; mais le nom de normand, quinaturellement s'ensuivit pour le dialecte, est trompeur, car cedialecte n'a rien du Nord et est purement neustrien. Maintenant, quel est le rapport de l'ancien dialecte neustrien ounormand avec le patois aujourd'hui parlé en Normandie ? C'est au XIVesiècle que les dialectes, cessant d'être langues littéraires,descendent au rang de patois ; dès lors l'histoire s'en obscurcitbeaucoup ; ils ne s'écrivent guère ; on ne s'en occupe plus, et on lesregarde, à tort, comme du français corrompu. Pourtant, malgré l'absencede documents intermédiaires entre l'époque ancienne où le normand étaitdialecte, et l'époque actuelle où il est patois, on ne peut méconnaîtrela filiation de l'un à l'autre. Le patois a conservé un signecaractéristique, je veux dire l'emploi de ei pour oi ; il a conservéaussi un bon nombre de mots qui, perdus dans le français moderne,existent dans le français ancien : je noterai, entre autres, achaison, déjàdiscuté ;cranche,faible, malade ; éguerpir(une poule éguerpitla terre, elle la jette derrière elle avec ses pattes ; le françaisa déguerpir,le vieux français avait le simple guerpir, del'allemand werfen,jeter) ; namps,gages (la rue aux Namps, à Caen, qui est le quartier des fripiers).Mais on trouve aussi dans le patois bien des mots qui n'ont pointd'analogue dans l'ancienne langue. Au reste, pour discuter complétement les rapports du patois normandavec le dialecte normand, il faudrait, d'une part, avoir undépouillement glossologique des chartes et autres papiers locaux ; et,d'autre part, un bon dictionnaire du patois tel qu'il est actuellement.Le Dictionnairede M. Du Méril et le Glossairede MM. Du Bois et Travers, tout estimables et utiles qu'ils sont,laissent de la place pour un plus ample travail. On ne saurait troprecommander les dictionnaires des patois aux savants de province ; etil semble qu'une telle tâche serait le lot naturel d'un homme qui,comme M. Le Héricher, est si versé dans la connaissance du parler, desmonuments et des légendes de sa province, et, ce qui n'est pas un minceavantage en ce genre de travail, de la flore locale et des nomsscientifiques correspondant aux dénominations populaires. É. LITTRÉ (La fin à un prochain cahier.) JOURNALDES SAVANTS. — NOVEMBRE 1863. HISTOIREET GLOSSAIRE DU NORMAND, DE L'ANGLAIS ET DE LA LANGUEFRANÇAISE, d'après la méthode historique, naturelle etétymologique,par Edouard Le Héricher, régent de rhétorique au collège d'Avranches;3 vol. in-8°. ~*~DEUXIÈME ET DERNIERARTICLE. De quelques règles étymologiques ÉMILE LITTRÉ Lesconnaissances de M. Le Héricher sont très-étendues dans les langues, etparticulièrement dans les langues du Nord et dans l'anglais ; il abeaucoup de lecture ; les recherches celtiques lui sont familières ;les rapprochements abondent sous sa plume. Et pourtant on ne peut sefier à ses étymologies ; le vrai et le faux y sont confondus ensemblesans rien qui les distingue. Quand il est sur une bonne piste, larichesse de ses renseignements le sert a souhait; on s'instruit en lelisant, on le suit avec satisfaction ; dans le précédent article, j'aicité avec éloge la partie de son glossaire où il traite desdénominations locales provenues des Scandinaves ; l'érudition y estbien employée. Mais elle n'est plus employée heureusement quandl'auteur s'engage dans une mauvaise route ; alors sa méthode ne luipermet pas de s'apercevoir qu'il se fourvoie d'autant plus qu'il avancedavantage. Chacun, dans des recherches qui sont toujours difficiles,commet des erreurs ; mais, si la méthode est bonne, les erreurs sontpartielles ; si, au contraire, la méthode est mauvaise, les erreurssont générales, et la rencontre du vrai n'est plus que fortuite. Il faut d'abord justifier ce jugement par la discussion de quelques cas particuliers. Loisi en normand, loisir en français, est regardé par M. Le Héricher comme une corruption pour le oisir, corruption analogue à lierre pour le hierre, lendemain pour le endemain, loriot pour le oriot, etc. et il le rattache au latin otiari. Mais, outre que otiari aurait donné oiser et non oisir, loisir ou leisir ne se trouve jamais sous la forme oisir, tandis qu'on trouve partout hierre, endemain, oriot ; il n'est donc pas permis de le supposer. De plus, loisir ou leisir est aussi un verbe qui fait à l'indicatif il loit ou il leit, et qui signifie être permis; ce verbe a donné l'adjectif loisible. On voit par tout cela que loisir vient de licere, et que l'acception de permission s'est étendue, dans le substantif, à celle de temps que l'on peut passer sans rien faire. Rongier en normand, ronger en français, est attribué au latin rodere. Mais rodere ne pourrait donner ronger que par une forme intermédiaire, rondicare, que rien n'autorise. Toutefois, là n'est pas l'objection capitale : ronger a, soit dans l'ancien français, soit dans les patois, le sens de ruminer ; et, comme ruminare, d'après les règles de permutation, produit ronger, on voit que ruminer est la signification propre, qui a passé sans grand effort, à celle de ronger. Le foieest rapproché du mot foyer, en tant que, d'après d'anciennesidées, le foie est considéré comme le foyer de la vie. Mais de tellesidées, non plus que la communauté de quelques lettres, n'ont aucunevaleur ici. Pour s'en convaincre, il suffit de passer àl'italien fegato (avec l'accent sur le fe), et àl'espagnol higado (avec l'accent sur hi) ; ceux-ci conduisentau latin ficatum, terme de cuisine, que le langage populaire asubstitué au classique jecur. Abaubir est représenté comme une onomatopée et composé de ah bah ! Mais le normand abaubir n'est autre que le français ébaubir, avec un préfixe différent ; et ébaubir vient du latin balbus, bègue, qui n'a rien de commun avec l'interjection bah ! Je trouve, à la page 117 du tome II : « Court,terme de la topographie de basse Normandie, qui désigne la terreseigneuriale attachée au manoir ; les grandes terres del'arrondissement de Valognes sont appelées court ; ce mot, congénère du latin hortus, du scandinave gort, gard, de l'anglo-saxon heort, d'où wort et orchard, existe dans l'anglais cort, cour, et dans le celtique cort, habitation. » Sans entrer dans la discussion de ces rapprochements, je vais à la page 262 et j'y lis, à propos de cour de justice, que ce mot ne doit pas être confondu avec court, dont toute la famille est caractérisée par le t, et que ce dernier est le latin cohors, chors. De ces deux étymologies, hortus ou chors, quelle est celle que M. Le Héricher adopte ? On ne le sait ; le fait est que le bas latin curtis ne laisse aucun doute là-dessus ; il vient de chors, non de hortus. J'ajouterai que cour de justice n'est pas différent de court,terre seigneuriale ou résidence de seigneur. C'est au XIVe siècle que,par une fausse étymologie, on commença à dire en latin curia pour cour, et curialis pour courtisan ; mais court, qui signifiait la résidence des seigneurs et des rois, signifia aussi la résidence de la justice. Au mot vir (t. II, p. 699), M. Le Héricher rattache témérairement l'irlandais fear, homme, et le germanique baro, homme vaillant ; mais ce qui est plus que de la témérité, il y rattache aussi le latin virus, poison ; viscum, le gui ; viscera, les viscères ; puis, sans s'arrêter, il passe à vis, force ; vigilare, veiller ; vegetus, bien portant ; vitium, vice ; vitare, éviter. Tout cela forme un seul article rangé sous la rubrique vir. D'oùviennent donc, dans un homme aussi instruit, de pareils écarts ? Ilsviennent d'une méthode trompeuse qui jette son faux jour sur toutechose. Si l'on relit le titre de l'ouvrage de M. Le Héricher, on y voitque son livre a été composé d'après la méthode historique, naturelle et étymologique. Dans ce titre, un mot est de trop, le mot naturelle; c'est ce mot qui a jeté la confusion dans le travail. M. Le Héricherest un botaniste habile ; et il a cru pouvoir transporter la méthodenaturelle, dont la botanique est le triomphe, dans les recherchesétymologiques. Mais cela n'est pas admissible ; l'étymologie necomporte pas la méthode naturelle, elle ne comporte que la méthodehistorique. La méthode naturelle consiste à former des famillesoù tous les êtres qui y entrent ont entre eux des caractères communs,caractères étrangers aux autres familles. C'est sur ce modèle que M. LeHéricher a formé des familles de mots. Les deux principes qui leguident sont la communauté de quelques lettres et une certaineassimilation de sens, plus ou moins apparente. Voici un exemple :« Hante, long manche d'outil, de faux, de fouet, de l'irlandais hampa, manche, en français hampe ... Hante peut fort bien se rattacher au germanique hand, main, d'où le français gant, le normand gantelée, la digitale pourprée, en anglais fox-glove, gant du renard. On disait hent d'épée, pour garde d'épée. Hansard, hachette et scie. Le français anse s'aspirait autrefois, hanse, poignée, d'où le français ganse, primitivement une dragonne. A Laigle on appelle hanse, l'épingle sans tête. A cette famille se rattache le français hanap, littéralement vase à main, à Alençon hanar, vase à boire, et hanneau, fiole. » Cet exemple, qui montre le procédé de M. Le Héricher, en montre tous les défauts ; en effet le germanique hand n'est pas le même que gant, qui vient de want ; il n'a pas produit hanap, qui vient de l'ancien haut allemand hnap ; anse et hante n'ont rien de commun, non plus que ganse, dont l'étymologie n'est pas connue. Il faut laisser à des recherches ultérieures hansard, hachette, et hanse, épingle sans tête. Enfin ce n'est pas hent d'épée que l'on disait, c'est heut d'épée, qui vient d'un mot germanique, hilde. On voit dans quelles confusions la méthode naturelle a jeté l'étymologie et s'est jetée elle-même. Iln'en pouvait être autrement. Je n'entre pas dans la question deslangues que l'on regarde comme primitives ou mères, et je me tiens auxlangues romanes, c'est d'elles seules qu'il s'agit ici. Ces langues,dont le fond provient d'idiomes plus anciens, et qui, dans le longcours des ans, ajoutèrent à ce fond des éléments très-divers, onttraité les mots qui leur servent de radicaux d'une façon qu'on ne peutdécouvrir que par l'histoire, C'est-à-dire par la succession etl'enchaînement des formes et des significations. En effet ce traitementrapproche et souvent même confond les radicaux les plus étrangers l'unà l'autre, ce qui fourvoie immanquablement l'érudit qui consulte nonl'histoire des mots mais leur forme apparente. Les exemples abondent: Main vient de manus ; mais il y a aussi dans l'ancien français main qui vient de mane. Feu représente focus , mais l'homonyme feu, défunt, représente probablement functusu, et, dans tous les cas, n'a rien de commun avec focus. Ver, dans l'ancien français, verrat, de verres, et ver de vermis, se confondent par la forme et sont complètement distincts par l'origine. Un dé à coudre et un dé à jouer ne le sont pas moins, puisque le premier est l'ancien français deel, du latin digitale, et l'autre un mot d'étymologie incertaine, peut-être arabe. La ressemblance est forte entre heure, s. f. et heur, s. m. et pourtant le substantif féminin est hora, et le substantif masculin est augurium ; voyez où la méthode naturelle conduirait en de pareils cas. Elle ne conduirait pas mieux pour or, conjonction, et deux mots de l'ancien français oré, orée ; la méthode naturelle les rapprochera ; la méthode historique les éloignera ; car la conjonction or, dont la forme primitive est ore et la signification primitive maintenant, a pour radical hors, heure ; orè, qui signifie tempête, a pour radical aura, qui signifie souffle ; et orée, qui signifie bord, a pour radical ora,rive, rivage. Dans un tel remaniement de radicaux, que faire avec laméthode naturelle ? Appliquée aux significations, la méthode naturellene serait pas moins dangereuse. D'une part, elle ne conduirait pas auxvraies dérivations d'acceptions ; car comment, par elle, deviner que,dans l'ancien français, loer, de laudare, signifiait conseiller ; que chalenger, de calumniari, signifiait provoquer ; et que le foie provient de ficus,la figue ? D'autre part, elle tendrait à rapprocher, par le sens, desmots dont les origines sont fort écartées l'une de l'autre. Decette discussion résulte un principe opposé à la méthode naturelle,principe qu'on peut exprimer ainsi : C'est par l'étymologie qu'ondétermine les familles de mots, et non par les familles de mots qu'ondétermine l'étymologie. Dans l'ouvrage de M. Le Héricher, lesystème est mauvais, mais l'érudition est étendue et les connaissancestrès-diverses. Seulement il faut lire avec précaution et être en étatde discerner ce qui se fourvoie et ce qui est dans le droit chemin. Jeme contenterai d'en citer deux exemples, en intercalant au fur et àmesure entre parenthèses les remarques que me suggèrent les dires de M.Le Héricher. « Goule (t. II, p. 381), gueule, du latin gula, engendre une très-nombreuse famille : 1° en français goulée,goulet, goulot, goulu, gueulée, gueuler, gueulard, engouler, engouer,gourmand, gourme, gourmet, gourmette, gourmer, gourmet » (dans la dérivation il faut s'arrêter à engouler ; engouer tient au radical de gaver ; quant à gourmand, gourme, gourmette, gourmer, gourmet, ils ne viennent point de gula) ; « 2° en anglais, gullet, gosier, gully, égout, probablement gull, mouette, sauf goulen en breton, laquelle est dite à Valognes goulma, à cause de sa voracité ; 3° en normand, goulaie, goulée : « L'herbe est bien couerte, si no (il) n'attrape sa goulaie ; » golo, buveur, goulard, gouliban, goulipiot, goulimand, gourmand, en normand gouermant : «Qui dit normand dit gourmand ; » goulimas, goumas, mangeaille ; à Guernesey, gouliaser, bavarder ; goulailler, par contraction gouailler » (si goulailler était une forme certaine et usitée, on pourrait croire que gouailler en est une contraction ; mais, dans l'état, la chose est très-douteuse) ; gouée, cri à pleine bouche ; gouleyant, qui flatte la bouche : cidre gouleyant ; dans le Maine, gouleger, être appétissant ; gouler, dégouler, dégueuler ; gouline, petit bonnet qui serre la goule ; gouras, gouraud, gourmand, d'où le sobriquet du geai charlot gouras, ou, substantivement, un gouras, un geai » (le changement de 1'l en r n'est pas impossible ; mais ici il n'est pas suffisamment justifié) ; goulenet, gournet, le rouget, à cause de sa grosse gueule » (il est fort douteux que ces deux formes puissent être tirées de goule); « égueuler, priver de gueule, réduire au silence : La grande Perrette (la ville de la Rochelle, Petrella, à présent egueillie (Muse normande, poëme en patois normand du commencement du XVIIe siècle) ; margoulette, bouche sale, de mar, du latin malus, mauvais, et goulette, diminutif de goule ; margouline, petit bonnet de négligé ; margouline,poisson plat, imitant la raie, avec une grande gueule molle; margeole, littéralement mauvaise goule, écrouelles,d'où margeole, chair rouge sous le bec du coq, de la poule, dudindon » (geole ne peut représenter gula ; du reste, je ne sais d'où margeole peut venir) ; « degouème, regouème, argouème, à satiété » (la forme gouée, cri à pleine gueule, peut porter à croire qui en effet degouème est une dérivation, bien que singulière, de gula). L'autre exemple que je citerai est goutte : M. Le Héricher y rapporte le normand égouttour, chaux liquide ; égoutter, faire sécher : égoutter des pois dans l'aire ; dégotter, faire fondre et tomber goutte à goutte (cette acception normande de dégotter fournit sans doute l'explication du français populaire dégoter : faire fondre, et, figurément, faire tomber). Il y rattache encore glotte, natte de jonc pour égoutter le fromage ; mais l'interposition de 1'l interdit cette dérivation ; et je suis disposé à rapporter glotte à l'ancien français glui, paille. Enfin il y rattache encore godet, par le latin guttetus, puis, à godet, godailler, qui, suivant lui, signifierait boire à plein godet ; mais, ici, je ne peux le suivre : godailler vient de l'ancien français godale, qui vient, à son tour, de l'anglais good ale, bonne bière ; le XIIIe siècle avait reçu le mot de godale et s'en servait assez couramment. Al'histoire des mots d'une province se joint naturellement celle de seslégendes : elles ont fourni à M. Le Héricher un chapitre instructif etamusant. L'auteur a essayé d'esquisser les traits principaux ducaractère normand ; mais, dans cette esquisse, il a réuni des traitsappartenant aux temps anciens et aux temps modernes. Or, sans entrerdans toutes les conditions auxquelles devrait satisfaire la difficiletâche de caractériser les aptitudes essentielles d'une race ou d'unenation, je me contenterai de noter que l'étude de l'histoire montre queles races et les nations sont susceptibles d'éducation, et que desaptitudes naissent ou se développent, tandis que d'autres rentrent dansl'ombre. C'est une notion qui, dans ces sortes d'appréciationsgénérales, ne doit jamais être perdue de vue. Aussi suis-je loin decroire que tous les traits signalés par M. Le Héricher puissent êtreattribués à la race normande ; les uns sont communs à des populationsdiverses ; les autres trouveraient leur contradiction dans des faitscertains. Quoi qu'il en soit, il est impossible de méconnaître que cequ'on appelle parole normande, réponse normande,c'est-à-dire celle où, sans mentir littéralement, on fait ou laissecroire autre chose que la vérité, est propre à la Normandie. A cetitre, la légende de Pimpernelleest véritablement normande et peut être citée. Pimpernelle était unsoldat de bonne humeur, de bon coeur et sans souci ; il n'avait qu'unsou. Cheminant sur la route, il fit rencontre d'un homme plein debeauté et de grâce, accompagné de trois autres qui paraissaient êtreses amis à la fois et ses serviteurs : c'était Notre-Seigneur et lesapôtres saint Jean , saint Pierre et saint Paul. Les quatre voyageursétaient couverts de, poussière ; ils demandèrent l'aumône au soldat,et, Pimpernelle partageant son sou, chacun eut son liard. AlorsJésus-Christ, se faisant onnaître, et voulant le récompenser de sacharité, lui donna à choisir entre le paradis et le pouvoir de faireentrer dans son sac tout ce qu'il souhaiterait. Pimpernelle n'était pasencore las de la vie et de la terre, et il prit le dernier don. Levoilà donc avec son sac merveilleux à l'abri de tous les besoins ; il amême maille à partir avec les diables, qu'il prend dans son sac commedans un trébuchet. Enfin Pimpernelle mourut ; il s'en alla vers leparadis ; il trouva saint Pierre, et, avec politesse et bonne grâce, ildemanda l'entrée. Saint Pierre lui rappela qu'il n'avait pas opté pourle paradis, et lui dit qu'il était très-fâché de ne pouvoir ouvrir à unsi brave homme. Repoussé de ce côté, Pimpernelle alla frapper à laporte de l'enfer. On le reconnut, et, de frayeur, aucun diable n'osalui ouvrir. Dans son embarras, il revint vers saint Pierre ; mais lesaint était inflexible. Pimpernelle entra en pourparlers ; il demanda àsaint Pierre la permission de se débarrasser de son sac et de le jeterdans le paradis. Saint Pierre n'y vit aucune objection. Pimpernelle lejette, et aussitôt il se souhaite dans son sac. Saint Pierre fut tentéde se fâcher; mais ce qui est une fois dans le paradis n'en sort plus. Ce chapitre des légendes fait partie d'une Introductionconsidérable qui remplit tout le premier volume de l'ouvrage, et delaquelle il y a, comme du glossaire, à dire du bien et du mal. Le bien,c'est la variété des renseignements sur la Normandie, les Normands,leur dialecte, leur prononciation, la poésie populaire normande,l'histoire de la langue anglaise dans ses rapports avec le normand etle patois moderne de la province, renseignements fournis par une grandelecture et par une grande connaissance du pays. Le mal, c'est une vuehistorique et philologique sur le dialecte normand qui ne me parait pasbien fondée. Je reproche à M. Le Héricher de mettre en opposition lenormand et le français, et de représenter le premier comme ayant uncaractère scandinave et une affinité avec l'anglais quin'appartiendraient pas au second. Certainement on peut opposer lepatois normand au français, mais on ne peut pas opposer au français ledialecte normand ; car, au temps où il y avait un dialecte normand, iln'y avait point de français, c'est-à-dire de langue littéraire qui fûtune et qui fit autorité. Tous ceux qui parlaient la langue d'oïlportaient, à l'égard des étrangers, le nom de Français ; mais cettelangue d'oïl se partageait en autant de parlers différents que deprovinces, et chaque province écrivait en son idiome, sans aucun soucide se conformer à une langue commune, comme en Grèce, où chacunécrivait en son dialecte avant qu'une langue commune se fût formée. Jesais que Génin a soutenu le contraire, prétendant que, même au XIIe etau XIIIe siècle, l'idiome de Paris et de la cour avait une prédominancereconnue, et que, dès lors, une langue littéraire existait pour tout leroyaume. C'est une erreur réfutée par les monuments ; on a toute sortede compositions en dialecte normand, en dialecte picard, en dialecte del'Ile-de-France, en dialecte lorrain, etc. et souvent un poëme, écritprimitivement en normand, par exemple, est transporté en picard ouautre dialecte, et vice versa ; tous ces parlers sont sur le pied del'égalité. Cependant l'assertion de Génin renferme une portion devérité que je suis bien aise de trouver l'occasion de mettre enlumière. La langue n'est point une, sans doute, puisque chaque dialectegarde les formes qui lui sont particulières ; mais elle se rapproche del'unité en ce que les mots et les locutions sont à peu près les mêmespour chaque dialecte, du moins dans les poëmes. On peut donc inférer delà qu'au XIIe et au XIIIe siècle il s'était formé, pour les poëmes, unfond commun à tous les dialectes, et hors duquel il n'aurait pas étébon d'aller puiser des termes et des expressions. Ainsi réduite,l'assertion de Génin mérite considération ; mais, en même temps, il estclair qu'on ne peut mettre, dans les hauts siècles, aucun dialecte enopposition avec le français, pas plus le normand que les autres. Lenormand ou neustrien préexistait, comme il a été démontré dansl'article précédent, à l'invasion scandinave, et n'en a reçu aucunemodification importante. Je reproche encore à M. Le Héricher deconfondre le normand avec l'anglo-normand. Cette confusion provient del'hypothèse, déjà combattue, qui présente le normand comme devenu, parl'immixtion d'éléments scandinaves, plus voisin des languesgermaniques, et, en particulier, de l'anglo-saxon, que les autresdialectes de la langue d'oïl. Il n'en est rien ; le parler, enNormandie. a toujours été du normand et n'a jamais été del'anglo-normand. C'est en Angleterre, et lorsque le normand ouneustrien existait déjà depuis deux siècles, que l'anglo-normand acommencé. Ceux des Normands qui, ayant participé à la conquête,devinrent seigneurs anglais, gardèrent, comme on sait, leur langue, etrefusèrent pendant longtemps de prendre l'idiome des vaincus. Mais peuà peu le français dégénéra dans leur bouche ; une de ces altérationscaractéristiques, du moins dans les livres, est la substitution de aun à la voyelle nasale an, graunt pour grant.Si l'invasion normande avait été numériquement plus considérable, ou side continuelles colonies étaient venues de la Normandie s'installer,comme faisaient les Romains, dans différents points de l'île, le parlerfrançais aurait eu le dessus ; il se serait formé un dialecteparticulier de la langue d'oïl en Angleterre, et, au lieu de l'anglais,nous aurions un français fortement saxonisé. Mais il n'en fut pas ainsi: la langue populaire, l'emportant, força les descendants desconquérants à la parler et à ne parler qu'elle ; l'anglo-normands'éteignit comme un embryon avorté, et apparut l'anglais, qui est dusaxon fortement francisé. Quelque particuliers qu'aient été lespoints traités dans ces deux articles sur le livre de M. Le Héricher,cependant il n'est pas impossible d'en tirer, pour la commodité dulecteur, quelques faits généraux. Avant que les Scandinavess'établissent dans la Neustrie, c'est-à-dire antérieurement au Xesiècle, il existait, dans cette province, un dialecte déjà français, etnon plus latin. L'invasion scandinave ne changea pas laconstitution de ce dialecte, qui a gardé son caractère, comme si Rollonet les siens ne s'étaient pas emparés de la province. Leurétablissement, qui n'est pas inscrit dans la langue, l'est seulementdans certains noms de lieux qui ont des dénominations scandinaves. L'anglo-normandest un dialecte du normand ou neustrien, dialecte qui se forma enAngleterre après la conquête, mais resté barbare et finalement étouffépar la croissance dela langue anglaise. La méthode historiqueest la seule qui soit applicable à la recherche des étymologies ; et,en recommandant aux savants de la province de nous donner desdictionnaires des patois, il faut aussi leur recommander, s'ils veulents'engager dans les étymologies, de ne le faire qu'après avoir pris unevue générale de toute la langue d'oïl, suivant les âges et suivant lesdialectes. É. LITTRÉ |