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LE BRAZ, Anatole(1859-1926) : Pêcheur d’Islande (1899). Saisie du texte : Sylvie Pestel pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (30.V.2013) Texte relu par : A. Guézou. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographe etgraphie conservées. Texte établi sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx: n.c.) du numéro 5 daté de février 1899 de Lectures pour tous : revue universelleillustrée publié par la Librairie Hachette. Pour visionner lesillustrations légendées, consulter la version.PDF de l'article Pêcheur d’Islande _____ OH ! COMBIENDE MARINS, COMBIEN DE CAPITAINES, QUI SONTPARTIS JOYEUX POUR DES COURSES LOINTAINES DANS CE MORNEHORIZON SE SONT ÉVANOUIS ! COMBIEN ONTDISPARU, DURE ET TRISTE FORTUNE ! DANS UNE MERSANS FOND, PAR UNE NUIT SANS LUNE, SOUS L’AVEUGLEOCÉAN A JAMAIS ENFOUIS ! (VICTOR HUGO.) Perdus, pendant les nuits sansfin de l’hiver polaire, dans les brumes glacées de l’Océan Arctique,les bateaux de pêche venus de France, secoués par la mer toujours dure,ont à lutter pendant sept mois contre le vent qui fait rage sans répit,contre la tempête qui menace sans cesse. Exposés a toutes les rigueursd’un climat farouche, les pêcheurs accomplissent au prix des plus duresfatigues au milieu des plus grands dangers, leur tâche épuisante. Toutes ces misères affrontées sans murmure pour un salaire toujoursminime, souvent dérisoire, devaient être secourues. – Un navire-hôpitalest envoyé chaque année par les Œuvres de Mer pour croiser dans les eaux d’Islande etprocurer aux malades les soins matériels les plus urgents pour souteniret ranimer les courages abattus. – Evoquer cette rude vie desIslandais, c’est montrer combien il reste encore à faire pour améliorerle sort de ces pêcheurs, les plus vaillants parmi les vaillants enfantsdes côtes de notre France. °°° ON a beaucoup écrit sur les pêcheurs d’Islande. Ce quin’a pas été fait, et ce que je voudrais donner dans les lignes quisuivent, c’est un tableau en raccourci de la dure existence qu’ilsmènent, eux et leurs familles. La peinture est sincère. Je dis ce quej’ai vu, et, les choses que je n’ai pu voir, ce sont les pêcheurseux-mêmes qui me les ont contées. * * * Septembre. Dans le petit village breton que j’habite, durant lesvacances, sur le littoral du Trégor, les choses déjà se décolorent ets’assombrissent comme d’un pressentiment d’hiver. L’animation cependanty est plus grande qu’au fort de l’été. Presque tous les matins, deux,trois charrettes passent devant notre seuil, dévalant des hauteurs, des crec’h d’alentour : des femmes endimanchées se tiennent accroupiesdans le fond du véhicule. Les gens leur demandent : « Ils sont donc arrivés, ceux de la Reine-des-Anges..., ceux de la Miséricorde..., ceux de la Jeune-Amélie.... » Et elles répondent sur un ton d’allégresse qui ne leur est guèrecoutumier : « Oui-dà ! Nous allons en Goëlo pour les prendre ! » Entendez qu’elles se rendent à Paimpol. A la tombée du soir, leur voyage terminé, elles repassent, non plusaccroupies à même les charrettes, comme au départ, mais juchées surd’énormes coffres à couvercles bombés, peints de couleurs sombres, oùse lisent en lettres blanches des noms bizarrement estropiés : «Jan-Mari Salaün..., Ive Toulouzan..., Pier-Louit Calennec... » Aumilieu d’elles, des hommes sont vautrés en tas, qu’elles s’efforcent demaintenir tant bien que mal, soulevant une nuque qui pend inerte,ramenant une jambe qui s’abandonne. « Bah ! me disait récemment un de ces pêcheurs, nous ne boirions pasque nous serions tout de même soûls. De retrouver l’air de France, celavous monte au cerveau. » Les charrettes, cependant, grimpent vers les « crec’h ». Là, dans ledécor nu des hauts cap venteux, se profilent sur le ciel crépusculaireles silhouettes noires des chaumes d’Islandais. Du commencement de février au commencement de septembre, les femmes yont vécu seules, – avec des couvées d’enfants, – un peu du maigre fruitde la précédente « campagne », mais plus encore « du labeur de leurtriste corps », pour employer une expression qui leur est habituelle. Tout le jour, en effet, elles peinent « à la grève », fanant le goémon,ce foin de la mer, et, la nuit, elles y rôdent encore, en pleineintempérie, tandis que les rafales font rage. Hasardez-vous dans lesténèbres, par quelque lendemain de tempête, alors que les douaniers degarde eux-mêmes se tiennent bien cois dans leurs guérites, vousrencontrerez, errant à marée basse au milieu des roches, desprocessions de formes noires courbées en deux, une lanterne sourde dansune main, un croc de fer dans l’autre. La jupe retroussée jusqu’àmi-corps, elles marchent pieds nus parmi les pierres, pataugent dansles flaques, cherchent, furettent, et soudain se baissent pour ramasseron ne sait quoi qu’elles font disparaître au creux de leur giron. Ceschiffonnières étranges, ne les troublez point, de grâce, dans leurmystérieuse moisson nocturne ! ce sont des femmes d’Islandais quiglanent des épaves. La première parole du pêcheur d’Islande, dès qu’il se retrouve sous letoit des siens, est pour jurer qu’il ne reprendra plus la mer. « Il ena trop vu ! Assez de ces navigations lointaines et sinistres ! Assez dece bagne de froid, de misère et de mort ! » Tant que dure l’argent qu’il a gagné, – et qui, d’ailleurs, est, laplupart du temps, dépensé d’avance, – sa femme aussi est d’avis qu’ilne parte plus, qu’il demeure au pays, qu’il fasse « autre chose ». Mais, lorsque, les comptes réglés chez le boulanger, l’épicier, lemercier, la bourse apparaît presque vide, la réflexion vient et lachanson change. Faire autre chose, c’est bon à dire, mais quoi ? Et,avec ces sautes brusques de sentiments qui caractérisent les naturesprimitives, tout de suite, son parti est pris. « Femme, qu’en penses-tu ? Il vaudrait peut-être mieux me rengager toutde même. » La femme s’arrête, un instant, de souffler sur la braise, hoche la têteet, finalement, prononce d’un ton calme, après un léger soupir : « Oui, peut-être bien. Le sort est comme cela. Qu’est-ce que tu veux ! » Le lendemain il est en route pour Paimpol. De tous les ports qui arment chaque année pour la pêche d’Islande, –Dunkerque mis à part, – Paimpol est sans contredit le plus important.Sa flottille ne comprend pas moins de cinquante ou soixante navires,montés par près de quinze cents hommes. Notre pêcheur s’achemine vers une des riches maisons d’armateurséparses dans la haute ville. Il n’a qu’une crainte, qui est d’arrivertrop tard, de trouver la place prise, les équipages au complet. Car ily a foule à ce marché d’hommes qu’on expédie, chaque hiver, des côtesde Bretagne aux géhennes du septentrion. Pour un vide que produit lamort, il se présente vingt existences, prêtes à le remplir. La démarche du marin auprès de l’armateur ne revêt un caractèredéfinitif que le jour fixé pour la signature de l’engagement, quatre oucinq semaines environ avant le départ. On convoque, à cette date, tous les équipages, et Paimpol présente letableau le plus animé. Dès le matin, les rues sont pleines d’une foule d’hommes, accourus, quides hameaux de la côte, qui des paroisses de l’intérieur. Beaucoup sontimberbes encore, quelques-uns sont déjà des barbons à poil gris. Il enest qui comptent jusqu’à trente campagnes d’Islande et viennent pour latrente et unième fois vendre, comme on dit, leur peau. Les rurauxforment un singulier contraste avec les gars de la zone maritime, de l’« Armor ». On les distingue aisément à leurs faces roses, à peineteintées d’un léger hâle par le soleil des champs, à leur pas somnolentet un peu balourd, à leur accoutrement aussi, la plupart ayant conservéle pantalon de berlingue et la veste à basques du paysan trégorrois. Lemarin, lui, moule son torse dans un tricot de laine brune ou bleue etporte, en général, toute sa barbe frisée et crêpelée en petites vagues,comme celle d’un dieu des ondes. Tout ce monde défile par groupes à travers les ruelles étroites de laville basse. Point de femmes parmi eux : ils les ont semées dans lesauberges des faubourgs où elles déjeûneront d’une soupe, pour quelquesdeniers. Eux, c’est l’armateur qui paye leur repas. Les tables sontdressées à l’enseigne de la « Tête Noire » ou de « l’Ancre d’argent ».L’hôtesse a reçu ordre de bien faire les choses. Les plats se succèdentet les bouteilles se vident. On sort de ces agapes en commun la faceémoustillée et les yeux rieurs. Misères passées, misères futures, toutest oublié. Vainement la bise de janvier siffle-t-elle au dehors,présage inquiétant des nuits sinistres qui se préparent là-bas, dansles lointains du pôle.... Il est deux heures. Bras dessus, bras dessous, la bande se dirige versles bureaux de l’Inscription maritime, vers le « commissariat ». Lesarmateurs sont là et aussi les capitaines. Un gendarme appelle chaqueéquipage à tour de rôle, en le désignant par le nom du navire : « LaCaroline !... L’Angèle !... L’Augustine-Marie-Anne ! » Et les hommesentrent par fournées, se tassent en troupeau dans un coin de la salle,et, plus amusés qu’attentifs, continuent de converser à mi-voix. Ilsbrûlent d’en avoir fini avec cette « corvée ». On dirait que ce qui sepasse dans cette enceinte ne les concerne pas ; et c’est le pain deleurs familles, c’est leur propre destinée qui est en jeu. Lecommissaire, cependant, leur donne lecture de la feuille d’engagement,énumère les conditions qui leur sont faites et les responsabilitésqu’ils encourent : « Est-ce entendu ainsi et acceptez-vous ? » Ils n’ont pas entendu, mais ils acceptent et sont prêts à signer toutce que l’on voudra, de confiance. Chaque homme, son paraphe apposé,touche sur l’heure un premier appoint, dit « argent perdu », quel’armateur lui verse en guise de denier à Dieu ou de pourboirebénévole, variant de quinze à cinquante francs et pouvant même s’éleverplus haut, selon les garanties d’expérience et d’habileté offertes parle pêcheur. Il reçoit, en outre, des « avances » qui diffèrent de l’ «argent perdu » en ce que le montant devra, plus tard, en être retenusur le salaire de la pêche. Ces « avances », variables elles aussi,sont pour permettre à l’homme de se procurer son équipement etd’assurer – s’il se peut – l’entretien de sa maisonnée durant les moisd’absence. Il est rare qu’elles dépassent deux cents francs et, le plussouvent, elles demeurent fort au-dessous de cette somme. N’importe, desentir tinter des pièces dans sa poche, le marin, âme volage etenfantine, se tient déjà pour millionnaire. Il n’est pas de fantaisieabsurde, pas de folie dont il ne soit capable. Les femmes veillent, heureusement. Encapuchonnées dans leurs mantesd’hiver, elles guettent l’homme à la sortie du commissariat. L’autoritéde la Bretonne sur son mari est considérable. L’Islandais, saisi aupassage, remet le « magot » aux mains de sa « ménagère », et l’on va decompagnie visiter les « boutiques » paimpolaises. La majeure partie desavances est dévorée par les frais d’équipement. Il faut au pêcheur deux« cirages », deux paires de « sabots-bottes », un tablier en toilehuilée, des fausses manches, un suroît ou casque, un bonnet de peau demouton muni d’oreillettes, un matelas ou couette que l’on bourrera depaille de seigle, d’une couverture de grosse laine ou ballin, sansoublier le grand couteau d’Islande, à lame pointue, qui sert toutensemble d’ustensile de bouche et d’instrument de travail. * * * Le « Pardon des Islandais » se célèbre d’ordinaire le dimanche qui doitprécéder le départ. On s’y rend par clans entiers de toutes lesparoisses avoisinantes, de Kerfaut de Plounez, de Plouezec, de Kérity,de Perros-Hamon, de Pors-Even, de Ploubazlanec. Plus de trois millepèlerins se pressent dans les rues et sur les quais de la vieille cité. On vient beaucoup par dévotion, il va sans dire, mais aussi pour sedivertir une fois encore, avant de doubler – peut-être à tout jamais –les derniers promontoires de la terre bretonne. Sur la levée qui séparele port du bassin à flot, un reposoir a été dressé la veille par lessoins des armateurs. A une charpente de bois sculpté, figurant unechapelle gothique, sont suspendues, en guise de draperies, des voilesque brodent des capricieuses arabesques de lignes et d’agrès. DeuxIslandais en costume de pêche se tiennent debout, immobiles, de part etd’autre du marchepied. A l’issue des vêpres, la procession s’acheminevers ce reposoir. En tête s’avance la statue somptueusement habillée deNotre-Dame de Bonne-Nouvelle, protectrice de « ceux qui s’en vont auloin ». Elle est assujettie sur un brancard que balancent, au rythme deleurs larges épaules, un groupe d’Islandais choisis parmi les gars lesplus beaux. Puis viennent les oriflammes, les bannières ; puis sous undais, l’officiant, qui est parfois l’évêque du diocèse, escorté d’unedélégation d’armateurs qui portent des flambeaux, et enfin la foule,l’immense, la foule houleuse, véritable mer humaine où les coiffesblanches des femmes semblent des vols de mouettes entraînées au gré duflot. Les cloches s’ébranlent : de toutes les poitrines s’échappe en unchœur formidable le cantique traditionnel : Dame de Bonne-Nouvelle, Patronne des matelots.... La flottille des goëlettes islandaises, rangées bord à bord, emplittout le bassin, - forêt de mâts, de vergues, de cordages, pavoisée etcomme fleurie d’étendards aux mille nuances qui claquent avec un grandbruit sonore dans le vent de février. L’officiant, suivi de laprocession, fait le tour des quais et, d’un large geste, bénit un à unles navires. Cela est d’une tristesse et d’une majesté vraimentuniques, surtout si l’on songe qu’il y a peut-être là tel bâtiment pourqui c’est la bénédiction suprême.... Le pêcheur, lui, n’y songera que demain, la fête close et les dernièresfumées de l’ivresse dissipées. Oh ! ces réveils mornes et veules, sousle chaume familial, le lendemain de la « triste semaine » ! * * * Et voici que luit, d’une douteuse clarté hivernale, le jour que lesarmateurs, d’accord avec les capitaines, ont fixé pour le départ.Toutes les routes du Goëlo retentissent d’un trot de chars à bancs. Surles quais, c’est un grouillement indescriptible d’hommes, de femmes etd’enfants. On embarque les matelas, on embarque les coffres. On sebouscule, on crie, on s’embrasse. Il y a des gens qui pleurent,d’autres qui jurent. La voix de stentor d’un capitaine domine parinstants le tumulte, réclamant quelqu’un de l’équipage qui manque àl’appel. « Yvon Penguern, N. de D... ! Où est-il, Yvon Penguern ? » Affalé probablement sur quelque tabouret d’auberge ; à moins qu’audernier moment le cœur ne lui ait failli et qu’il n’ait pu s’arracher àsa maison. En ce cas, il ne tardera pas à savoir ce que coûtent ces forfaitures.Le gendarme de marine, lancé à ses trousses, aura vite fait de ledécouvrir et de l’amener à bord, les menottes aux poignets, s’il estnécessaire. Et sa fugue lui aura valu cinquante francs d’amende quiseront prélevés sur ses gages. Les « terriens » surtout, pris deregrets tardifs, sont sujet à ces faiblesses. Il en est qui, le pieddéjà posé sur le bordage du navire, se rejettent tout à coup en arrièreet se sauvent, blêmes d’épouvante. Il faut que les autres se jettentsur eux, les ligottent et les fassent glisser sur le pont comme descondamnés à mort sur la planche à bascule. Ah ! non, ils ne sont pastous friands d’épouser la mer, les Islandais !... La plupart cependant,font à mauvaise fortune bon visage. Et, tandis que la flottille quittele bassin, remorquée par un vapeur, on entend monter, hurlée àtue-tête, la vieille chanson paimpolaise, à la fois ironique etnavrante : Si c’était la volonté de Dieu Que l’Islande fût en ces parages, Eham tira, tra la la laire ! Entre le Yulc’h et Molène, Gaîment nous ferions notre pêche. Eham tira, tra la, la la !... Le Yulc’h, et le Molène sont des îlots à l’abri desquels les goëlettesvont passer la nuit, en rade, dans les eaux profondes du Croix-Chenal,avant l’appareillage définitif. Le spectacle est impressionnant decette théorie de navires défilant vers l’ouverture de la baie.Longtemps les femmes les suivent des yeux, la main placée en abat-jourà la hauteur du front. Combien ne s’attardent pas, sous la lumière déclinante du jour, auversant de quelque combe boisée donnant sur la mer, à écouter de vaguesrumeurs de voix, à regarder se mouvoir au loin d’imperceptiblessilhouettes ! Pendant la nuit que l’on passe en rade, les équipages vaquent à leurinstallation. Tous les mêmes, ces intérieurs de bateaux islandais. Aumilieu du pont, un trou béant permet de sonder les entrailles de lacale ténébreuse où seront empilées « en vrac », sur des lits de sel,les morues éventrées. Sur l’arrière est située la « chambre » : c’est proprement le carré desofficiers du bord, lesquels se composent du capitaine, du second etd’un ou de deux lieutenants. Le mousse a également le privilège decoucher à la chambre, mais il n’en est pas plus fier, le malheureux !Il n’y gagne que d’être à toute heure sous la main de ces messieurs, –une main qui s’abaisse vite et qui pèse lourd... Remontons jusqu’à l’avant du navire : voici le « poste ». Pénétrons-y,tandis que l’atmosphère en est encore respirable. Loti le compareau-dedans d’une mouette vidée. C’est un cube rectangulaire d’environdeux mètres de large sur trois mètres et demi de long. Une personne detaille moyenne peut juste s’y tenir debout. Une dizaine d’ouvertures,superposées deux à deux et suffisantes pour livrer passage au corpsd’un homme, donnent accès en des espèces de niches aménagées dans lesprofondeurs des quatre parois. Ce sont les couchettes ou, pour parlercomme les pêcheurs, les « cabanes » des gens de l’équipage. Contre les cabanes inférieures sont rangés les coffres, sur lesquels ongrimpe pour se hisser aux cabanes d’en haut. La largeur des cabanes nedépasse pas un mètre. Force est pourtant d’y coucher à deux : chaquepêcheur a un compagnon de lit qu’il appelle son « matelot ». Lorsque,en cours de voyage ou bien les nuits de pêche nulle, il leur arrive deprendre en même temps leur repos, ils sont obligés de se mettre dechamp et, une fois qu’ils ont adopté une posture, de n’en plus changer. Ils dorment sur les matelas bourrés de paille qu’ils ont apportés. Lapaille, au reste, n’est point là pour leur faire litière molle. Savraie destination est ailleurs. Dès qu’on approchera des mers froides,ils en arracheront une bonne poignée tous les matins pour en garnirleurs sabots-bottes, de sorte qu’à la fin de la campagne il nesubsistera des couettes que leurs enveloppes de toile bise. Quant à lapaille qui les gonflait, comme le curage des chaussures se fait dans leposte, elle ne tarde pas à s’accumuler, à croupir sur le plancher en unfumier infect, arrosé d’un purin de jus de chique ou de déjectionsencore plus écœurantes, jusqu’à combler l’espace compris entre lescoffres, jusqu’à submerger les coffres. Les chaînes des ancres ont grincé, les voiles se déploient au ventmatinal ; c’est le départ, cette fois. Une à une, les goëlettess’ébranlent, tournent l’île Saint-Rion, saluent au passage le petitoratoire de la Trinité, à la pointe de Pors-Even, font route, àl’ouest, vers l’île de Batz et, quand elles l’ont reconnue, mettent lecap au nord, dans la direction des Sorlingues. « Durant la traversée, me conte un pêcheur, les hommes qui ne sont pasde service à la manœuvre occupent leur temps à gréer les lignes et àles disposer dans des corbeilles spécialement affectées à cet usage. Onn’a pas encore désappris ses habitudes de « chrétien ». Matin et soir,quelqu’un du bord, désigné par le sobriquet de « recteur », récite àhaute voix une courte prière, soit en latin, soit en breton.L’équipage, à l’appel de la cloche, s’est rangé sur l’arrière du navireet donne les répons, nu-tête. Puis le recteur entonne un cantiquedont les versets sont repris en chœur. Qui n’assiste point à « l’office» ne peut pas participer non plus au boujaron que le capitaine acoutume de faire distribuer immédiatement après. » Ceux-là, il est vrai, s’en vengent, en se grisant avec l’eau-de-viequ’ils ont achetée de leurs propres deniers avant de quitter le port.Il est rare qu’un Islandais n’en glisse pas dans son bagage quelquesbouteilles auxquelles il n’est que trop porté, pendant les loisirs dela route, à donner de fréquentes accolades. Ses chefs sont bien souventles premiers à lui montrer l’exemple. On cite des capitaines qui, detoute la campagne, ne mettent pas une fois le pied sur le pont.Enfermés dans leur cabine, ils passent les jours à boire et les nuits àcuver ce qu’ils ont bu. Leur responsabilité, ils la rejettent sur lesecond, qui la rejette sur le lieutenant.... En fin de compte, on sedébrouille comme on peut. Il pousse, m’affirme-t-on, une nouvelle génération de maîtres aucabotage, plus soucieuse de ses devoirs. Espérons donc que l’histoirede l’Augustine-Marie-Anne ne se reproduira plus. Elle remonte à troisans à peine. Le navire, parti de Paimpol, touchait presque aux paragesde l’Islande, lorsqu’un ouragan polaire se déchaîna soudain sur lui. Ontenta de fuir devant la bourrasque, mais la violence du roulis, en «chavirant » toute la cargaison de sel d’un seul côté dans la cale,avait rompu l’équilibre de la goëlette qui se trouva, comme on dit, «engagée », réduite à l’impuissance, incapable d’obéir au gouvernail.Joignez qu’un paquet de mer avait enlevé quatre hommes, que le pêcheurqui tenait la barre avait les deux jambes prises sous un fût d’eau etqu’il ne restait de valides sur le pont que des « terriens », paralyséspar l’épouvante, impropres, d’ailleurs, à toute besogne maritime. Lespêcheurs terrifiés hélèrent le capitaine, le supplièrent de paraître,de commander les manœuvres nécessaires, d’assurer, si possible, leursalut. Mais, depuis le départ, il était ivre, et, lorsqu’on lui signala ledanger, il déclara que c’était le moment de boire double. Furieux, leshommes finirent par l’extraire de force de sa cabine et par l’amenersur le pont. Cela ne les avança guère. Quel secours tirer de cettemasse inerte, vide de pensée et qui suait l’alcool ? On tint conseil.L’avis de tous fut que le plus sage était de rebrousser chemin. Lecapitaine, dessoûlé, protesta, mais trop tard : on était déjà en vuedes côtes de France. Les annales de la pêche d’Islande comptent plus d’un trait de ce genre.Hâtons-nous d’ajouter qu’elles présentent aussi, en regard de nobles,de réconfortants spectacles. J’ai mentionné, dans le Journal desDébats, il y a quelque cinq ans, la conduite héroïque du capitaineHamon. Encore un que ses hommes durent hisser sur le pont ! Maiscelui-là n’était pas ivre, lui, il était mourant. Cloué sur son lit parun mal incurable, il refuse de se laisser débarquer à l’hôpital deReykiawik, surveille jusqu’au bout la pêche et, dans la traversée deretour, averti que le temps menace se fait coucher sur un matelas,auprès de l’homme de barre, fidèle à son poste jusqu’à la mort.... Ilvécut juste assez pour revoir Paimpol, embrasser sa femme et remettreses papiers de bord aux mains de son armateur. Mais reprenons l’odyssée des goëlettes. A partir des Sorlingues, elleslongent la côte occidentale de l’Irlande dont, la nuit, ellesaperçoivent les feux ; puis elles obliquent vers le nord-est, vontchercher l’écueil isolé de Rock-Kall, sorte de récif fantôme qui, commele damné du Dante, érige sa tête farouche au seuil de l’enfer polaire.A l’aspect de la mer et du ciel, aux âpres haleines qui vous cinglentla face, on sent que l’on est entré dans le monde glacial et muet dessolitudes hyperborées. « Vous diriez, – je traduis le langage d’un pêcheur, – vous diriez lepays des Morts, un purgatoire de Trépassés. On ne sait s’il fait jourou s’il fait nuit. Parfois l’ombre est si épaisse que vous nedistinguez du navire que son fanal. Et tout à coup vous voyez cesténèbres s’éclairer en tous sens : des lumières bizarres, blanches,roses, vertes, jaunes, bleues, des lumières de trente-six millecouleurs jaillissent à la fois des quatre coins de l’horizon et semettent à courir dans les nues, se croisant et s’enchevêtrant, commedes navettes que se renverraient un peuple de tisserands invisibles.Vous appelez cela des « aurores boréales », je crois ; dans notreparler à nous autres, ce sont les marionnettes. Dès que lesmarionnettes commencent à faire leurs tours, c’est signe qu’on approched’Islande. » L’île, avec ses hérissements de glaces, leur apparaît enfin. Le voyage,du moins dans les conditions normales, a duré de sept à douze jours. Onva généralement prendre position sur la côte Est, dans le voisinaged’un groupe d’îlots connus sous le nom des « Trois-Rochers ». C’est làque se fait d’ordinaire la première pêche. On y séjourne ducommencement de mars à la dernière semaine d’avril. Ce sont les paragesréputés pour être les plus sinistres, mais aussi les plus poissonneux.Sans perdre une seconde, l’ordre est donné de « mettre en travers ».Car il n’en est pas ici comme à Terre-Neuve. Le navire ne mouille pas,il conserve même deux de ses voiles, disposées seulement de façon que,l’action de l’une contrariant celle de l’autre, il se déplaceobliquement, au gré d’une dérive lente, et présente toujours un de sesbords au vent, parce que c’est du côté du vent que l’on pêche. Leshommes ont été, au préalable, répartis en trois sections de sept ouhuit unités chacune, lesquelles devront se succéder au travail, dequatre heures en quatre heures, à tour de rôle. Ce travail qui, de cinqmois, ne va plus chômer, voyons en quoi il consiste. Le pêcheur, les yeux encore lourds de sommeil, s’avance sur le pont :par-dessus ses bas de laine il a chaussé ses sabots-bottes : sa figuredisparaît à demi dans le bonnet à oreillettes noué sous le menton etque recouvre un casque de toile huilée à visière postérieure, lesuroît. La blouse ballonnée et le large pantalon rigide qui composentle « cirage » complètent son équipement. Ainsi fait, et avec ledandinement particulier aux gens de la mer, il a l’air, la démarche,tous les dehors d’un ours du pôle. Autour de ses mains il achèved’enrouler des bandelettes de molleton, – ses mitaines, dit-il, – destinées à préserver ses paumes du contact des lignes dont leglissement suffirait à les écorcher à vif. Le voici debout contre le bordage, face au vent, à l’embrun, à toutesles inclémences de ces eaux farouches. Devant lui, planté dans la «lisse » du navire, est un piquet de bois ou mec au sommet duquel estpratiquée une fente. C’est par cette fente que le pêcheur fait « couler» sa ligne. Celle-ci, en filin de chanvre, a cent mètres de longueur ;et, dans les grands fonds, il faut en rattacher deux ou trois bout àbout, ce qui fait un joli paquet de corde qu’alourdit encore un plombde cinq à six kilogrammes, sans compter le poids des deux hameçons defer, appâtés avec de la couenne de lard, sans compter surtout le poidsdes morues et des flétans qui viennent s’y prendre. On a vu desmousses, être entraînés par leurs lignes. Tant le poisson mord,l’homme, solidement appuyé sur ses jambes, laisse glisser le filin oule retire à lui, dans un perpétuel mouvement de va-et-vient, analogue,selon l’expression de l’un d’eux, au geste monotone d’un scieur delong, sauf qu’il faut y déployer beaucoup plus de force et que lesmitaines, gelées, s’incrustent à tout moment dans la chair des mains. Chaque section, ai-je dit, n’est censé travailler que quatre heures.Oui, lorsque la pêche donne peu. Mais, sitôt que la morue abonde, onreste devant les mecs des vingt-quatre, quelquefois des quarante-huitheures d’affilée. Fréquemment, il arrive que l’Islandais s’abatte toutd’un coup sur le pont, ivre d’un vertige d’épuisement, d’hébétude et defaim. Car on ne prend même pas le temps de manger. Et si, n’en pouvantplus, vous descendez à moitié mort vous allonger sur votre couchette,brusquement vous vous réveillez en sursaut au contact d’on ne sait quoid’humide et de mou : c’est la capitaine qui vous passe une épongeglacée sur le visage, en criant : « En haut, les gars ! Il y a du poisson ! » Il vous administre par là-dessus une large rasade d’eau-de-vie, et denouveau l’on est sur pied. L’eau-de-vie ! Voilà, hélas ! le plus clair de leur régime. Parailleurs, pour nourriture, ils n’ont que du biscuit, souvent avarié,toujours durci comme pierre, l’éternelle salaison de midi et du soir,et le gloria du matin, fait d’eau bouillie, sucrée d’un peu demélasse. C’est avec cela qu’on alimente des corps d’hommes voués, cinq moisdurant, aux pires servitudes, esclaves volontaires d’une besogne dontje n’ai pas dit encore la multiplicité. Un pêcheur d’Islande n’est pas, en effet, que pêcheur. La morue qu’il aprise, il faut par surcroît que ce soit lui qui, avec son couteau deboucher, la saigne, lui qui la décapite, lui qui la fende, lui, enfin,qui la lave, pour ensuite la jeter au saleur. Son labeur de jourterminé, telles sont ses distractions de la nuit. On piétine sur le pont, dans une boue gluante, une boue de sang, parmides monceaux de bêtes éventrées. Jamais une relâche, jamais unintervalle de franc repos, si ce n’est peut-être au déclin d’avril,lorsque le temps est venu de se rendre « en baie », à Reykiavik, pourrenouveler la provision d’eau douce et livrer le produit de la premièrepêche aux « chasseurs », c’est-à-dire aux navires qui ramènent enFrance la morue de printemps destinée à faire prime sur les marchés deLa Rochelle et de Bordeaux. Courte embellie et dont les capitaines, à vrai dire, profitent le plus.Tandis qu’ils voisinent d’un navire à l’autre et se traitentmutuellement, avec des plats de saucisses et d’andouilles précédés denombreux bitters, les équipages s’efforcent de rattraper les sommeilsperdus ou épellent, à la lueur falotte du bec d’huile de foie de moruequi éclaire le poste, les brèves missives aux lourdes écrituresmaladroites que les « chasseurs » leur ont apportées. Depuis deux ans,toutefois, une autre récréation – et j’emploie ici le mot dans son sensoriginel – leur est permise, grâce à la généreuse initiative desfondateurs de l’ « Œuvre de mer ». Le navire-hôpital, que cetteadmirable Société expédie chaque printemps en Islande, ne se préoccupepas seulement d’offrir des toniques aux corps, mais aussi desréconfortants aux âmes. Le pêcheur breton, du plus loin qu’ill’aperçoit, le salue comme le rédempteur de ses misères, moins parcequ’il porte un médecin que parce qu’il porte un prêtre. Cet homme,c’est le clocher de sa paroisse redevenu visible à ses yeux, c’est sachaumière, sa femme, ses enfants soudain réapparus, c’est tout laBretagne retrouvée. Pour quelques paroles échangées avec lui, bord àbord, il s’en ira, sinon joyeux, du moins rasséréné, reprendre le durharnais de travail, vers les grands fjords de l’ouest que fouaillentfurieusement les rafales de mai, ou que figent en une immobilité encoreplus sinistre les « calmes blanc » de juillet.... * * * « Hale ligne ! » Que de choses dans ces deux mots, dans ce commandementbrusque, lancé par le capitaine, au milieu du vaste silence polaire, undes premiers matins d’août ! Cela signifie : « La pêche est close.Finis, les longs martyres de l’exil ! En route pour la France ! » Dixjours, quinze jours plus tard, on les voit surgir une à une desprofondeurs de l’horizon, les goélettes retour d’Islande, avec leursflancs grisâtres, marbrés de lèpres vertes, avec leurs voiles fatiguéeset pendantes, « comme des ailes d’oiseaux blessés ». A mesure qu’ellesont mouillé en rade, une gabarre les accoste,, venue pour débarquerl’équipage. Là-bas, à terre, les femmes attendent. « Et mon mari donc ? » interroge anxieusement plus d’une, après avoirdévisagé en vain tous les pêcheurs qu’elle a vus passer devant elle. Quelqu’un de ceux-ci se hâte de répondre, non sans un tremblement dansla voix : « Il garde le bord, ton mari ! » C’est la feinte traditionnelle, le mensonge consacré. Le lendemain, lerecteur du bourg entrera chez la femme, en lui disant : « Heureuses,celles qui pleurent !... » Et les touristes qui visiteront, l’étéd’après, les petits oratoires de cette côte pourront y déchiffrer, sousle porche, une épitaphe de plus « Décédé en Islande », fixée dans lachaux de la muraille, comme un ex-voto. |