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MAUDUIT, Sosthène(18..-19..) : L’art de raccommoderla Faïence et les petits Industriels de Montjoie(1901). Saisie du texte : S. Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (08.XI.2011) Relecture : A. Guézou Adresse : Médiathèque André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@cclisieuxpaysdauge.fr, [Olivier Bogros]obogros@cclisieuxpaysdauge.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphieconservées. Les illustrations ne sont pas reproduites. Texte établi sur l'exemplairede laMédiathèque (Bm Lx : Norm 148) du Paysnormand, revue mensuelle illustréed'ethnographie et d'artpopulaire, 2ème année,1901. L’artde raccommoder la Faïence et les petits Industriels de Montjoie par Sosthène Mauduit ~*~LE Magasin Pittoresque(année 1842, page 239) nous apprend que le moyen de raccommoder lafaïence fut inventé seulement au commencement du XVIIIe siècle, par unnommé Delille, natif de Montjoie, en Normandie. Or, il y a en Normandie deux communes de ce nom ; néanmoins il ne meparaît pas difficile de préciser le lieu d’origine de notre inventeur :c’est sans aucun doute Montjoie du canton de Saint-Pois et non Montjoiedu canton de Saint-James. Dans la première de ces communes, ainsi quedans plusieurs autres de cette contrée pittoresque, où le sol est trèsingrat et, par suite, insuffisant pour subvenir aux besoins deshabitants (on pourrait dire qu’il est si maigre que les os lui percentla peau, car les rochers forment de nombreuses saillies à la surfacedes champs) il y a toujours eu, depuis un temps immémorial, une notablepartie de la population masculine qui émigre pour exercer desprofessions ambulantes. Le pouvoir tombe en quenouille dans un grandnombre de maisons pendant les trois quarts de l’année. Les hommes qui commençaient leur carrière comme raccommodeurs defaïence étaient encore nombreux à Montjoie et aux environs il y a centcinquante ans. Il suffisait pour cela d’avoir un bien petit capital :de quoi acheter quelques poinçons, une petite pince ou bec-de-corbin,un peu de fil d’archal ou de fil de fer. C’était, avec une pincée demastic, tout le matériel nécessaire. Quand un jeune homme avait réalisé de petites économies sur les fruitsde son travail, il quittait quelquefois son premier métier ou, sans lequitter, il y ajoutait celui d’étameur, fondeur de cuillers en étain,chaudronnier, raquinaudeur decastefine, et il passait son temps de village en villagejusqu’à ce que ses forces ne lui permissent plus de voyager ou qu’ileût les moyens de vivre sédentaire. Tous les gens d’un certain âge sesouviennent d’avoir vu fréquemment ces industriels travaillant en pleinair aux carrefours ou sur les places publiques. Souvent aussi l’ancien raccommodeur de faïence allait à Paris se fairemarchand d’habits. Une grande partie des nombreux individus qui,naguère encore, parcouraient les rues de la capitale en répétant lescris de : « Marchand d’habits ! Vieux habits ! Vieux galons ! » étaientoriginaires de l’arrondissement de Mortain et des communes limitrophesde l’arrondissement de Vire. Leurs concurrents étaient des Bourguignonset surtout des Auvergnats. La Rotonde du Temple, grand bâtiment bizarre, maintenant détruit, étaithabitée par cette catégorie de commerçants, qui en faisaient unvéritable capharnaüm. Qu’ils fissent leur résidence à la Rotonde ou ailleurs, noscompatriotes se réunissaient au nombre de douze ou quinze par chambrée,de manière que chacun n’eût à payer qu’un loyer d’environ 3 francs parmois. Tour à tour l’un des commensaux était de semaine pour faire lasoupe et le ménage. C’était un régime fort économique, mais peuconfortable assurément. Ces brocanteurs étaient soumis à une surveillance spéciale et devaientporter une plaque de forme carrée, sur laquelle se trouvait le numérode leur inscription au registre de la police. Les marchandises qu’ils n’avaient pas l’occasion de revendre à des gensen ayant besoin pour leur usage personnel, étaient cédées par eux à desfripiers en boutique. Ceux-ci réparaient les vêtements et fondaientl’or et l’argent des vieux galons. La plupart des marchands d’habits gagnaient beaucoup plus qu’ils nedépensaient, et, comme ils conservaient l’amour du pays natal, ils yrevenaient chaque année pour se reposer un peu et placer leurséconomies. Les chaudronniers-étameurs ambulants faisaient de même. Aussi il y avait une grande aisance dans les communes d’où sortaientles uns et les autres, et le terrain, bien que peu productif, s’yvendait relativement fort cher. On reconnaissait facilement les marchands d’habits à leur tournure etsurtout à leur toilette, composée presque toujours de pièces disparatesqui n’avaient jamais été confectionnées pour eux ; ils affectionnaientparticulièrement les pantalons de velours et les vestes à queue de pieen drap vert, bleu ou même jaune, ornées de boutons brillants. Si leursfemmes les accompagnaient à Paris, elles étaient aussi facilementreconnaissables quand elles revenaient au village. Il me semble encorevoir une femme de marchands d’habits, que j’ai eu souvent l’occasion deremarquer dans mon enfance, et qui portait au cou une belle chaîne enor ou un chrysocale, même lorsqu’elle était coiffée d’un bonnet decoton, sorte de couvre-chef disgracieux, toujours en usage, les joursouvriers, chez les femmes d’une partie du Mortainais et du Bocage oupays Virois et même ailleurs. Ceux des marchands d’habits que les circonstances favorisaients’établissaient à leur tour en boutique et rachetaient des autresambulants les marchandises recueillies par ceux-ci dans leurs coursesquotidiennes. Certaines fortunes des environs de Mortain et de Vire ont été faites decette manière, et le raccommodage de la faïence en a été le modestepoint de départ. Mais les beaux jours de cette petite industrie sont passés : on jettedans la rue presque toute la vaisselle cassée ; un simple raccommodeurde faïence ne pourrait vivre pour cette double raison qu’il netrouverait plus assez de travail et qu’il ne se contenterait pas de cequi suffisait à ceux d’autrefois. Bien des gens, hélas ! sont de nosjours dans une misère profonde, mais le nombre de ceux qui saventproportionner leurs dépenses à leurs modiques ressources est moinsgrand qu’au temps passé. On aime mieux mendier que de travailler pourun faible salaire, et, par le fait, beaucoup de mendiants sont moins àplaindre qu’une foule d’ouvriers laborieux insuffisamment rétribuéspour subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Il n’existe plus à présent de fondeurs de cuillers d’étain ; celles-cisont remplacées par des cuillers de divers métaux d’un moindre prixfabriquées dans des usines, ou par des couverts en ruoltz quiremplacent aussi la véritable argenterie. Le ruoltz, qui est d’ailleursune belle invention, caractérise assez bien notre siècle où les dehors,les apparences tiennent trop souvent lieu de réalité. Enfin les marchands d’habits ont disparu aussi : leur commerce est tuépar les maisons de confections ; les étoffes étant de moins bonnequalité, nos vêtements actuels sont bien prêts d’être usés quand ilssont défraîchis et ne conviennent plus qu’aux marchands de chiffes ;puis, lors même qu’ils seraient de bonne qualité, ces vêtementsétriqués n’offriraient pas le même avantage que les amples redingotesd’autrefois où l’on employait trois aunes de drap, et surtout que cesimmenses manteaux à pèlerine en usage sous le premier Empire et danslesquels on pourrait tailler presque tout une garde-robe de nos jours.Quant aux galons, la mode en est presque passée, sauf dans le sensfiguré où leur vogue est destinée à durer aussi longtemps que la vanitéhumaine, c’est-à-dire toujours, et il n’y a plus d’or ou d’argent àextraire de ceux dont on fait encore usage, car ils n’ont plus que lacouleur de ces métaux. L’article du Magasin Pittoresqueque j’ai cité en commençant révèle, à propos de l’industrie inventéepar Delille, une circonstance assez curieuse. Cette industrie ayantpromptement prospéré, les marchands de faïence en éprouvèrent certainpréjudice, le raccommodage des vases cassés en prolongeait la durée. Ondit même proverbialement que les pots cassés durent plus longtemps queles autres. La corporation des faïenciers de Paris fit un procès àDelille et à ses imitateurs dans le but de les empêcher d’exercer leurmétier. Le procès fut long sans doute car, en ce temps-là, la justiceétait boiteuse aussi bien qu’à présent, son allure était même encoreplus lente et ses services plus coûteux, ce qui n’est pas peu dire ;mais les raccommodeurs de faïence finirent par obtenir gain de cause. Habitués que nous sommes depuis un siècle à la liberté presque absoluedu commerce et de l’industrie, ce procès nous semble extraordinaire.Les faïenciers avaient tort évidemment et les magistrats furent de cetavis, malgré les privilèges dont jouissait autrefois chaque corporationd’industriels et de marchands. Ces privilèges les mettaient, la plupartdu temps, à l’abri d’une concurrence trop grande, mais ils avaientl’inconvénient d’entraver le génie inventif et d’exiger un stage troplong des individus qui voulaient exercer un métier ; la routine setrouvait trop protégée et le prix de certaines marchandises restaittrop élevé pour les classes pauvres ou peu aisées, sans parler d’autresabus encore, comme il s’en glisse toujours avec le temps dans toutesles institutions humaines. D’un autre côté, les règlements sévères descorporations assuraient la bonne confection et la qualité des produits,et les hommes adonnés à une industrie n’étaient pas tous les jours,comme ils le sont sous le régime économique actuel, exposés à setrouver ruinés par une invention qui change complètement le mode defabrication ou qui substitue un produit à un autre. Il était nécessaire assurément de diminuer les privilèges descorporations, de faciliter l’entrée de celles-ci aux aspirants et defavoriser le progrès industriel, mais de bons esprits pensent que c’estun très grand mal d’avoir passé d’une protection excessive à la libertédu laissez faire, laissez passerdes économistes modernes. Dans notre pays, c’est l’habitude derenverser au lieu d’améliorer. Si le nouveau régime économique a eupour résultat, comme il est facile de le constater, une certainediffusion du bien-être matériel, en mettant à la portée du plus grandnombre une foule d’objets plus ou moins utiles dont nos pères étaientobligés de se priver, quelquefois sans s’en porter plus mal, il a, parcontre, fait naître plus de besoins, et surtout de faux besoins, que demoyens de les satisfaire ; il a développé dans toutes les classes unamour effréné du luxe auquel on sacrifie même parfois le nécessaire,une déplorable immoralité chez les ouvriers qui sont entassés, sansdistinction d’âge ni de sexe, dans les grandes manufactures et dont laposition, bien souvent, ne leur permet pas de se créer des familleslégitimes. Il a produit l’affaiblissement physique des populations dansles centres industriels urbains et ruraux où l’on ne trouve maintenantque très peu de sujets propres au service militaire. En répandantpartout les machines, il a réduit les hommes eux-mêmes au rôle demachine et supprimé la classe intéressante des artisans. La concurrenceillimitée a excité les producteurs à la falsification des produits detoute sorte, même aux fraudes les plus coupables. Il n’y a plus guèrede choses destinées à l’alimentation qui ne soient sophistiquées. Lesautres marchandises ont énormément perdu de leur qualité : on nefabrique guère que de la camelote en tous genres, mais de la camelotegénéralement brillante, il est vrai. La fraude est tellement entrée dans les mœurs contemporaines qu’unepartie de ceux qui la commettent se croient néanmoins d’honnêtes gens ;qu’ils seraient aussi étonnés qu’offensés si on leur disait lecontraire ; et que ceux-là même qui pâtissent de la fraude ne sont pastrop sévères pour les premiers, parce qu’ils se reconnaissent capablesd’en faire autant s’ils étaient à leur place. Enfin ce régimeéconomique aboutit aux grands monopoles, c’est-à-dire àl’anéantissement du petit commerce et de la petite industrie, àl’écrasement des faibles par les forts, et, pour tout dire en un mot,au triomphe du capitalisme qui aura, dans un avenir prochain, pourremède ou pour châtiment le socialisme. Sosthène MAUDUIT. |