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![]() I: Autour du clocher, lesGardes-Voies, la Mobilisation, les Belges. II: le Front occidental. III: le Front oriental. IV: les Anglais, l'Arrière,Prisonniers allemands. V: Musique écrite au Front. Saisie du texte du texte : O Bogros pour la collectionélectronique de la MédiathèqueAndréMalraux de Lisieux (04.IX.2013) [Ce texte n'ayantpas fait l'objet d'une seconde lecture contient immanquablement desfautes non corrigées]. Adresse : Médiathèque intercommunale André Malraux,B.P. 27216,14107 Lisieux cedex -Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01 Courriel : mediatheque@lintercom.fr, [Olivier Bogros]obogros@lintercom.fr http://www.bmlisieux.com/ Diffusionlibre et gratuite (freeware) Orthographeetgraphieconservées. Texteétabli sur l'exemplaire de la Médiathèque (Bm Lx : NORM gf 1963) Ex.n°24/250 en noir. Pour visualiserl'intégralité des illustrations,télécharger la version image auformat .PDF (280 Mo). PAGES & CROQUIS 1914-1918 ~*~![]() II Le Front Occidental VERDUN SOUVENIRS DE VERDUN (Février-Août 1916) Extrait de Correspondance du Front … NOUS arrivâmes à Avocourt par un mois d'été qui futextraordinairement pluvieux. Vers le début de ce mois, nous avionstraversé, en sortant de la forêt de Hesse, de longues ondulations deterrain parallèles, qui s'étendent jusqu'aux tranchées du boisd'Avocourt : du moins nous vîmes ce bois sur la carte ; car il n'enrestait alors que quelques troncs d'arbres d'une médiocre hauteur quela vigueur de l'été avait cependant parés de quelques feuilles. Leterrain, plusieurs fois pris et repris, est profondément labouré. C'estlà, dans des tranchées héroïquement creusées sous les obus par nosprédécesseurs, qu'il fallait nous installer. La pluie tombait sans arrêt ; les guetteurs, pour se protéger,disposaient leur toile de tente jaune en manteau ; d'autres, laramenaient en bourrelet au-dessus de leurs casques, et la laissaienttomber sur leurs épaules, ce qui leur donnait, dans cette pluie, lasilhouette de quelque monstre marin. Chacun de nos pas soulevait laboue qui faisait ce bruit de gargouillement, étrange, infinimenttriste, dont le souvenir restera à tous ceux qui ont vécu dans latranchée. A peu de distance, en face de nous, nous entendions le même bruit. La pluie continuait, implacable ; maintenant, la boue s'élevaitjusqu'au-dessus du mollet ; des boyaux étaient devenus impraticables,et l'on racontait des histoires d'enlisement. Les hommes, chargésd'aller à la corvée de soupe, à quelques centaines de mètres enarrière, partaient à six heures et revenaient à minuit ; et ilss'entouraient les jambes et les cuisses de sacs à terre pour segarantir tant bien que mal. Mais le moment n'est pas venu de raconter toutes les souffrances de noshommes, je veux dire seulement comment ils les supportaient. Un jour, un soldat ennemi, sans armes ni équipement, se glissa jusqu'àl'un de nos petits postes. C'était un déserteur. On lui demandapourquoi il avait déserté : « Parce que j'en avais mare», répondit-il en français, employant un mot d'argot qu'il avait eu,hélas ! le temps d'apprendre depuis qu'il séjournait dans notre pays.Et un soldat fit cette réflexion : « Nous aussi, nous en avons mare, mais nous savons qu'il fautrester. » Humble héroïsme, qui paraîtra à quelques - uns manquer d'enthousiasme !Phrase qui contient cependant le plus pur du patriotisme, si lepatriotisme consiste non pas à s'enthousiasmer en paroles, mais àrester ferme dans l’action. * * * A VAUX-CHAPITRE, tout paraît nouveau, leshommes et les choses : l'atmosphère de cyclone et de tempête, qui a étécréée par l'industrie humaine, a transformé les âmes comme le paysage.Les âpres plaines où bruissaient naguère les bosquets remplisd'oiseaux, où s'élevaient, sous leurs toits de tuiles, les murs blancsencadrés de vigne des maisons du village, sont rases maintenant ; àperte de vue, c'est la gerçure des trous d'obus ; et les plissementsdes tranchées et des boyaux paraissent marquer l'horreur d'uneconvulsion de la terre, qui gémit sous le choc effroyable des masses defer. Ici les éléments prennent un nouveau sens : la terre n'est plus lamatière féconde des plantes et des animaux ; elle est je ne sais quellepourriture infernale, sans cesse mâchée et remâchée par des milliers dedents de fer, instable comme la mer et, comme elle, stérile. L'air vibre de hurlements inaccoutumés ; il est déchiré par lesaboiements aigus de nos petits obus, empli par le bourdon puissant etgrave des gros calibres ; sur ce clavier géant, d'étranges mélodies sefont et se défont ; et des harmonies s’entendent parfois au milieu desdissonances. Le feu est le roi de cette création à rebours. La nuit obscure estsouvent crevée par des fleurs de flamme ; l'obus en éclatant rougeoiecomme une forge ; la fusée répand une clarté livide, et, à mesurequ'elle tombe, les ombres s'allongent tandis que la nuit reconquiertl'espace ; des étoiles blanches, rouges, vertes, oranges, s'assemblenten constellations qui s'évanouissent bientôt ; de grands papillons auxailes de flamme verte voltigent légèrement dans l'abîme noir. L'animal a fui. L'homme est seul au milieu de cette nature hostile,sans vie, prête à donner la mort. Seul il peut supporter les maux qu'ila créés. Il est là tapi dans un trou, tache plus noire dans la nuitsombre, le cœur palpitant de l'effroyable attente, la chair hérissée dunéant qui le menace. ÉMILE BRÉHIER Lieutenant au 244e d'Infanterie Extraitsde Correspondances du Front NUIT noire. Seuls points lumineux vers lesquels l'œilest aimanté, feux de Bengale monstrueux, torches sanglantes, lesvillages brûlent à l'horizon dans l'immense plaine de laW …. Tristesse des fins de combats livrés au début dela grande Guerre, cet effondrement des foyers. Nous les avions vus passer les jours précédents, ces chariots lorrainsà la silhouette allongée : de vieux chevaux épargnés par la réquisitionles traînaient sur les routes boueuses. Des ballots étranges de toutesfaçons et de toutes couleurs s'étageaient en de hâtives combinaisons —et, juchés sur leur faîte, loques humaines, des vieillards aux regardsperdus dans le passé, songeaient peut-être à l'Année Terrible. Derrièrela voiture, quelques vaches, un poulain folâtrant sous les yeux amusésdes enfants inconscients du cataclysme et joyeux de l'imprévu. Sinistreconvoi d'épaves entraînées. Et ceux-là étaient les heureux de ce monde, car d'autres, les plushumbles, déménageaient à pied, voûtés sous le poids de quelques hardesindispensables, les femmes poussant devant elles avec lassitude lapetite voiture du dernier né. Ces visions « civiles » sont peut-être les plus lamentables qui soientgravées dans ma mémoire de vieux combattant à quatre brisques. Les mois se sont écoulés, les brasiers se sont éteints, et les ruinessont accueillantes aux troupes de la zone ; moins impersonnelles queles baraquements en bois qui ont surgi partout dans les champs et dansles boqueteaux. Les cuisines roulantes se sont installées dans lesdécombres. Les escouades ont fait leur nid dans les caves, attiédiespar cette nouvelle destination. Les bureaux trônent dans quelque piècerestée debout, « quand même ». Malgré de nombreux écornements, lesplaies béantes sont recouvertes de toiles de tente, leur pansementnormal. La vie a repris ses droits. Seuls souffrent encore les morts dupetit cimetière, éventré au pied de ce qui fut l'Eglise ; tombesretournées par les obus, croix fauchées, pierres criblées d'éclats…. Etle « Parigot » toujours goguenard, malgré l'émotion qui l'étreint,ricane : « Toujours les mêmes qui se font tuer ». J. A.-M. Baraquements d'I….. Mars 1917. * * * LESANIMAUX LES VACHES DE DRIE GRACHTEN OUI, j'ai vu la joie hurlante et l'ironie féroce, etpuis j'ai vu la souffrance, j'ai vu toutes les souffrances, j'ai vu laplus aiguë, la souffrance muette, la souffrance des bêtes... On ne dirajamais ce que les bêtes ont souffert à cause des hommes ! J'ai vu un tirailleur, rouge de sang jusqu’au ventre, qui avait lesdeux yeux crevés, les orbites enfoncées, et qui trottinait, guidé parun camarade, en soupirant : « Hue, Cocotte ! Hue, Cocotte ! ». Cen'était rien cela à côté des tortures qu'enduraient les vraies cocottes! Je le dis, moi qui ai vu en Belgique toute cette cavalerie épuisée,ces chevaux aux sabots décollés et sanglants. Il n'en passait pas unpar intervalle, mais tous, tous étaient ainsi, et l'on lescomptait par milliers. Et leurs pauvres pieds se tordaient sur la terrepourtant molle, et l'on suivait leur route douloureuse le long de deuxminces traces de sang. J'en ai vu un, à Elverdinghe, couché au milieud'un champ, abandonné. Il maintenait sa tête haute au bout d'un coumaigre où l'on voyait saillir et battre une artère. Il avait un peud'écume au coin des lèvres et ne bougeait pas. Il retenait sa vie. «Personne ne lui fichera donc un coup de revolver ? » grommela unofficier près de moi. Personne, en effet. Tout mon régiment défiladevant la bête pantelante, chacun regrettant, sans doute, que le voisinne l'achevât pas. Et la nuit s'abattit sur l'angoisse du cheval. Etpeut-être un nouveau jour vint-il encore se lever sur ses râles... Ce fut le premier dont je dus enjamber l'agonie, ce qui fait que jem'en souviens encore. Mais depuis, que j'en ai vu mourir ainsi sur lesroutes de la Meuse ou de la Somme, nombreux au point de devenirindifférents, presqu'aussi indifférents que les mains de cire quisortent parfois au fond d'un trou d'obus. …………………………………………………………………………………………. J'ai vu les trois vaches de Drie Grachten. Ah, cela, c'est une choseabominable. Il n'est pas convenu que les ruminants partagent avec leursmaîtres les fatigues de la guerre et la gloire des combats ! Oui, jeles ai vues, ces vaches qui mirent si longtemps à mourir. Ce fut aucours de l'inondation de 1914. Elles se trouvaient à deux cents outrois cents mètres en arrière de nos lignes. Pendant huit jours nousles vîmes tranquilles, broutant l'herbe de leur petit pré quel'inondation entourait à bonne distance. Puis nous allâmes audemi-repos, et quand nous revînmes, l'eau avait monté, on enfonçaitdans la vase jusqu'au ventre, et le pré des trois vaches était comme unmisérable carré grand comme une cuisine. Elles s'y tenaient résignées,le museau frôlant toujours la terre. Pendant notre semained'avant-postes nous les vîmes toujours derrière nous, apparaître avecl'aurore, sur leur terre qui allait toujours s'étrécissant. Un matin,il ne restait plus que deux vaches. Au dernier de nos huit jours, ilrestait encore une vache sur une table de terrain... Une semaine après,à notre retour, elle y était encore, toujours debout, toujours lemuseau baissé vers le sol. Mais il n'y avait plus de sol, ses deuxpattes trempaient dans l'eau. Et le lendemain matin, en sortant de monabri, je découvris un ciel rose de grand gel, qu’ornaient le clocher deNoordschoote, fine dentelle de bombardement, et plus loin ceux deReninghe et de Guitschoote. Les clochers se montraient toujours,délabrés ou non, mais sur l'étendue totale de l'inondation immense, iln'y avait plus de vache ERNEST TISSERAND (Extrait des Contes de la Popote) LE CHAT ESPION LES hommes l'appelaient le chat espion : de fait sesmœurs n'étaient pas celles d'un chat ordinaire. Il avait une fourrurenoire et blanche qu'il soignait remarquablement ; jamais, pendant lejour, nous ne le voyions ; à la nuit, il venait on ne sait d'où, d'unbond précis, souple, silencieux, escaladait le moignon d'arbre dont ilavait fait son observatoire, et passait la nuit dans l'attitude d'unchat honnête et recueilli, les pattes de devant repliées sous lui et laqueue soigneusement ramenée au long de son corps. Il était parfoisplusieurs nuits consécutives sans paraître et c'est pour cette raisonque l'on doutait de lui. Insensible aux bruits du combat, il feignaitde ne pas entendre la basse profonde des canons lointains, leclaquement rageur des 75, le miaulement des balles qui ricochaient. Ilavait un regard de curiosité amusée pour le guetteur qui se rassuraiten brûlant une cartouche et le sillon de feu des fusées, quimettait des lueurs étranges et froides dans ses yeux,l'intéressait un instant. C'était miracle qu'il y puisse passer une heure sans être touché ; etil y passait des nuits ; je remarquai qu'obstinément il regardait dansla direction de Noyon. Au matin il disparaissait comme disparaissentles ombres et les songes, à la façon d'un génie de la nuit, et je lerépète, nul ne lui connaissait de cagna. Il s’enfonçait dans unlabyrinthe de boyaux ébauchés seulement, courts, obstrués, abandonnés ;si l'on tentait de le suivre, il venait se frotter à nos jambes avecl'air bien arrêté d'un chat que l'on ennuie et qui fait laconcession d'une politesse pour qu'on le laisse en paix, et qui n'endémordra pas. J'ai toujours eu de la sympathie pour les chats. J'aime leurindépendance, la gracieuse sobriété de leur mouvement, l'exquisediscrétion de leur vie intime ; ils n'ont ni l'obséquieuse servilité duchien qui ne sait qu'obéir et meurt au petit poste la chaîne au cou, nile courage stupide du cheval qui s'obstine à vivre pour souffrirencore. Celui-là m'intriguait ; les drames humains ont-ils leur placeau cycle mystérieux et troublant de la pensée des bêtes ? Et alors,dans la tranquille sérénité de son jugement de chat, qui l'étonnait leplus de l'étendue de notre inconscience ou de l'immensité de notremalheur ? Je le soupçonnais bien d'aller chez les autres, en face, maisje n'en eus aucune preuve si ce n'est l'explication qui me fut donnéede sa disparition. Nous avions été quelques jours sans le voir, ce qui était normal, quandl'après-midi du 7 mars les lignes ennemies furent soumises à un sévèrepilonnage qui nivela les tranchées, écrasa les arbres ; les nôtres s'yprécipitèrent ensuite et nul être vivant n'y fut rencontré. S'ytenait-il ce jour-là et y a-t-il trouvé la mort que l'imaginationd'aucuns s'est complu à lui attribuer ? Sans doute, car nous ne lerevîmes point. C'est là un mystère qui jamais ne s'éclaircira, et je le range dans lacatégorie des mystères qu'il ne serait pas bon de pouvoir expliquer.Car la vie serait trop bête et trop laide si on en retirait ce quifournit matière à rêveries. EUGÈNE MARY, Sous-Lieutenant au 205e d'Infanterie. * * * ...Et sur le clocheton, le coq se dresse et brille Fièrement campé même lorsque tout dort, Le panache sacré de toutes ses faucilles Tombe derrière lui, comme une gerbe d'or…. J.-L. LANFANT Perles (Aisne) - 1917 VIEUX NOËLS DE FRANCE à René VIERNE Extraitsde Correspondances du Front ...DANS la petite chapelle édifiée au revers duravin, à mi-coteau, ceux que les obligations duservice n'ont pas retenus à un poste, ceux qui ont l'âme pieuse etl'esprit artiste, sont venus assister à la messe de minuit. Commecette petite chapelle semble grande dans les bois ! Ellerappelle qu'il existe une civilisation ailleurs. Elle oppose sa spiritualité à la réalité de notre vie primitive et errante. Des menuiseries ogivales ornementent sa construction rudimentaire. Unpeintre lui a donné l'illusion de vitraux en coloriant avec goût unetoile huilée tendue aux châssis des baies. Un harmonium est là. Notre organiste, René Vierne, y prend place.Devant lui, en demi-cercle, quelques poilus sont assemblés — frèresd'armes et frères d'art. L'assistance est nombreuse ; officiers et soldats sont mêlés, leshiérarchies sont confondues en une seule émotion. Chacun se recueille. Tous ces hommes ont la figure grave, le regard lointain. Il est évidentque la pensée de chacun n’est pas ici. Une même vision la retient :celle du foyer où des sourires, des caresses ne seront pas échangés ence jour du triomphe de l'Amour... L'Aumônier s'approche de l'autel. Il s'agenouille et prie. Un violonsanglote. La grande âme de César Franck vibre. Après s'être revêtuselon les rites, le prêtre officie. Alors les chanteurs entonnent de vieux Noëls de France. Tout un passésurgit. Les visages esquissent un sourire un peu douloureux, un peuattendri, un sourire fait d'un mélange d'angoisse et de quiétude, desouvenance et d'espoir. La dureté des regards s'atténue sousl'influence de ces chants séculaires imprégnés d'un sentiment si naïf,si intime. Ce regard, particulier aux Poilus du front et au fond duquelquelque chose est resté des spectacles de bestialité et d'effroyablegrandeur, devient doux et tendre à la vision du Berceau, du calmefoyer, images évoquées par ces Vieux Noëls où murmure l'atavismeberceur de l'âme de la France. Toute la touchante tradition de l'Art populaire, glorifié par lesPoilus de notre petite Maîtrise, produit son enchantement. L'Artmystérieux, troublant, consolait, triomphait. Vieux Noëls, chants du passé, dont la grâce est toujours jeune, combienles Poilus de France vous chantèrent avec amour en cette nuit de Noël1916. Et sous le grand ciel où brillaient limpides toutes les étoiles dufirmament, — plus scintillantes ce soir-là, semblait-il — la Poésie, laDivine Poésie, sereine, indifférente aux rugissements furieux descanons, manifestait simplement, avec douceur, avec pitié sontriomphe éternel. C'est pourquoi dans cette petite chapelle isolée parmi les boismeurtris, aux abords de la fournaise, en cette nuit de Noël 1916,tandis que notre Maîtrise interprétait de vieux noëls de France, lesbougies eurent des lueurs comparables à celles desétoiles … J.-L. LANFANT, Caporal au 24e Territorial d'Infanterie. Verdun, Noël 1916 Camp des Réunis * * * A LA GLOIRE DU PINARD A G. PIERRE-MARTIN Pinard ! Mot éclatant sous leséclats d'obus ! Pinard ! Qui sur le Front coule comme Jouvence ! Pinard du sol sacré de notre Belle France, Ton nom est immortel, breuvage des Poilus ! Qu'importe le « bouquet » ! Le Pinard dédaigna L'embuscade profonde où les Grands Crûs vieillissent, Il préfère encaver dans les bidons propices Le Rubis précieux que la Vigne saigna. Il nous semble, en effet, boire dans notre quart Un autre sang vermeil, généreux, qui compense Un peu du sang versé pour notre douce France, Et le cœur bat plus fort !... Donc, Gloire à toi. Pinard ! Fraize (Vosges), Février 1918 J.-L. LANFANT. Caporal au 24e Territorial. A Madame H. ELIOT « Ce qu'il faut, c'est reconnaîtrel'amour et la beauté triomphant de toute violence. Ce n'est pasquelques saisons de haine et de dol qui supprimeront la beautééternelle et cette beauté nous en ayons tous un dépôt impérissable.» « .....Jamais nous n'aurons mieux eul'impression que toutes ces agitations et tous ces délires humains nesont rien en regard de la part d'éternité que chacun porte en soi.» « Il faut éprouver que toutattachement humain est peu et ce qui est vraiment nous, c'est l'élan del'âme. » (Lettres d'un Soldat —Août 1915) … LES grands tumultes collectifs des hommes suscitent ledrame éternel, dans sa suprême désespérance, de l'âme divine en proieau déchaînement monstrueux des puissances de la matière, l'étreinte dela bête et de l'esprit. La guerre révèle les hommes dans toute la somme de leur sauvagerieprimitive et de leur cruauté, aussi bien que dans leur pouvoir de foiet d'idéalisme. Comme en une lutte désespérée, où l'esprit qui souffleà travers l'existence des êtres chercherait à se dégager des liensétroits et torturants de la matière qui l'enserre, les enthousiasmesreligieux pour la patrie ne peuvent s'évoquer sans l'affreuse rançond'animalité et de férocité de la brute déchaînée. Des causes cruelles,obscures, que nous sentons à la source de toute vie et de toutecombinaison d'organismes, plus fortes que la raison ou que les volontésindividuelles, mènent les êtres comme en un vertige dément et les fonts'entredéchirer sans fin. Mais il n'est éternellement, au milieu desdébordements de la bestialité, qu'un point fixe dominant lesmalédictions originelles qui pèsent sur notre existence et c'est larévélation intérieure des puissances spirituelles qui nous animentsecrètement. Dans la tourmente où tant de vies sont violemment battues,brisées ou anéanties, l'esprit est pareil au naufragé qui refait lepoint. Au sein des réalités horribles, à une hauteur inouïe de torturesoù des amours sont brisées brutalement et où des idéals sont jetés auxbas-fonds, souillés et foulés, la pensée dans laquelle l'homme avaitmis sa dignité, sa supériorité, ses croyances, demeure encore la basesuprême, l'ultime planche de salut ; l'esprit entraîné par letourbillon immense, conserve toute sa faculté de souffrance,d'aspiration, d'amour et d'espoir. Au-dessus de la mêlée sanglante, ily a l'âme de la nation qui pleure, qui saigne et qui prie, il y a cetteforce mystérieuse née au cœur des ancêtres, une sorte de religiontraditionnelle d'une divinité protectrice du foyer et du sol aveclaquelle les grandes âmes de ceux qui vont mourir communient. La terrede la patrie, dans le ciel qui l'enveloppe, apparaît ainsi qu'unsanctuaire, ainsi que la nef d'une vaste cathédrale dont la douleur estl'universelle présence, où les cœurs sont unis dans une supplicationcommune, dans les mêmes terreurs angoissées, dans les mêmes deuils. Les puissances idéales ne seront pas anéanties ; elles subsisteront etauront le dernier mot, car elles sont la signification profonde de lavie. Même si la progression spirituelle ne devait jamais être connue denous, notre soutien contre la désespérance et contre l'horreur restetoujours dans notre pensée, dans notre cœur, dans notre pouvoir d'aimerqui sont notre seule source de lumière, notre plus sûre révélation endehors de toute certitude, en dehors même de toute consolation. La nature nous montre également des alternatives de mort et derenaissance, d'hivers et de printemps. Derrière les nuées sombresamoncelées et au-delà des tempêtes, l'azur sans bornes s'étendperpétuellement au milieu du flot des puissances instinctives desténèbres, l'esprit dure aussi sans fin, indestructible. La nature efface les tombes, nivelle la terre bouleversée, faitdisparaître toute trace des cadavres amoncelés. Par un travail de lentedésintégration, de transformation, d'échanges atomiques, de chimiesinvisibles et de reconstitution, pareil à l'œuvre des nécrophores, ellerefait de la vie avec des dépouilles. Elle jette sur les charniers, surles terribles destructions humaines, sur les hideurs et les pourrituresaccumulées par les délires des hommes, son sourire immuable ou latristesse de sa pensée, qui marquent la poursuite invariable de la loide la vie, ainsi qu'une révélation continuelle de la spiritualité, dela pureté et de la beauté de l’âme universelle dominant les abjections,les immondices putrides de la matière. Pendant que tant de barbarie s'épand sur le monde, l'immense pitiétombe toujours le soir avec les appels des cloches sonnant, versl'approche du crépuscule, aux tours des vieilles églises. Appelsdouloureux à la prière qui réveillent toutes nos faiblesses, nosbesoins de soutien, d'espoir et de foi ; appels semblant venir d'enhaut, de puissances mystérieuses qui seraient liées à notre être intimepar des attaches inconnues, comme des souffrances, des tendresses quiflotteraient avec les vibrations aériennes et nous attireraient versl'infini. MAURICE RENARD, Lisieux, Hôpital 29. REIMS REIMS ! La ville du sacre, la ville de Jeanne d'Arc, leberceau de la France, la merveille de l'art gothique. Reims, n'est plus! Un ouragan de fer et de feu, vomi par les canons germaniques, s'estabattu sur elle Debout, impassible sous la mitraille, la vieillecathédrale, le joyau de pierre ciselé par les imagiers de jadis, bravel'orage ! Les anges, les saints, les rois sont décapités, amputés,mutilés et, malgré tout, restent debout sur leurs socles ! Lesverrières diaprées, fondues par l'incendie, se sont répandues en larmesde pourpre sur les murailles vénérables trouées de brèches béantes ! Laflore des chapiteaux s'est refermée dans un émiettement de pierresarrachées aux voûtes et aux formerets, pressés à outrance par les obusgigantesques ! La nef de la basilique est jonchée de décombresamoncelés par des mains criminelles ! La morne solitude des ruinesemplit l’immense vaisseau, et le silence de la mort, troublé par lebruit sinistre des projectiles qui éclatent et des pierres qui sedétachent des murs, remplace les vivats, les Noël des sacres desanciens jours et les lentes et capricieuses mélopées de la liturgiesainte ! Des ruines, des ruines partout !... Des amas de pierres là où quelques mois à peine s'élevaient encore destemples, des logis, des manoirs ! A terre, la vieille abbatiale de Saint Remi dont la constructionremontait à 1041 et qui renfermait de véritables richesses artistiques! A terre aussi, les églises Saint-Jacques et Saint-Maurice, dontl'origine se perdait dans les ténèbres de l'art roman ! A terre lespalais, les hôtels, les demeures du riche comme du pauvre, le fer deshordes teutonnes a tout renversé ! Les milliers et les milliers de projectiles qu'une rage inconscientelança sur la paisible cité témoignent de l'ardente démence des barbaresd'Outre-Rhin ! Le crime de Reims restera le plus infamant stigmate qui ait jamais étéimprimé au front d'une nation orgueilleuse ! L'histoire enregistrera impartialement cette suprême barbarie et lespetits Boches de toutes les générations à venir auront sur laconscience ce crime impardonnable que rien ne pourra jamais faireoublier. Et ce sera, pour cette nation superbe, la honte éternelle, le bouletinfamant que tous traîneront péniblement jusqu'au dernier jour ! Demême que le souvenir du vase de Soissons, brisé par la francisque d'unroi franc, a survécu aux empires et aux siècles, de même Reims resterapour les Allemands le spectre vengeur qui se dressera toujours devantleurs yeux épouvantés et suppliants ! Et quand bien même, suivant lemot de Saint Rémi, ils adoreraient ce qu'ils ont brûlé ; quand bienmême la Germanie tout entière userait ses genoux sur les pierresfrémissantes de la basilique de Reims, rien ne pourra effacer cettetache sanglante qui ternira toujours la réputation d'une nation àjamais déshonorée ! ÉTIENNE DEVILLE LA STATUAIRE DE REIMS PARMI les ensembles qui forment la parure de nos façadesgothiques la statuaire de Reims se distinguait par sa magnificence etmarquait dans l'histoire de notre art national une étape importante. AParis, à Laon, à Chartres, à Amiens règne sur les façades une certaineuniformité de style qui n'est pas sans grandeur : c’est le triomphe del'inspiration théologique et de la discipline d'atelier. A Reims, aucontraire, la vie a brisé les cadres étroits du passé et despersonnalités puissantes s'affirment. Malheureusement nous neconnaîtrons jamais les noms de ces vieux maîtres qui furent lesvéritables initiateurs de l'art français, mais du moins leurscréations, toujours radieuses après tant de siècles, attestaient la grandeur de leur génie. Ici les deux Madones de l'Annonciation et de la Présentation, sitouchantes dans leur attitude pleines d'humilité et leurs draperiessouples aux plis à peine marqués, d'une simplicité presque monacale,expriment une foi ardente dont un accent de tendresse est venu tempérerla gravité. Il y a des Vierges d'un aspect plus triomphal, mais jamaispeut-être la figure de l'humble ouvrière de Nazareth, de la mère deJésus, n'avait été rendue avec cette vérité et dans la Vierge del'Annonciation on retrouve quelque chose de la suavité desMadones siennoises. Par un véritable contraste, la Vierge au trumeau et la reine de Sabaont une allure presque mondaine. La première se dresse au centre de cecortège de statues, majestueuse comme une reine de France dans lemanteau aux larges plis qu'elle relève avec une aisance pleine denoblesse : une abondante chevelure surmontée du lourd diadème fleuronnéencadre la figure, dont le sourire maternel adressé à l'Enfant Jésusqu'elle porte sur le bras, n'est pas exempt d'une certaine afféterie.De son côté, la reine de Saba, aujourd'hui, hélas, affreusementmutilée, évoquait la grâce aristocratique des grandes dames de la courde Saint Louis et le maître qui créa cette belle figure avait aussilaissé sa marque sur les belles statues de l'Eglise et de la Synagogueau transept sud. Une parenté certaine relie ces trois œuvres. On ytrouve la même physionomie méditative et la même robe, serrée à lataille par une ceinture étroite, dont l'étoffe lourde estcreusée de plis profonds qui retombent àflots sur les pieds. Une manière différente apparaît dans les statues de saint Joseph et dela prophétesse Anne dont le sourire spirituel et un peu narquoissemblent exprimer l'esprit malicieux de la race champenoise ; drapésavec aisance dans de bonnes étoffes aux plis d'une franchise vigoureuseils représentent au plus haut degré toutes les qualités du terroir, etil n'est pas téméraire de retrouver en eux les traits des bourgeois deReims dont ils sont les portraits sincères. L'atelier dont ils sontsortis est le même qui a produit l'Ange de l'Annonciation et surtoutl'Ange de saint Nicaise, le délicieux « Sourire de Reims », dont latête charmante, détachée par un éclat d'obus, a pu par bonheur être sauvée. Mais la maîtrise de nos sculpteurs du XIIIe siècle était telle, leurscience technique avait atteint une telle perfection qu'ils ne secontentaient pas d'imiter la nature et se plaisaient parfois à lutteravec les modèles antiques que leur fournissaient sans doute lesvestiges gallo-romains de Reims. Un souffle de Renaissance anime labelle statue du grand prêtre qui fait suite à celle de la reine de Sabaet qui se drape avec noblesse dans la toge d'un empereur romain. Maisle chef-d'œuvre incomparable de cet atelier « antique » est le groupejustement fameux de la Visitation dont les draperies légères aux plisharmonieux nous rappellent la grâce et le rythme des statues duParthénon. Le maître inconnu qui les exécuta au temps de saint Louisavait réussi à comprendre la beauté à la manière de Phidias. Dans ce musée incomparable qu'est la statuaire de Reims s'affirmentencore bien d'autres tempéraments vigoureux et ce n'est pas seulementdans les grandes statues des portails, c'est jusque dans les partieshautes qu'ils se révèlent : anges des contreforts aux ailes éployées,milice céleste formant une garde d'honneur autour de la basilique dusacre, prophètes de la voussure qui surmonte la rose méridionale etdont les physionomies si vivantes expriment avec un accent réaliste quinous étonne toutes les variétés d'éloquence, enfin ces figurinesmalicieuses et ces têtes grotesques qui représentent toute la verdeurde l'esprit gaulois et se rattachent au mêmecourant facétieux que nos fabliaux et nos « soties ». Par sa variété d'accents, la statuaire de Reims représentait la viedans sa complexité. Si la cathédrale de Reims résumait en ellel'histoire de la vieille France, on peut dire aussi qu'elle était leberceau de notre sculpture moderne. C'est avec un serrement de cœur quel'on songe que ces chefs-d'œuvre de nos vieux maîtres sont sinonanéantis, du moins mutilés d'une manière presque irréparable. Et l'onse demande comment un peuple qui prétend représenter une culturesupérieure a le courage de s'acharner depuis trois ans contre cesstatues de pierre ! C'est là le crime inexpiable pour lequel aucunpardon n'est possible et lorsque leurs glorieux débris, aujourd'huipréservés, reparaîtront un jour à la lumière, ils se dresseront denouveau à la façade de la cathédrale désolée comme un opprobre éternelpour la race maudite qui a fait le rêve monstrueux de supprimerl'histoire et d'anéantir la beauté ! LOUIS BRÉHIER * * * RIEN A SIGNALER — Caporal B……, vous irez en patrouille à la tombée de la nuit. — Bien mon Lieutenant. — Mission : avec quatre hommes de votre escouade, explorersoigneusement le secteur C 3, en face de nous ; atteindre les fils defer boches ; me rendre compte avant minuit de tout ce que vous aurez vuet entendu. — Compris, mon Lieutenant. Je me dirigeai hâtivement vers la guitoune de la 9eescouade. — Bude, Ducroix, Beicle, Quertier ! Dans une heure, en patrouille.Arrimez vos pans de capote, six grenades par homme sans oublier Maître Browning. A l'orée de la nuit, nous arrivâmes tous les cinq au petit posted'écoute. Les premières fusées montèrent au ciel, tracèrent enpointillés lumineux des demi-ogives fugaces, puis éclatèrent mollement.Une clarté blafarde se répandit sur le paysage désolé créant des ombresdures, sinistres, fantastiques. A mi-voix, j'expliquai à mes hommes la mission à accomplir ;puis, je franchis le parapet et me glissai sous les fils defer Qui n'a lui-même pratiqué cette marche de fauve, dans le noir,l'inconnu, ne peut en imaginer toute la difficulté, toute l'horreur ! Je rampai prudemment. Mes genoux, mes mains enfonçaient dans la bouegluante particulière aux pays de Somme... Tout à coup, devant moi, uneombre allongée ! Je retins mon souffle, je ramassai mes muscles prêt àbondir... mais je perçus une odeur fade : ce n'était qu'un cadavreennemi. Instinctivement, je l'évitai. J'atteignis un trou d'obus ; jem'y blottis. Derrière moi, des formes indistinctes peinaient enzigzaguant : mes camarades me suivaient... je repartis en avant. Dix fois, vingt fois, que sais-je ? l'oreille au guet, l'œil fixe, jerecommençai, inquiet, me demandant toujours si dans le prochain troud'obus un Allemand ne serait pas embusqué, pour me fusiller à boutportant. J'entendais distinctement à présent les voix des boches quisemblaient psalmodier de vagues liturgies, Soudain, tout près, descoups de feu ; le claquement sec et doublé des Mauser et aussitôt deux,trois, dix fusées éclairantes. Je me fis tout petit dans montrou, aveuglé... La lumière fit taire le bruit. Après la dernièrefusée : la Mort dans les Ténèbres ! Je prêtai l'oreille à droite, à gauche, espérant entendre remuer l'unde mes camarades. Rien. Seraient-ils donc blessés, tués peut-être, oubien m avaient-ils abandonné. A ceux qui ont combattu, à ceux qui « savent », j'avouerai sans hontequ'à ce moment j'eus le frisson de la peur. Je me trouvais toutseul, désorienté, abruti, à quelques mètres deslignes ennemies. Heureusement, cette maudite impression dura peu. Après les grandestourmentes, les grands calmes. Je me sentis subitement très capable deraisonner. Ma première pensée lucide fut celle que j'étais le « chef ». Opuissance mystérieuse de deux humbles petits galons de laine ! Je n'yavais jamais songé auparavant en les voyant sur ma manche, je lestrouvais même un tantinet ridicules. Et pourtant n'était-ce pas eux quifaisaient de moi le « responsable » ! Et si mes hommes, à cet instant, étaient comme moi, apeurés, tremblantcomme des mazettes, dans leur trou ? A qui incombait donc la chargede les rassurer, de les guider, de les ramener ? Oublieux du danger, je me couchai tranquillement sur le dos, les yeuxau ciel et, dans une sérénité parfaite, je me mis à siffler une valsecélèbre, le succès de l'escouade, que chacun de mes poilus connaissaitpar cœur. Les Boches crurent-ils que cela venait de chez eux ? Ils ne tirèrentmême pas un coup de fusil. Bientôt, j'entendis à ma droite une timidereprise du refrain connu. A gauche, des ombres rampèrent : Mescamarades se regroupaient autour de moi. Je fis le signal convenu pourle retour dans nos tranchées. Un peu avant minuit, je me présentai au chef desection. — Rien à signaler, mon Lieutenant. Tout est calme. — Bon. N'oubliez pas que votre escouade est de veille à 4heures Tels sont, dans leur simplicité, sans gloire, les actes multiples del'immense drame. Et demain, des milliers de gens qui auront bien dormiliront avec un désappointement à peine contenu le plus banal descommuniqués : « Nuit calme, rien à signaler ». BRUHIER, Sous-Lieutenant au 119e d'Infanterie. INSTANTANÉ DES ruines ? Pas même ; un magma de mortier, depoutrelles et de cadavres, des miettes de briques, des carcasses demurailles ébréchées ; ici, l'entrée à demi-éboulée d'une cave ; là, unamoncellement de terre, l'Eglise, telle un cétacé, partout, la boue….Une tranchée ? Une fissure à peine ébauchée, de dessin illogique,s'approfondissant, par endroits, en cavités monstrueusementcirculaires, cessant, avortée… Une compagnie ?... Une bande depauvres hommes, armés et casqués, affamés, plus las, etattendant la Relève… Ce fut l'Attaque qui arriva…. Ils avaient déjà attaqué la veille, mais ils n'étaient pas assezdécimés ; il appartenait à leur Bataillon d'achever la conquêtedu village…. Le village ? N'est-il pas ironique d'appeler ainsises entrailles éparses ? Leur Compagnie, du reste, serait en Réserve,ayant déjà marché en première vague. Ainsi, il n'était pour eux que l'attente dans leurs entonnoirs et leursdéblais, des bombardements et des tirs de barrage ; attente aussiangoissante, peut-être, que celle de leurs camarades qui allaientdonner l'Assaut, moins glorieuse, certes, aux yeux du Public, quis'obstine à embellir ce qui est affreux, pour demeurer plus allègrementégoïste. Enfin, ils n'avaient même pas à aller au-devant de la Mort ;c'est Elle qui allait tomber sur eux….. Leur Compagnieétait en Réserve…… Le Sous-Lieutenant, qui était vêtu d'une capote de premier soldat, entira son « Vest-Pocket » d'un geste habituel. La Guerre était pour luiun spectacle infiniment rare ; aussi, la photographiait-il beaucoup. Ilavait sur la Sambre et surl'Oise,et en Artois et à Verdun, perdu bien des illusions, mais il lui restaitbeaucoup de curiosité. Du reste, pour n'être pas militaire, ladiscipline de son esprit était assez ferme pour qu'il habillât sonscepticisme, en présence de sa Section, d'une conviction confiante...Le Sous-Lieutenant jouait avec son appareil… L'Artillerie française tirait en tempête. A cent mètres de laCompagnie, en avant d'elle, les obus lourds pulvérisaient la poussière,des troncs ossifiés éclataient parfois ; une musette vola, avec desboiseries..... Les hommes regardaient heureux…. L'Artillerie française mutilait le ciel de ses cris ! Les déserteurs apparurent subitement, courant vers la Compagnie, àtravers les décombres enchevêtrés. A la vue de ces ennemis, les fusilss'alignèrent sur le parapet, les fusiliers mitrailleurs appuyèrent surles poussoirs ; les grenadiers V. B. chargèrent leurs tromblons ; leSous-lieutenant ouvrit son « Vest-Pocket »... ils étaient cinq ou sixAllemands, déséquipés, sauf l'un d'entre eux, qui, sous leurs uniformesverdâtres et leurs casques en saladiers, levant les bras, ressemblaientà des arbres mouvants, agitant leurs branches. LeSous-Lieutenant regarda dans son viseur…. Les déserteurss'approchaient. L'un d'eux, un Capitaine, reconnaissable à ses pattesd'épaules, et qui avait gardé son étui à revolver, y porta la main...Dans la tranchée, un Caporal l'ajusta ; le Sous-Lieutenant regardaittoujours dans le viseur... les déserteurs étaient tout près,accourant ; le Capitaine voulut-il sortir son pistolet deson étui ? Le Caporal fit feu…. Le Sous-Lieutenant prit uninstantané…. Le sang du Capitaine allemand, qui tombait, le corps troué, de son dosbéant jaillit par trois fois, puissamment…. Saillisel, 11 novembre 1916. PIERRE LÉVY-FALCO, Sous-Lieutenant au 119e d'Infanterie. |